Le pacifisme des libre-échangistes anglais, par Gustave de Molinari (1848)

Pour prouver le pacifisme et l’attitude non-interventionniste des libre-échangistes anglais, Gustave de Molinari offre au Journal des économistes de mai 1848 un commentaire des deux premières brochures de Richard Cobden.

Gustave de Molinari, « Politique républicaine des libre-échangistes anglais », Journal des économistes, 1ère série, n°80, mai 1848


POLITIQUE RÉPUBLICAINE
DES LIBRE-ÉCHANGISTES ANGLAIS.

On a reproché aux hommes qui ont dirigé la grande agitation économique de l’Angleterre d’avoir trop limité l’objet de cette agitation ; on leur a reproché d’avoir concentré uniquement leur attention sur une question de pot-au-feu. Rien de plus injuste qu’une telle imputation. La Ligue ne s’est pas préoccupée seulement de renverser le vieux système économique de l’Angleterre, elle a fait aussi une rude guerre à la politique restrictive, jalouse et haineuse de l’aristocratie britannique. Dans la pensée de ses illustres chefs, le système politique de l’Angleterre devait être complétement changé de même que son système commercial. Au lieu d’agir dans le sens du vieil adage de Montaigne : Le proufict de l’un fait le dommage de l’autre, adage qui a, pour ainsi dire, servi de base aux théories protectionnistes, le gouvernement anglais devait désormais mettre sa politique en harmonie avec la maxime plus humaine et plus fraternelle des partisans de la liberté commerciale : La prospérité de chacun, individu ou peuple, concourt à la prospérité de tous !

Dans quelques-uns des remarquables discours qu’il a prononcés dans le courant de la session, M. Cobden a demandé l’application de la politique pacifique et fraternelle des free-traders de la Ligue ; il a réclamé, en conséquence, la diminution de l’armée et de la flotte. Ses réclamations éloquentes sont demeurées sans résultats ; mais tous ceux qui connaissent la courageuse persévérance de l’apôtre de la Ligue savent qu’il ne se laissera point décourager par un premier échec, et qu’il poursuivra la lutte jusqu’à ce qu’il ait fait mordre la poussière à son ennemi ; tous ceux-là sont convaincus qu’il triomphera de l’esprit militaire, comme il a triomphé de l’esprit de monopole.

Au moment où cette nouvelle campagne vient d’être ouverte par le chef de la Ligue, assisté de ses dévoués et éloquents collègues, J. Bright et W.-J. Fox, nous croyons qu’on lira avec plaisir un compte-rendu de deux brochures publiées par lui, il y a quatorze ans[1], et dans lesquelles la plupart des idées qu’il s’est efforcé depuis de faire passer dans la pratique sont exposées avec beaucoup de verve et d’éloquence. Ces deux brochures renferment à la fois le programme économique et le programme politique de M. Cobden. Grâce aux efforts de la Ligue, le premier est devenu aujourd’hui le programme de l’Angleterre ; le second est encore à l’état de théorie ; mais, l’esprit de la démocratie aidant, nous espérons bien qu’il servira avant peu de règle, non seulement à la politique de l’Angleterre, mais encore à celle de toutes les autres nations civilisées.

La politique britannique a été longtemps considérée comme le chef-d’œuvre de l’habileté ; c’est à elle bien plus qu’au génie actif et industrieux du peuple anglais que l’on a attribué le rapide développement de la fortune de l’Angleterre ; aujourd’hui encore, elle est fréquemment recommandée à l’imitation des peuples. Quelle est donc cette politique-modèle ? Elle est fondée tout entière sur la fausse hypothèse qu’aucune nation ne saurait grandir et prospérer, si ce n’est par l’amoindrissement et la ruine de ses voisins. Sous l’empire de cette erreur économique, les hommes d’État anglais s’efforçaient incessamment de mettre aux prises les États rivaux de l’Angleterre, ils semaient le désordre, ils suscitaient la guerre, et plus tard, quand les peuples fatigués invoquaient la paix, ils profitaient de la lassitude générale pour ajouter à l’empire britannique quelque lambeau de territoire. Alors ils triomphaient : n’avaient-ils pas agrandi le domaine de leur nation et diminué la puissance des nations rivales ?

Cette politique de violence et de ruse, qui avait pris naissance à une époque où les peuples, ignorant les véritables sources de la richesse et du bonheur, ne se proposaient pas de but plus noble et plus utile que de se ravir les uns aux autres les fruits de leur travail ou la terre que ce travail fécondait ; cette politique, basée sur les plus mauvais instincts de l’âme humaine, n’était pas, à la vérité, particulière à l’Angleterre ; tout le monde s’en servait ; mais depuis Rome, aucun peuple ne l’avait pratiquée avec autant de supériorité que le peuple anglais. Depuis le seizième siècle, l’Angleterre, poursuivant patiemment, sans se lasser un seul jour, son œuvre de conquête et de domination, a successivement réussi à affaiblir l’Espagne, la Hollande et la France ; elle a retardé tantôt par ses lois restrictives, tantôt par ses armes, le développement de ces trois grandes nations dont la puissance lui faisait ombrage, et elle a édifié sur les ruines de leurs flottes et de leurs établissements d’outre-mer sa suprématie maritime et coloniale. Aujourd’hui, elle est la maîtresse de la mer, et, comme autrefois le roi d’Espagne, la reine d’Angleterre peut dire : « Que le soleil ne se couche jamais dans ses États. »

Au premier aspect, rien de prestigieux comme tout cet étalage de grandeur ; rien de plus propre à éblouir un peuple orgueilleux ; rien de plus propre aussi à donner le change sur les sources où les peuples vont puiser les éléments de leur prospérité. En voyant l’Angleterre dépasser successivement les autres pays, ne devait-on pas dire : Elle est devenue puissante et fortunée parce qu’elle a vaincu ses rivaux et qu’elle s’est enrichie de leurs dépouilles ; elle s’est élevée parce qu’elle a abaissé les autres nations ? En y réfléchissant mieux, on aurait remarqué qu’il lui avait fallu, pour triompher de ses adversaires, puiser en elle-même des forces supérieures à celles dont ils disposaient ; on aurait remarqué qu’elle devait sa victoire à sa supériorité, et non sa supériorité à sa victoire ; on aurait remarqué aussi qu’en diminuant les forces et les ressources des autres nations, elle avait nécessairement diminué les siennes, car la guerre est coûteuse pour les vainqueurs comme pour les vaincus. Malheureusement, la nation anglaise, séduite par les apparences fastueuses du système en vigueur, ne portait pas si loin ses investigations ; elle ne recherchait point si une politique plus modeste et plus juste n’aurait pas été plus réellement utile à ses intérêts ; si, en développant ses ressources intérieures au lieu de s’attacher à diminuer celles d’autrui, elle n’aurait pas acquis une prospérité plus solide et plus générale en même temps qu’une grandeur plus vraie et plus durable.

Un jour vint cependant où les yeux commencèrent à se dessiller, où les esprits les plus éclairés, les plus progressifs de l’Angleterre commencèrent à mettre en doute l’efficacité de la politique que les générations s’étaient léguée depuis tant de siècles ; ce furent d’abord quelques philosophes qui, en étudiant le mécanisme des sociétés humaines, s’aperçurent que les peuples se trouvent naturellement rattachés les uns aux autres par un étroit lien de solidarité, de telle sorte qu’aucune nation ne peut prospérer ou décliner sans que toutes les autres nations prospèrent ou déclinent. Ayant fait cette découverte, ils devaient naturellement attacher un regard scrutateur sur la politique de leur pays, car cette politique dérivait d’un système diamétralement opposé. Si elle était salutaire, si elle contribuait à accroître la fortune du pays par ce fait qu’elle empêchait la fortune des autres pays de se développer, évidemment l’idée de solidarité était une idée fausse, et la politique de justice et de raison qui en découlait était une politique funeste. Pour justifier leur principe, pour se convaincre eux-mêmes de la vérité de leur théorie, les apôtres de la science nouvelle étaient donc tenus d’examiner et de peser les résultats de la politique traditionnelle de la Grande-Bretagne. Ils n’y manquèrent point, et c’est dans le livre de la Richesse des nations que l’on trouve la première grande protestation de la science contre la politique internationale des peuples européens.

Mais les esprits n’étaient point mûrs encore pour les enseignements des économistes ; le système en vigueur servait trop bien les passions d’une minorité égoïste et les préjugés d’une foule ignorante pour que l’on se décidât à l’abandonner sur la foi de quelques esprits spéculatifs ; on attendit, pour le juger, qu’il eût porté de nouveaux fruits. L’attente ne fut pas longue ; une guerre générale eut lieu, et l’Angleterre en sortit victorieuse. Quel fruit retira-t-elle de sa victoire ? Vingt ans après elle succombait sous le faix de son paupérisme et de sa dette ! Assurément l’expérience était complète, décisive. La politique ancienne avait décidemment échoué ; il devenait urgent de la remplacer par une politique nouvelle.

Il y avait à cette époque (1835) à Manchester, un jeune imprimeur sur coton qui avait réussi, grâce à un travail actif et persévérant, à se créer une assez belle position industrielle. Profondément touché des misères qu’il avait sous les yeux, et s’apercevant bien que les remèdes imaginés pour les combattre n’étaient que de vains palliatifs, il se mit à étudier le système politique et économique de son pays, dans l’espoir d’y trouver la source du mal. Esprit positif et pratique, doué au plus haut degré du sens des affaires, il s’appliqua avant tout à examiner le livre des comptes de l’empire britannique. À la première colonne du passif il aperçut, sous l’intitulé de dette nationale, une somme de 800 millions sterling. Voilà, pensa-t-il, une maison bien lourdement grevée ; il n’est pas étonnant que ses chefs et ses travailleurs aient si grande peine à faire honneur à leurs engagements. Cela dit, il rechercha dans quelles circonstances et dans quel but on avait dépensé ces 800 millions sterl. Il trouva que 300 millions avaient servi à acheter ou à conquérir des colonies, et que le restant avait été consacré à guerroyer avec les nations du continent. 300 millions pour des colonies, 500 millions pour des guerres, c’était bien un peu cher, mais peut-être les colonies rapportaient-elles plus qu’elles n’avaient coûté ; peut-être encore les guerres avaient-elles été nécessaires pour assurer la sécurité et développer l’influence de la Grande-Bretagne. Quelle ne fut point la surprise de notre cotton-printer lorsqu’il s’aperçut que le plus grand nombre des budgets coloniaux se soldaient en déficit, bien loin de rapporter un profit à la mère-patrie ! Quoi, se dit-il, ces immenses domaines qui nous ont coûté 300 millions sterl. ne nous rapportent pas un denier ! pis que cela, nous sommes obligés d’y mettre du nôtre ! Décidément l’affaire est mauvaise, ce n’est pas un manufacturier de Manchester qui l’aurait conclue. À la vérité, nos colonies servent de débouchés à notre industrie, et notre industrie est la solide base sur laquelle repose l’édifice de notre puissance nationale… Ne nous pressons donc pas trop de réprouver le système colonial ; voyons, avant de prononcer, quelle est l’importance du débouché de nos colonies. Nous y envoyons annuellement pour 15 millions sterl. de marchandises sur 50 millions sterl. d’exportation totale. 15 millions sterl. ! c’est précisément l’intérêt du capital que nous ont coûté nos établissements coloniaux. Nous avons dépensé un capital pour acquérir la faculté de vendre une quantité de marchandises égale en valeur à l’intérêt de ce capital ! Voilà, n’est-il pas vrai, une détestable opération ? N’est-ce pas absolument comme si j’achetais pour 20 000 liv. sterl. une terre sans rapport, afin de vendre aux paysans pour 1 000 liv. sterl. de cotonnades ! On me traiterait de fou et l’on n’aurait pas tort. Mais ce n’est pas tout : si je ne me trompe, nous payons en Angleterre les denrées coloniales plus cher qu’on ne les paye en Suisse ou en Allemagne ; il me semble pourtant que nous devrions les obtenir à meilleur marché, puisque nous possédons des colonies, et que la Suisse et l’Allemagne n’en possèdent pas. Pourquoi donc les payons-nous plus cher ? Parce que nos colonies ont besoin de protection. Ainsi nous avons conquis des colonies uniquement pour les protéger à nos dépens ! Allons, je vois bien que les nobles lords qui dirigent nos affaires auraient mieux fait de laisser au fond de nos poches 300 millions sterl. qu’ils en ont tirés pour constituer « notre grandeur coloniale ».

Voyons, continuait notre manufacturier, s’ils ont été plus sages en dépensant 300 millions sterl. pour faire la guerre aux peuples du continent. Est-ce que cette guerre nous a valu de suffisantes indemnités en argent, en territoire ? En argent, non ! en territoire, oui ! elle nous a valu des colonies… Au moins avons-nous été dédommagés par un abaissement général des barrières douanières, de l’argent qu’on ne nous a pas restitué et des colonies dont on nous a fait don ? Au lieu de gagner des débouchés, nous en avons perdu. Avant la guerre, le vent soufflait à la liberté commerciale, nous avions conclu avec la France un traité de commerce qui promettait d’augmenter considérablement le chiffre de nos affaires avec ce pays, et, sans doute, la contagion de ce bon exemple aurait été rapide. Après la guerre tout s’est trouvé changé : non seulement la France nous a fermé ses ports, mais nos magnanimes alliés eux-mêmes ont suivi l’exemple de notre ennemie ; ils ont renouvelé contre nous le blocus continental. Voilà à quoi nous a servi la guerre ! Voilà à quoi il nous a servi de dépenser 500 millions sterl. pour mettre le monde à feu et à sang ! Mais peut-être ne pouvions-nous éviter la guerre ? Peut-être n’étions-nous pas les maîtres de demeurer en paix au milieu de la conflagration générale de l’Europe ? Hélas ! nous sommes les premiers coupables ; si nous n’avions pas porté la guerre sur le continent, personne ne se serait avisé de vouloir la porter chez nous. De tous les peuples de la terre, ne sommes-nous pas celui qui a le moins à craindre d’une invasion ? N’avons-nous pas l’Océan pour rempart ? Pourquoi donc faut-il que les nobles lords qui ont la mission de diriger les affaires publiques soient pourvus d’un tempérament si belliqueux ? Ils nous ont donné, disent-ils, la gloire de Trafalgar et de Waterloo. Oui, mais 500 millions sterl., c’est un peu cher, même pour la gloire de Trafalgar et de Waterloo.

Ainsi raisonnait le Manchester manufacturer en examinant le chiffre de la dette publique. Encore, se disait-il, si toutes les nations qui sont nos concurrentes dans la carrière du travail avaient commis les mêmes fautes que nous ; si, comme nous, toutes s’étaient endettées en conquérant des colonies et en se livrant au triste passe-temps de la guerre, nous ne courrions point le risque de perdre notre rang sur le marché du monde. Quand un négociant a fait un faux calcul, si tous ses concurrents imitent son erreur, il n’a pas à redouter d’être supplanté par eux auprès de sa clientèle. Malheureusement, telle n’est point notre situation. Il y a un peuple qui, plus sage et plus habile que nous, a su observer une neutralité rigoureuse à l’époque où nous perdions notre temps et notre or à régler des affaires qui ne nous concernaient point, et desquelles nous n’avions aucun avantage à obtenir. Ce peuple a retiré le fruit de sa conduite prudente. En un quart de siècle il a décuplé sa population et centuplé ses ressources ; en un quart de siècle de paix et d’indépendance, il a accompli plus de progrès matériels et moraux que nous n’en avons réalisé en deux siècles d’intrigues et de guerres ; aujourd’hui ce peuple, né d’hier, mais qui a su s’occuper de lui-même pendant que nous nous occupions de nos voisins, ce peuple nous devance déjà dans la carrière du travail. Demain sa grandeur aura pour jamais débordé la nôtre. Et le Manchester manufacturer traçait cette comparaison pittoresque entre le peuple anglais et le peuple américain :

« Ceux de nos lecteurs qui ont connu le marchand de Londres d’il y a trente ans doivent se rappeler la perruque poudrée et la queue, les souliers à boucles, les bas de soie bien tirés et les culottes étroites, qui faisaient reconnaître le boutiquier de l’ancienne école. Si pressées et si importantes que fussent les affaires qui l’appelaient au dehors, jamais ce superbe personnage ne rompait le pas digne et mesuré de ses ancêtres ; rien ne lui était plus agréable que de prendre sa canne à pomme d’or et de quitter sa boutique pour aller visiter ses voisins plus pauvres et faire parade de son autorité en s’informant de leurs affaires, en s’immisçant dans leurs querelles, en les forçant de vivre honnêtement et de diriger leurs entreprises d’après son système. Il conduisait son propre commerce exactement à la manière de ses pères. Ses commis, ses garçons de magasins, ses commissionnaires avaient des uniformes particuliers, et leurs rapports avec leurs chefs ou entre eux étaient réglés d’après les lois de l’étiquette établie. Chacun d’eux avait son département spécial ; au comptoir ils gardaient leur rang avec une exactitude pointilleuse, comme des États voisins mais rivaux. La boutique de ce marchand de la vieille école conservait toutes les dispositions et tous les inconvénients des boutiques des siècles précédents. On ne voyait point à sa devanture un étalage fastueux destiné à amorcer les passants, et le vitrage enchâssé dans de lourdes travées de bois était bâti d’après les anciens modèles.

« Le siècle actuel a produit une nouvelle école de marchands, dont la première innovation a été de renoncer à la perruque poudrée et de congédier le barbier avec sa boîte à pommade ; grâce à ce progrès, une heure a été gagnée sur la toilette de chaque jour. La seconde a consisté à remplacer les souliers et les inexpressibles, dont les complications de boucles et de cordons et les formes étroites exigeaient une autre demi-heure, par des bottes à la Wellington et des pantalons que l’on met en un tour de main et qui laissent au corps toute la liberté de ses allures, quoique peut-être aux dépens de la dignité extérieure. Ainsi vêtus, ces actifs marchands peuvent presser ou ralentir le pas selon que les affaires qui les appellent au dehors sont plus ou moins urgentes ; ils sont d’ailleurs si absorbés par le soin de leurs propres affaires, qu’ils savent à peine les noms de leurs plus proches voisins, et qu’ils ne s’inquiètent pas si ces gens-là vivent en paix ou non aussi longtemps qu’on ne vient pas briser leurs vitres.

« L’esprit d’innovation ne s’est pas arrêté là : les boutiques de cette nouvelle race de marchands ont subi une métamorphose aussi complète que leurs propriétaires. L’économie intérieure de la maison a été réformée en vue de donner au travail toutes les facilités imaginables ; on a dispensé les employés de toutes formalités d’étiquette, on a même tacitement consenti à suspendre les égards dus au rang, en tant qu’ils pouvaient arrêter l’expédition des affaires ; enfin, à l’extérieur, des vitrines construites en verre plat avec des bordures élégantes et s’étendant du sol jusqu’au plafond, ont attiré les regards sur toutes les séduisantes nouveautés du jour.

« Nous savons tous quels ont été les résultats de cette rivalité inégale. Les anciens et paisibles boutiquiers fidèles aux us et coutumes de leurs pères succombèrent l’un après l’autre sous l’active concurrence de leurs voisins plus alertes. Quelques-uns des disciples les moins infatués de la vieille école adoptèrent le nouveau système, mais tous ceux qui essayèrent de résister au torrent furent engloutis. Nous ajouterons que le dernier de ces intéressants spécimens du bon vieux temps, qui avait survécu à deux générations de boutiquiers et dont les vitrages non modernisés réjouissaient l’âme des vieux tories passant dans Fleet street, a fini par disparaître après avoir vu son nom figurer dans la Gazette, à l’article Banqueroutes.

« Eh bien ! la Grande-Bretagne se trouve aujourd’hui vis-à-vis des États-Unis absolument dans la situation où se trouvaient naguère les boutiquiers d’autrefois en présence des boutiquiers modernes. Notre dette peut être regardée comme la culotte qui nous empêche de nous mouvoir avec autant d’aisance que nos voisins pantalonnés. Les souliers carrés et les boucles polies sont les lois féodales et les droits de douanes qui ralentissent la marche et entravent les entreprises de John-Bull en concurrence avec frère Jonathan, botté à la Wellington. Nous comparerons la perruque poudrée et la queue à notre église établie, laquelle exige, malgré son imposante et somptueuse apparence, une bonne partie du temps de notre Parlement pour être convenablement ajustée ; tandis que la législature de notre concurrent court-tondu peut consacrer tous ses moments à veiller à la prospérité de l’industrie et du commerce. Les journaux non taxés des États-Unis, avec leurs immenses pages d’annonces et les feuilles timbrées de notre pays, sont les nouvelles et les anciennes vitrines des deux générations de boutiquiers. La démarche alerte du marchand d’aujourd’hui et le pas majestueux de son prédécesseur sont les chemins de fer des États-Unis comparés à nos routes à barrières et à nos canaux. Et pour compléter la comparaison, si nous voulons chercher dans la politique des deux nations un contraste de la nature de celui qui nous frappe dans la conduite du boutiquier d’autrefois, qui se mêle des affaires de ses voisins, et dans la conduite du marchand d’aujourd’hui, qui concentre toute son attention sur les affaires de son propre négoce, considérons l’Angleterre intervenant dans les affaires intérieures de la plupart des pays d’Europe, d’Asie et d’Afrique, tandis que les États-Unis se contentent d’entretenir avec eux des relations purement commerciales. »

Mais il ne suffisait pas de montrer à John-Bull en quoi sa politique était mauvaise, arriérée, et de faire le compte de ce qu’elle lui avait coûté ; il fallait lui indiquer encore les moyens de se tirer de la situation déplorable où il se trouvait placé. Le Manchester manufacturer l’engageait à imiter de point en point l’exemple de frère Jonathan, à s’appliquer désormais comme lui à ses propres affaires, sans se mêler aucunement de celles de ses voisins, et à vivre avec la plus stricte économie.

— « Des écrivains qui se qualifient de conservateurs ont essayé, disait-il, de se moquer de la parcimonie de l’école de Franklin comme indigne du caractère américain. Cependant nous sommes courbés aujourd’hui sous le châtiment que nous a valu l’inobservation de la science populaire du « bonhomme Richard », et c’est seulement en proportionnant nos dépenses aux limites bornées de nos moyens, en ménageant rigoureusement notre temps et nos ressources et en renonçant à tout luxe inutile, à toute pompe superflue, et non pas en commettant sans cesse de nouvelles infractions aux lois de la prudence, que nous pourrons nous tirer des embarras dans lesquels nos extravagances et nos folies nous ont plongés.

« Si jamais un territoire a été marqué par le doigt de Dieu pour devenir le domaine d’une seule nation, c’est assurément le nôtre ; nous avons l’Océan pour frontière et nous possédons, dans nos limites, toutes les richesses minérales et végétales pour faire de nous un grand peuple commerçant. Peu satisfaits de ces dons domestiques de la Providence et dédaignant les limites naturelles de notre empire, dans l’insolence de notre force et sans attendre les attaques d’ennemis envieux de notre fortune, nous avons parcouru la carrière des conquêtes et des rapines, nous avons porté la dévastation et le carnage dans toutes les parties du monde. Comme toujours, les résultats prouvent que nous n’avons pu violer avec impunité les lois morales. La Grande-Bretagne endure maintenant la punition sévère qu’elle s’est préparée de ses propres mains ; elle est grevée d’une dette si énorme, qu’aucune puissance, si ce n’est la sienne, n’en pourrait supporter le fardeau. »

Le Manchester manufacturer indiquait quelques-unes des économies à réaliser ; les principales devaient porter sur l’armée et sur la flotte. L’armée entière des États-Unis, disait-il, ne dépasse pas 7 000 hommes, et ne coûte que 1 134 589 liv. sterl., tandis que la nôtre dépasse 90 000 hommes et coûte 7 006 496 liv. La flotte de l’Union Américaine ne coûte que 817 100 liv., et la nôtre nous revient à 4 505 000 liv. Nos dépenses militaires sont donc six fois plus considérables que celles des États-Unis, quoique notre population, notre commerce et notre tonnage équivalent à peine au double de la population, du commerce et du tonnage américains ; quoique les Américains n’aient pas de dette et que nous en ayons une de 800 millions sterl. Diminuons donc de moitié pour le moins notre flotte et notre armée ! Dira-t-on que notre pays se trouverait exposé au danger d’une invasion, si nous réduisions aussi considérablement les budgets de la guerre et de la marine ? Mais évidemment ce danger n’est pas sérieux. N’oublions pas que l’Angleterre renferme une population de 25 millions d’hommes libres, concentrés sur un espace de 300 000 milles carrés ; n’oublions pas que des chemins de fer vont bientôt unir toutes les parties du pays, de telle façon que non seulement des hommes, mais encore des munitions de guerre de toute nature pourront être transportés en douze heures sur les côtes de Sussex ou de Kent. Quel peuple du continent serait assez puissant pour attaquer une nation que la nature et l’art ont placée dans une situation si formidable ? Le danger d’une invasion, concluait-il, est donc purement chimérique, et nous pouvons sans crainte diminuer le chiffre de nos dépenses pour payer plus aisément nos dettes.

Un autre moyen se présentait encore à l’esprit du Manchester manufacturer, c’était d’augmenter les ressources des contribuables en diminuant le prix des choses nécessaires à la vie, et, en première ligne, le prix du pain. S’il nous était permis, disait-il, d’acheter notre blé librement sur le marché où le blé se vend le moins cher, nous réaliserions sur ce seul objet une économie de plus de la moitié du montant total du budget ; d’où il résulterait naturellement que nous supporterions avec beaucoup plus de facilité le fardeau de notre dette. À ce propos, il s’étonnait qu’il n’y eût point en Angleterre de société destinée à propager les principes de l’économie politique et à démontrer les bienfaits de la liberté du commerce.

« Nous remarquons avec surprise combien on a négligé l’étude de la science dont Adam Smith était le flambeau il y a un demi-siècle. Nous regrettons qu’aucune société ne se soit constituée dans le but de populariser la connaissance des vrais principes du commerce. Tandis que l’agriculture compte à peu près autant d’associations qu’il y a de comtés en Angleterre, tandis que chaque ville du royaume possède son institution botanique, phrénologique ou mécanique, et que chacune de ces associations a son journal périodique (la guerre elle-même a son United service magazine), nous n’avons aucune association de négociants rassemblés dans le but d’éclairer le monde sur une question aussi peu comprise et aussi mal jugée que celle de la liberté du commerce.

« Nous avons notre société Banksienne, notre société Linnéenne et notre société Huntérienne. Pourquoi nos grandes cités industrielles et commerciales n’auraient-elles pas leurs sociétés Smithiennes consacrées à la propagation des bienfaisantes vérités de la « Richesse des nations » ? Des prix seraient proposés pour les meilleurs essais sur la question des céréales, des lecteurs seraient envoyés dans les campagnes pour éclairer les agriculteurs et pour engager la discussion sur un sujet si difficile et d’une importance si grande pour tout le monde. »

Trois ans plus tard, le Manchester manufacturer réalisait lui-même, de concert avec quelques industriels de ses amis, l’idée qu’il avait émise dans son pamphlet : il fondait l’Anti-corn-law-league ; onze ans après la publication du pamphlet, l’Anti-corn-law-league obtenait le rappel de la loi-céréale.

Ce premier essai du Manchester manufacturer eut quelque succès ; le Times, le Spectator, etc., en parlèrent avec éloges, et, si nous nous fions à la couverture que nous avons sous les yeux, il s’en fit trois éditions. Cela encouragea le jeune pamphlétaire. L’année suivante il reprit de nouveau la plume ; voici à quel propos : la question d’Orient commençait alors à être agitée ; un agent anglais dont le nom a acquis une célébrité européenne, M. Urquhart, avait pris en main avec ardeur la cause de la Turquie ; selon M. Urquhart, il était indispensable que l’Angleterre eût l’œil sur tous les mouvements de la Russie, et qu’elle arrêtât au besoin par les armes les empiétements de cette puissance sur le territoire turc. Le Manchester manufacturer écrivit sa seconde brochure afin de réagir contre les entraînements du parti de la guerre. Dans cette brochure (Russia, by Richard Cobden, esq.) il prit hardiment le contre-pied de l’opinion de M. Urquhart : M. Urquhart affirmait que l’Angleterre avait un intérêt immense, un intérêt vital à empêcher la Russie de conquérir la Turquie ; M. Cobden prétendait que la conquête de la Turquie par la Russie serait avantageuse à l’Angleterre. La thèse n’était pas populaire, car les esprits étaient dans ce moment-là fort excités contre la Russie ; mais peu importait à notre pamphlétaire ; comme tous les esprits de bonne trempe, il se souciait médiocrement de la popularité ; il ne cherchait que la vérité, et quand il croyait l’avoir trouvée, il la divulguait sans s’inquiéter de l’accueil qu’elle recevrait ; il savait bien qu’elle finirait tôt ou tard par être fêtée. « Quel est, disait-il, notre véritable intérêt en Orient ? n’est-ce pas d’y rencontrer un peuple civilisé, un peuple qui consomme beaucoup d’objets manufacturés, un peuple avec lequel nous puissions faire par conséquent beaucoup d’affaires ? Eh bien ! ne gagnerions-nous pas, sous ce rapport, si la Turquie, l’Asie Mineure, la Syrie, étaient gouvernées par des Russes au lieu de l’être par des Turcs ? Qu’est-ce que le peuple turc, sinon un peuple de barbares, qui a couvert de ruines une des plus belles contrées de la terre ; un peuple qui, au milieu du mouvement progressif des sociétés, demeure immobile, la main posée sur le Coran ? Le peuple russe n’est pas sans doute arrivé bien avant dans la voie de la civilisation, mais au moins il est en marche ; il y a aujourd’hui, au point de vue de la civilisation, plus de distance entre Constantinople et Pétersbourg qu’entre Pétersbourg et Londres ou Paris. Au point de vue de notre commerce, nous gagnerions indubitablement à la substitution, en Turquie, du gouvernement russe au gouvernement turc. On objecte, à la vérité, que l’intérêt de notre commerce n’est pas seul en cause ; on objecte qu’un intérêt supérieur encore à celui-là, l’intérêt de notre sécurité, nous commande d’arrêter les empiétements de la Russie. Si ce vaste empire continuait à s’agrandir, nous dit-on, la balance des pouvoirs se trouverait détruite, et la civilisation occidentale serait incessamment menacée par la barbarie moscovite ; l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Angleterre, seraient à la merci de quelque nouvel Attila.

D’abord, est-il bien avéré que la puissance de la Russie se trouvât augmentée par la conquête de la Turquie ? N’y a-t-il pas des conquêtes onéreuses ? l’Angleterre, par exemple, n’a-t-elle pas perdu à se charger de son immense et lourd établissement colonial ? N’aurait-elle pas bien plus considérablement augmenté sa fortune si, comme l’Union-Américaine, elle s’était contentée d’échanger ses produits contre ceux des autres nations, sans conquérir ou acheter à haut prix des consommateurs ? Déjà la Russie est trop vaste eu égard au nombre et aux ressources de ses habitants ; en s’agrandissant davantage, n’affaiblirait-elle pas sa puissance au lieu de l’accroître ? Supposons néanmoins que l’annexion de la Turquie fût réellement avantageuse à la Russie, devrions-nous nous en alarmer ? On invoque la balance des pouvoirs : mais qu’est-ce donc que la balance des pouvoirs ? Un mot. Existait-elle, cette balance des pouvoirs si souvent invoquée, lorsque les Anglais dépouillèrent les Hollandais du cap de Bonne-Espérance et les Français du Canada, ou lorsqu’ils s’emparèrent violemment et traîtreusement (by taking forcible and felonious possession) d’une partie du sol espagnol ? existait-elle davantage, lorsque la Prusse conquit la Silésie, ou lorsque la Russie, la Prusse et l’Autriche signèrent le partage de la Pologne ? Et peut-elle exister ? Si l’on peut dire à un peuple : Tu ne dépasseras pas telles ou telles limites, peut-on lui dire : Dans ces limites, tu ne croîtras que jusqu’à un certain degré en nombre et en puissance ? Cependant, si l’on n’ajoute point cette seconde injonction à la première, que devient la balance des pouvoirs ? Dans cinq ou six de ses comtés, l’Angleterre n’a-t-elle pas concentré plus de pouvoirs que n’en possède la Russie dans l’ensemble des gouvernements de son vaste empire ? Si l’on veut que la balance des pouvoirs s’établisse et subsiste, il faut non seulement empêcher certains peuples d’agrandir leurs territoires ; il faut les empêcher aussi de s’enrichir et de s’éclairer. N’est-ce point là une théorie barbare autant qu’absurde ? Une dernière preuve que cette théorie est fausse, dénuée de sens, c’est que l’un des peuples les plus puissants de la terre, le peuple américain, n’a point été jusqu’à présent porté dans la balance des pouvoirs. Cessons donc de nous embarrasser de ce vieux débris de la politique du Moyen âge ! L’Angleterre ne perdrait rien de sa sécurité si la Russie envahissait la Turquie ; après comme avant, le danger d’une invasion russe dans la Grande Bretagne demeurerait purement chimérique.

On invoque encore la protection qu’exige notre commerce ; un autre mot ! et un mot qui coûte cher. Nous avons dans la Méditerranée une flotte de 1 300 canons, dont l’entretien nous coûte 300 000 liv., pour protéger un commerce qui ne va pas au-delà de 9 500 000 liv. Au Portugal, c’est bien pis encore, nous avons dans le Tage une flotte qui nous coûte 700 000 liv., tandis que le montant total de nos exportations pour le Portugal ne dépasse pas 975 000 liv. L’escorte nous revient à peu près aussi cher que la marchandise ! Il en est de même aux Indes Occidentales ; aux États-Unis, au contraire, où notre commerce d’exportation atteint le chiffre de 10 000 000 liv., nous n’avons pas un seul navire de guerre pour protéger notre commerce ; nous ne possédons pas une seule station navale depuis l’embouchure du fleuve Saint-Laurent jusqu’au golfe du Mexique ; et à Liverpool, où abordent les flottes marchandes de l’Amérique, quatre invalides suffisent pour garder le port. Seul, le commerce non protégé des États-Unis nous donne de véritables bénéfices. Encore, si la protection du commerce servait à écarter la concurrence étrangère ! Mais elle n’a point cette vertu. À Gibraltar, les cotonnades suisses débarquent sous la gueule des canons de nos navires de guerre, et elles viennent nous faire une concurrence redoutable dans l’enceinte même de notre citadelle. Voilà à quoi sert la protection du commerce ! Non ! concluait le pamphlétaire, ce n’est point par la force, C’est par le bon marché que notre marine supplantera ses rivales ; et pour que nous puissions vendre à bon marché, il faut que notre travail cesse d’être grevé des frais exorbitants de l’armée et de la flotte : il faut par conséquent que l’on cesse de « protéger notre commerce ».

L’auteur de Russia réfutait ainsi, point par point, les vieux arguments dont se servaient les amis peu éclairés de la Turquie pour exciter l’Angleterre contre la Russie. Il prouvait à l’évidence que l’Angleterre n’était nullement intéressée à faire la guerre à la Russie pour empêcher l’invasion de la Turquie ; il prouvait que l’Angleterre n’avait pas à s’effrayer de l’extension de la puissance moscovite, et qu’elle pouvait, sans aucun danger, réduire son effectif militaire et son effectif naval. Mais il lui restait à prouver encore que cette politique du chez soi, qu’il préconisait, n’était pas une politique égoïste ; que l’Angleterre servirait les intérêts des autres peuples aussi bien que les siens propres, en s’abstenant désormais de toute intervention extérieure. Voici de quelle manière il repoussait le reproche d’égoïsme adressé à la politique de non-intervention.

« Nous autres partisans de la paix, nous avons de notre côté les intérêts de toutes les classes de la société ; aussi ne craignons-nous pas la guerre. Ces intérêts seuls, et non les petites rivalités des diplomates, les intrigues des ambassadrices, les caprices des têtes couronnées, ou la rhétorique des écoliers sur la balance des pouvoirs, serviront désormais de règle à la politique extérieure de notre gouvernement. Cette politique sera basée sur un principe de bonne foi (non pas sur le principe de lord Palmerston), sur le principe de la non-intervention dans les affaires politiques des autres États. Du moment où cette maxime deviendra l’étoile fixe d’après laquelle notre gouvernement réglera la marche du vaisseau de l’État, de ce moment le bon vieux navire de la Grande Bretagne flottera triomphant sur une mer calme et profonde ; de ce moment les récifs, les bas-fonds et les ouragans de la guerre étrangère seront évités peur toujours.

« Si l’on objecte que cette politique ne tient pas compte du bien-être et du progrès des autres pays, et nous accorderons volontiers que nos adversaires, les partisans de la guerre avec la Russie, ont uniquement en vue l’intérêt de la Turquie et l’intérêt de la Pologne ; nous répondrons que leur but est aussi le nôtre. Notre désir est de voir la Pologne heureuse, la Turquie civilisée, la Russie affranchie du servage ; de plus, nous souhaitons que cette œuvre de régénération soit accomplie de la main de la Grande-Bretagne. Sur ce point nous sommes parfaitement d’accord avec la grande majorité de nos adversaires. Mais par quel moyen doit s’accomplir ce dessein bienfaisant, voilà le point sur lequel nous différons. Ils veulent recourir à l’ancienne méthode, laquelle consiste, selon l’expression pittoresque de Washington Irving, à cimenter à coups de bâton la prospérité de ses voisins et la paix du monde. Par malheur, il y a contre l’efficacité de cette méthode un témoignage irréfutable, le témoignage de l’expérience : pendant plusieurs milliers d’années elle a été en usage, et toujours elle s’est trouvée en défaut. Mais une nouvelle lumière est apparue de notre temps, qui a pénétré dans nos familles et dans nos écoles, qui a illuminé nos prisons et nos maisons de force, et qui envahira bientôt toutes les institutions et toutes les relations sociales ; nous voulons parler de ce principe qui commande de renoncer à en appeler aux vils instincts de la crainte, et de s’adresser aux facultés les plus nobles et les plus énergiques de notre nature intellectuelle et morale. C’est ce principe régénérateur qui a aboli déjà l’usage des fers et des instruments de torture, et qui a substitué, au moins d’une manière partielle, la douceur à la brutalité dans les traitements des animaux ; c’est ce principe que nous voudrions substituer au canon et au fusil pour instruire et améliorer les autres communautés. En un mot, nos adversaires veulent « faire le bonheur de leurs voisins à coups de bâton », nous voulons arriver à la même fin par l’exemple de notre pays. Au reste, leur méthode ne saurait être vraie ; car elle suppose qu’ils se trouvent en toute occasion aptes à juger de ce qui convient ou ne convient pas à autrui. Or, ils ne le sont point ; et alors même qu’ils le seraient, la méthode ne s’en trouverait pas meilleure : ils n’ont pas, en effet, sur les autres États un droit de juridiction qui les autorise à améliorer de gré ou de force la situation des peuples étrangers. Si ce droit existait, les États-Unis et la Suisse n’auraient-ils pas été autorisés, sous le règne prodigue de Georges IV, à faire une croisade économique contre la Grande-Bretagne, afin de nous bâtonner pour notre extravagance et de nous forcer à imiter leur frugalité ? Et, en vérité, cela n’aurait pas fait de mal à une nation de débiteurs et de prodigues ! Au lieu d’agir de la sorte, ils ont persisté à nous donner l’exemple de la paix. Les Suisses ont réussi, grâce à leur économie, à nous vaincre dans la guerre du bon marché, et à nous donner une leçon de sobre industrie dans notre propre forteresse de Gibraltar. C’est ainsi que les vertus des nations agissent à la fois par l’exemple et le précepte, et tel est le pouvoir qu’elles confèrent, que les sociétés vicieuses comme les individus dépravés sont obligés de se réformer ou de perdre leur rang dans l’échelle sociale. Les États finiront tous par devenir moraux dans l’intérêt de leur propre conservation.

« Appliquons ce principe à la Russie, en admettant qu’elle réussisse à conquérir la Turquie. Dix ans au moins s’écouleront, dix ans de trouble et de carnage, avant que les fiers mahométans soient complètement subjugués par les envahisseurs chrétiens. Cette période de guerre sera une époque d’épuisement pour le pays. Supposons qu’au bout de ce temps la pacification soit achevée : appauvri par une guerre coûteuse, le nouveau gouvernement ne s’efforcera-t-il pas de développer la prospérité des provinces conquises, et ne recherchera t-il point au dehors le modèle de la politique à suivre pour obtenir ce résultat ? L’Angleterre, qui sera sagement demeurée en paix, poursuivant l’œuvre de ses réformes et de ses progrès, présentera, nous avons le droit de l’affirmer, un spectacle de bien-être et de prospérité bien fait pour tenter l’esprit d’émulation du gouvernement russe. Dans l’intérêt de sa propre grandeur, la Russie importera dans les provinces conquises les progrès que l’Angleterre aura réalisés pendant la paix. Si l’Angleterre et toute l’Europe s’étaient précipitées dans les abîmes de la guerre pour empêcher la Russie de conquérir la Turquie, assurément cet exemple salutaire du progrès n’aurait pu être donné à la fin des hostilités.

« L’influence que l’exemple a exercé sur la conduite des nations, influence plus puissante et plus durable que celle du bâton, pourrait fournir à elle seule le sujet d’une étude pleine d’intérêt. On ne saurait la borner aux effets électriques des convulsions des empires, qui ébranlent soudainement les bases des empires voisins. Les paisibles et modestes réformes de l’éducation en Suisse, les sociétés de tempérance en Amérique, et les chemins de fer en Angleterre, ont exercé une influence aussi certaine, quoique graduelle, que la Révolution de 1830, ou le triomphe du bill de réforme ; au moment où nous écrivons, la Chambre des communes nomme un Comité chargé de faire une enquête sur la manière dont le gouvernement américain dispose de ses terres incultes ; dernièrement, un journal suisse nous informait que dans une assemblée du vorort on proposait une mesure de réforme municipale imitée de l’acte anglais des corporations ; et dans un journal de Madrid, qui est devant nos yeux, l’écrivain recommande au ministre de la police d’organiser les gardes de nuit de cette métropole sur le modèle de la nouvelle police de Londres. Voilà l’exemple dans un temps de paix.

« … N’oublions jamais, ajoutait-il encore, que ce n’est pas au moyen de la guerre que les nations deviennent aptes à jouir de la liberté constitutionnelle. Pendant que la destruction et le carnage planent sur un pays, faisant passer incessamment les esprits des extrémités de l’espérance à celles de la crainte, les progrès de la pensée ou de l’éducation se trouvent arrêtés quoi qu’on fasse. Or, ces progrès seuls peuvent préparer les peuples à la possession d’une liberté rationnelle. Ainsi, après une guerre de vingt années entreprise pour faire triompher la liberté, après la guerre de la Révolution française, toutes les nations du continent retombèrent dans leur ancien état de servitude politique ; et si depuis la paix elles ont commencé à s’en affranchir, c’est grâce au progrès des lumières. Ceux qui, mus par un ardent désir de faire avancer la civilisation, veulent que la Grande-Bretagne interpose son autorité dans les querelles des États voisins, feraient sagement d’étudier dans notre histoire comment s’accomplissent les régénérations politiques ; ils apprendraient par l’étude de nos annales, que c’est seulement lorsqu’elle est en paix avec les autres États qu’une nation peut réaliser de grandes améliorations sociales.

« À ces esprits généreux nous dirons encore que le commerce est aujourd’hui la panacée qui, semblable à une bienfaisante découverte médicale, inoculera à toutes les nations de la terre le goût salutaire de la civilisation. Pas une balle de marchandises ne quitte nos rivages sans porter les germes d’une pensée féconde aux membres d’une société moins éclairée ; pas un marchand ne visite les foyers de notre industrie manufacturière sans revenir dans son pays comme un missionnaire de paix, de liberté et de bon gouvernement. »

Telles étaient les doctrines politiques du futur chef de la Ligue. Nous n’avons pas besoin de dire qu’elles étaient diamétralement opposées non seulement aux doctrines qui prévalaient dans la pratique du gouvernement, mais encore à celles qui prévalaient dans l’opinion. Diminuer l’effectif de l’armée et de la flotte, abandonner le système colonial, renoncer à exercer une influence politique sur les affaires intérieures et extérieures des autres États, et tout cela dans le but d’augmenter la fortune et la puissance de la Grande-Bretagne, n’était-ce pas un conseil d’utopiste, un conseil de fou ? Cependant, quoi qu’en pût penser la foule, l’utopiste, le fou avait raison ; il est vrai que c’était un utopiste, un fou de l’école de Franklin. Deux ans plus tard il s’efforçait d’introduire dans la pratique quelques-unes de ses idées. La Ligue était fondée, et les idées du modeste pamphlétaire dont nous venons de résumer l’œuvre devenaient les idées de la foule sans cesse grossissante des ligueurs. Tout en poursuivant immédiatement, spécialement, l’abolition de la loi céréale, la Ligue ne se fit point faute d’attaquer et le système colonial et le système d’intervention dans les affaires politiques des États étrangers ; les ligueurs poussaient si loin leur dédain des affaires extérieures que, dans la question de l’Oregon, ils prirent parti pour les États-Unis. À leurs yeux tout intérêt devait fléchir devant l’intérêt de la paix.

Sans doute, l’esprit qui animait la Ligue n’a pas encore passé tout entier dans la politique de la Grande-Bretagne ; si la loi céréale est tombée sous l’effort de cette énergique Association, si le système colonial a été profondément atteint par la réforme de la législation des sucres, l’Angleterre n’a pas renoncé à intervenir dans les affaires des autres États, et elle n’a réalisé encore aucune économie sur les armements que ce système d’intervention exige. La première partie du système du pamphlétaire de Manchester, celle qui consiste à augmenter les ressources des contribuables afin de leur rendre plus facile le payement de la dette, cette première partie est en voie d’application ; la seconde, celle qui consisterait à tailler dans le vif des grosses dépenses du budget, reste à exécuter. Mais patience ! Ce n’est plus qu’une affaire de temps. L’opinion est déjà à moitié gagnée, et l’opinion est aujourd’hui toute puissante. L’Angleterre s’est débarrassée la première des entraves du système protecteur ; elle aura probablement l’honneur de se débarrasser aussi la première des charges inutiles et des errements barbares du système militaire. Et remarquons bien que les exemples de cette nature veulent irrésistiblement être suivis : l’effet de la protection et de la fiscalité étant d’augmenter d’une manière factice les frais de production et les prix des denrées, du moment où une nation abaisse ses tarifs et diminue son budget, elle donne à tous ses membres la faculté de produire et de vendre à meilleur marché : or, quelle est la conséquence naturelle de ce fait ? C’est que la nation ainsi dégrevée devient la maîtresse du marché, à moins que toutes les autres nations ne s’entendent pour l’en exclure ou pour progresser comme elle. Exclure du marché une nation qui produit à plus bas prix que les autres est chose impraticable et absurde, car l’intérêt du bon marché est l’intérêt général ; sous peine de ruine, il faut donc progresser, il faut renoncer à la protection et diminuer les rigueurs de la fiscalité.

Ainsi, grâce aux relations commerciales qui unissent actuellement tous les peuples, le progrès des institutions politiques et économiques est devenu irrésistible, nécessaire ; lorsqu’une nation fait un pas en avant, les autres nations, ses rivales, ne peuvent se dispenser d’en faire autant. Ce n’était donc pas une promesse vaine que celle qui était renfermée dans l’adieu plein d’espérance que M. Cobden adressait aux ligueurs en dissolvant l’anti-corn-law-league.

« Séparons-nous, disait-il, bons amis, bons frères, bons ligueurs, pour nous retrouver plus tard s’il en est besoin ! Si notre corps périt, notre esprit vivra ; il gagnera tous les peuples de la terre, car c’est un esprit de justice et de vérité[2]. »

Ce n’était pas une promesse vaine, car la liberté et la paix sont revêtues d’un tel caractère d’utilité, ce sont de si puissants véhicules de progrès, qu’il est autant impossible de les repousser quand un peuple les a mis en pratique, qu’il le serait de rejeter la machine à vapeur et la locomotive, après que l’homme a mis en œuvre dans un coin du monde ces merveilles de son génie.

G. DE MOLINARI.

 

 

 

 

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[1] I. England, Ireland and America, by a Manchester manufacturer. London, 1835. — II. Russia, by Richard Cobden, esquire, author of England, Ireland and America, Edimburgh, 1836,

[2] Dernière séance de la Ligue, 2 juillet 1846.

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