Paul Ghio, L’anarchisme aux Etats-Unis (1903)

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Extrait : La propriété chez Benjamin Tucker

Le livre de M. Tucker est fait très souvent de demandes et réponses, de questions posées par des lecteurs de Liberty et auxquelles M. Tucker répond. Les unes et les autres visent des détails concernant les questions sociales et les difficultés d’ordre pratique qui se présentent l’esprit des studieux. M. Tucker ne se montre nullement effrayé de ces questions, au contraire ; la valeur d’une doctrine, suivant lui, se mesurant à son aptitude à résister au choc de la réalité.

« Croyez-vous, lui demanda un lecteur, qu’il existe une conception anarchiste du droit de propriété ? »

M. Tucker répondit : « Oui, l’anarchie n’étant, au fond, que la réalisation de l’idée de liberté, la propriété, dans la société anarchiste, est destinée à compléter la liberté de l’individu. La seule forme de propriété admise par les anarchistes et qui est, d’après eux, conforme à l’idée de liberté individuelle, est celle qui assure à l’individu la libre disposition des produits de son travail ou de tout autre produit qui est parvenu en sa possession, sans fraude ou empiétement d’aucune nature ou en vertu d’un contrat librement conclu avec un autre individu. L’exclusion de la fraude ou de l’empiétement est une condition essentielle de la propriété envisagée par les anarchistes ; mais, par ces mots, je n’entends pas seulement les actes malveillants ou criminels, ou les abus dont se rendent coupables les privilégiés de la fortune, mais aussi les prescriptions autoritaires ou législatives revêtant une forme violente quelle qu’elle soit. »

Voici la réponse de M. Tucker à une autre question.

« Je ne crois pas à un droit de propriété d’ordre métaphysique. La propriété est le résultat d’une convention sociale et peut assumer différentes formes. Cependant la seule forme viable de la propriété est celle qui est basée sur la liberté absolue des individus. La propriété, d’autre part, s’applique tous les produits du travail indistinctement et, en ce qui concerne la terre, au terrain directement cultivé.

L’aveu de M. Tucker au sujet du caractère éminemment social du droit de propriété a provoqué d’un autre lecteur une question précise.

Vous dites, remarqua ce dernier, que le droit de propriété est une convention sociale. Il va de soi, par conséquent, que la société est tenue à en garantir l’exercice ou, en d’autres termes, que ce même droit n’aurait aucune portée effective si la société n’était pas en mesure de l’entourer de garanties. Cela implique donc l’existence d’une organisation sociale disposant de moyens d’action et de protection forcément autoritaires. Quels seront ces moyens dans une société anarchiste ? »

La question était certainement embarrassante. M. Tucker a répondu :

Les anarchistes n’envisagent point un « droit » existant en lui-même, supérieur l’intérêt individuel. Le droit de propriété, au contraire, « est une émanation directe de l’intérêt individuel. J’ai affirmé que ce même droit revêt, dans la pratique, la forme d’une convention sociale, parce que les anarchistes, tout en écartant la nécessité d’un pouvoir social destiné en assurer l’exercice, visent l’époque où tous les membres de la société seront unanimes à l’admettre dans la plénitude de sa manifestation. Vous avez l’air de croire, continue M. Tucker, qu’à partir du moment où la société n’assurerait pas, par une voie autoritaire, l’exercice du droit de propriété, ce droit cesserait d’exister. Les anarchistes pensent, au contraire, qu’à ce moment seulement le droit de propriété existerait en entier, car la société basée aujourd’hui sur la violence et le privilège, c’est-à-dire le vol et l’empiétement, se serait alors transformée en une organisation volontaire de défense et de protection mutuelles. »

Pour M. Tucker, donc, le droit de propriété est, en quelque sorte, inné dans l’individu ; il représente, suivant une définition récente, le prolongement de la personnalité humaine, mais reçoit sa sanction pratique dans la vie sociale. Le droit de propriété, d’autre part, sera d’autant plus complet qu’il y aura plus de liberté. Ainsi l’autorité sociale, loin d’être une sauvegarde pour le droit de propriété, comme le prétendait le lecteur de Liberty, n’en serait que l’ennemi.

On a remarqué que M. Tucker considère comme arbitraires, même les interventions législatives tendant protéger effectivement telle ou telle forme du droit de propriété. By fraud, dit-il en parlant de la frauduleuse protection gouvernementale, I do not mean that which is simply contrary to equity, but deceit and false pretence in all their forms.

Partant de ce principe, il se déclare contraire aux brevets d’invention et aux droits d’auteurs tels qu’ils sont actuellement reconnus. Les privilèges actuellement accordés aux inventeurs et aux auteurs constituent, suivant M. Tucker, un monopole inique et pernicieux. L’effort accompli par ce genre de travailleurs ne mérite pas, en principe, d’être récompensé plus largement que tout autre effort humain d’une autre nature. En tout cas, la rétribution de leur travail ne doit pas être imposée, mais volontairement donnée. Lorsqu’un inventeur demande un brevet pour sort invention, il le fait beaucoup moins pour se prémunir contre les contrefaçons d’autres inventeurs que pour rançonner à sa guise ses semblables. Les brevets représentent donc, plutôt qu’une garantie pour les inventeurs, une prime offerte à leur esprit antisocial, et l’abolition aurait l’avantage de ramener les prix des inventions A un niveau rationnel, en rapport direct, non plus avec la convoitise immodérée des inventeurs, mais avec le degré d’utilité sociale des inventions elles-mêmes. Il en est de même pour les droits d’auteur. Les écrivains comptent aujourd’hui beaucoup plus sur les avantages que de pareils droits leur rapportent que sur la valeur sociale de leurs ouvrages. A cause des droits d’auteur, les œuvres les plus utiles pour l’éducation intellectuelle ne peuvent être mises la portée que d’un nombre restreint d’individus. D’autre part, les auteurs eux-mêmes sont victimes de ce privilège, car le prix courant de leur produit s’établit forcément d’une façon artificielle, c’est-à-dire en rapport avec des bénéfices problématiques venir, dont le travailleur ne saurait tenir compte sans léser son propre intérêt. En effet, la perspective illusoire de ces bénéfices permet souvent aux éditeurs, de payer aux auteurs des prix inférieurs à la valeur effective de leur travail. La liberté, dans ce cas, comme dans tous les autres, est, d’après M. Tucker, le meilleur moyen de parer aux injustices et aux abus. Les anarchistes sont bien loin de contester le droit de propriété des auteurs et des inventeurs, mais ils leur refusent formellement le droit de lever des impôts sur l’usage d’une richesse qui doit être mise à la disposition de tout le monde, to exact tribute from others for the use of this natural wealth which should be open to all.

Un des écueils contre lesquels se heurte fatalement la doctrine de M. Tucker, qui attribue au producteur le droit absolu de propriété sur le produit de son travail, est la question du droit de propriété des instruments du travail, c’est-à-dire du capital ou de la terre. Nous avons vu que, en ce qui concerne la terre, M. Tucker en reconnaît la propriété à celui qui la cultive directement. Quant au capital, l’opinion de M. Tucker, ainsi qu’on a pu le remarquer plus haut, est quelque peu obscure. M. Tucker affirme, d’un côté, que le capital n’a pas droit à rémunération ; d’autre part, il reconnaît que le droit de propriété du producteur peut s’étendre à toutes les formes de la production, car la conception anarchiste de la propriété s’applique à tous les produits du travail, quels qu’ils soient, au morceau de fer comme au lopin de terre : Anarchistic property concerns only products, but anything is a product upon which human labor bas been expended, whether it be a piece of iron or a piece of land. Le problème prend une importance capitale en raison des nécessités modernes de la production agraire et industrielle, car, pour me servir des paroles de M. G. de Molinari, l’avenir appartient à l’entreprise collective et le jour viendra où l’entreprise individuelle, dans l’agriculture comme dans l’industrie, sera une rareté comme le rouet ou le métier à tisser à la main. Aucune branche de la production, pas plus l’agriculture et les professions libérales que l’industrie et le commerce, ne saurait échapper à l’invasion de cette forme progressive.

M. Tucker ne paraît pas, à vrai dire, trop préoccupé des problèmes qu’engendre cette tendance à la production collective ; au moins, il ne le paraissait pas, il y a quelques années, lors d’une polémique qu’il eut avec le communiste Johann Most. Nous verrons que son opinion s’est quelque peu modifiée sous ce rapport.

M. Tucker écrivait, en 1888 : « L’argument le plus formidable porté par les socialistes collectivistes et les communistes contre l’anarchie est l’impossibilité d’éviter l’exploitation du travail, dans une production industrielle en grand, si le droit de propriété individuelle n’est pas aboli. Les anarchistes contestent avant tout que la production en grand soit nécessaire, dans notre vie économique. On peut, au contraire, concevoir aisément l’espérance d’une réaction en sens inverse, c’est-à-dire d’une simplification des moyens de production, de nature à pouvoir rendre de nouveau à l’individu sa productivité personnelle d’autrefois. »

Je me souviens d’avoir eu une longue conversation, sur ce sujet, avec M. Tucker. « Quoi qu’il en soit, s’écria-t-il, j’ai une confiance inébranlable dans l’esprit d’association volontaire des travailleurs, lorsque la vie économique sera débarrassée de toute entrave. Aujourd’hui les capitalistes centralisent la production à leur profit exclusif ; dans une société libre, la centralisation, si elle est nécessaire, aura lieu au profit des travailleurs. Mes griefs contre le capital visent seulement les privilèges que la loi accorde aux capi­talistes et qui tendent à faine du capital une source de revenu indépendamment du travail. »

Les syndicats de petits propriétaires cultivateurs, en vue d’utiliser en commun les moyens d’exploitation intensive de la terre, réaliseraient, sous ce rapport, l’idéal économique de M. Tucker en ce qui concerne 1’agriculture. Malheureusement, le problème reste ouvert en ce qui a trait à la grande industrie. Mais M. Tucker nous dira plus loin que le remède aux dangers que peut présenter la concentration industrielle réside dans la liberté absolue de la circulation fiduciaire.

M. Tucker admet donc la propriété individuelle ; il admet et désire, pour le bien de l’individu, la vie familiale ; il est naturel qu’il reconnaisse ensuite le droit à la transmission héréditaire. Cependant, suivant lui, cette transmission doit être volontaire et ne reposer sur aucun droit de succession, quel qu’il soit.

Pour lui, l’héritage est un acte de donation librement accompli. D’ailleurs, la question ne le préoccupe pas excessivement, étant donné que la liberté économique, pratiquée dans sa plus ample expansion, ne permettra pas normalement l’accumulation des richesses.

Table des matières

Lettre de M. Louis Marle

Introduction. Aperçu de la doctrine anarchiste

Chapitre I. Les causes et les formes de l’aotlon révolutionnaire aux États-Unis

Chapitre II. Les anarchistes intellectuels (Benjamin B. Tucker)

Chapitre III. Les anarchistes insurrectionnels

Conclusion. L’anarchisme intellectuel et l’avenir de la société américaine

Table des matières

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