Podcast Institut Coppet : Du principe de propriété – 1858 (1) par Henri Baudrillart (mp3)

Coppet MediaLu par Philippe Seigneur, Institut Coppet.

Podcast IC – Du principe de Propriété par Henri Baudrillart  1ère partie 

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Du principe de propriété. Par Henri Baudrillart (1858)

Extrait des Études de philosophie morale et d’économie politique (1858)

Édition numérique réalisée par Soufiane El Kherrazi, Institut Coppet

Henri Baudrillart  (1821-1892), l’un des plus fidèles disciples de Bastiat, est l’auteur d’un Manuel d’économie politique (1857) et d’un livre sur les Rapports de la morale et de l’économie politique (1860). Il montre que les leçons d’art économique qui se dégagent de la science, appuient généralement, pour le bien des individus et des peuples, les devoirs déjà révélés et imposés par la morale naturelle et religieuse. Selon Baudrillart, la propriété n’est pas seulement utile, elle est un droit fondé sur la nature humaine elle-même.

Sommaire

1ère partie

La propriété est fondée sur le droit

?Le travail, source de la propriété.

?La propriété est individuelle et non collective.

Seconde Partie

?Réponse à Rousseau : la propriété n’est pas une usurpation.

?La propriété préexiste à la loi?L’unité de l’utile et du juste.

?La société industrielle produit-elle la médiocrité ?

Les époques révolutionnaires qui, parmi les maux qu’elles causent, en font de grands à la science, ont pourtant, à ce dernier point de vue, quelques effets plus heureux. Elles forcent la société à réfléchir sur elle-même et à remonter à l’origine contestée de ses droits ; elles obligent les sciences qui s’en occupent à pousser plus avant leurs investigations ; elles leur défendent de rester superficielles ou inconséquentes. Il y a quelques années, un homme, qui représentait la logique des idées bien plus encore que l’entraînement des passions révolutionnaires, jetait comme un défi qu’une révolution devait bientôt suivre cette question fameuse: Qu’est-ce que la propriété ?

Ce n’était pas seulement un cri de guerre ; c’était, pour les sciences de l’ordre moral et politique, une mise en demeure de répondre et de s’entendre entre elles et avec elles-mêmes sur ce grave sujet, ce qui n’avait pas toujours eu lieu. L’économie politique, pour son compte, malgré les enseignements, trop oubliés sur ce point, qu’avaient donnés ses premiers fondateurs, était loin alors d’avoir, par tous ses organes accrédités, répondu à cette question fondamentale d’une façon uniforme et toujours satisfaisante. Des économistes célèbres gardaient sur elle, ou peu s’en faut, un silence qu’on pouvait mal interpréter. D’autres y répondaient faiblement. Quelques-uns allaient jusqu’à reconnaître dans la propriété une usurpation primitive et toujours nécessaire, qui se légitimait par ses bienfaits. Manière peu sûre de défendre le droit que de commencer par le nier. C’est l’honneur de l’esprit humain sur ces questions vitales, qui touchent aux bases mêmes des institutions, de ne pas se contenter des raisons tirées de l’utile ; il lui en faut de plus relevées et de plus rigoureuses pour le satisfaire. Il lui semble même que ce n’est pas seulement la dignité de sa haute nature, mais que c’est aussi un simple calcul de prudence qui lui interdit de s’y borner trop exclusivement. Avec les raisons qui s’empruntent de l’utilité générale, on ne ferme pas suffisamment la carrière aux utopies et aux révolutions car qui empêche que ce qui a été utile, même pendant des siècles, ne puisse cesser de l’être ? C’est d’ailleurs trop souvent le caractère de l’utile de donner lieu à des interprétations très-diverses ; non que l’utile n’ait aussi ses lois, et qu’il ne présente un élément stable, sans lequel le monde serait livré au désordre ; mais il faut un long temps pour le reconnaître, pour en faire une description exacte, et il ne lui est pas donné, alors même que ce travail est accompli, de rallier aisément tous les esprits et de soumettre toutes les résistances.

Il en est autrement du droit : il parle à l’homme un langage plus clair ; ses règles sont moins lentes à découvrir, la justice n’étant pas le résultat d’une expérience acquise au prix d’essais multipliés et souvent douteux, mais une intuition spontanée de la conscience et comme une partie de cette lumière naturelle dont il a été dit « qu’elle éclaire tout homme venant en ce monde. » Ce n’est donc pas seulement par l’utile, quoique l’utile y joue un si grand rôle, que la propriété doit être défendue.

Si quelqu’un persistait à fermer les yeux sur les inconvénients d’un pareil mode d’apologie entrepris en dehors de l’idée du juste, je me permettrais de citer l’exemple récent d’un éminent économiste, que l’Europe savante regarde à juste titre comme le glorieux successeur dans son pays des Adam Smith et des Malthus. M. John Stuart Mill, lorsqu’il en vient à parler de l’avenir de la propriété (Principes d’Économie politique, liv. II, ch. 1.), se montre sur ce point d’une hésitation qui étonne. Le savant écrivain n’est pas bien sûr, il le déclare à plusieurs reprises, que le communisme, à l’aide de perfectionnements qu’il croit possibles, ne sera pas un jour le régime des sociétés civilisées. Une vue plus nette du droit éternel aurait épargné à M. Mill une pareille incertitude. Si, après cet exemple illustre, l’économie politique ne comprenait pas tout ce qu’il y a de périlleux à se contenter des raisons prises dans l’intérêt privé et même public , quand elle pose et discute ses propres bases ; si elle ne sentait pas le devoir impérieux qui s’impose à elle de se rattacher de plus près au principe de la justice, qui ne varie point selon les temps et au gré des volontés changeantes des hommes, il faudrait mal augurer du succès de ses enseignements ; car ce n’est pas seulement, comme je viens de le dire, la dignité de l’esprit humain de ne se laisser pleinement convaincre que par les principes, telle est aussi sa nature qu’il n’est vivement intéressé que par eux. Si, dans les enseignements qu’on lui donne sur les destinées sociales, il n’est question ni de justice, ni de droit, ni de quelque chose qui ne soit pas purement matériel, ou si ces immortels principes, vers lesquels tout ce qui pense et sent ne cesse pas d’avoir les yeux levés, n’y figurent pour ainsi dire qu’accessoirement et par grâce, alors comme s’il ignorait ce qu’on veut lui dire, il se détourne et passe son chemin.

L’importance qu’il y a pour l’économie politique à s’appuyer sur une théorie de la propriété très nette et très solidement assise est, à mes yeux, une nécessité de premier ordre. Je crois qu’il suffit, pour en demeurer convaincu, de jeter un simple coup d’œil sur ses principaux éléments : la production, l’échange, la valeur. La production suppose une appropriation préalable, et l’échange ne porte que sur des objets appropriés. Ce qui n’est pas une propriété peut avoir sans doute une immense utilité, comme l’air, la lumière et l’eau, mais n’a pas de valeur proprement dite, et à ce titre échappe aux prises de la science, comme tout ce qui est vague et indéterminé. Celui qui, après avoir traité des phénomènes économiques, se décide à peine à nommer la propriété, me paraît faire comme l’astronome qui, dans le tableau des cieux, omettrait le soleil. Ce n’est pas, en effet, une pure métaphore de dire que la propriété est à l’ordre économique ce que le soleil est à notre monde. Celui qui se fait d’elle une idée juste et complète ne tarde pas à reconnaître qu’elle est le point central autour duquel gravite tout le reste.

Un tel sujet, on peut le voir, s’il a ses racines dans la philosophie du droit, touche à la législation par ses développements. On ne s’en plaindra pas, je l’espère. Les sciences sociales ne sauraient que perdre à rester isolées.

Si l’analyse, qui seule réussit à les constituer et à assurer leurs progrès, leur interdit de se confondre dans le sein d’une vague et ambitieuse unité, la synthèse leur fait un devoir d’autant plus rigoureux de s’unir entre elles par d’étroits rapports qu’elles ont de communs principes et de nombreux points de contact. Un double danger menace les sciences morales et politiques quand elles s’isolent : un esprit d’exclusion d’abord, qui les rend étroites, ombrageuses, injustes à l’égard de leurs voisines ; ensuite, par cela même qu’elles continuent à faire route à part, sans vouloir jamais se rencontrer ni se connaître, des divergences qui ne tardent pas à devenir des contradictions. La question de la propriété en est la preuve. Les philosophes, les jurisconsultes, les économistes, indépendamment des divisions qui règnent dans le camp de chacun de ces ordres de penseurs et de savants, lui assignent trois origines différentes. La liberté de la personne humaine, qui s’applique aux choses et les faits siennes, le droit du premier occupant, le travail, voilà la triple explication du principe de propriété ; et, pendant bien longtemps, on a paru à peine soupçonner qu’entre ces trois explications il y a un accord possible et même, je le crois, facile. Aussi qu’en est-il résulté ? C’est que des sophistes habiles, se donnant comme une récréation le spectacle des antinomies de l’esprit humain, ont mis les docteurs en opposition flagrante, et ont fini par conclure de leurs querelles que c’était la propriété qui avait tort.

La propriété est fondée sur le droit

La propriété foncière, objet principal de ces attaques, tout en nous occupant beaucoup par l’importance et le nombre des questions économiques qu’elle soulève, n’est pas la seule qui doive nous occuper. Il y a des propriétés qui, pour ne s’être incarnées ni dans le sol, ni dans ce qu’on a coutume d’entendre par objets mobiliers, sont néanmoins respectables, de même que, pour être nouvelles dans le monde, elles n’en sont pas moins légitimes ; telle est, par exemple, la propriété qui s’attache à un dessin, à une composition musicale, à un livre. Je me suis servi de cette expression : nouvelles dans le monde. Qu’on ne se hâte pas de voir dans ces mots une contradiction avec l’idée que la propriété est un fait naturel et qui, en cette qualité, pourrait sembler au premier abord immobile et non susceptible d’extension. Il n’y a pas de pareils faits dans le monde. La liberté et la justice sont assurément des principes naturels, mais les applications qui en sont tirées n’en sont pas moins progressives. Immuable en son essence, le droit est perfectible dans ses formes. L’homme ne l’a pas inventé, mais il y fait des découvertes. Il en est du droit comme des vérités mathématiques, qui subsistent tout entières en dehors de l’intelligence humaine qui les conçoit, mais qui ne sont connues que peu à peu. Il est sans doute loisible à chacun de contester ces vérités primordiales de droit naturel ; mais eût-on l’esprit de Montaigne ou la logique de Hobbes, on ne parvient pas sérieusement à les ébranler.

Ce qu’on oppose à la démonstration du principe de propriété fondé sur le droit, c’est non-seulement l’insuffisance, objection que nous aurons à apprécier, mais la divergence des explications qui en ont été présentées. Le droit, dit-on, le véritable droit donne lieu à moins de systèmes. Mais s’il était prouvé que ces systèmes concordent entre eux beaucoup plus que ne le croient leurs auteurs et que ne le répètent leurs adversaires ; si ces origines diverses pouvaient être ramenées à l’unité et n’étaient que les degrés divers d’un même principe, l’objection perdrait toute sa valeur et le droit acquerrait un nouveau degré de certitude scientifique. Or, c’est ce que je crois aisé d’établir. Qu’on veuille suivre, en effet, l’exposé rapide de ce que disent sur le droit de propriété les philosophes, les jurisconsultes, les économistes. Écoutons d’abord la philosophie moderne par l’organe d’un de ses plus illustres interprètes. — L’homme, si faible et si petit matériellement en face de la nature, se sent et se sait grand par l’intelligence et la liberté. Il est essentiellement une force libre et raisonnable, disposant d’elle-même, jetée au milieu d’un système de forces aveugles et fatales. Relevé à ses propres yeux par ce sentiment, l’homme se juge supérieur aux choses qui l’environnent ; il estime qu’elles n’ont d’autre prix que celui qu’il leur donne, parce qu’elles ne s’appartiennent pas à elles-mêmes. Il se reconnaît le droit de les occuper, de les appliquer à son usage, de changer leur forme, d’altérer leur arrangement naturel, d’en faire, en un mot, ce qu’il lui plaît, sans qu’aucun remords pénètre dans son âme. Ainsi, d’après cette explication, le besoin n’est pas le principe du droit. Sans doute l’homme s’empare des choses, parce qu’il a besoin de se les approprier pour vivre. Mais autre chose est le mobile qui pousse l’homme à l’appropriation, autre chose est le principe qui la consacre. Il ne suffit pas que j’aie besoin d’une chose pour avoir droit sur elle.

Ce qui constitue le droit primitif, c’est la supériorité naturelle de ce qui est libre sur ce qui est fatal, de ce qui est intelligent, raisonnable, sur ce qui ne l’est pas. De là le droit de tout homme sur toute chose non appropriée antérieurement. — Considérée dans le rapport d’homme à l’homme, la propriété a également sa base dans le caractère sacré de la personnalité humaine, constituée éminemment par la liberté. Enlever à un homme ce qu’il s’est assimilé par l’application de son intelligence et de sa libre activité, c’est attenter à l’inviolabilité de la personne, inviolabilité que nos codes reconnaissent et garantissent, et qui, loin d’être elle-même un effet des lois, est, au contraire, leur raison d’être.

La plupart des jurisconsultes et de célèbres publicistes (M. Cousin, dans Justice et Charité et dans la VIIe leçon de l’Histoire de la philosophie morale au dix-huitième siècle), tels que Montesquieu, Mirabeau, Bentham, donnent à la propriété, pour origine, la loi civile ; mais comme il faut nécessairement à la loi quelque chose de préexistant à quoi elle s’applique, généralement ils invoquent le droit du premier occupant. Or, ce droit de premier occupant pris en lui-même ne signifie rien, il ne mérite le nom de droit que grâce à l’une ou l’autre- des conditions suivantes, et le plus ordinairement, que grâce à leur réunion ; la première c’est la liberté et le respect qu’elle implique ; la seconde, c’est le travail. La liberté d’abord : c’est ce qui donne à Diogène le droit de garder sa place au soleil ; c’est ce qui constitue le droit du sauvage sur le morceau de bois qu’il a ramassé et pris à l’arbre.

L’instinct parle ici avant toute réflexion ; il parle à l’enfant lui-même. Mais la liberté qui se borne à une simple prise de possession ne fonde souvent qu’un droit vagua et insuffisant. D’après la théorie qui fonde uniquement la propriété sur la première occupation, celui qui le premier arriverait dans une contrée encore inoccupée aurait donc le droit de se l’approprier tout entière, et ceux qui viendraient ensuite seraient tenus de reconnaître en lui le légitime possesseur de toute l’étendue de terrain qu’il lui plairait de donner comme son domaine. A ce compte les sauvages de l’Amérique auraient eu le droit de s’attribuer à tout jamais la propriété des forêts vierges qu’ils occupaient. La liberté et le droit du premier occupant ont donc besoin d’une sanction nouvelle qui réalise le droit d’une manière moins méconnaissable : c’est le travail qui la leur donne.

Le travail, source de la propriété

Ce sera la gloire immortelle des économistes du dernier siècle, non-seulement d’avoir assigné le travail pour origine à la propriété, ce que Locke avait déjà fait avant eux, mais d’avoir fondé sur ce grand principe l’économie politique tout entière. Les erreurs de l’école physiocratique ont disparu, mais le principe de cette généreuse école, qui mit au monde tant de vérités nouvelles, vivra autant que la science elle-même. En face du système despotique, quand l’État prétendait à la souveraineté de droit divin sur les personnes et sur la terre même du royaume, en face des rêveries niveleuses et tout aussi despotiques de Rousseau et de Mably, Quesnay et ses disciples, Mercier, Baudeau, Lelrosne, Dupont de Nemours, enfin Turgot, le plus grand de tous, posèrent avec fermeté la théorie véritablement démocratique du travail comme source de la propriété, ils allèrent plus loin : non-seulement ils rapportèrent la propriété des choses au travail, mais ils rattachèrent le travail lui-même à la propriété éminente que l’homme a de ses facultés et de ses organes, c’est-à-dire à la liberté. Tout récemment, quand la propriété était si violemment attaquée par le socialisme, nous avons vu entrer en lice des publicistes illustres à plusieurs titres, qui sont accourus pour la défendre. Eh bien ! parmi tous les arguments de fonds qu’ils invoquent, et dont ils savent tirer un parti d’ailleurs si heureux, quelquefois si neuf, il en est bien peu qui ne se retrouvent dans l’arsenal des physiocrates, lesquels avaient écrit, non pour le besoin de la lutte, mais les yeux fixés, dans leurs calmes méditations, sur la vérité et sur le droit qui sont de tous les temps. Je crois inutile maintenant de montrer l’accord parfait des trois théories sur le droit de propriété, pour peu qu’on prenne la peine de les comparer et de les rapprocher, eu s’attachant au fonds plus qu’à la forme. La liberté occupe les choses ; mais cette appropriation ne se réalise pleinement que par le travail. Le travail n’est lui-même qu’une application suivie et régulière de la liberté humaine, c’est-à-dire de la force active et volontaire qui nous constitue ; il n’est qu’une occupation prolongée. Le travail rend la propriété sacrée ; mais c’est le respect dû à la personne qui rend sacré le travail lui-même.

Il s’ensuit que les trois théories sur l’origine de la propriété ne sont en réalité que diverses faces d’un même principe, à savoir, la force active, prenant possession d’abord de ses facultés et de ses organes corporels, ce qui est le premier mode de son exercice et la première appropriation concevable  ; puis s’imposant aux choses par l’occupation, ce qui est le second mode de son activité et la première forme visible de la propriété ; puis enfin, les faisant plus réellement siennes par le travail, ce qui est le troisième degré du même développement, degré infiniment plus énergique, plus appréciable dans ses effets, et d’une évidence pour ainsi dire palpable, qui fait prendre corps au droit, placé jusque-là dans une sphère trop métaphysique pour ne pas donner lieu à des contestations nombreuses, soit théoriques, soit pratiques.

Ce caractère pour ainsi dire consubstantiel de la liberté, de la propriété et du travail, bien qu’il s’emprunte à des sources philosophiques, n’est au fond qu’une vérité de sens commun. La corrélation de ces idées est facile à saisir. Être propriétaire dans toute la force du terme, c’est être libre de posséder les choses et d’en disposer, de les échanger, de les donner et de les transmettre par héritage. Être libre, c’est avoir la propriété de soi-même et de ses facultés et de leur emploi, dès lors le libre choix et le libre exercice de son industrie. Liberté civile, propriété, liberté de l’industrie et du commerce, sont autant d’idées qui s’appellent et se supposent les unes les autres ; leur solidarité est partout écrite. Tous les défenseurs de là propriété, dans ces derniers temps, l’ont mise en lumière. La propriété et la liberté sont si étroitement unies entre elles, qu’elles ont toujours été reconnues et sacrifiées ensemble et dans les mêmes proportions.

Ainsi, dans la plupart des États de l’Orient, où l’esclavage politique existe dans toute sa force, il n’y a pas d’autre propriétaire que le prince ou la caste dominante. Dans la Grèce antique, c’est l’État qui a un pouvoir souverain sur la propriété, comme sur la famille et sur l’individu. On voit les philosophes grecs parfaitement d’accord sur ce point avec les législateurs. Platon, qui demande la communauté, Aristote, qui préfère la propriété individuelle, reconnaissent tous deux à l’État le droit d’établir l’un ou l’autre de ces systèmes. A Rome, la souveraineté absolue sur les biens et les personnes passe dans la famille aux mains du père. Dans une foule de cas, la main de l’État dispose souverainement de la propriété. Le seigneur, sous la féodalité, le roi, sous la monarchie absolue, sont réputés propriétaires originaires de tout le domaine compris dans leur ressort. Louis XIV émet nettement cette prétention : « Les rois, peut-on lire dans son instruction au Dauphin, sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés. »

La propriété est individuelle et non collective

Dans le livre ayant pour titre : Testament politique de M. de Louvois, on lit ce qui suit : « Tous vos sujets quels qu’ils soient, vous doivent leur personne, leurs biens, leur sang, sans avoir droit de rien prétendre. En vous sacrifiant tout ce qu’ils ont, ils font leur devoir et ne vous donnent rien, puisque tout est à vous. » En France, la liberté civile sous toutes ses formes, l’affranchissement de la propriété et la liberté du travail ont suivi un parallélisme parfait. C’est le même jour, et ce jour a été la plus grande date des temps modernes, que les redevances abusives pesant sur le sol, que les prohibitions à l’intérieur mises sur la circulation de ses produits, que les restrictions à la libre industrie représentées par les jurandes et les maîtrises, et qu’enfin la plupart des gènes qui pesaient sur la pensée ont été abolies. Les défenseurs de la propriété qui, justement frappés de son immense utilité sociale, veulent qu’on s’en tienne à ce genre de preuves, demandent comment ceux qui se montrent moins timorés quant à la réalité du droit répondront aux sectes communistes et socialistes, lorsqu’elles allèguent que le travail ne modifiant que la surface ne peut dès lors étendre ses droits sur le fonds, commune propriété du genre humain. Assurément les raisons tirées de l’utile pour justifier l’appropriation du fonds ont bien de la force. Il est utile que le travailleur qui a fécondé le sol garde le fonds aussi bien que la surface ; autrement il usera du sol comme un possesseur précaire et pressé de jouir. Point de pensée d’avenir, point d’amélioration sérieuse dès lors, point de population nombreuse et suffisamment entretenue, point de civilisation ayant des racines profondes, soit morales, soit matérielles.

Tous ces avantages ne peuvent venir que de la propriété durable, et sont incompatibles avec la simple possession temporaire. C’est par la même raison qu’il est utile que la propriété soit individuelle et non collective ; on en a la preuve dans les communautés religieuses du moyen âge, et de nos jours, dans l’état fort imparfait des propriétés des communes. La propriété collective a pour inconvénient de ne pas stimuler suffisamment l’activité du propriétaire et de n’être pas transmissible à des possesseurs plus actifs, plus habiles/mieux fournis de capital, et surtout plus désireux de s’enrichir. Il en est de même pour l’héritage. Quoi de plus aisé à justifier par l’utilité sociale ? Tout le monde sait que l’héritage donne à l’activité du père de famille, à son sentiment de la responsabilité, à son esprit d’épargne un immense ressort, et devient par là le principe de nouvelles richesses sociales, qui n’auraient pas été créées sans lui et qui profitent à tous, même aux plus dénués. Tout le monde sait qu’il resserre le lien de la famille, l’empêche fréquemment de se dissoudre et tend à la perpétuer.

Tout le monde sait enfin que l’héritage est seul en état de créer cette force sans laquelle il n’y a ni société stable ni grand peuple, la tradition, puissance conservatrice qu’il importe à un degré tout particulier de fortifier chez les nations modernes, si on ne veut courir le risque de les voir s’abîmer sous le flot mobile de la démocratie. Retranchez la propriété du fonds, retranchez la propriété individuelle, retranchez l’héritage, obligés de songer aux étroites nécessités du moment, courbés sous le poids d’un travail matériel et pénible, n’ayant ni le temps ni le droit de songer à l’avenir, tous resteront abaissés au même niveau, toutes les générations tourneront dans le même cercle d’ignorance et de misère. Les arts, les sciences, les lettres, ce noble luxe qui décore si magnifiquement la civilisation et qui contribue si puissamment à enrichir la société, n’auront pas le temps de naître ou seront abandonnés. L’industrie elle-même, celle qui répond aux premières nécessités de l’existence, s’accommode mal d’un pareil état ; d’une part, elle ne peut se passer du développement des sciences qui, cultivées d’abord avec désintéressement par de prétendus oisifs, se résolvent en applications de tout genre ; d’une autre part, elle, n’est possible qu’à l’aide d’une certaine concentration de capitaux, sans laquelle il n’y a ni une suffisante division du travail, ni un suffisant appât à l’esprit de perfectionnement. Il faut de riches capitalistes pour appliquer et par conséquent aussi pour susciter les découvertes. Sans la propriété permanente, avec foutes les conséquences que ce mot implique, l’industrie végétera misérablement dans la reproduction des mêmes formes imparfaites, ou se consumera en essais infructueux. Ôter la propriété permanente, en un mot, ôter à la civilisation arec ses fleurs les plus belles ses fruits les plus savoureux ; c’est substituer à la demeure de l’homme civilisé solidement assise latente de l’Arabe éternellement vagabond.

A Dieu ne plaise que nous cherchions à infirmer l’excellence de ces raisons tirées de l’utile, raisons dont la force est faite pour frapper tous les esprits ouverts au sentiment de la réalité ! Mais c’est précisément cette conformité admirable de la propriété avec l’utilité sociale qui me fait soupçonner sa conformité non moins parfaite avec le droit, et qui me pousse à en chercher les raisons dans l’harmonie préétablie de l’utile et du juste. Pourquoi accepter la défaite sur un point aussi essentiel que le droit et se contenter d’une victoire incomplète qu’on risque de compromettre, en ne sachant pas la pousser jusqu’au bout ? Pourquoi se résigner de gaieté de cœur à une de ces anomalies, à une de ces contradictions naturelles, qui sont un véritable supplice pour les intelligences droites, tant qu’elles n’ont pas réussi à les concilier, et dont la trop facile admission dans l’ordre du monde et dans l’étude de la société constituerait, si l’on n’y faisait attention, un véritable matérialisme, un véritable athéisme scientifique ?

Prenez garde, dirai-je à mon tour, en me plaçant sur leur terrain même, sur le terrain de la prudence, à ceux qui se résignent volontiers à passer pour des usurpateurs, pourvu qu’on leur concède que cette usurpation a été bonne dans ses effets  ; prenez garde que ceux qui veulent s’emparer de vos biens n’en prennent texte contre vous d’une manière embarrassante ; car, enfin, eux aussi, et c’est là le titre même de la mission réformatrice qu’ils se donnent, eux aussi se flattent de justifier l’usurpation à force de bienfaits ; ils se croient même à cet égard beaucoup mieux en mesure que vous ne l’êtes ; ils ont en main des systèmes, des panacées ; ils ont la prétention de parer aux inconvénients que vous signalez et de les racheter, s’il en subsiste, par de plus précieux avantages. Si l’on retranche l’idée morale, le progrès indéfini justifie toutes les spoliations, et la propriété n’appartient plus qu’à ceux qui s’en croient les plus dignes. Entre vous et eux, entre les services rendus au passé et les services qu’ils prétendent rendre à l’avenir, il ne restera plus pour décider la question que la force. Voilà où conduit la défiance du droit. Tout sacrifice fait de ce côté, bien loin, comme l’on croit, de profiter à l’utile, lui porte les plus rudes atteintes.

Réponse à Rousseau : la propriété n’est pas une usurpation

Je ne m’appesantirai pas sur cette prétendue usurpation du sol qui a privé, dit-on, le genre humain, des douceurs innocentes du droit de cueillette, chasse, pêche et pâture. On pourrait demander, sans doute, si ces droits tant regrettés ont empêché des milliers de créatures humaines de mourir de faim, et s’ils n’avaient pas un complément moins inoffensif dans l’anthropophagie. Mais cette idée qu’il y a eu primitivement usurpation du fonds, de ce qu’on nomme la terre nue, souffre une réfutation plus directe. Je crois nécessaire de la présenter en quelques mots ; car cela été souvent le point faible de la défense. Qu’entend-on par usurpation ? On n’usurpe que ce qui appartient à quelqu’un ; on n’usurpe que ce qui a une valeur. Or, la terre nue, ceci est de la vérité la plus stricte, quoique ordinairement la plus méconnue, la terre nue n’en a pas. Utile, sans doute, comme tout autre instrument de travail, elle ne vaudra que par le travail et le capital qui s’y seront incorporés. Ce fut si peu un privilège d’être le premier occupant de la terre nue (privilège en tous cas qui s’est perdu depuis longtemps par suite de ventes successives), que je considère les prétendus usurpateurs de cet instrument de travail comme ayant été moins les privilégiés que les martyrs de la propriété. Cette expression de martyrs qui vient de m’échapper, je ne la retire pas, je la maintiens et je l’explique. On ne sait pas toujours ce dont on parle, en parlant de la terre nue. La terre nue, c’est la ronce et le reptile, c’est le marécage pestilentiel, c’est la lutte, c’est la souffrance sous les formes les plus pénibles ; c’est souvent la mort, arrivant à la suite de privations horribles et de maladies qui consument lentement l’héroïque pionnier de la culture et de la civilisation, sur lequel plus tard des sophistes, pour toute récompense, appelleront la malédiction. On croit que c’est la terre qui a fait le propriétaire primitif. La vérité est que le propriétaire ne l’est devenu qu’après avoir fait la terre ; fait la terre, dis-je, non, sans doute, en tant que matière ; à ce compte, l’homme ne crée rien, mais en tant que valeur, seule manière dont il ait été donné à l’homme de créer.

Les Espagnols, du temps et au rapport de Locke, en jugeaient ainsi. Bien loin de maudire, à la manière de Rousseau, dans un fougueux anathème, celui qui osait enclore, assainir, ensemencer un terrain inoccupé, et dire : Ceci est à moi, ils le récompensaient au contraire, ils lui accordaient une prime. C’était beaucoup plus raisonnable. L’usurpation consisterait, dit-on, en ce que toutes les places sont prises. Mais où voit-on que la terre nue fasse défaut ? Elle forme de beaucoup la plus grande partie de notre globe ; car l’homme qu’on prétend si vieux, paraît, au contraire, à peine commencer l’œuvre de sa jeunesse, et n’avoir pris jusqu’ici qu’une possession aussi incomplète qu’imparfaite de sa demeure. La terre nue s’offre en masse à l’audace de nouveaux usurpateurs. Tout le monde sait qu’il y en a, par exemple, des quantités immenses aux États-Unis. Or, combien y vaut-elle ? un dollar l’acre, ou plutôt ce qui vaut, ce n’est pas elle, c’est la protection sociale, ce sont les circonstances plus favorables, nées elles-mêmes du travail humain, au sein desquelles son exploitation est placée ; dans le désert, elle n’aurait aucun prix, fût-elle d’une incomparable fertilité. D’où vient donc que tant de pauvres gens qu’on dit spoliés refusent d’aller se faire spoliateurs à leur tour ? Est-ce par ménagement pour l’avenir qu’ils enrichiraient ? Assurément non. C’est qu’ils ont entendu parler des misères de l’émigration, misères fort inférieures pourtant à celles qu’eurent à supporter les premiers occupants, alors que la civilisation n’existant pas ne pouvait leur venir en aide.

Dira-t-on que ce qui est vrai au commencement cesse de l’être, et que, si d’abord l’usurpation se justifie par les difficultés attachées à l’exploitation, il n’en est plus ainsi dans l’état de civilisation ? A cela je réponds premièrement que le sol est à chaque instant acheté par la propriété mobilière, qui n’est elle-même que du travail capitalisé, et qu’ainsi les prétendus spoliés seraient rentrés, on ne saurait dire combien de fois, dans leurs droits ; secondement, que ce combat à soutenir contre la terre dure encore. Ce n’est pas seulement à une époque perdue dans la nuit des temps, c’est maintenant, c’est toujours que la terre est à créer comme instrument de travail ; c’est une œuvre sans cesse à recommencer, une œuvre qui tient l’homme perpétuellement en haleine. Bien loin d’être en ce sens un instrument de travail privilégié, il n’en est pas de plus indocile, de plus constamment prêt à la rébellion, il n’en est pas dont l’entretien coûte autant. Voyez les autres conquêtes de l’homme, le cheval, le bœuf, l’âne, le chameau, les différents oiseaux de basse-cour. Ces conquêtes étaient beaucoup plus aisées à faire, beaucoup plus faciles à garder. Entre les animaux domestiques et l’homme, il y a, en effet, une mystérieuse affinité. Entre la terre et l’homme, au contraire, il semble qu’il n’y ait naturellement qu’hostilité, une hostilité pleine de résistance qui semble répéter au dernier occupant comme au premier la sentence divine : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. »

Persistera-t-on à dire, en établissant entre la propriété foncière et la propriété mobilière un parallèle désavantageux à celle-là, que l’homme ne crée pas le fonds en tant que fonds ? J’ai déjà répondu. L’homme crée-t-il davantage l’animal dont il fait sa proie par la chasse, le poisson qu’il prend dans ses filets, le bois dont il a su façonner dos flèches ? Nous pouvons donc regarder en face, sans en être intimidés le moins du monde, l’idée d’une usurpation primitive, laquelle se serait légitimée avec le temps, selon les uns, et qui ne pourrait jamais l’être, suivant les autres. La légitimité de la propriété est contemporaine de la propriété même. Le droit n’a pas ici de ces défaillances, de ces incertitudes et de ces inégalités qu’on lui suppose. Dans un cas comme dans l’autre, il est lumineux, il est ferme, il est invincible. Il ne fléchit pas plus à l’égard de l’appropriation du fonds que relativement à celle de la surface ; il ne s’éclipse pas plus à l’égard de la propriété foncière que relativement à la propriété mobilière ; il n’est pas plus en défaut à l’égard de la propriété permanente que relativement à la simple possession ; il est le même toujours, sacré au même litre et au même degré ; ici et là il est le droit.

La propriété préexiste à la loi

En croyant que la loi fonde la propriété au lieu de simplement la garantir, et qu’elle peut, en conséquence, la modifier indéfiniment, au gré de l’utilité variable, réelle ou prétendue, interprétée par le législateur, on s’est exposé à prendre tous les excès légalement commis contre la propriété pour les abus de la propriété même, et on l’a par suite calomniée auprès des masses. Ainsi, tous les privilèges qui ne sont que des attentats à la liberté de travail et à la propriété ont été pris et se sont donnés eux-mêmes pour des propriétés sacrées, à commencer par l’esclavage, propriété impie, monstrueuse, contradictoire, impossible, pourtant légale aujourd’hui même dans un pays qui s’appelle républicain et démocratique. Les droits féodaux, qui limitaient la propriété de l’homme sur les fruits de son travail et sur son travail même, cette propriété originaire que Turgot proclamait la première et la plus imprescriptible de toutes, les droits féodaux ont été pris et se sont donnés pour des propriétés légitimes et inaliénables. On a vu dans les majorats, dans les substitutions, dans les biens de mainmorte, des abus de la propriété, tandis que l’idée du droit y eût fait voir des attentats légaux contre la propriété. La propriété a donc été considérée comme coupable des abus mêmes dont elle était la victime ; on lui a imputé les maux qu’on eût épargnés à l’humanité en la respectant. Nulle injustice, en effet, qui n’ait sa source dans la violation de la propriété appartenant à chacun de sa personne, de son travail ou des résultats de ce travail. En fondant la propriété sur l’utile seul, on ouvre la porte à toutes les altérations, à toutes les récriminations, à toutes les révolutions. On croit utile de créer pour les uns d’injustes privilèges, sauf à croire plus tard utile de décréter des abolitions de dettes ou des confiscations, ou des impôts presque indéfiniment progressifs.

Sans recourir à des autorités de savants, la conscience« humaine a tranché la question. Elle a toujours regardé la propriété comme un droit naturel, .par cela seul qu’elle a toujours regardé comme une obligation morale le devoir de la respecter. Bien avant que les avantages sociaux de la propriété eussent été établis par l’économie politique, l’attentat à la propriété était réputé crime par le coupable lui-même. Entre le voleur qui s’insurge contre le droit naturel, et le séditieux qui se révolte contre la loi, la conscience humaine a toujours mis une différence. La société, jalouse de sa sécurité, a pu châtier le séditieux avec plus de rigueur  ; mais, à moins qu’il n’eût pour but le pillage et l’assassinat, à moins qu’il n’eut pour mobiles la cupidité, l’envie et la vengeance, ce qui est trop souvent vrai, elle n’a jamais pu se résoudre à flétrir au même degré que le voleur le factieux fanatique qui la menace souvent bien davantage. Un pareil juge ment, porté par l’humanité depuis qu’elle existe, est incompatible avec l’idée que le principe de propriété n’est qu’une dérivation de l’utile.

S’il fallait, pour être honnête homme, avoir profondément médité sur l’utilité sociale de telle ou telle institution, les honnêtes gens seraient aussi rares que les grands économistes ; c’est-à-dire que quelques individus par siècle agiraient avec connaissance de cause et les autres échapperaient à la responsabilité par l’ignorance. « Heureusement pour le bien public, écrit une des plus remarquables intelligences de ce temps-ci, M. Jouffroy, quand, par un beau clair de lune, et lorsque tout dort dans le village, le paysan, qui n’a de sa vie philosophé, regarde, avec un œil de convoitise, les fruits superbes qui pendent aux arbres de son opulent voisin, il a beau se rassurer par l’absence de tout témoin, calculer le peu de tort que causerait son action, et, comparant la douce vie du riche aux fatigues du pauvre, et la détresse de l’un à l’aisance de l’autre, pressentir tout ce qu’a dit Rousseau sur l’inégalité des conditions et l’excellence de la loi agraire, toute cette conspiration de passions et de sophismes échoue en lui contre quelque chose d’incorruptible, qui persiste à appeler l’action par son nom, et à juger qu’il est mal de la faire. Qu’il résiste ou qu’il cède à la tentation, peu importe. S’il cède, il sait qu’il fait mal ; s’il résiste, qu’il fait Lien : dans le premier cas, sa conscience prendra parti pour le tribunal correctionnel, et dans le second, elle attendra du ciel la récompense que les hommes laissent à Dieu le soin de payer à la vertu. »

Bien loin donc que la propriété ait son origine et son titre dans les combinaisons savantes de l’utile et dans l’autorité de la loi, c’est la propriété qui préexiste à la loi, c’est elle qui a rendu la loi nécessaire, et qui ne cesse de lui communiquer son caractère sacré (on sait avec quel soin et avec quel succès F. Bastiat, dans divers écrits, s’est attaché à la démonstration de cette vérité) ; l’utile est venu après le droit comme la conséquence sort du principe. Traduction d’abord imparfaite et trop souvent altérée du droit, la loi n’exprime elle-même dans son progrès vers une justice plus satisfaisante et plus égale que le progrès de l’idée de propriété qui se dégage des ombres et des entraves dont l’avaient surchargé la conquête, l’esclavage, et toutes les violations que le droit naturel a subies dans le cours des temps. Tel est le sens de la civilisation prise au point de vue économique. C’est ce qui fait que la propriété est devenue de plus en plus personnelle, et par là même, tant cette idée de personnalité est loin ici d’être synonyme d’égoïste privilège, de plus en plus ouverte à tous, moyennant le travail qui est une propriété en puissance, pour ainsi dire, et qui puise une rémunération toujours croissante dans la masse des richesses qu’il accroît indéfiniment ; c’est ce qui fait qu’il y a, de nos jours et dans notre pays, plus de personnes qui possèdent, plus de choses qui sont possédées, et que ces choses le sont plus complètement ; c’est ce qui fait que la propriété, la plus individuelle des idées, et la plus liée à l’intérêt personnel, est aussi la plus sociale, puisqu’elle ressemble à un fleuve qui est allé sans cesse grossissant, et se divisant de plus en plus ; c’est enfin ce qui explique qu’à mesure qu’elle s’est approchée de l’idée pure du droit, elle s’est spiritualisée davantage, s’attachant, de nos jours, et devant s’attacher encore plus dans l’avenir, à l’idée, aux œuvres d’esprit, et non plus seulement à la terre, à l’argent et aux biens mobiliers, plus visiblement, plus grossièrement matériels.

L’unité de l’utile et du juste

Je n’insisterai pas davantage : personne ne sent plus que nous qu’il faut craindre l’abus et l’ennui des abstractions en économie politique. Mais personne aussi n’est plus convaincu qu’il importe à un haut degré de bien fixer les bases de cette science, son esprit général, les principes desquels elle tire de si importantes conséquences. Je crois qu’il y a à cela avantage, nécessité en tout temps ; mais je crois en outre, et c’est la raison de mon insistance, qu’il y a à cela aujourd’hui un particulier à-propos. Notre siècle, si épris de l’utile en toutes choses, paraît souvent, par une contradiction qui lui permet de faire sur le papier un facile étalage de stoïcisme, trouver un certain plaisir à parler de l’utile sur le ton du dénigrement, à le considérer, et avec lui la science qui s’en occupe, comme quelque chose de très-subalterne. Depuis que l’industrie nous enrichit et nous éblouit de ses merveilles, depuis que la richesse publique accuse chaque année un progrès continu, on a vu souvent se produire cette tendance au dénigrement. A propos de la dernière et si remarquable Exposition de l’industrie, elle s’est manifestée à plusieurs reprises ; elle subsiste dans beaucoup d’esprits à l’état de protestation sourde. Peut-être si on comprenait mieux le rapport qui unit l’utile à l’idée morale, à l’idée du juste dont il n’est souvent qu’une application, qu’une dérivation, peut-être, si on voyait mieux le lien de l’utile avec les idées les plus essentielles et même les plus élevées de la civilisation, se hâterait-on moins de crier au matérialisme ; peut-être conviendrait-on que ce progrès industriel suppose lui-même quelque chose de très-honorable, à savoir le croissant respect de ces principes de droit dont chaque conquête a été et devient un nouveau pas dans l’accroissement de la liberté et de la dignité humaine, comme dans le développement du bien-être. Je sais tout ce qu’on objecte. On dit qu’il y a de nos jours une tendance marquée, chez un grand nombre d’hommes, à s’enrichir sans travail. On ajoute que le goût du luxe a tout envahi, et que ce penchant porte atteinte à la liberté, à la force des caractères. Enfin, l’on prétend que l’opinion, se faisant complice,, accorde à la fortune une estime trop disproportionnée, qui classe les hommes moins en raison de ce qu’ils sont que de ce qu’ils ont. J’accorde tout ce qu’il y a de vrai dans un pareil tableau ; mais je pense aussi que cette vue, pour être en partie justifiée, n’est pas moins très-superficielle. La société française, prise dans sa masse, ne ressemble pas à cette peinture.

Il suffit de presser un peu ces diverses accusations pour en rester convaincu. Jamais en ce qui regarde la propriété, par exemple, la source n’en a été plus pure. Jamais elle n’a été autant que depuis un demi-siècle, le fruit du travail honnête. Ces grandes fortunes, élevées par le jeu, sont un infiniment petit en comparaison de la masse énorme des propriétés lentement acquises au prix du travail énergique, persévérant, dans les professions agricoles, industrielles et dans celles qu’on nomme libérales. Pour la propriété foncière, nos quinze millions de paysans propriétaires, race qui n’a jamais mieux mérité l’appellation du poète, gens dura experiensque laborum, nous diront à quel prix la propriété s’acquiert. Qu’on mette dans la balance la masse d’efforts, d’économie, d’intelligence, de bonne conduite que suppose cette accession de la masse à la propriété foncière et mobilière, et qu’on dise si la propriété ne porte pas avant tout en elle une vertu moralisante, si, comme but, elle ne tend pas puissamment à maintenir, à faire entrer l’homme dans la bonne voie, et si, une fois acquise, elle ne contribue pas à lui inspirer ce respect de soi-même et des autres, condition, non pas unique assurément, mais fondamentale, de toute société, de toute civilisation. Si c’est cet esprit même de travail modeste, d’humble épargne qu’on accuse comme ne donnant lieu qu’à des vertus secondaires, subalternes, intéressées, qui ne feraient qu’abaisser l’idéal moral de l’humanité, je ne sais que répondre, tant il me semble contraire à la nature humaine, contraire à l’histoire de supposer que les vertus sublimes, héroïques, aient été et puissent être jamais des vertus de tous les jours et de toutes les situations, suffisant, pour ainsi dire, à tous les emplois de l’activité ; tant il me paraît peu vraisemblable que ces vertus simplement estimables, moyennes, si l’on veut, médiocres, en devenant plus communes et en prenant le plus souvent la place des vices qu’engendrent la misère, l’ignorance et l’irréflexion, fassent obstacle à un développement moral supérieur, au déploiement des vertus les plus délicates et les plus hautes. Autant il vaudrait prétendre que les causes qui diminuent le nombre des paresseux et des intempérants tendent à flétrir le désintéressement et à arrêter l’essor du dévouement chez les grandes âmes.

La société industrielle produit-elle la médiocrité ?

Qu’on me permette de le dire, à propos de la propriété et de l’industrie dont nous plaidons, en face d’accusations répétées, la dignité morale, autant que les effets heureux sur l’homme et sur la civilisation ; on me paraît se tromper gravement sur les causes du mal que l’on signale. S’il y a, en effet, moins de fermeté, de noblesse, d’élévation de nos jours, ce n’est pas l’aisance, ce n’est pas l’industrie qu’il faut accuser ; elles y sont étrangères. La cause du mal est profonde. Un grand vide s’est fait dans la partie la plus divine de l’âme humaine. Ce vide, il serait insensé de soutenir que c’est l’industrie qui l’a fait : il existait avant ses derniers progrès ; les causes qui l’ont accru datent de loin ; les unes sont purement philosophiques et tiennent à la situation même de l’esprit humain à qui manque une croyance, une foi supérieure, ou qui s’agite ou s’endort, faute de la trouver : les autres sont politiques et tiennent à l’état de la société. Si réellement quelque chose a fléchi, s’est abaissé dans l’homme moral, accusez-en ces révolutions successives qui ont si profondément troublé les cœurs, accusez-en le manque de principes en toutes choses. La cause du mal est là, non ailleurs. Et la preuve, c’est que, lorsque l’homme aperçoit clairement son devoir, on ne voit pas qu’il y manque plus que par le passé. Voilà pourquoi son dévouement n’a pas cessé d’être admirable à la guerre : il n’éprouve là aucune perplexité sur le devoir à remplir, il voit le but, et il s’y dévoue.

On se plaint du manque de grandeur : que veut-on dire ? Parle-t-on de la grandeur de l’humanité prise en masse ? Parle-t-on de la grandeur intellectuelle qui appartient à l’individu ? S’il s’agit de l’homme collectif, on peut affirmer qu’il n’a jamais été plus grand. L’industrie a sa grandeur propre, puisqu’elle représente les conquêtes successives de l’esprit humain sur la matière. Mais quand, en outre, elle a pour double effet l’élévation du niveau dans un même peuple et le rapprochement des nations, alors elle ajoute à la puissance matérielle du fait la grandeur de l’idée. Le dix-neuvième siècle représente l’inauguration de la plus grande pensée générale qui ait jamais paru dans le monde, à savoir cette pensée que l’humanité a une destinée collective à poursuivre. Jusqu’alors les nations avaient suivi leur chemin dans un isolement systématique et sur le pied d’une hostilité réciproque. L’humanité commence à s’appliquer ce que Pascal avait dit seulement de l’homme intellectuel, considéré comme un seul être qui se développe continuellement. Elle s’est mise par l’organe des peuples les plus avancés à chercher en commun les moyens d’assurer ce développement, non plus seulement sous la forme des découvertes scientifiques transmises d’une main à une autre et s’accroissant sans cesse, mais sous toutes les formes, non plus seulement dans le temps, mais, dans l’espace. Voilà pour ce qui regarde l’homme collectif.

On dit en revanche que les grands individus sont devenus plus rares, et on se hâte d’en conclure que c’est l’industrie qui en est la cause. Je voudrais qu’on s’expliquât plus clairement. L’antiquité, le moyen âge, l’ère moderne ont eu, sans doute, de grands hommes, images à jamais glorifiées du génie humain. Ils représentent la civilisation dans ce qu’elle a de plus élevé. Mais il ne faudrait pas oublier, quand on nous les montre en exemple, que, s’il y a des grands hommes qui sont comme les points culminants de l’humanité, il y a aussi des masses qui en forment la substance et le fonds. Dans les républiques anciennes, plus des deux tiers des hommes, réduits à la condition d’instruments de travail, et vendus comme tels, étalent esclaves. Je ne voudrais pas, quand on compare les deux civilisations, que l’on parlât de ces choses comme d’un détail accessoire. Et il serait à désirer que, sans cesser d’admirer ce qui a droit à une admiration éternelle, chaque panégyriste, en se transportant dans ces anciens âges, osât s’avouer un peu plus qu’il y avait les plus grandes chances pour qu’il ne fût lui-même ni un Thémistocle, ni un Euripide, ni un Scipion, ni un Cicéron, ni même un homme libre, mais un de ces pauvres esclaves qui grattaient la terre ou tournaient la meule. Je ne veux ôter aucun de ses mérites même au moyen âge. Je consens à n’être frappé que des vertus chevaleresques des barons et non de leurs vices, je ne m’attache qu’aux personnifications héroïques ou saintes de cette époque d’une grandeur barbare ; mais je ne puis pas ne pas entendre comme l’écho d’un long gémissement partant du sein des villes, et courant dans les campagnes, que l’histoire, idolâtre des grandes figures, n’a pourtant pas étouffé.

Je me transporte au dix-septième siècle. J’assiste en imagination aux drames de Corneille, aux comédies de Molière, aux oraisons de Bossuet. J’ai soin de me placer en idée dans l’élite qui forme la cour. Mais Vauban m’apprend qu’il y a eu aussi dans cette glorieuse époque d’affreuses misères. La Bruyère me parle en frémissant de ces êtres abrutis répandus dans les champs, qu’il fallait, à ce qu’il affirme, regarder de près pour s’assurer qu’ils avaient une face humaine. Madame de Sévigné me parle presque en riant de ces pauvres paysans, dont on pend un ou deux, de temps à autre, pour je ne sais quelle cause frivole. J’avouerai qu’en présence de ces tableaux je n’ai pas la force de ne voir dans le monde que l’importance qui s’attache aux grandes personnalités, et que si l’homme me frappe en tant qu’il dépasse de la tête le niveau de ses semblables, l’homme en tant qu’homme me touche encore davantage. S’il était vrai que pour former une de ces statues sublimes qui dominent les siècles il fallût comme matière première l’esclavage, le servage, l’anéantissement moral et intellectuel du grand nombre, alors, avec regret, mais sans hésiter, je dirais : Périssent les grands hommes, mais que l’humanité ne périsse pas! Heureusement cette alternative n’existe point. Le développement industriel qui ouvre une carrière à l’activité du plus grand nombre, et qui peut seul donner satisfaction à ses besoins, n’a rien qui s’oppose aux développements les plus élevés de la pensée et de l’art. Bien loin delà. Sparte, qui repoussa l’industrie et le commerce, n’a produit ni un savant, ni un artiste. C’est au contraire au moment de sa plus grande prospérité commerciale qu’Athènes a pu enfanter Phidias et Platon. Il a fallu les Médicis, c’est-à-dire, entendez-le bien, des marchands, pour susciter les œuvres des Raphaël et des Michel-Ange.

On a cité parfois, en les opposant l’une à l’autre, l’Angleterre et l’Italie. On a dit que l’Angleterre, pays de l’industrie, se montre peu artiste, tandis que l’Italie, qui connaît peu le confortable, l’est au contraire à un degré si éminent. Resterait à savoir si la différence du climat et de l’organisation n’expliquerait pas mieux cette différence des deux peuples que la présence ou l’absence de l’industrie. Mais, acceptant la question posée en ces termes, je ferai une simple remarque. L’Angleterre, en même temps qu’elle produisait Watt et Arkwright, a produit dans Byron, sans compter toute une pléiade d’écrivains s’inspirant de la fantaisie, la poésie la plus rêveuse enfantant des types auxquels on a pu adresser plus d’un reproche, mais auxquels certes on n’a jamais reproché d’être plats et prosaïques. Quant à l’Italie, elle est vide, il est vrai, de ces industriels et de ces commerçants qui l’encombraient autrefois : d’où vient donc que Venise, depuis qu’elle a cessé d’être une république de marchands, ne nous montre plus de Titien ? Faut-il rappeler, pour ce qui regarde la France contemporaine, que le lyrisme, c’est-à-dire la poésie à l’état le plus pur et le plus désintéressé, a pris son vol au temps même du plus grand essor industriel ? au milieu de quel enthousiasme, on ne l’a pas oublié.

Osons le reconnaître : si les Leibnitz, si les Corneille, si les Lesueur ne naissent pas, ce n’est pas le public, c’est l’inspiration qui fait défaut. L’élément nouveau qui a pris enfin dans le monde une place légitime et jusqu’ici beaucoup trop sacrifiée ne les empêche pas de se produire. L’industrie, par ses progrès, en appelant plus d’hommes aux lumières, aux jouissances intellectuelles, et même au loisir de la pensée désintéressée, a plutôt agrandi l’auditoire. Il ne manque pas de gens au sein de cette foule, quel que soit son goût pour le médiocre (et de quelle foule n’a-t-on pas pu dire la même, chose en tout temps ?) il ne manque pas de gens d’un goût épuré, délicat, noble, allant au grand, juges au moins aussi infaillibles de la beauté vraie que les grands seigneurs d’autrefois qui avaient le génie à leur solde. Rarement le temps a été meilleur pour le talent ; les siècles qu’on appelle lettrés et artistes l’ont souvent méconnu et même persécuté ; le siècle de l’industrie aime mieux encore le surfaire que le méconnaître, et le couvre de récompenses. Vaine donc est le plus souvent la lutte qu’on élève entre les idées et entre les intérêts légitimes. Les idées et les intérêts sont également indestructibles. Les idées ne peuvent pas plus périr que l’esprit humain dont elles sont la vie, les intérêts sont immortels comme la société dont ils forment la base et l’indispensable ciment. L’inconséquence est la même de la part des intérêts légitimes à se montrer dédaigneux des idées et de la part des idées à mépriser les intérêts, puisque les idées prennent en partie corps dans les intérêts, puisque les intérêts empruntent aux idées leur légitimité et leur conformité avec l’ordre. L’économie politique prouve pour son compte cette union féconde des idées et des intérêts. Science de faits et de réalités positives, elle est aussi une science de principes. Animée d’une foi profonde dans les lois providentielles qui président au travail et à la distribution de ses produits, elle se place sous l’invocation du droit, et montre les liens étroits qui rattachent l’utilité à la justice.

 

 

Rewriting et édition : P. Seigneur

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