Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme. Par Raymond Boudon (2003)

Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme

À l’invitation du Parti libéral suisse, Raymond Boudon a prononcé cette conférence à Morges, dans le canton de Vaud, en septembre 2003. Une version développée de ce texte est proposée dans un ouvrage publié aux éditions Odile Jacob.

Une tradition minoritaire

Etant donné la puissance intellectuelle du libéralisme, son intérêt politique, son efficacité économique et son importance historique, on est un peu déconcerté qu’il soit si peu populaire auprès des intellectuels. Bien des auteurs ont réfléchi sur cette question et y ont apporté diverses réponses.

Certaines sont de caractère psychologique. Le philosophe libéral américain Nozick a par exemple soutenu que l’hostilité des intellectuels à l’endroit du libéralisme s’expliquerait par le ressentiment : les intellectuels refuseraient le libéralisme parce que les lois du marché ne leur accorderaient pas les rémunérations matérielles et symboliques que, dans leur esprit, leurs succès scolaires les autoriseraient à attendre. Cette thèse a été récemment soumise à une tentative de vérification, laquelle suggère qu’elle contient sans doute une part de vérité.

Il est possible, voire plausible, que des explications de ce type identifient des mécanismes réels. Mais je ne crois pas qu’elles suffisent à expliquer la faible popularité du libéralisme auprès des intellectuels. Essentiellement, parce qu’elles sont incapables de rendre compte de la variabilité du phénomène. Car toutes les corporations composant le monde complexe des intellectuels ne sont pas également réfractaires au libéralisme. Les juristes et les économistes le sont moins que les sociologues, les politologues ou les anthropologues. Cette hostilité est plus marquée dans certaines conjonctures que dans d’autres ; dans certains pays que dans d’autres. Une explication convenable ne peut donc pas se dispenser de chercher à ouvrir des pistes permettant de comprendre cette variabilité.

En outre, il est difficile d’admettre qu’on adhère à une idée si l’on n’a pas de raisons pour cela. Aussi est-ce sur les raisons, d’origine cognitive et sociale, qui conduisent nombre d’intellectuels à refuser le libéralisme que j’insisterai ici. Je crois que la sociologie dite de la connaissance et qu’il vaudrait mieux appeler sociologie des idées, à savoir cette partie de la sociologie qui entend expliquer les croyances des sujets sociaux, attache trop d’importance aux déterminismes sociaux et trop peu à la rationalité cognitive : à cette forme de la rationalité qui nous amène à tenir telle théorie pour vraie ou au contraire pour douteuse.

Une catégorie hétéroclite

Avant toutes choses, il faut reconnaître que la catégorie des intellectuels est hétéroclite. Certains proposent des idées, des thèmes ou des théories sur divers sujets, relatifs avant tout à l’homme et à la société : ce sont des producteurs d’idées. D’autres sont plutôt des consommateurs d’idées, comme la plupart des enseignants du secondaire. D’autres encore, comme les journalistes, sont des médiateurs : des intermédiaires entre les producteurs d’idées et le public.

Les mots « libéral » et « libéralisme » ne sont pas non plus d’une clarté immédiate. Comme le mot « protestant », ils dérivent à l’origine d’un sobriquet, lancé par l’adversaire dans le but de le discréditer. Au début du XIXe siècle, les tories, les conservateurs anglais, ironisent sur les whigs, les hommes de progrès, en les traitant de liberales, mot qu’ils empruntent à la vie politique espagnole et qui traduit la condescendance des conservateurs anglais d’alors à la fois à l’égard de l’Espagne et du caractère qu’ils perçoivent comme utopique des idées de los liberales. Cette origine explique qu’en anglais d’Amérique du Nord, le mot « liberal » soit aujourd’hui encore, grosso modo, un équivalent de notre « homme de progrès ». Quant aux idées que nous qualifions en Europe de « libérales », elles sont aujourd’hui considérées comme de droite aux États-Unis comme en Europe, alors qu’au XIXe siècle elles sont partout considérées comme de gauche.

Ce qui complique encore les choses, c’est que, par-delà le dénominateur commun désigné par le mot libéralisme, on peut distinguer plusieurs sortes de libéralismes. Il y a un libéralisme économique, qui veut laisser au marché autant de place que possible ; qui accepte les régulations étatiques, mais sous la condition qu’elles présentent d’incontestables avantages. Il y a un libéralisme politique, qui insiste sur l’égalité des droits, sur une extension aussi large que possible des libertés, et aussi sur les limites de l’intervention de l’État. Les deux sont des élaborations, dans les domaines respectivement de l’économie et de la politique, du libéralisme philosophique, lequel postule que l’individu est rationnel ; qu’il a le souci de disposer d’une autonomie aussi large que possible et d’être respecté dans sa dignité dès lors qu’il consent le même respect à autrui.

Je prendrai ici le mot libéralisme surtout au sens philosophique, puisqu’il est à la racine des deux autres. L avantage de se situer sur un plan philosophique est que la question posée en est rendue plus intéressante encore. En effet, il est facile d’expliquer les réticences des intellectuels à l’endroit du libéralisme économique. On n’a pas beaucoup de peine à comprendre par exemple que certains fassent davantage confiance à l’État qu’au marché (ce qui ne veut évidemment pas dire qu’ils aient raison). Comme Hayek l’a indiqué, il est plus facile de comprendre un ordre « construit » qu’un « ordre spontané ». Spencer avait habillé la même idée avec d’autres mots : on conçoit l’ordre, avait-il expliqué, sur le modèle plutôt de l’ordre « militaire » que de l’ordre « industriel ». D’ailleurs, dans la pratique, le libéralisme économique est l’objet de toutes sortes d’entorses de la part des gouvernements et des pays réputés libéraux, comme le montrent les mesures keynésiennes de relance des dépenses publiques ou les mesures protectionnistes prises par l’actuel gouvernement américain en matière d’agriculture ou d’acier. En revanche, il paraît paradoxal que les intellectuels ne soient pas davantage séduits par une vision du monde qui traite la dignité et l’autonomie des individus comme des valeurs centrales.

Ces distinctions n’épuisent pas non plus la complexité du mouvement d’idées auquel on associe l’étiquette du libéralisme. En fait, ce mouvement comporte une infinité de variantes. Adam Smith, Alexis de Tocqueville, Frédéric Bastiat, John Stuart Mill ou, plus près de nous, Karl Popper ou Friedrich von Hayek sont quelques-uns des grands noms auxquels on pense le plus spontanément lorsqu’on évoque le libéralisme. Mais les sociologues Émile Durkheim et Max Weber sont aussi incontestablement des libéraux.

On peut aussi distinguer des degrés dans le libéralisme. Robert Nozick en prône certainement une version plus étroite que John Rawls. Bien entendu, les antilibéraux ont tendance à assimiler le libéralisme à ses expressions extrêmes. Ces remarques faites et une fois admis qu’il est bien vrai qu’on constate aujourd’hui encore une faible attirance d’une majorité d’intellectuels pour le libéralisme, quelles sont les causes de ce phénomène ?

La représentation de la société

Je commencerai par une banalité, à savoir que le libéralisme est un produit de la philosophie des Lumières. Il suffit d’évoquer le nom d’Adam Smith pour s’en rendre compte.

Étant un produit du XVIIIe siècle, le libéralisme véhicule des notions et des images de la société, de l’État et de l’être humain, qui varient d’un des auteurs libéraux à l’autre, mais qui comportent des éléments communs.

S’agissant de la société, le libéralisme se la représente comme composée d’individus cherchant à maximiser leur bien-être. Les libéraux souhaitent que les règles du jeu social soient aussi équitables que possible. Mais ils admettent que les rémunérations des uns et des autres en matière de statut, de revenu, de prestige ou d’influence soient variables ; que certains réussissent mieux que d’autres sur le marché des compétences et des aptitudes. Dans l’idéal, ils acceptent les inégalités, mais les plus modérés d’entre eux voudraient qu’elles soient fonctionnelles, du moins autant que faire se peut ; c’est-à-dire qu’elles soient justifiées. C’est la position du philosophe libéral américain John Rawls dans sa célèbre Théorie de la justice.

Les observations des sociologues confirment la pertinence de ces idées. Plusieurs enquêtes montrent en effet que le public admet fort bien l’existence d’inégalités ; qu’il considère les inégalités fonctionnelles comme légitimes (comme les disparités de rémunération en fonction des responsabilités à l’intérieur d’une entreprise) ; qu’il accepte parfaitement les inégalités dont il est impossible de déterminer si elles se justifient fonctionnellement (comme les disparités des salaires moyens entre professions qu’il est difficile de comparer les unes avec les autres) ; et aussi, que le public n’accepte pas les inégalités sans justification fonctionnelle, comme celle qui est créée – pour prendre un exemple tiré de l’actualité – lorsqu’un PDG congédié par son conseil pour mauvaise gestion réclame des indemnités, indexées de surcroît sur l’ordre de grandeur d’un salaire antérieur perçu comme exorbitant.

La représentation libérale des sociétés comporte une autre notion essentielle : celle de « statut ». Le fonctionnement d’une société donne naissance à un écheveau de statuts, nous dit Max Weber : il y a des vedettes, des héros, des savants, des artistes, des hauts fonctionnaires, des responsables syndicaux, des chefs d’entreprise, des hommes politiques et bien d’autres catégories incluant des personnages d’influence, de prestige ou de pouvoir. Le sociologue libéral Pareto a de même insisté sur le fait qu’il fallait mettre le mot « élites » au pluriel : car les statuts sont largement incomparables. Il y a de grands sportifs, de grands artistes et de grands savants. On ne saurait hiérarchiser ces catégories les unes par rapport aux autres.

Le contre-modèle marxiste

Au XIXe siècle, cette représentation de la société a été battue en brèche notamment par le marxisme dans ses innombrables variantes. Pour les marxistes, la catégorie fondamentale est celle, non de statut, mais de classe. Ils accusent la notion de statut de véhiculer une vision irénique des sociétés, où chacun tiendrait sa partie dans la symphonie de la division du travail.

On a souvent l’impression qu’aujourd’hui le marxisme est mort. En fait, il est mort dans ses incarnations politiques, mais il est loin de l’être dans ses incarnations intellectuelles. Même si la doctrine marxiste est aujourd’hui répudiée par la quasi-totalité des intellectuels, la vulgate marxiste a déposé des schémas explicatifs qui restent copieusement utilisés, y compris par ceux qui refuseraient d’être qualifiés de marxistes.

Ces schémas explicatifs sont toujours en circulation aujourd’hui, au début du XXIe siècle. Les grandes catégories de la doctrine et en particulier les notions de classe et de lutte des classes restent présentes. On simplifie même la théorie marxiste des classes. De 1960 à 1990, toute une littérature sociologique soutient que, par-delà la complexité des rangs sociaux, des statuts, des strates, toutes catégories ravalées au rang de simples apparences, il existe deux classes invisibles qui rendent compte de tout le jeu social : la classe dominante et la classe dominée. En France, seuls des représentants de ce qui reste du parti communiste français évoquent encore le « grand capital ». Seuls quelques intellectuels parlent encore de « lutte des classes ». Mais, mise à part la modernisation du vocabulaire, bien des commentaires continuent de véhiculer la représentation selon laquelle la société serait composée de deux classes antagonistes.

Au cours des mouvements sociaux qui se déclenchèrent à l’occasion de la réforme du régime des retraites en France au printemps 2003, on entendit couramment dans les cortèges, de la part des militants, voire de certains représentants syndicaux, des commentaires du genre : « il faut que les entreprises et pas seulement les salariés prennent leur part du financement » ; « le patronat se tait, car le gouvernement fait la politique qu’il désire ». Lors de la grand-messe présidée par le leader populiste José Bové sur le plateau du Larzac les 8-10 août 2003, l’Organisation mondiale du commerce est dénoncée comme étant au seul service des multinationales ; on ignore que les pays du Sud y sont représentés ; que l’OMC a pris la suite du GATT créé en 1947 ; que le GATT a cherché à œuvrer en faveur de la baisse des barrières douanières au profit du Sud. On peut redouter, il est vrai, que l’OMC ne parvienne pas à corriger suffisamment dans le court terme la politique de subvention à leurs agricultures pratiquée par les pays riches, laquelle est fortement défavorable aux pays pauvres. Mais une chose est de relever ces déceptions et une autre d’affirmer que l’OMC a la fonction latente de défendre les intérêts des pays riches. La fonction latente des organismes génétiquement modifiés serait, selon les fidèles de José Bové, de produire des plantes stériles à seule fin de contraindre les paysans à se procurer leurs graines auprès des multinationales ; qu’elles rendent les plantes plus résistantes ne serait qu’une fonction de façade, destinée à cacher cette fonction latente. Que la graine de maïs hybride, qui est tout aussi stérile, soit depuis longtemps utilisée et acceptée ; qu’elle ait permis de produire un maïs adapté à une vaste gamme de conditions climatiques : tout cela est passé sous silence.

La notion de la lutte des classes est donc toujours bel et bien présente dans beaucoup d’esprits. Présente aussi est cette autre idée marxiste qu’un gouvernement modéré est par nature au service de la classe dominante ; ou encore que, par la globalisation, le libéralisme a étendu la lutte des classes à l’échelle de la planète, en servant les intérêts du Nord aux dépens de ceux du Sud.

Pourquoi ces schémas selon lesquels la vie nationale et internationale traduirait un conflit endémique entre des dominants et des dominés se maintiennent-ils ? Parce qu’ils donnent l’impression de fournir des clés pour l’explication de la réalité et notamment des diverses formes d’inégalités qui sont sécrétées par les sociétés libérales. Ces clés sont perçues comme valides, non parce qu’elles seraient évidentes, mais parce qu’elles s’adossent à l’influence persistante du marxisme. Quant à l’influence du marxisme, elle provient de ce qu’il a donné une apparence savante et par suite une légitimité à un schéma explicatif éternel : la théorie du complot (conspiracy theory). Selon cette théorie, tous les maux qu’on peut observer dans les sociétés seraient dus à un complot des puissants, lesquels dissimuleraient leurs desseins égoïstes sous de nobles intentions.

Les inégalités scolaires et le contre-modèle

Un thème illustre ces processus de façon exemplaire. Une forme d’inégalité devint particulièrement saillante dans toutes les sociétés occidentales à la fin des années 60 : l’inégalité des chances scolaires.

Ces années sont celles de l’explosion de la demande d’éducation. E un des principes des sociétés libérales est qu’elles doivent s’efforcer d’accorder à tous des chances égales. Or, force est de constater que les origines sociales pèsent comme un destin sur le devenir scolaire. Un enfant issu d’une famille ouvrière a dans la France d’alors de l’ordre de quarante fois moins de chances de fréquenter l’université qu’un enfant de cadre supérieur. Le chiffre est perçu comme exorbitant et comme traduisant un état de choses contradictoire avec les valeurs défendues par le libéralisme. Les données concernant d’autres sociétés libérales font de même apparaître des disparités criantes. Elles sont du même ordre au Royaume-Uni ou en Allemagne qu’en France ; ou encore dans les pays scandinaves, où la social-démocratie a pourtant été longtemps au pouvoir et a constamment affiché des objectifs égalitaristes.

Tout suggère donc que des forces sociales agissent pour maintenir l’opposition entre une classe dominante et une classe dominée ; tout se passe comme si ces forces avaient le pouvoir d’annihiler les bonnes intentions des politiques. On voit alors apparaître un discours du type : À qui profite le crime ? À la classe dominante. Allant plus loin encore, des intellectuels démontrent que les mécanismes par lesquels est assurée la reproduction de la classe dominante sont clandestins. L école valorise la culture bourgeoise et juge finalement les individus selon leur familiarité avec la culture de la classe dominante, à l’insu de l’ensemble des acteurs concernés. Ces thèmes sont développés par d’innombrables auteurs dans les années 70 et suivantes : en France, par le philosophe Althusser, membre du PCF, et par des personnalités fortement marquées à gauche, comme Bourdieu. Ils doivent leur succès à ce qu’ils mettent le doigt sur un mal et en proposent une explication perçue par beaucoup comme « limpide ». Cette explication a séduit de vastes publics : parmi ceux que les inégalités scolaires choquaient et qui faisaient confiance aux « sciences » sociales pour leur en indiquer les causes, et aussi sans doute parmi les élèves en situation d’échec et leurs familles. Elle fut généreusement relayée par les médias. L’idée que la culture est un véhicule de la reproduction des classes prit le statut d’une idée reçue. Elle imprègne toujours fortement les milieux de l’enseignement et de la culture. Althusser et les autres continuent d’être pieusement diffusés, aujourd’hui encore.

Cet exemple illustre un processus général : le thème saillant des inégalités scolaires a suscité la production de théories dont l’inspiration retrouve les catégories et les schémas explicatifs de la tradition marxiste. On comprend que ces théories aient été émises et qu’elles aient facilement trouvé un public. À quoi il faut ajouter que comprendre ne veut point dire justifier. Comme le dit Pareto, une théorie peut être utile sans être vraie : on peut comprendre les raisons pour lesquelles elle est acceptée ; cela ne signifie pas que celles-ci soient valides. Justification n’est pas certification.

La représentation de l’État contredite

S’agissant de l’État, le libéralisme en défend une représentation de caractère contractuel.

État libéral est un État de droit. Tous les auteurs libéraux insistent sur l’importance des droits-de, des libertés : liberté d’opinion, liberté de circulation, etc. La garantie des droits-de est, selon les libéraux, la condition qui rend les contraintes que l’État lui impose acceptables pour le citoyen. Il faut aussi que les droits-de reconnus soient garantis pour tous : qu’il y ait égalité de tous devant les libertés. L État de droit est avant tout celui qui garantit cette forme de l’égalité.

On sait ce qui se passe ensuite, au XIXe siècle. Ne se contentant pas des grandes fonctions régaliennes dans lesquelles la tradition libérale avait prétendu le cantonner, l’État dessert des fonctions de plus en plus nombreuses. Il se fait économiste, ingénieur, entrepreneur, protecteur.

Les libéraux manifestent de vives inquiétudes dès que l’État leur paraît s’attribuer des fonctions qu’ils préféreraient voir remplies par l’initiative privée. On se souvient des craintes de Tocqueville à propos du « despotisme immense et tutélaire ».

Bref, l’évolution de l’État libéral, au XIXe siècle et dans la quasi-totalité du XXe siècle, paraît contredire la théorie libérale de l’État.

Certes, l’apogée de l’État-providence appartient au passé et l’évolution semble s’inverser. Mais l’idée d’un État central dont les fonctions iraient bien au-delà de celles que lui accorde la tradition libérale continue d’être présente dans bien des esprits, en France particulièrement. Ainsi, en 2003, on a observé une forte résistance de la part des syndicats d’enseignants au projet gouvernemental de faire gérer par les régions le personnel non enseignant des lycées et des collèges. On a parlé alors de « démantèlement du service public » et agité le spectre d’une disparité croissante d’une région à l’autre dans la qualité du service public et dans les conditions de vie du personnel. Il n’est apparemment venu à l’idée d’aucun des protestataires que beaucoup de pays connaissent une organisation décentralisée de leur enseignement et que celle-ci est peut-être responsable d’une meilleure adéquation au niveau global entre formation et emploi. Bref, malgré le mouvement de rétractation de l’État-providence, les fonctions de l’État central idéal continuent d’excéder largement, dans beaucoup d’esprits, celles que lui concède la tradition libérale.

En outre, il est clair que l’État de droit est imparfaitement réalisé ; que le principe de l’égalité de tous devant la loi n’est pas toujours appliqué.

La représentation de l’homme et les nouvelles psychologies

Sur la société et sur l’État apparaissent donc, au XIXe et au XXe siècles, des représentations nouvelles qui, d’une part, sont peu compatibles avec les principes du libéralisme, d’autre part rencontrent, aujourd’hui encore, des conjonctures qui favorisent leur exploitation et leur mobilisation. Mais c’est aussi sur la représentation de l’être humain que se développent et restent en vigueur des conceptions qui s’opposent à la tradition libérale et qui se révèlent d’une redoutable efficacité.

Le libéralisme conçoit l’homme comme rationnel. Il le voit comme soumis à des passions et à des intérêts et comme cherchant à satisfaire ses passions et ses intérêts en utilisant les moyens qui lui semblent les meilleurs ; plus généralement, comme ayant des raisons de faire ce qu’il fait ou de croire ce qu’il croit. Il le voit comme mû par des passions et des raisons compréhensibles plutôt que par des causes qui agiraient à son insu. La psychologie mise en œuvre dans les théories libérales coïncide en un mot avec la psychologie ordinaire : celle d’Aristote et des moralistes du XVIIe siècle ; celle qu’on a pratiquée de toute éternité et qu’on met en œuvre tous les jours. Faute d’un meilleur terme, on qualifie cette psychologie de « rationnelle ». C’est celle qu’utilisent tous les auteurs libéraux : Adam Smith, Tocqueville, Max Weber.

Contre cette image de l’homme, le XIXe siècle inaugure des schémas concurrents qui étaient appelés à une telle influence qu’ils ont fini par imposer des schémas explicatifs souvent utilisés aujourd’hui de façon automatique tant ils sont considérés comme allant de soi.

Avec Freud, la psychologie ordinaire est dévaluée au profit de la psychologie des profondeurs. Le fondateur de la psychanalyse décrit le psychisme comme une mécanique à trois étages entre lesquels circuleraient des forces. Il suppose que les croyances et les actions des hommes jaillissent de la machinerie de l’inconscient ; que, pour renforcer son efficacité, l’inconscient dissimule ses ruses aux yeux du sujet. La psychanalyse a en d’autres termes imposé, avec d’autres mouvements, une idée essentielle : à savoir que les comportements et les croyances des hommes ont leurs causes dans des forces échappant au contrôle du sujet et que les raisons que les hommes se donnent de leurs croyances et de leurs actes ne sauraient être que des raisons de couverture.

Ce renversement a été conforté par bien d’autres mouvements d’idées. Dans la seconde partie du XXe siècle, les structuralistes voient les croyances des hommes comme engendrées par de mystérieuses structures. La vulgate marxiste voit l’individu comme le pur produit de son environnement. De plus, il serait normalement sujet à l’illusion, à la fausse conscience. De même que les images sont inversées dans la chambre noire du photographe, l’individu verrait le monde à l’envers. Cette idée a été modulée de mille façons. Elle a été considérée pendant des lustres comme témoignant d’un progrès scientifique considérable. L’être humain s’est ainsi trouvé muni d’une conscience qu’il fallait tenir pour fausse par essence. Pour Nietzsche, l’homme est animé par le ressentiment et, selon les cas, par la volonté de puissance ; mais il ne le voit pas. Il croit que ses représentations reproduisent le réel. Elles ne sont que des images du réel déformées par des forces invisibles. Plusieurs anthropologues d’aujourd’hui et non des moindres se joignent à ce concert : ils sont, comme on dit, culturalistes, c’est-à-dire qu’ils voient l’être humain comme un pur produit de la culture environnante. Selon eux, le sujet humain croit ce qu’il croit simplement parce que c’est ce qu’on croit autour de lui ; ce qu’on lui a appris. Mais il est, ici encore, sujet à l’illusion : il croit, à tort, nous dit le culturaliste, que ce qu’il croit est objectivement fondé. Cette illusion est, comme toutes ses croyances, le produit de la culture.

Ces convergences firent que les maîtres du soupçon, et au premier rang Marx, Freud et Nietzsche, dominèrent dans une large mesure la vie intellectuelle et particulièrement de larges secteurs des sciences humaines à partir des années 60 un peu partout dans le monde occidental, en évinçant ou en marginalisant les intellectuels proches de la tradition libérale.

Ces idées ne sont plus affirmées aujourd’hui avec la même vigueur qu’autrefois, mais elles sont toujours présentes, en demi-teinte. On continue de considérer comme une évidence que les comportements et les croyances des hommes sont des effets plus ou moins mécaniques de leur environnement ; que l’être humain doit être analysé comme soumis à des forces culturelles, sociales et psychologiques qui échapperaient à son contrôle. Out donc la psychologie ordinaire, la psychologie « rationnelle » ; out le sujet autonome : out le cœur même de la tradition libérale.

En un mot, il résulte des principes diffus qui inspirent ces divers mouvements d’idées que les sciences de l’homme devraient se passer de la notion d’autonomie, qui fut si chère à toute la mouvance libérale depuis Kant, Adam Smith ou Tocqueville.

Si l’on ne voit pas l’influence de ces schémas explicatifs, on ne comprend pas par exemple que beaucoup de sociologues, d’anthropologues, etc., et, à leur suite, beaucoup de politiques, de militants, et au total un large public regardent l’économie comme une fausse science, qu’on peut ignorer, et traiter comme une simple idéologie : c’est que l’économie mettrait en jeu une vision à leurs yeux simpliste de l’homme, une vision que les maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche, Freud et les autres, auraient définitivement disqualifiée.

Ces vues ne sont pas restées sans influence pratique : si l’on ne voit pas le discrédit jeté par les enseignements des maîtres du soupçon sur la « psychologie rationnelle », on ne comprend pas que les politiques s’acharnent régulièrement à violer les droits de propriété un thème fondamental du libéralisme – par des restrictions contre-productives. Appliquant les principes de la psychologie rationnelle, la théorie économique a par exemple établi depuis longtemps que le blocage des loyers et les autres dispositions généreusement imaginées par les gouvernements des sociétés libérales à des fins de « protection » des locataires ne peuvent que se retourner contre ceux qu’elles prétendent aider. Les faits confirment surabondamment la théorie : ainsi, il a été montré que, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, des mesures de ce genre sont responsables de l’élévation du chômage dans le bâtiment ; elles font que les particuliers renoncent à construire à des fins de location. Mais bien des politiques paraissent ne croire ni à la théorie ni aux faits ; pour une part par démagogie, mais aussi parce que les vérités d’une économie imprégnée de « psychologie rationnelle » leur paraissent trop simples pour être convaincantes et être par suite de nature à contraindre l’action publique.

Deux matrices : libérale et illibérale

L’influence persistante des mouvements d’idées inspirant les schémas explicatifs illibéraux est due surtout à deux catégories de raisons.

D’abord, il faut reconnaître qu’ils ont ouvert de nouvelles voies à la recherche et à la compréhension du monde et de l’homme. On peut ne pas adhérer au dogme psychanalytique et admettre que certaines expériences de l’enfance affectent la personnalité. Le marxisme a attiré l’attention sur l’importance des phénomènes économiques dans le devenir historique.

Mais l’installation de ces mouvements de pensée tournant le dos à la tradition libérale est due pour une autre part, sans doute essentielle, à ce qu’ils apportent une réponse à des demandes. La psychanalyse promet de répondre à diverses formes de mal-être, ce que la psychologie classique est bien incapable de faire. Elle est une promesse de médecine de l’âme. Gellner a montré que cette promesse contribue – bien plus que ses apports à la connaissance du psychisme – à expliquer son succès. Quant au marxisme, il a représenté bien sûr une promesse pour les « laissés-pour-compte ».

Finalement, à l’issue des processus que je viens d’évoquer de façon sommaire, se sont cristallisées deux matrices de pensée dans lesquelles pouvaient être analysés les phénomènes politiques, sociaux et économiques dans leur ensemble : la matrice libérale et la matrice illibérale. La mise en place de la seconde au cours du XIXe siècle, sa revitalisation dans la seconde moitié du XXe siècle, sous l’influence des facteurs que j’ai évoqués, et aussi, pour une large part, des conséquences de l’immense secousse qu’avait représentée la Seconde Guerre mondiale, firent que la tradition de pensée libérale tendit à se recroqueviller sur l’économie, tandis que la matrice illibérale envahit la plupart des autres « sciences » humaines.

En résumé, le processus fondamental qui permet d’expliquer le rejet du libéralisme par nombre d’intellectuels me paraît être le suivant : au point de départ de ce processus, la conjoncture, le contexte socio-historique font apparaître des faits perçus comme saillants par la sensibilité collective. Ces circonstances créent alors une demande que les intellectuels obéissant à une éthique de conviction, et particulièrement les intellectuels organiques selon Gramsci, entreprennent d’exploiter. Lorsque ces faits saillants donnent l’impression de révéler certains ratés des sociétés libérales, ils invitent les mêmes intellectuels à puiser dans les schémas explicatifs mis sur le marché par les traditions de pensée qui s’opposent au libéralisme pour construire leur diagnostic. Dès lors que la dénonciation de ces ratés témoigne de « bons sentiments », et que l’explication qu’ils proposent paraît « simple », elle a des chances d’être médiatisée et de ne pas se heurter à la critique.

J’ai évoqué plus haut un exemple de ce processus : celui de l’inégalité des chances scolaires. Deux exemples concrets empruntés à d’autres domaines viendront en illustrer la généralité.

La question des minorités

J’évoquerai d’abord l’exemple des minorités aux États-Unis. Il est particulièrement intéressant parce que le problème des minorités est à l’origine d’un mouvement de rupture avec les principes du libéralisme sans précédent, je crois, dans les milieux universitaires américains. À partir de la fin des années 60, les intellectuels découvrent dans l’extase les disciples européens des maîtres du soupçon : les plus grandes universités américaines offrent des cours sur Althusser ou sur Foucault.

Le problème des minorités prend l’allure d’un phénomène saillant dans la vie politique américaine à partir des événements de Little Rock.

La tradition marxiste était peu vivace dans les États-Unis de l’après-guerre ; le marxisme n’est alors guère représenté dans les universités ; l’image de la lutte de classes y est peu utilisée. Par la suite, l’immigration des étrangers d’origine hispanophone, puis le développement du travail des femmes nourrissent l’apparition de mouvements visant à défendre d’autres « minorités », un mot qui, bien qu’à l’évidence peu adapté au cas des femmes, tend à désigner depuis les années 70 toute catégorie traitée d’une manière perçue comme discriminatoire. Entre temps, à la faveur du free speech movement, les catégories marxistes ont pénétré les milieux universitaires. Des universitaires d’orientation marxiste, dont certains originaires de l’Europe, se voient offrir des chaires aux États-Unis. Un marxisme souvent sommaire s’installe dans certaines disciplines. Le problème des minorités favorise une représentation dualiste de la société, opposant des minorités opprimées à une majorité ou du moins à une classe dominante opprimante.

Bien des intellectuels se mettent alors à produire des théories souvent simplistes, mais qui se placent sans trop de difficulté apparente sur le marché des idées. On explique que l’histoire a été écrite par des hommes et par suite déformée au préjudice des femmes ; qu’elle a été écrite par des Blancs et ainsi déformée aux dépens des Noirs ; qu’elle a été écrite par des Européens et par suite déformée aux dépens des autres civilisations. Ici encore le schéma explicatif A qui profite le crime ? A la classe dominante guide cette floraison de théories : c’est pour assurer la domination des hommes sur les femmes, des Blancs sur les Noirs, des Européens sur les non-Européens que l’histoire a été écrite de façon mystificatrice. Ces versions sommaires de la théorie du complot sont facilement acceptées, notamment parce qu’elles évoquent discrètement des catégories et des schémas explicatifs que le marxisme a rendus familiers : la société est composée de deux catégories antagonistes ; la classe dominante impose à tous – à leur insu des idées qui lui sont favorables.

L’histoire des sciences elle-même est prise dans ce tourbillon : selon certains, elle est réputée minimiser, elle aussi, les contributions des « minorités » opprimées. L’histoire de la littérature est réanalysée selon les mêmes schémas. Une historienne de l’éducation, Diane Ravitch, décrit les opérations de censure et d’autocensure auxquelles sont soumis les recueils de textes destinés aux écoliers américains. Car il ne faut heurter la sensibilité d’aucune « minorité ». Ainsi, on élimine d’un texte l’évocation d’un séquoia : un conifère familier, très répandu en Amérique du Nord, mais qui évoque par trop l’arbre de Noël de la tradition chrétienne. Peu de textes sont empruntés aux classiques de la littérature enfantine, car tout texte antérieur à 1970 fait inévitablement preuve de « racisme » et de « sexisme ». Une commission chargée de débusquer les biais présents dans les textbooks recommande d’éliminer un passage sur l’histoire de la culture de la cacahouète sous prétexte que cette graine fut exportée du Brésil à l’issue de la victoire des Portugais sur les tribus locales.

Ces épisodes hauts en couleurs ne sont pas propres à la société américaine. Des phénomènes analogues s’observent aussi dans les universités d’Allemagne et d’Europe du Nord, quoique de façon plus discrète.

Au Québec, en 2003, un groupe de féministes exige dans les colonnes du quotidien de Montréal Le Devoir (27 mars 2003) que les candidates au doctorat soient soumises à des exigences moins rigoureuses que leurs collègues masculins, afin de satisfaire aussi rapidement que possible au principe de l’égalité des « genres ». Elles précisent que l’idée d’un savoir objectif est une idée fallacieuse, développée par les hommes pour écraser les femmes.

En France, le musicien Hector Berlioz a été naguère soupçonné d’avoir voulu comploter contre le Sud au profit de l’Occident. En l’an 2000, le ministre français de la Culture propose de transférer ses restes au Panthéon. Ce projet a été finalement bloqué au plus haut niveau de l’État à la suite d’une polémique où Berlioz fut accusé d’avoir été politiquement incorrect. En effet, son opéra inspiré de L’Enéide de Virgile, Les Troyens, a été présenté comme un hymne incongru à la civilisation occidentale laquelle a, comme on sait, opprimé les autres civilisations. La polémique fut si ardente que le président d’Arte, la chaîne de télévision franco-allemande, a cru devoir s’excuser d’avoir programmé la retransmission de la représentation des Troyens au festival de Salzbourg.

Ces épisodes sont instructifs : ils nous permettent sans doute de mieux comprendre les campagnes que la Révolution culturelle chinoise organisa contre Beethoven et Confucius.

Afin de confirmer la généralité du processus que j’ai cherché à mettre en évidence à propos de l’inégalité des chances scolaires et du « problème des minorités », je l’illustrerai encore, si vous me le permettez, par l’évocation rapide d’un exemple supplémentaire.

Les inégalités Nord-Sud

De même que le développement de l’enseignement de masse a rendu attentif à l’inégalité des chances devant l’enseignement et à la contradiction entre la persistance de cette inégalité et les valeurs libérales, de même la décolonisation a rendu attentif à la persistance des inégalités entre sociétés. Apparaissent alors des théories indiquant que les inégalités Nord-Sud sont le produit de l’exploitation du Sud par le Nord. Elles reprennent l’inspiration de Hobson et de Lénine. D’autres, moins radicales, veulent que les structures sociales du Sud le condamnent au sous-développement et que le Nord seul puisse assurer le décollage économique, via l’aide extérieure.

Bref, le contexte de la décolonisation a donné naissance, à partir des années 60, à une littérature souvent qualifiée de structuraliste qui, elle aussi, doit son succès à ce qu’elle répond à une demande.

Ainsi, la théorie dite du cercle vicieux de la pauvreté est par exemple une théorie que tout le monde peut comprendre. Elle est à la fois simple et d’apparence imparable : un pays pauvre n’a pas de capacités d’épargne ; donc pas de capacités d’investissement ; il ne peut donc augmenter sa productivité, ni son niveau de vie. En conséquence : le développement ne peut y être déclenché que grâce à l’aide extérieure.

La théorie omet de considérer que l’augmentation de la productivité n’est pas nécessairement coûteuse ; que, dans un pays pauvre, tout le monde ne l’est pas ; que, grâce aux échanges, un pays peut bénéficier des gains de productivité acquis à l’extérieur. Le développement spectaculaire des dragons asiatiques ou de la Chine n’a pas non plus suffi à réfuter le fatalisme de ces théories structuralistes. Ni les évidences de l’histoire économique : le Japon, l’Allemagne, la Suisse, la France, la Suède ou la Norvège ne sont clairement pas devenues riches grâce à l’aide extérieure. Et l’on a longtemps voulu ignorer le fait que l’aide extérieure alimentait la corruption et décourageait les initiatives locales.

Pourquoi ces théories se sont-elles imposées ? Elles rencontrèrent le succès notamment parce qu’elles étaient utiles au sens où elles répondaient à plusieurs demandes : elles exonéraient les gouvernants du Sud de toute responsabilité. Elles rencontraient les vœux des élites politiques du Sud, mais aussi la sensibilité de tous ceux qui au Nord considéraient comme inacceptable que le Nord ne prenne pas le Sud en charge, voire qu’il l’exploite.

Mais, comme elles n’étaient pas vraies, ces théories nuisirent probablement au Sud plus qu’elles ne l’aidèrent. Elles ont contribué à légitimer l’apparition de régimes despotiques animés par des principes de gestion économique d’inspiration marxiste, comme l’Égypte de Nasser ou l’Algérie des années consécutives à l’indépendance, et par un nationalisme peu soucieux du bien commun.

Aujourd’hui, un autre fait saillant réactive les analyses d’inspiration structuraliste. On le désigne par la notion de globalisation. La globalisation restreint l’emprise des États nationaux sur les processus économiques. Elle a été accompagnée de phénomènes peu contestables, comme l’accroissement des inégalités Nord-Sud, sans qu’on puisse affirmer l’existence d’une relation de cause à effet entre les deux phénomènes. Ces faits saillants ont ravivé les schémas explicatifs déjà rencontrés dans les exemples précédents. Ainsi, le prix Nobel Stiglitz déclare que la politique libérale en vigueur dans les institutions internationales a beaucoup bénéficié à certains, mais en a appauvri d’autres ; elle aurait donc induit un jeu à somme nulle au bénéfice des nations riches : réapparition discrète du thème de la lutte des classes, ici à l’échelle planétaire. Il est possible que les institutions internationales aient eu une politique critiquable. Mais, de là à suggérer qu’elles servent les intérêts des pays riches du seul fait qu’elles sont attachées au libéralisme, il y a un pas à ne pas franchir. Stiglitz admet que la Chine connaît une forte croissance, mais il veut que cela soit dû à ce qu’elle a su résister au libéralisme. Il est vrai que la Chine n’est pas un modèle de libéralisme politique ; mais aussi que les succès spectaculaires qu’elle a obtenus et continue d’obtenir en matière économique sont dus à ce qu’elle applique les principes du libéralisme économique.

Le rôle des institutions et des réseaux

Pour rendre compte de la diffusion des théories légitimant l’hostilité au libéralisme, il faut aussi évoquer le rôle des institutions et des réseaux. Je me contenterai toutefois sur ce point de remarques lapidaires, car il a été abondamment exploré par les historiens des idées et supposerait de longs développements.

Faute d’avoir fait leur congrès de Bad Godesberg, bien des socialistes français continuent de se représenter les processus sociaux comme un jeu à somme nulle entre classe dominante et classe dominée, ou continuent de véhiculer les associations d’idées et les schémas qui fondent le jacobinisme. Tant qu’ils n’auront pas fait leur aggiornamento, il y a peu de chances qu’ils adoptent la vision libérale de la société, de l’État ou de l’homme À droite, on continue de souscrire à l’image d’un monde fait de cultures nationales réifiées et qu’on perçoit comme menacées par la diffusion du libéralisme. On continue aussi à avoir une vision jacobine de l’État. Les Églises elles-mêmes tiennent leur partie dans ce concert d’hostilité au libéralisme. Gardiennes des valeurs spirituelles, elles sont promptes à insister sur les effets pervers engendrés par les sociétés libérales. Elles n’admettent pas facilement que le libéralisme mette l’homme au centre de l’univers, même si, dans le cas du catholicisme, l’encyclique Quanta Cura et le Syllabus de 1864, où le libéralisme fait l’objet d’une condamnation explicite, appartiennent clairement au passé.

Au-delà des institutions, comme les Églises ou les partis politiques, il faudrait aussi insister sur les groupes de sensibilité diffus qui contribuent au succès des associations d’idées hostiles au libéralisme. On pense ici aux conservateurs qui définissent la bonne société comme celle qu’ils ont connue dans leur enfance ou dont ils ont idéalisé l’image à partir de rêveries sur des livres d’histoire. On peut aussi penser aux nationalistes de toute sensibilité, qui veulent que l’individu se définisse primordialement sinon exclusivement par son ancrage dans la nation, alors que les médias mettent chacun d’entre nous en contact avec le monde entier, que les voyages se développent, que les institutions s’internationalisent. On peut encore penser à tous ceux qui acceptent pratiquement la totalité des idées libérales, mais qui reprochent tout de même au libéralisme, mezza voce, d’ignorer le souffle de l’esprit. Ce type d’attitude se rencontre particulièrement chez les intellectuels que leur histoire personnelle a éloignés d’une religion régulière ou séculière.

On peut aussi penser aux communautaristes, pour qui la Gesellschaft, la société, est une perversion de la Gemeinschaft, de la communauté ; qui voient la bonne société comme une communauté fusionnelle.

Il faudrait évoquer aussi la dégradation des systèmes d’enseignement un peu partout dans les sociétés libérales : elle a multiplié les demi-habiles chers à Pascal. Cette dégradation a particulièrement touché les disciplines les plus vulnérables : les sciences humaines plutôt que les sciences de la nature ; et parmi les sciences humaines, les moins structurées : la sociologie, la science politique ou l’anthropologie plus que l’économie. Cela n’a pas été sans conséquence : les étudiants des années 70-80 qui se sont formés dans ces disciplines sont ceux qui occupent aujourd’hui des postes de responsabilité et d’influence dans les professions intellectuelles : dans la presse écrite, parlée et télévisuelle, ainsi que dans l’enseignement secondaire et supérieur. Ce mécanisme explique que nombre de théories simplistes des phénomènes sociaux, politiques ou économiques soient proposées sur le marché des idées et pieusement diffusées par les médias.

Cette situation n’est évidemment pas favorable à la tradition libérale : les analyses qu’elle propose de ces phénomènes supposent un apprentissage parfois ingrat de certains outils intellectuels. Je pense par exemple à la théorie des jeux.

Last but not least : sur le plan philosophique, le libéralisme représente la tradition de pensée qui propose certainement la vision du monde la moins eschatologique qui puisse être. Il est convaincu que la notion de progrès est essentielle. Mais le libéralisme se refuse à considérer que la notion de « la fin de l’histoire » puisse avoir le moindre sens. Ici aussi, il déçoit.

Et demain ?

On peut finalement présumer que l’hostilité au libéralisme d’une bonne partie des intellectuels persistera. D’abord parce qu’il ne propose pas une théorie du monde clés en main. Ensuite, parce qu’il est en concurrence avec nombre de visions du monde colportées par les religions régulières et séculières. En troisième lieu, parce que le libéralisme ne peut réaliser d’un coup les objectifs qui le guident : respecter la dignité de tous, donner à tous des chances égales, assurer à tous des droits égaux, combattre efficacement les effets pervers qu’il engendre, évacuer la corruption, accentuer la transparence des décisions au bénéfice de ceux qui en subissent les conséquences, ou prendre au sérieux les sentiments des citoyens en matière d’équité.

Ces objectifs étaient explicitement déjà présents dans la « feuille de route » dans laquelle Adam Smith assignait trois devoirs à l’autorité publique : assurer la sécurité des citoyens, mettre en place une justice efficace, prendre en compte les demandes auxquelles l’initiative privée ne peut répondre. Ils ne sont toujours pas réalisés : on attend toujours qu’une « administration exacte de la justice » soit établie ou que la corruption soit efficacement combattue.

Beaucoup d’intellectuels en tirent l’idée que le libéralisme est un système détestable. Mais ils reconnaissent aussi implicitement, si l’on en juge par l’absence de propositions positives de leur part, par le fait que leurs propositions se bornent à des vœux pieux (cf. le culte de la « taxe Tobin »), en un mot par le fait que leur apport soit essentiellement négatif et critique, que le libéralisme est, pour paraphraser une formule célèbre, le pire des systèmes à l’exception de tous les autres.

Ce faisant, ils contribuent toutefois, non à corriger, mais à renforcer les défauts et les effets négatifs, réels ou présumés, du libéralisme. Ainsi, les « belles âmes » qui ont dénoncé l’inégalité des chances scolaires ont surtout contribué à la dégradation des systèmes d’enseignement. Le « collège unique », l’allongement du « tronc commun », le développement de la théorie de l’école « lieu de vie », le culte du « pédagogisme » n’ont en rien contribué à atténuer l’inégalité des chances scolaires ; en revanche, ces innovations ont contribué au développement de l’illettrisme et à l’apparition de la violence scolaire. Les théories qui ont cherché à mettre les inégalités Nord-Sud sur le compte du Nord ont encouragé la malgouvernance caractéristique de nombreux pays du Sud et ainsi puissamment contribué à renforcer les inégalités Nord-Sud aux dépens du Sud.

Malgré tout, on peut rêver : que les systèmes d’éducation s’améliorent ; que l’esprit critique revienne ; qu’un nombre croissant d’intellectuels comprenne qu’il n’y a pas seulement des interprétations, mais aussi des faits.

Du côté de la production des sciences humaines, des signes encourageants apparaissent. La matrice de pensée illibérale est progressivement remise à sa place. Des schémas explicatifs empruntés au marxisme, au structuralisme ou au culturalisme continuent d’être couramment employés. Mais les mouvements d’idées qui les soutiennent et les légitiment font l’objet de doutes croissants. Ils appartiennent désormais à l’histoire des idées plutôt qu’à celle de la connaissance. Les « grands noms » auxquels ces mouvements furent associés dans la seconde partie du XXe siècle paraissent ne pas avoir de successeurs. Peut-être est-ce le signe que la connaissance – que l’explication solide des phénomènes politiques, économiques et sociaux – est de nouveau perçue comme l’objectif primordial des sciences humaines.

RAYMOND BOUDON

A écouter : un entretien avec Boudon sur Canal Académie 

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