Oeuvres de Turgot – IX – Les Réflexions sur les richesses

IX. — LES RÉFLEXIONS SUR LES RICHESSES

L’école de Quesnay. — Le Journal de l’Agriculture. — Le libre échange. — La grande et la petite Culture. — Les Éphémérides du Citoyen. — Les dîners du marquis de Mirabeau. — L’Édit de 1764 sur le commerce des grains. — Concours à la Société d’Agriculture de Limoges sur l’impôt indirect ; lettres à Hume. — Saint-Péravy et Graslin. — Questions pour deux Chinois. — Les Réflexions sur les richesses ; altérations dans les Éphémérides ; tirage à part. — La classe stipendiée. — La liberté de l’intérêt. — Les salaires. — La rente de la terre. — Les lois de l’ordre. — Les avances foncières. — L’esclavage. — Le despotisme légal. — L’école de Gournay. — Mémoire sur les mines et carrières ; l’équité naturelle. — Les réformes de Turgot et le programme économique. — Hume, Adam Smith et Tucker.

Pendant que Turgot étudiait pratiquement à Limoges les questions fiscales, l’École de Quesnay prenait à Paris une importance de plus en plus grande. En 1765, elle eut un journal à sa disposition : le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances.

Turgot eut la tentation d’aider les économistes dans leur tâche ; il commença un article sur le prix du pain, un autre sur l’intérêt de l’argent, avec l’intention de combattre des idées émises un peu promptement à ce sujet par Quesnay. Il donna des conseils à Du Pont, directeur ou plus exactement secrétaire de la rédaction du journal ; il lui recommanda la tolérance envers les adversaires, l’engagea à se méfier de l’enthousiasme et à n’avancer que des faits certains. « En hasardant des faits, disait-il, on ébranle des principes dans la plupart des têtes qui sont plus frappées d’un fait que d’une démonstration. L’enthousiasme nuit auprès de ceux qui sont capables de céder aux bonnes raisons. »

L’Intendant de Limoges était d’accord avec l’école de Quesnay sur les principaux points de leur doctrine ; il était fixé sur l’absurdité du système mercantile et était un partisan résolu de la liberté du commerce. Moins intransigeant toutefois que quelques disciples du maître et en particulier que Du Pont de Nemours, il admettait que l’État soutînt par quelques secours directs et peu importants les manufactures dont l’établissement paraissait utile. « En général, disait-il, il faut qu’un grand État ait de tout, à l’exception de ce que le climat lui refuse et un grand État a toujours de tout quand une mauvaise législation ne s’y oppose pas… Le temps, à la vérité, avec la suppression des obstacles ramènera le niveau de l’industrie et du commerce, naturalisera partout toute industrie et réduira le commerce à n’être que l’échange des choses propres à chaque climat et qu’elle a refusées aux autres, mais il est bon de hâter ce moment par l’instruction et quelquefois par de légers secours, pourvu qu’ils soient momentanés, appliqués avec discernement, qu’ils n’entraînent aucune préférence décourageante, surtout pourvu qu’il ne soit question, ni de ces privilèges exclusifs odieux, ni de ces barrières fiscales, de ces prétendues combinaisons d’entrée et de sortie, par lesquelles on a prétendu changer les commis des douanes en protecteurs du commerce et les financiers en citoyens. Mais pensez-vous donc qu’après que le métier à faire des bas a été établi en Angleterre,… ce n’ait pas été une chose très sage au gouvernement de France de faire acheter en Angleterre un métier de cette espèce et d’en avoir naturalisé l’usage… C’est une puérilité d’être jaloux de sa prétendue industrie nationale et de la vouloir cacher aux étrangers, mais il est sage de chercher à rompre la barrière que veut élever la jalousie mal entendue de nos voisins[1]. »

Turgot estimait aussi que le système colonial ne donnait pas les bienfaits que les mercantilistes lui attribuaient. Pour lui, la valeur des colonies pour une nation se réduisait à l’avantage d’étendre la langue dans un plus grand espace. « Analysez bien, disait-il, et vous verrez qu’il n’y a exactement pas autre chose, et cette conclusion me parait assez plaisante. »

Il avait pourtant des doutes sur quelques points des doctrines physiocratiques : « Malgré l’honneur que vous me faites de m’attribuer une initiation complète, écrivait-il à Du Pont, il est encore pour moi des mystères ; je ne suis pas encore satisfait sur les fondements de notre algèbre. Je suis comme les disciples de Leibnitz, qui usaient de calcul différentiel et intégral et arrivaient à des vérités certaines sans être parfaitement satisfaits de la continuité du fil qui les y conduisait. » Il s’était mit à étudier et peu à peu il apporta des modifications importantes au système[2].

L’une des premières porta sur la distinction entre la grande et la petite culture que Quesnay avait faite, dans l’Encyclopédie, en se basant sur la nature du bétail employé, chevaux ou boeufs. À ce mode d’appréciation, dont l’adversaire des économistes Forbonnais[3] se moquait, non sans raison, Turgot[4] substitua la nature du contrat de location, fermage ou métayage, en observant que le fermier était un entrepreneur qui engageait des capitaux et le métayer un pauvre paysan qui n’avait que ses bras. Il ajouta, d’accord au fond avec Quesnay, que le fermier tenait compte du montant de la taille, dans ses prévisions, quand il passait son bail et rejetait dès lors la charge sur le propriétaire, qu’en outre, puisque le prix de location était fixe, il profitait des altérations de monnaie, de la baisse de l’intérêt de l’argent, de l’accroissement de consommation des produits agricoles, tandis que le métayer supportait sa part entière d’impôt sans aucune compensation.

La thèse de Turgot, quoique renfermant une analyse assez serrée, n’était pas beaucoup plus exacte quant à la définition des genres de culture, que celle de Quesnay. Elle fut toutefois bien accueillie des Physiocrates. L’abbé Baudeau, fondateur des Éphémérides du Citoyen[5] publia en 1767 un extrait du mémoire administratif, dans lequel elle avait été exposée, et dit à ses lecteurs[6] :

« Le fragment qu’on va lire est d’un auteur trop modeste qu’il ne nous est pas permis de nommer ; nous le désignerons seulement par la lettre C. » Mais Baudeau ne résista pas au désir de parler plus amplement de son nouveau collaborateur, de telle sorte qu’on put facilement le reconnaître. Quesnay signait A ; le marquis de Mirabeau signait B ; Baudeau donnait le troisième rang à Turgot parmi les rédacteurs des Éphémérides.

Celui-ci restait d’ailleurs le disciple respectueux du maître, et regardait Quesnay comme un « patriarche » à qui l’on devait de la reconnaissance.

Quelque temps auparavant avaient été fondés chez le marquis de Mirabeau les dîners du mardi où se réunissaient les économistes ; Turgot allait à ces dîners quand il venait à Paris[7] ; il ne voulait pas passer pour appartenir à la secte des économistes, mais ceux-ci savaient qu’ils pouvaient compter sur lui. Déjà, il avait pris part, sous la direction de Trudaine, et avec Du Pont de Nemours, à la préparation de l’édit de 1764 qui donna la liberté au commerce des grains et dont le préambule est tout physiocratique. Il avait, au mois de juillet 1765, mis au concours pour 1767, à la Société d’agriculture de Limoges qu’il présidait, la question de l’impôt indirect et avait rédigé le programme dans des termes que n’aurait désavoués aucun autre disciple de Quesnay :

« Les personnes les plus éclairées dans la science de l’économie politique savent depuis longtemps que tous les impôts, sous quelque forme qu’ils soient, retombent nécessairement à la charge des propriétaires de biens-fonds et sont toujours en dernière analyse payés par eux seuls, ou directement, ou indirectement… Ces personnes affirment que l’impôt indirect retombe sur les propriétaires d’une manière beaucoup plus onéreuse, qui a même été évaluée dans quelques écrits au double de ce qu’on payerait si l’État avait demandé directement aux propriétaires la même somme que le trésor public retire de l’impôt indirect. »

En adressant à Hume[8], avec qui il était en relations suivies, un exemplaire de son programme, Turgot écrivit :

« Nos philosophes économistes, sectateurs de Quesnay, soutiendront facilement le système de leur maître. C’est un système dont les écrivains anglais sont fort éloignés quant à présent et il est trop difficile d’en concilier les principes avec l’ambition de monopoliser le commerce de l’univers pour espérer qu’ils l’adoptent d’ici à longtemps. Il serait cependant bien à désirer que M. Pitt[9] et tous ceux qui conduisent les nations, pensassent comme Quesnay sur tous les points… »

Turgot faisait ici allusion au libre-échange, auquel Hume, quoique ayant, dans un pamphlet, combattu la « jalousie du commerce »[10], n’était pas attaché aussi résolument que les économistes français en général et que Turgot en particulier.

En ce qui concernait l’impôt, le philosophe anglais comprenait mieux les phénomènes d’incidence. Il fit remarquer à Turgot que son programme semblait indiquer dans quel sens les concurrents devaient conclure.

« J’ai, en effet, répondit Turgot, donné le prix plutôt pour engager à travailler sur l’application des effets de l’impôt indirect, évaluation assez incertaine pour moi quant à la quotité, que pour faire traiter la question générale sur laquelle j’ai une conviction entière[11]. »

En vain, Hume essaya-t-il de convaincre son correspondant : « Vous avouerez, lui dit-il, que les ressources publiques devant être employées à la défense de la communauté tout entière, il est équitable de les tirer de tout le monde ; mais vous dites que c’est impraticable et que-le poids en tombera sur la terre en fin de compte et qu’il vaut mieux imposer la terre directement. Vous supposez donc que les travailleurs se font toujours payer le prix de leur travail en raison des impôts. Mais c’est contraire à l’expérience… Qu’arrive-t-il quand le blé monte de prix ? Le pauvre n’a-t-il pas une vie plus dure et un travail plus grand ; une taxe produit le même effet. Je vous prie aussi de considérer que, en sus des propriétaires de terres et des pauvres travailleurs, il y a toujours un nombre considérable de gens très opulents qui emploient leurs fonds dans le commerce et qui jouissent du travail des pauvres… Je trouve très juste que ceux-là payent pour les besoins de la communauté. »

À ces observations, Turgot répondit le 25 mars 1767 :

« Vous observez avec raison que ce ne sont point les taxes plus ou moins fortes qui déterminent le prix des salaires, mais uniquement le rapport de l’offre à la demande. Ce principe n’a jamais été contesté… »

Et il expliqua, d’après Quesnay, qu’il fallait distinguer deux prix : le prix courant, qui s’établit par le rapport de l’offre et de la demande, et le prix fondamental qui, pour une marchandise, est ce que la chose coûte à l’ouvrier ; nous dirions aujourd’hui la valeur et les frais de production.

Ainsi que l’a constaté Léon Say[12], Turgot « ne fut pas converti par Hume ; son siège était fait ; il était physiocrate et resta physiocrate ».

Hume s’en affligea et, le 15 mai 1769, écrivit à Morellet :

« Je me demande ce qui a pu engager votre ami M. Turgot à se mettre dans le troupeau des économistes… »

Le prix du concours sur l’impôt indirect avait été donné à Guérineau de Saint-Péravy[13], auteur de poésies légères assez agréables, mais économiste peu profond, qui n’avait fait dans son mémoire que répéter ce qu’avaient dit avant lui Quesnay et le marquis de Mirabeau.

Une mention honorable avait été accordée à Graslin[14], receveur des fermes de Nantes, qui, tout au contraire, s’était prononcé contre l’impôt unique et en faveur de l’impôt indirect. Versé dans la pratique fiscale, il avait compris et il a expliqué que la distinction entre l’impôt direct et l’impôt indirect est factice ou plus exactement accidentelle, attendu que l’incidence, quelle qu’elle soit, tombe tantôt sur une personne et tantôt sur une autre. Pour le surplus, son mémoire est faible. Il a combattu les théories générales de Quesnay par un sophisme, en jouant sur le singulier et sur le pluriel du mot richesse, et en acceptant, sans les discuter, les préjugés protectionnistes.

Les observations que fit Turgot sur les travaux des concurrents sont autrement intéressantes. Il écarta tout d’abord, comme ne reposant sur aucune base, l’opinion que l’impôt indirect coûterait aux propriétaires le double de l’impôt direct.

Il contesta ensuite les idées de Saint-Péravy, c’est-à-dire de Quesnay, sur l’épargne, sur les emprunts publics, sur les financiers qui, d’après le docteur, empêchaient les capitaux d’aller à l’agriculture. « Laissons là les fermiers généraux, dit Turgot ; les réserves et amas qu’ils font ne sont pas un mal ; les profits excessifs sont un mal et c’est un mal qu’ils se dépensent à Paris. » Il fit observer aussi que les prêts contre effets publics, étant dans la nature des choses, il n’y avait pas lieu de déclamer contre eux ; qu’en outre aucune industrie ne peut exister sans avances, c’est-à-dire sans capitaux et qu’aucun capital ne peut être constitué sans épargne.

La conclusion logique des observations de Turgot était que les revenus de la nation ne peuvent en totalité être reversés dans la circulation pour aller à la terre, comme le demandait Quesnay, mais l’intendant de Limoges n’alla pas si loin. Le désaccord entre le disciple et le maître n’en était pas moins de conséquence ; il touchait à la base du système du Tableau économique et ce n’était pas Graslin, ce n’était pas Hume, qui avaient éclairé l’intendant de Limoges ; c’étaient ses recherches personnelles ; car il avait écrit précédemment pour deux Chinois qui avaient été élevés en France et qui retournaient dans leur pays ses Réflexions sur la Formation des Richesses où se trouvent des idées identiques à celles du rapport sur le concours de la société d’agriculture de Limoges.

On lit dans une lettre de Turgot à Du Pont du 9 décembre 1766 :

« J’ai barbouillé beaucoup de papier depuis que je vous ai vu ; indépendamment d’une explication de la grande et de la petite culture que j’avais faite pour un mémoire sur les impositions du Limousin… j’ai fait des questions pour les deux Chinois dont je vous ai parlé et, pour en faire voir l’objet et le sens, je les ai fait précéder par une espèce d’esquisse de l’analyse des travaux de la société et de la distribution des richesses. Je n’y ai pas mis d’algèbre et il n’y a du Tableau économique que la partie métaphysique ; encore ai-je laissé bien des questions à l’écart qu’il faudrait traiter pour rendre l’ouvrage complet, mais j’ai traité à fond ce qui concerne la formation et la marche des capitaux, l’intérêt de l’argent, etc. ; c’est un canevas… »

À quelque temps de là, Du Pont devint directeur des Éphémérides et fut en outre chargé de rédiger des réponses aux attaques furieuses des Parlements de Paris et de Rouen contre la liberté du commerce des grains ou plus exactement contre le ministère et l’administration à propos des opérations sur les blés. Turgot, qui soutenait son jeune ami de toutes ses forces, alla jusqu’à faire imprimer et cacher à Limoges les placards et brochures que Du Pont avait préparés. Le Gouvernement n’osa se défendre ; le journaliste courut inutilement des risques. Turgot, admirant son courage, lui témoigna une amitié plus grande et, pour l’obliger, parce que la copie manquait aux Éphémérides, lui envoya le manuscrit des Réflexions. Elles furent publiées en trois morceaux, en novembre 1769, en décembre 1769 et en janvier 1770, sous la signature de M. X. ; la lettre C qui avait précédemment désigné Turgot ne le cachait plus suffisamment.

Du Pont mit en tête du premier morceau un avertissement où ou lit :

« Il y a très longtemps que nous sollicitons l’auteur de l’ouvrage suivant pour qu’il permette que nous en enrichissions notre ouvrage périodique. Il n’avait jamais voulu y consentir parce qu’il n’a pas mis la dernière main à l’exposition de ses Réflexions « parce que les ayant jetées sur le papier il y a trois ans, fort à la hâte et dans des vues particulières, il n’entre pas en matière d’une façon qui lui paraisse assez directe ; parce qu’il en est résulté qu’il a été obligé de revenir quelquefois sur ses pas, et qu’il semble par là donner prise à des objections qu’il aurait été facile de prévenir en présentant les objets d’une manière plus développée ». C’est lui-même qui a si sévèrement critiqué son travail toutes les fois que nous lui en avons parlé… Comme ses occupations importantes et indispensables lui laissent trop peu de loisirs pour qu’on puisse répondre du temps où il serait parvenu à se satisfaire lui-même et que, dans l’état où sont ses Réflexions, elles nous paraissent encore former un ouvrage très intéressant, très riche et très digne de l’objet important qu’elles traitent, nous avons insisté pour obtenir la permission de les placer dans notre recueil, et il vient d’accorder à l’amitié ce sacrifice qu’il avait refusé à nos raisons. »

Du Pont s’efforçait de mettre de l’unité dans les doctrines physiocratiques ; il trouva que son ami avait commis des erreurs et le corrigea sans le prévenir. Turgot se fâcha, exigea que le troisième morceau, qui n’avait pas encore paru, fût publié sans changements, sauf à Du Pont à rectifier l’auteur dans des notes, et lui enjoignit de rétablir le texte primitif de tout l’ouvrage dans un tirage à part. C’est ce qui fut fait.

Grâce à ce tirage à part et aux notes du rédacteur des Éphémérides sur la troisième partie des Réflexions, on peut déterminer exactement les points où Turgot se séparait de l’école de Quesnay[15].

Du Pont avait accepté sans protester deux modifications : En premier lieu, la substitution peu importante au fond, des mots : Classe stipendiée, aux mots : Classe stérile, que Quesnay avait maladroitement adoptés dans le Tableau Économique pour désigner le groupe de population formé par les non-propriétaires et les non-cultivateurs, mots qui, détournés de leur sens, avaient soulevé les colères des commerçants et des industriels.

En second lieu, la substitution, très importante au contraire, de la liberté à la réglementation pour le commerce de l’argent, réglementation que Quesnay avait autrefois soutenue et que Turgot condamnait avec des arguments irréfutables. Sur ce, il y avait accord préalable ; Du Pont n’avait pas inséré dans la Physiocratie l’article de Quesnay où il avait exposé ses premières vues à ce sujet. La réglementation de l’intérêt de l’argent ne faisait plus partie des doctrines de l’école.

Du Pont n’avait pas élevé d’objections non plus au sujet de la fameuse proposition : « En tout genre de travail, le salaire de l’ouvrier est borné par la concurrence à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance[16]. » Cette proposition, qui a donné lieu à tant de discussions de notre temps parce qu’on a négligé de s’entendre sur le sens à donner au mot : Subsistance, était conforme aux idées de Quesnay. Il ne faut pas oublier que la condition des salariés du XVIIIe siècle était autrement pénible que celle des salariés d’aujourd’hui.

Au sujet de l’épargne, Du Pont avait essayé d’expliquer, dans une note, que la divergence de vues entre le maître et le disciple était plus apparente que réelle.

Quant aux corrections qu’il avait faites aux deux premières parties de l’ouvrage, elles portaient principalement sur deux passages, l’un concernant la rente de la terre, l’autre concernant l’esclavage.

Les Physiocrates regardaient la rente comme le prix des avances successivement faites au sol par les propriétaires. Turgot, qui faisait sortir la propriété principalement de l’occupation, voyait dans la rente un pur don de la terre au delà des avances du cultivateur et du prix de ses peines.

Pour l’esclavage, Turgot s’était borné à flétrir cette institution en quelques mots. Du Pont avait voulu démontrer que l’esclavage est contraire aux lois de l’ordre — selon le langage dont les Physiocrates se servaient après Le Mercier de la Rivière[17] — et qu’il était de plus inutile, ne profitant même pas aux maîtres.

Turgot lui écrivit : « Si j’avais un peu de loisir, je ferais aussi de mon côté un gros livre pour vous prouver qu’il ne fallait pas me corriger. Je me contenterai de vous dire sommairement : qu’on ne pouvait nullement induire de ce que j’avais dit que l’esclavage fût bon à aucune société, même dans l’enfance. Quant aux particuliers qui ont des esclaves, c’est autre chose. Je voudrais fort que vous eussiez raison de soutenir que l’esclavage n’est bon à personne, car c’est une abominable et barbare injustice, mais j’ai bien peur que vous ayez tort, et que cette injustice ne soit quelquefois utile à celui qui la commet. Le genre humain n’est pas assez heureux pour que l’injustice soit toujours punie sur-le-champ. »

Turgot ne voulut jamais accepter les théories morales et politiques qui avaient conduit Le Mercier de la Rivière, le marquis et Mirabeau, Baudeau, Du Pont même, au despotisme légal ; mais son aversion pour cette partie de la doctrine des Physiocrates ne l’empêchait pas d’être fortement attaché aux conclusions individualistes de Quesnay qu’il ne tirait pas toutefois des mêmes origines. Il disait :

« Le principe de la concurrence et de la liberté du commerce, conséquence immédiate du droit de propriété, a conduit M. de Gournay, parti du comptoir, à tous les mêmes résultats pratiques auquel est arrivé notre docteur en partant de la charrue…

« On oublie que la société est faite par les particuliers, qu’elle n’est instituée que pour protéger les droits de tous en assurant l’accomplissement de tous les devoirs mutuels…

« La justice envers tous est l’intérêt de tous ; elle est l’intérêt de chaque individu comme celui des sociétés. L’intérêt des nations n’est autre que l’intérêt même des individus qui les composent… »

Dans son Mémoire sur les Mines et Carrières, il a mieux encore précisé sa pensée : « Toute loi inutile est un mal par cela seul qu’elle est une restriction à la liberté, qui par elle-même est un bien. Tout ce que les lois positives ont à faire sur la matière de l’exploitation des mines pour assurer le plus grand avantage de l’État se réduit à ne rien retrancher et à ne rien ajouter à ce qu’établit la seule équité naturelle. On ose prédire que, sur quelque matière que ce soit, l’étude approfondie des vrais principes de la législation et de l’intérêt public bien entendu conduira précisément au même résultat. »

Malgré les quelques divergences de vues que j’ai signalées, Turgot restait un physiocrate.

Les réformes dont il a poursuivi la réalisation dans son intendance d’abord, au ministère ensuite, sont pour la plupart celles que le médecin de Mme de Pompadour et ses amis avaient préconisées, en vue de débarrasser la production agricole de toute entrave et en conséquence de détruire les privilèges, c’est-à-dire la réforme de l’impôt, l’abolition des corvées, la réforme de la milice, la liberté du commerce en général et du commerce des grains en particulier.

À ce programme, développé sous toutes les formes depuis 1756 par Quesnay et ses disciples, Turgot ajouta la liberté du commerce de l’argent, qu’il fut l’un des premiers à justifier par des considérations précises[18], et la liberté du travail que Gournay avait défendue dans les Conseils gouvernementaux. Il y a joint aussi les principales réformes que demandaient les philosophes, c’est-à-dire la liberté religieuse et l’accession du peuple aux affaires publiques, mais en ne donnant tout d’abord à celle-ci qu’une étendue très limitée[19].

L’influence que Hume et les écrivains anglais contemporains ont pu exercer sur l’auteur des Réflexions n’est pas bien visible ; rien ne prouve non plus qu’il ait fourni une contribution de quelque importance à Adam Smith pour la composition de la Richesse des Nations, quoique cet ouvrage soit de plusieurs années postérieur. Ce qui est seulement certain, c’est que les deux grands économistes se virent vers 1764 dans les sociétés du duc de La Rochefoucauld, d’Helvétius et aussi de Quesnay, lorsque Smith vint en France avec le jeune Duc de Buccleugh et que tous deux furent des partisans résolus de la liberté commerciale. Du Pont de Nemours m’a dit, a raconté J.-B. Say[20], s’être rencontré avec Adam Smith dans l’une de ces sociétés et il y était regardé comme « un homme judicieux et simple, mais qui n’avait point encore fait ses preuves ». Un passage de la belle lettre qu’écrivit Turgot au Docteur Price[21] en 1778, deux ans après la publication de l’ouvrage de l’illustre anglais, montre ce que l’ancien Intendant de Limoges pensait de l’économie politique chez nos voisins : « Il y a beaucoup plus de lumières en France qu’on ne le croit généralement chez vous et il est peut-être plus aisé que chez vous-même de ramener le public à des idées raisonnables. J’en juge d’après l’infatuation de votre nation sur ce projet absurde de subjuguer l’Amérique… J’en juge par le système de monopole et d’exclusion qui règne chez tous vos écrivains politiques sur le commerce : j’excepte M. Adam Smith[22] et le doyen Tucker… »

En réalité, c’est par un reste de jalousie nationale que l’on discute parfois en Angleterre ou en France la question de savoir si l’économie politique est née et s’est développée plus tôt dans un des deux pays que dans l’autre. La vérité est que cette science s’est formée presque simultanément dans les deux pays. On peut dire toutefois que les Réflexions sur les richesses forment le premier traité digne de ce nom qui ait été publié.

_________________

[1] Lettre à Du Pont du 20 février 1766.

[2] On lit dans les Particularités de Monthyon, p. 182, que dans l’Intendance de Limoges, Turgot commença à établir les principes de la secte économiste dont il devint bientôt le chef. Monthyon a confondu Turgot avec Quesnay.

[3] Véron de Forbonnais (1722-1800), mercantiliste.

[4] Dans une lettre à Condorcet (Correspondance du margrave de Bade), Turgot est revenu sur la question de la grande et de la petite culture et a fait à cette occasion des réflexions intéressantes. Un gros fermier à 4 ou 5 charrues, expliqua-t-il, gagne plus et paye plus de fermage que 5 fermiers à une charrue, mais l’augmentation a ses bornes ; les exploitations ne peuvent être trop vastes. « Je penche à croire que la division des terres abandonnée à la nature, sera portée beaucoup plus loin que ne le pensent les économistes et qu’on ne l’imagine même communément. »

Du Pont, dans la généralité de Soissons, dont le chevalier Méliand était intendant, fit en 1764-1765 quelques recherches sur la question de la grande et la petite culture. Turgot les reprit dans son Intendance ; il avait voulu en charger Du Pont. Celui-ci ayant été retenu par son Journal, Turgot s’adressa à Montucla, auteur d’une Histoire des mathématiques, qui avait accompagné le chevalier Turgot à Cayenne. Pour initier Montucla à la science économique, Turgot lui fit étudier la Philosophie rurale. Montucla fut « ivre d’enthousiasme ».

[5] Le Journal de l’Agriculture avait été supprimé. Les Éphémérides devinrent bientôt l’organe de l’école de Quesnay ; Du Pont en fut le directeur après Baudeau.

[6] Avril 1767.

[7] Les réunions commencèrent en 1766 ; elles cessèrent en 1777. On n’y parlait pas seulement d’économie politique proprement dite : en 1774, Du Pont y donna lecture des lettres de Turgot sur la justice criminelle.

[8] David Hume (1711-1776), sous-secrétaire d’État en 1767, était venu à Paris en 1761 avec lord Hertford.

[9] Pitt (1708-1778), chef du ministère de coalition avec Fox et Newcastle (1756-1761), puis de nouveau ministre sous le nom de lord Chatam (1766-1768).

[10] Voir son opuscule sur la Balance du Commerce, traduction Formentin (Petite Bibliothèque Économique), p. 86.

[11] Septembre 1766.

[12] Turgot, par Léon Say, p. 54.

[13] Saint-Péravy (1735-1789), poète et économiste.

[14] Graslin (1727-1790).

[15] Dans son édition des Œuvres de Turgot, Du Pont, par une erreur singulière, a inséré non le texte du tirage à part, mais celui des Éphémérides. Voir mon article du Journal des Économistes de juillet 1888.

[16] Il est à remarquer que Turgot, comme l’indiquent ses lettres à Hume, admettait en outre que les salaires sont réglés par l’offre et la demande.

[17] Le Mercier de la Rivière (1720-1792), physiocrate, auteur de l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques.

[18] Montesquieu, dans l’Esprit des Lois, avait parlé de l’intérêt de l’argent dans un sens assez libéral, mais il « n’avait voulu être ni casuiste, ni canoniste, ni théologien ». Turgot a examiné la question à tous les points de vue. Il avait commencé son travail à ce sujet en 1766 et l’avait inséré dans ses Réflexions sur les richesses ; lorsque survinrent à Angoulême les incidents dont il sera parlé dans ce volume, il l’en détacha. On lit dans une lettre de lui à Du Pont du 12 janvier 1770 :

« À propos du denier de la veuve, je vous prie, s’il en est temps, de retrancher (du tirage à part des Réflexions) la partie théologique du morceau sur l’usure. J’en ai fait usage dans un mémoire ex professo sur cette matière à querelle… ; s’il n’était plus temps de l’ôter, je n’en serais pas bien fâché… »

[19] Voir le Mémoire sur les municipalités dont il sera parlé ultérieurement.

[20] J.-B. Say, Cours complet d’économie politique, t. II, p. 562.

[21]Richard Price (1723-1791) connu principalement par sa Revue des principales difficultés en morale et par sa discussion avec Priestley sur le matérialisme et la nécessité.

[22] Voici ce qu’a raconté Morellet au sujet du voyage de Smith en France : « J’avais connu Smith dans un voyage qu’il avait fait en France, vers 1762 ; il parlait fort mal notre langue, mais sa Théorie des sentiments moraux, publiée en 1758, m’avait donné une grande idée de sa sagacité et de sa profondeur. Et véritablement, je le regarde encore aujourd’hui comme un des hommes qui a fait les observations et les analyses les plus complètes dans toutes les questions qu’il a traitées. M. Turgot, qui aimait ainsi que moi la métaphysique, estimait beaucoup son talent. Nous le vîmes plusieurs fois. Il fut présenté chez Helvétius ; nous parlâmes théorie commerciale, banque, crédit public, et de plusieurs points du grand ouvrage qu’il méditait (La Richesse des Nations). Il me fit présent d’un fort joli portefeuille anglais de poche, qui était à son usage et dont je me suis servi vingt ans.

« Lorsque son ouvrage parut (en 1776), il m’en adressa un exemplaire par Milord Shelburne ; je l’emportai avec moi à Brienne, et je me mis à le traduire. Mais un ex-bénédictin, appelé l’abbé Blavet, mauvais traducteur de la Théorie des sentiments moraux s’était emparé du nouveau traité de Smith et envoyait toutes les semaines, au Journal du Commerce, ce qu’il en avait broché ; tout était bon pour le journal qui remplissait son volume, et le pauvre Smith était plutôt trahi que traduit, suivant le proverbe italien tradottore, traditore.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.