Œuvres de Turgot – 257 – Le décès de Turgot

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1781.

257. — LE DÉCÈS DE TURGOT

I. — Sa dernière maladie.

Nous avons rappelé dans notre introduction le mot de Turgot à Malesherbes : « Dans ma famille on meurt à cinquante ans ».

Plusieurs Turgot étaient en effet morts jeunes. Le contrôleur général avait perdu son frère aîné, le marquis de Sousmons, et le fils de celui-ci.

Lui-même fut atteint de bonne heure de la « goutte », que l’on croyait héréditaire dans sa famille. Il en souffrit pour la première fois au retour d’un voyage en Suisse, en 1760. Depuis lors, il fut malade presque tous les ans.

Pendant son ministère, il fut repris au commencement de 1775, puis à Fontaineblau, à la fin d’octobre de cette même année. Il eut une nouvelle crise au commencement de 1776, de sorte que, sur vingt mois qu’il resta au ministère, il en passa sept dans son lit, en proie aux plus vives douleurs et parfois en danger de la vie.

En réalité, ce fut de calculs au foie qu’il mourut. Tronchin, qui le saignait, reconnut une fièvre bilieuse ; lors de l’autopsie à laquelle il fut procédé, on ne sait pour quel motif, de nombreux calculs furent retirés du foie. Ils sont conservés au château de Lantheuil.

Les extraits de lettres ci-après donnent des détails sur la marche de la maladie.

1. Lettres de Desnaux à Du Pont.

Paris, jeudi 25 février, 10 heures du soir. — À une heure et demie après midi, M. Tronchin a trouvé à M. Turgot beaucoup d’irritabilité dans la région du foie et dans les entours, et beaucoup d’irritation occasionnée par la présence d’une bile très acre. Sur les trois heures et demie, M. Tronchin est venu et a ordonné des vésicatoires aux jambes ; sur les sept heures du soir, on a jugé à propos de suspendre l’application des vésicatoires et d’essayer d’un demi-bain. Ce demi-bain a eu un léger succès, ce qui donna lieu de penser à un second. Le pouls est toujours très resserré. Il y a aussi un peu de hoquet.

Vendredi, 7 h. 1/2 du matin. — M. Turgot a pris hier vers minuit un second demi-bain qui lui a procuré une bonne demi-heure de sommeil.

10 h. du soir. — M. Turgot vient d’avoir une évacuation de bile très abondante. M. Tronchin lui a trouvé le pouls aussi bon qu’il puisse être. J’oubliais de vous dire qu’on avait appliqué les emplâtres vésicatoires aux jambes.

Samedi, midi. — Les évacuations bilieuses ont eu lieu dans la nuit avec assez d’abondance. Il n’y a eu, pour ainsi dire, point de sommeil, le hoquet subsistant toujours ; mais le pouls s’est toujours soutenu bon. M. Tronchin a été fort content ce matin, et tout le monde chante victoire. On ordonne le petit lait clarifié avec du sirop de violette. M. Turgot ne sentant aucune douleur de goutte, on traite cette crise de colique bilieuse. Il n’y a pas eu la moindre fièvre, seulement le pouls serré et beaucoup d’irritabilité dans la région du foie et ses entours, et beaucoup d’irritation occasionnée par la présence d’une bile très âcre[1].

2. Lettre de Du Pont à Malesherbes.

17 avril.

Il est très aisé d’arranger que j’aie l’honneur de vous voir avant notre malheureuse amie. J’arriverai vendredi à midi au petit hôtel de La Rochefoucauld, où Mme d’Enville veut bien me loger. Si vous vous y trouvez à cette heure, je vous y verrai. Sinon, j’irai vous demander un poulet. En sortant, je retournerai chez notre amie qui m’attend ce jour-là.

Elle m’a mandé qu’elle avait lu un livre d’un chirurgien major de l’hôpital qui dit que le sens de l’ouïe survit à tous les autres et qu’on a grand tort d’abandonner les personnes qui nous sont chères lorsqu’elles ne donnent plus de signes de connaissances, parce que cet abandon les afflige. J’ai été pénétré pour moi-même de cette observation, et je me reprocherai toute ma vie de ce que le désir d’éloigner Mme Blondel et Mme la duchesse d’Enville de l’horreur de ce spectacle m’ait fait abandonner la chambre ; de sorte qu’il est possible que les derniers moments de mon respectable ami aient été affectés par la douleur de désirer inutilement être assisté ou secouru par son fidèle Du Pont, sur le dévouement absolu duquel il avait droit de compter jusqu’à la mort de Du Pont même, et à plus forte raison jusqu’à la sienne.

II. — Funérailles de Turgot.

(Les funérailles de Turgot furent faites avec pompe, mais sans caractère officiel le 21 mars. Quatre-vingts ecclésiastiques y assistèrent ; il fut payé à la paroisse 423 livres pour les dépenses ci-après : un poêle herminé, 88 pièces d’argenterie, 12 porteurs, 2 suisses et la grande sonnerie. Il y eut en outre une dépense de 1 050 livres pour la cire, les cierges et les flambeaux : 48 cierges pour le corps, 36 pour l’autel, 93 pour le clergé, 4 bougies pour les plaques à 56 livres pièce, 294 flambeaux dont 98 pour les domestiques, 41 cierges pour les Incurables.)

Extraits du Journal de Paris.

20 mars. — M. Turgot, ancien contrôleur général des finances, est mort avant-hier (18 mars), à 11 heures du soir, d’une goutte remontée.

22 mars. — Enterrement. — De M. Anne-Robert Turgot, chevalier, seigneur et marquis de Laune, ministre d’État et honoraire de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, décédé en son hôtel, rue de Bourbon, faubourg Saint-Germain, transporté en l’Église des Incurables pour y être inhumé.

Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Procès-verbal du 23 février.

Sur la nouvelle que M. Turgot était tombé dangereusement malade, on pria MM. Desormeaux et Dussaut d’aller voir l’état de sa santé au nom de l’Académie.

La mort de Turgot n’est pas signalée dans les procès-verbaux, mais à la date du mardi 3 avril est la mention :

« On a assisté ce matin au service pour le repos de l’âme de M. Turgot. » [2]

L’éloge du défunt par le secrétaire perpétuel Dupuy fut prononcé dans la séance publique du 9 avril 1782.

(Ultérieurement, la famille de Turgot remit à l’Académie les manuscrits de plusieurs des traductions qu’il avait faites, « comme un tribut qu’il se serait plu sans doute à lui offrir un jour ». Mais la première académie des inscriptions et belles-lettres ne survécut pas à la Révolution et les papiers déposés chez elle ont disparu.)

III. — Acte de décès.

Extrait des registres de la paroisse de Saint-Sulpice, 1781.

Le 21 mars 1781, a été fait le convoi et ensuite transporté en l’église des Incurables rue de Sèvres, le haut et puissant seigneur Mre[3] Anne-Robert-Jacques Turgot, chevalier, seigneur et marquis de Laune, ministre d’État, ancien intendant de Limoges, ancien secrétaire d’État au département de la marine, ancien contrôleur général des finances et honoraire de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, décédé le 18, en son hôtel, rue de Bourbon, âgé de près de 54 ans.

Témoins : haut et puissant seigneur M. Étienne-François Turgot, chevalier, marquis de Sousmont, seigneur de Bretignoles et autres lieux, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, brigadier des armées du Roi, ancien gouverneur et lieutenant général pour S. M. de la Guienne française, frère du défunt,

Et haut et puissant seigneur Messire Anne-Étienne-Michel Turgot, chevalier, enseigne au régiment des gardes françaises, son neveu.

Qui ont signé ;

Le marquis Turgot ; le comte Turgot du Mesnil, marquis de Sommery ; D. A. Év. d’Avranches[4] ; le comte d’Argouges de la Boëssière ; comte de Chambors ; Raps, vicaire.

IV. — Sa Sépulture.

Inscription dans la Chapelle de l’hôpital Laënnec.

CI-GYT

Très haut et très puissant seigneur

Anne-Robert-Jacques Turgot, Chevalier

Marquis de Laune, Ministre d’État

Ancien Contrôleur Général des Finances.

Né le 10 mai 1727 et décédé le 18 mars 1781

Requiescat in pace.

C’est seulement dans ces dernières années, et à la suite d’une enquête faite par la Ville de Paris, que l’on a été fixé exactement sur le lieu de la sépulture de Turgot et que les légendes répandues à ce sujet ont été dissipées.

Les renseignements recueillis ont été relatés dans un rapport, dont voici des extraits :

Extraits du rapport de Georges Villain au Conseil municipal de Paris, sur l’inhumation de Turgot à la chapelle des Incurables (hôpital Laënnec)

« MM., dans votre réunion plénière du 19 janvier 1899, sur la proposition de notre collègue, M. Louis Lucipia, vous avez chargé votre deuxième sous-commission de rechercher l’emplacement de la tombe de Turgot.

« M. Lucipia rappelait l’inhumation de Turgot aux Incurables et signalait les démarches faites auprès des services municipaux par M. de Ricaudy, directeur du journal L’Écho du public, qui désirait faire procéder à des investigations dans la chapelle de l’hospice.

« Vous avez décidé que les recherches matérielles devaient être faites, sous votre haute surveillance, par votre sous-commission des fouilles.

« Votre sous-commission s’est réunie, et a décidé que les recherches ne seraient effectuées dans la chapelle de l’hôpital Laënnec que d’après des données plus positives.

« Les premiers renseignements que la sous-commission possédait sur l’inhumation de Turgot aux Incurables se trouvaient reproduits dans le journal L’Écho du public. »

Dans le numéro de ce journal en date du 7 janvier 1889 M. de Ricaudy publiait une note, que lui avait envoyée le directeur des Archives nationales et contenant un extrait du Journal de Paris (reproduit ci-dessus).

Puis dans son numéro du 14 janvier, M. de Ricaudy publiait la communication suivante de notre collègue, M. Louis Lucipia.

« M. Bégis, avocat à Paris, m’écrit qu’il possède, dans une collection d’actes de l’état civil, l’acte d’inhumation de Turgot, et il a l’obligeance de m’en envoyer la copie (reproduite ci-dessus). »

Sur ces données, M. de Ricaudy et le directeur de l’École Turgot, M. Bortel, adressaient au directeur de l’Assistance publique une lettre et où il était dit :

« Nous avons acquis la certitude que cette inhumation avait eu lieu le 22 mars, à l’église des Incurables, aujourd’hui chapelle de l’Hôpital Laënnec. Or, ayant exploré les dalles tumulaires, au nombre d’une dizaine dans cette chapelle, nous avons constaté avec regret que les inscriptions en étaient pour la plupart indéchiffrables. En conséquence, nous venons vous demander votre autorisation, et votre concours afin de pouvoir procéder en ce lieu, à l’enquête nécessaire pour savoir où se trouvent exactement les restes de ce grand homme, dont l’école de Turgot serait heureuse de pourvoir honorer la sépulture à propos du soixantième anniversaire de sa fondation. »

L’autorisation ayant été accordée, il fut procédé à des investigations sur les sources imprimées ou manuscrites relatives à Turgot.

En compulsant les Archives de l’Assistance publique il fut constaté qu’un premier Turgot avait été inhumé aux Incurables en 1659. En effet, dans le carton 6 (années 1660-1661) se trouve une quittance du 3 février 1660, de Philibert Bernard, maître sculpteur, d’une somme de 72 livres pour avoir taillé, scié et gravé les tombes de pierres de lyais de M. Turgot, seigneur de Saint-Clair, et de M. Martin, prêtre.

Puis, dans le 76e carton (années 1721 à 1728) se trouve ce document : « Du testament et ordonnance de dernière volonté de défunte dame Jeanne du Tillet, veuve de M. Antoine Turgot, chevalier, seigneur de Saint-Clair, conseiller du Roi en ses conseils, maître des requêtes ordinaire de son hostel, reçu par Bronod et son confrère le 16 janvier 1728, a été extrait ce qui suit :

« Donne et lègue ladite dame testatrice à l’Hostel Dieu 1 000 livres une fois payée, pareille somme de 1 000 livres une fois payée, à l’Hôpital Général et 1 200 livres aux Incurables, à la charge par ces derniers de faire dire dans leur église un service pour le repos de l’âme de M. Turgot qui y est inhumé, et dix messes basses pour le repos de l’âme de ladite testatrice » (19 mars 1728).

Enfin, dans le carton 157 se trouve un billet d’admission à l’hôpital des Incurables, daté du 27 mars 1714, signé de J.-A. Turgot et dont voici les premières lignes :

« Nous, Jacques-Antoine Turgot de Saint Clair, chevalier soussigné, certifie à MM. les gouverneurs de l’Hôtel Dieu et de l’Hôpital des Incurables de Paris, que sur l’avis qui nous a été donné qu’un lit fondé dans ledit hôpital par M. Jacques Turgot, chevalier, seigneur de Saint-Clair, conseiller d’État, notre grand-père dont la nomination nous appartient, etc. »

De ces trois documents résultait ce fait que la chapelle des Incurables, avant de recevoir le corps du ministre, avait déjà possédé la sépulture de deux Turgot.

Un travail de première urgence s’imposait donc ; c’était la reconstitution de l’arbre généalogique de la famille, car il fallait, en cas de fouilles, connaître l’état civil de ceux dont on pouvait retrouver les tombes. Ce tableau a été dressé et va jusqu’à l’époque contemporaine[5] ».

D’autre part, M. Coyecque a trouvé dans nos Archives départementales, ce fait, encore inconnu, qu’un quatrième Turgot avait été inhumé aux Incurables. Ce fût Benoît Antoine Turgot de Saint-Clair, conseiller du Roi à la grande chambre du Parlement, décédé le 5 juillet 1771, petit-fils d’Antoine Turgot et arrière-petit-fils de Jacques Turgot, tous deux enterrés déjà dans la chapelle des Incurables…

On avait raconté que Turgot avait été inhumé d’abord dans l’église des incurables, mais que son cercueil avait été porté ensuite dans le cimetière de Bons en Normandie.

D’après une tradition qui était conservée dans la famille, rapporte Léon Say, en 1793, lors de la réquisition des plombs, le cercueil aurait été tiré du tombeau et ouvert pour en enlever la caisse de plomb. Plusieurs de ceux qui avaient été chargés de cette opération auraient connu Turgot. Ils auraient été effrayés de le trouver dans un état parfait de conservation et de voir ses traits comme si, vivant, il leur reprochait de troubler son repos. À cette vue, ils auraient laissé l’ouvrage inachevé et se seraient enfuis. La municipalité aurait fait remettre hâtivement le cercueil dans une fosse mais sans marquer la place. D’après cette tradition les restes de Turgot auraient été laissés dans un coin ignoré de ce petit cimetière de campagne[6].

Le préfet de la Seine chargea un des archivistes du département, M. Ernest Coyecque, de se rendre à Bons, pour compulser les archives de la commune et les registres paroissiaux.

M. Coyecque fouilla les Archives de la commune de Bons Tassily ; compulsa les registres paroissiaux de l’église de Bons et ne trouva rien concernant la présence du corps du ministre dans le cimetière.

La tradition rapportée par Léon Say paraissait ainsi sans fondement.

Dans ces conditions il y avait à se demander si les Turgot de Saint-Clair avaient eu un caveau de famille aux Incurables, si leurs morts avaient été enterrés à même le sol de la chapelle.

Les quelques pierres tombales qui existent dans le pavement de l’église furent examinées. Il fut reconnu que l’une de ces pierres appartenait à un Turgot. Seulement ce n’était pas celle du ministre, c’était celle du président de la noblesse en Normandie, Jacques Turgot, inhumé aux Incurables en 1659.

Georges Villain proposa de procéder à la levée de la pierre tumulaire de Jacques Turgot aux Incurables, étant entendu qu’elle serait faite avec la plus grande discrétion et en présence seulement de la famille.

Les recherches furent effectuées au mois de mars ; on exhuma des caveaux de la chapelle de l’hôpital le corps de Turgot et ceux de trois membres de sa famille : Étienne Turgot, prévôt des marchands, inhumé en février 1751 ; Jacques Turgot, inhumé le 24 mai 1659 ; Antoine Turgot, inhumé le 16 février 1713.

La réinhumation eut lieu le 16 mars, à une heure et demie, en présence de la marquise Turgot, MM. Dubois de l’Estand, Georges Villain, du maire de l’arrondissement, de l’architecte de la Ville, de plusieurs membres de la commission de la Ville et de M. Alfred Neymarck, en tout quatorze personnes.

Les quatre cercueils se trouvaient au milieu de la nef, sur le marbre. Celui du ministre, bien conservé, était un peu fendu du côté de la tête. Celui d’Étienne Turgot était en très mauvais état. On apercevait des ossements de crâne. Les deux autres cercueils étaient en mauvais état aussi, mais on ne pouvait rien apercevoir des restes.

Le procès-verbal de réinhumation fut signé par la famille et par M. Neymarck. La fosse fut arrangée ; à deux heures moins le quart on y déposa les cercueils de Jacques et d’Antoine Turgot. À deux heures on souleva le corps de Turgot. Le cercueil était très lourd ; six hommes le portèrent ; il fallut travailler dans le fond pour le faire bien tenir ; il est à gauche en entrant, contre le mur ; à côté de lui, on plaça celui du prévôt des marchands.

Après une courte et sommaire cérémonie religieuse, la cérémonie fut terminée.

Alors se posa la question de savoir si la chapelle de l’hôpital Laënnec pourrait être conservée.

Cette question (sur la demande du directeur de l’Assistance publique, M. Mesureur) fut examinée par le Conseil Municipal de Paris dans la séance du 9 février 1904.

Georges Villain rappela que la question du transfert de la sépulture de la famille Turgot avait été examinée très sérieusement en 1899, lors des fouilles opérées, dans le sol de la chapelle de l’hôpital Laënnec.

Deux personnes autorisées avaient formulé une proposition tendant à demander au Parlement l’entrée des restes du grand ministre au Panthéon, si tel était le désir de la famille, mais celle-ci manifesta des préférences pour le maintien de la sépulture dans l’ancienne chapelle des Incurables.

Il fut finalement reconnu que la démolition de la chapelle n’était nullement nécessaire. Des travaux de consolidation ont été exécutés ; la chapelle subsiste et dans la cour de l’hôpital a été élevé un monument à la mémoire de Turgot, sur l’initiative de M. G. Schelle. La remise de ce monument à l’Assistance publique a été effectuée ultérieurement.

V. — Succession de Turgot.

Malgré les craintes que Turgot avait sur la durée de sa vie, il mourut ad intestat. Le marquis Turgot, son frère, et la duchesse de Saint-Aignan sa sœur, remplirent, dit Dupont, avec une générosité sans exemple, « toutes les dispositions qu’ils ont cru qu’il aurait pu faire ».

Dans la lettre ci-après, Du Pont est plus explicite.

Lettre de Du Pont à Mme Blondel.

(Communiquée par le colonel Du Pont de Nemours.)

28 mars.

Il y a un an que Mme la duchesse de Saint-Aignan me fit l’honneur de me mander pour me charger d’engager son frère à faire un testament. Je refusai de lui en parler jamais et je n’alléguai que la douleur de traiter de ces sortes de matières avec son meilleur ami. Mais, indépendamment de cette raison qui était très vraie, j’en avais une autre tout aussi simple : c’est qu’avec la bienveillance dont il m’honorait et les circonstances qui nous avaient rapprochés, c’aurait été lui demander d’y avoir part, et je serais mort vingt fois moi-même plutôt que de me permettre cette cruelle bassesse. Et si j’ai ainsi jugé la chose alors, dois-je l’envisager autrement aujourd’hui ? Je m’en rapporte à vous et à Mme la duchesse de Saint-Aignan. Vous daignez toutes deux m’honorer de quelque amitié bien plus précieuse que tout le reste et dont je suis bien plus reconnaissant.

Il est vrai que celui que nous pleurons avait emprunté mille écus pour moi. On en trouvera deux billets de moi de 1 500 livres, l’un pour la fin de janvier 1782, et l’autre à pareil terme de 1783, et une soumission séparée d’en payer les intérêts. Je l’ai dit à M. le marquis Turgot…[7]

Pour l’abbé Rochon, je ne connais pas l’état de ses affaires, je ne le crois pas riche. J’ai eu occasion, sous le ministère de M. Turgot, de solliciter et d’obtenir une pension pour un de ses parents qui était très pauvre. Je suis bien convaincu que si mon sage ami se fut cru si proche du terme funeste, il eût bien mieux aimé obtenir de M. d’Autun[8] un bénéfice ou une pension pour l’abbé Rochon que pour la personne qu’il vous a tant fait recommander dans sa maladie.

Il y a un jeune homme, M. de Saint-Ange, qui traduit Ovide en vers, que notre bienfaiteur aussi protégeait. Il s’était réuni avec Mme la duchesse d’Enville et M. Watelet pour faire à ce jeune homme, depuis qu’il est sorti du collège, une pension de 100 pistoles entre eux trois. Je crois que ce serait entrer dans les vues du défunt respectable que de continuer cette pension de 330 livres ou d’en placer le capital en viager sur la tête de M. de Saint-Ange.

Voilà tout ce que je sais de ses dispositions. Il faut toute l’autorité que vous avez sur moi pour m’avoir fait vous écrire si longuement d’affaires, lorsque je ne puis encore rien entendre ici à aucune des miennes.

L’inventaire de la succession de Turgot fut dressé le 7 mai 1781. Elle comprenait en immeubles, l’hôtel de la rue Bourbon, que Turgot avait acheté 140 000 livres (sur lesquelles il restait à payer 7 700 livres) et une maison située rue Barbette, évaluée 48 000 livres. L’hôtel fut vendu 160 000 livres, non compris les glaces, les corps de bibliothèques, etc. Turgot avait fait dans cet hôtel d’importants travaux. L’acquéreur fut le marquis d’Artichamp, dont les biens furent confisqués pendant la Révolution comme biens d’émigrés ; ils furent ensuite compris dans la première loterie nationale. Celui qui le posséda ensuite en changea la décoration intérieure pour la mettre au goût du jour, autrement dit, il substitua une décoration Empire à la décoration Louis XV, l’hôtel ayant été édifié en 1744. (Coyecque, la maison de Turgot.)

La vente de la bibliothèque de Turgot nécessita plusieurs vacations. Elle commença le mardi 7 mai. Le catalogue qui a été imprimé contient 13 058 numéros, sans compter les recueils d’Édits, arrêts et déclarations.

La physiocratie, l’Ami des hommes, l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques de Lemercier de La Rivière, les ouvrages de Vauban, de Graslin, etc., la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, y figurent à l’article : philosophie. On n’y trouve pas les Recherches sur la richesse des nations, d’Adam Smith.

VI. — Éloge de M. Turgot, ministre d’État, prononcé à la Société d’Agriculture d’Orléans le 22 mars 1781[9] par Dauteroche.

[A. Loiret, D, 700]

Il semble, MM., que, par une déplorable fatalité, nous ne puissions nous rassembler sans avoir à gémir de nos pertes. Après avoir vu disparaître successivement du milieu de nous, en moins de dix mois, quatre de nos membres les plus distingués[10], fallait-il encore que, parmi nos associés ordinaires, une nouvelle perte vînt mettre le comble à nos disgrâces, et que le sujet de notre douleur en ce moment fût une calamité publique ! Oui, MM., je ne puis appeler d’un autre nom la mort d’un homme qui a donné à la France un spectacle peut-être inouï jusqu’ici, dans une fonction subalterne, celui d’un intendant de province toujours actif et toujours juste ; dans la plus importante des places, celui d’un ministre toujours incorruptible et toujours bienfaisant ; dans la retraite, enfin, celui d’un sage toujours égal et toujours citoyen.

Digne de toutes nos louanges, ou pour mieux dire supérieur à toutes dans ces trois époques de sa vie, c’est de l’histoire seule que M. Turgot peut en attendre qui répondent à la grandeur de son âme, et l’éloge que lui destine cette dispensatrice équitable de la renommée ou du blâme, ce juge impartial et sévère des grands, qu’on ne peut ni séduire ni tromper, sans doute ne pourra s’appliquer qu’à lui seul.

Elle dira donc de lui, cette auguste interprète de la vérité, si peu accoutumée à s’arrêter avec complaisance sur les ministres des finances, et qui ne compte point les années d’administration, mais les faits qui les ont remplies ; elle dira : successeur du ministre le plus déprédateur et le plus dépravé[11], il a opposé pour contraste la règle au désordre, l’intégrité au brigandage, les mœurs à l’effronterie et au cynisme. Elle dira : il n’a été que vingt mois en place ; de ces vingt mois, il en a passé huit dans son lit aux prises avec la mort, et pendant ce court espace de temps, il a affranchi les campagnes de ce joug accablant, qui, arrachant par force les cultivateurs à leurs travaux productifs, nuisait à la naissance des denrées pour en faciliter le transport. Il n’a été que vingt mois en place et, brisant les entraves odieuses si injustement mises à l’industrie, il a réintégré tous les citoyens utiles dans l’exercice de leurs facultés et de leurs talents sans leur faire payer chèrement un droit gratuitement donné par la nature. Il n’a été que vingt mois en place, et fixant enfin par l’autorité l’opinion sur l’important commerce des grains, il a résolu ce grand problème de la liberté que la raison réclamait, et que l’expérience n’a pas contredit ; puis, appliquant le principe fécond au commerce de cette autre production, pour laquelle la France paraît privilégiée, et qui devrait être une des sources les plus abondantes de la richesse, il a poursuivi d’une main victorieuse tous les privilèges exclusifs qui l’enchaînaient dans les lieux de sa naissance, ou l’arrêtaient dans sa marche. Elle dira : il n’a été que vingt mois en place, et pendant tout ce temps, il a permis sans restriction la discussion la plus entière sur tous les points de l’administration, parce que le gouvernement ne peut s’éclairer que par elle, parce qu’il ne pouvait redouter la lumière, parce qu’un des premiers droits du citoyen, enfin, est de pouvoir prononcer sur des objets qui le touchent aussi essentiellement.

L’histoire s’appropriera, en même temps, comme son plus bel héritage, ces quatre édits précieux où la raison parle un langage si touchant et si noble, où la vérité se présente avec cette éloquence majestueuse et simple, qui la rend aimable et persuasive, sans faste, sans ostentation, sans cet étalage qui ne sert trop souvent qu’à parer l’erreur. Elle les associera aux réflexions de Marc-Aurèle, et elle les répétera avec attendrissement jusqu’à la dernière postérité, et elle s’écriera en finissant et les larmes aux yeux : Depuis Sully vit-on jamais rien de comparable pour l’utilité publique ? Quel autre, en si peu de temps, a jamais tant fait pour la patrie ? Hélas, si les cinq dernières années de sa vie avaient pu lui être consacrées, que n’aurait pas exécuté cet homme de bien, qui chérissait si tendrement le peuple et servait si fidèlement le Roi !

Procès-verbal de la Société d’Agriculture d’Orléans.

MM. les membres et associés se sont assemblés le jeudi 22 mars 1781.

M. Dauteroche a lu un court éloge de M. Turgot, ministre d’État et associé ordinaire de la Société d’Agriculture. Il le considère comme intendant de province, comme ministre des Finances, comme citoyen. Cet éloge a excité un vif intérêt et a été reçu avec applaudissements. — De Saint-Peravy.

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[1] Du Pont s’était rendu en toute hâte autour de Turgot. Dans sa correspondance avec Mme Du Pont, qui malade de son côté était restée aux Bois des Fossés, se trouvent les indications ci-après :

27 février. — Il me semble te voir arriver auprès de lui ; sa réception m’aurait touchée comme toi et j’y suis infiniment sensible. Je pense que tu passeras des nuits auprès de ton cher malade.

4 mars. — Ce matin, on m’a apporté ta lettre. Je partage bien vivement ta joie de savoir ton cher malade hors de danger.

7 mars. — Tes lettres m’ont attristée parce qu’elles m’ôtent l’espérance de te voir si tôt, parce que la convalescence de M. Turgot n’est pas encore décidée, parce que la goutte le tourmente et que les nuits ne sont pas toujours bonnes.

9 mars. — Je suis bien triste de n’avoir point de tes nouvelles. Serait-il arrivé à M. Turgot quelque crise inattendue ?

11 mars. — Je n’ai reçu, mon tendre et bien triste ami, que ta lettre d’hier qui ne me tranquillise point du tout. Je vois avec la plus vive douleur que M. Turgot n’est pas encore hors de danger.

14 mars. — J’avais grand besoin de recevoir de tes nouvelles. J’ai lu et relu ta lettre qui me donne quelque espoir.

16 mars. — Ta lettre m’affecte beaucoup ; toutes ces imprudences le tueront. Je voudrais qu’il y eût moins de gens auprès de lui pour le soigner et plus entendus.

18 mars. — Tu penses bien que ta lettre m’a fait passer une bien triste journée ; que je partage bien vivement l’extrême chagrin que tu ressens ; que je regrette d’être jusqu’à mercredi sans savoir s’il existe quelque changement dans l’état désespérant de ton cher malade.

[2] Il y a désaccord entre cette indication et l’acte de décès. Le procès-verbal de l’Académie est erroné.

D’après les procès-verbaux de l’Académie, Turgot, après novembre 1780, n’assista à aucune séance.

[3] Messire.

[4] Pierre, Augustin, Godard de Belbeuf.

[5] Nous ne reproduisons pas ce tableau, qui renferme d’ailleurs quelques erreurs de détails.

[6] M. Villaris raconte aussi que parmi les dons faits à l’hôtel Carnavalet était le cœur de l’arrière-grand-père du ministre, inhumé le 15 septembre 1670 aux Petits-Augustins, depuis l’École des Beaux-Arts. En octobre 1877, des travaux entrepris dans l’ancienne chapelle du couvent ont fait paraître le cercueil de Dominique Turgot, le chef de la branche des Turgot de Sousmons.

C’est le marquis Jacques Turgot, avisé de cette découverte, qui avait fait transférer le corps de son ancêtre à Lanthueil dans le Calvados, et qui avait donné au musée Carnavalet le coffret en plomb en forme de cœur, trouvé dans la tombe au pied du corps.

[7] Il fut fait à Du Pont remise de cette dette. C’est le seul bienfait qui lui fut accordé.

[8] L’évêque d’Autun.

[9] C’est le premier éloge de Turgot qui ait été prononcé. Il a été reproduit par L’Espion dévalisé, c’est-à-dire par Mirabeau, sans nom d’auteur. Nous donnons ce nom d’après le procès-verbal de la Société d’agriculture d’Orléans, dont firent partie plusieurs économistes. En peu de lignes, ce petit éloge renferme un résumé remarquable de l’œuvre de Turgot.

[10] Condillac, Le Trosne, Breton de Montramier, d’Orléans.

[11] L’abbé Terray.

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