Un précurseur des physiocrates : Richard Cantillon

Éditeur de l’Ami des Hommes, le premier grand ouvrage économique du marquis de Mirabeau, Edmond Rouxel examine dans le Journal des économistes la contribution méconnue de Richard Cantillon, auteur de l’Essai sur la nature du commerce en général (écrit vers 1730 et publié en 1755). Avec ses qualités et ses défauts, cette présentation synthétique est la première dans la littérature économique française, Cantillon étant resté dans l’oubli jusqu’à la fin du XIXe siècle.


UN PRÉCURSEUR DES PHYSIOCRATES : CANTILLON

par Edmond Rouxel

(Journal des économistes, juillet 1891, p.69-78)

I.

Une opinion assez généralement répandue dans le public, et même parmi beaucoup d’économistes, c’est que l’économie politique a été créée par Quesnay et ses disciples, les physiocrates, vers 1756 ; d’aucuns même ne font remonter l’origine de cette science qu’à l’année 1776, et en attribuent la paternité à Adam Smith, l’auteur célèbre de la Richesse des nations.

Les uns et les autres s’imaginent volontiers que la science économique a été formée d’un seul jet, qu’elle est soudainement sortie du cerveau de ses prétendus inventeurs, comme Minerve du cerveau de Jupiter, armée de pied en cape.

C’est une hypothèse fort à la convenance des esprits superficiels, que ces hommes providentiels apparaissant à point nommé, à une date précise, pour créer une science nouvelle, qui répond plus ou moins bien à un besoin nouveau ; on peut, par ce moyen, devenir savant en la dite science à bon compte : il suffit pour cela de lire, ou seulement de connaître par ouï-dire les principales doctrines professées par le maitre et ses disciples les plus marquants. Muni de ce bagage, et sans plus d’érudition, on peut parler et écrire sur une foule de questions qu’on a peu méditées, en brodant sur les principes admis par l’École.

Mais ce n’est là qu’une hypothèse, et l’on sait par l’expérience de tous les temps que ce n’est point ainsi que procède ordinairement la nature ; comme on l’a dit tant de fois, la nature ne fait point de sauts. Les commencements de toutes choses sont imperceptibles ; les progrès en sont lents, insensibles, et souvent empêchés ou retardés par des causes diverses.

Il serait donc bien étonnant que l’économie politique fit exception à cette règle universelle. Et, en effet, pour peu que l’on fouille dans la littérature des temps antérieurs à l’apparition de la physiocratie, on ne tarde pas à découvrir que l’économie politique était connue de nom et de fait depuis longtemps, et qu’en l’appelant physiocratie on n’a fait qu’appuyer avec plus d’insistance sur quelques principes déjà connus par les penseurs, mais trop souvent ignorés ou négligés par les hommes d’État.

Nous pourrions citer beaucoup de faits et de textes qui prouvent que l’économie politique était cultivée dès le XVIIe siècle, et qu’elle n’avait jamais cessé de l’être.

Pour ne pas remonter jusqu’à Sully et à Montchrétien, nous dirons que Fleury en recommande l’étude dans son Traité du choix et de la méthode des études ; un autre pédagogue : Jean Cécile Frey, cité par M. Gidel dans Revue du monde latin d’août 1889, et beaucoup d’autres écrivains de la même époque font la même recommandation ; d’Argenson, dans les Loisirs d’un ministre (t. II, p. 103, 182, etc.), nous apprend qu’a la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle il existait des académies libres d’économie politique. Herbert, dans l’Avertissement de son Essai sur la police des grains (1753-5), fait allusion aux livres économiques qui ont traité cette question avant lui, et conséquemment avant Quesnay, dont l’article sur cette matière n’a paru dans l’Encyclopédie qu’en 1756.

Mais nous ferions un livre si nous voulions analyser les traités économiques antérieurs aux physiocrates que nous connaissons, sans parler de ceux qui sont perdus ou que nous ne connaissons pas ; or, nous ne disposons que de quelques pages. Force nous est donc de nous limiter à l’œuvre d’un publiciste antérieur aux physiocrates à qui il nous semble qu’on n’a pas rendu suffisante justice, car c’est à peine si on le mentionne pour mémoire, quoique son livre contienne les principes essentiels de la physiocratie, comme on pourra en juger par l’analyse que nous en ferons tout à l’heure.

Philippe Cantillon était un banquier irlandais, venu en France, disent les biographes, avec Law dont il fut le collaborateur. Il mourut en 1733, et la première édition de son Essai sur la nature du commerce en général date de 1752, c’est-à-dire que ce livre est antérieur comme composition, de 23 ans, et comme publication, de 4 ans à l’article grains de Quesnay et à l’Ami des hommes du marquis de Mirabeau.

Comme je ne suis pas collectionneur de petits papiers plus ou moins inédits, je ne puis donner de renseignements plus détaillés sur mon auteur, et je passe au livre.

II.

L’Essai sur le commerce est de ces livres qu’on ne lit pas sans en tirer de précieux fruits. Il eut assez de succès en son temps pour mériter d’être imprimé à la suite des Discours politiques de Hume, et pour être cité avec éloges par beaucoup de publicistes, surtout par les physiocrates. Le marquis de Mirabeau le cite souvent et avec enthousiasme dans l’Ami des Hommes. Mais le succès des ouvrages de ce genre dure peu ; bientôt il n’y eut plus guère que les spécialistes à le lire, sans en excepter Adam Smith et quelques-uns de ses successeurs. Morellet trouvait que cet « excellent ouvrage » était trop négligé. Cette plainte n’est pas encore dénuée de raison aujourd’hui. Des trois parties qui composent l’ouvrage de Cantillon, la première est de beaucoup la plus importante, en ce qu’elle renferme des principes fondamentaux sur lesquels est établi le système de l’auteur ; les deux autres parties ne sont que des développements, des conséquences ou des applications de la première. C’est donc sur celle-ci que nous nous étendrons le plus.

Cette première partie traite de la richesse ; des rapports de l’homme avec les choses, et particulièrement avec la terre ; du travail sous ses diverses formes de la valeur, des prix, de la monnaie, de la population. Voici, autant que possible textuellement, et débarrassés des considérations accessoires, les principes de Cantillon sur ces objets

« La terre est la source ou la matière d’où l’on tire la richesse ; le travail de l’homme est la forme qui la produit : et la richesse en elle-même n’est autre chose que la nourriture, les commodités et les agréments de la vie ».

Toute l’économie se trouve ainsi ramenée à l’homme comme principe et comme fin, envisagé comme producteur et comme consommateur de la richesse ; ce que beaucoup d’économistes ont trop oublié depuis, en portant leurs vues plus ou moins exclusivement sur la richesse en elle-même et pour elle-même.

« De quelque manière que se forme une société d’hommes, la propriété des terres qu’ils habitent appartiendra nécessairement à un petit nombre d’entre eux.

« Que si le prince fait la distribution des terres par portions égales à tous les habitants, elles ne laisseront pas dans la suite de tomber en partage à un petit nombre. Un habitant aura plusieurs enfants, et ne pourra laisser à chacun d’eux une portion de terre égale à la sienne : un autre mourra sans enfants, et laissera sa portion à celui qui en a déjà, plutôt qu’à celui qui n’en a pas : un troisième sera fainéant, extravagant ou maladif, et se verra obligé de vendre sa portion à un autre qui a de la frugalité et de l’industrie, qui augmentera continuellement ses terres par de nouveaux achats, auxquels il emploiera le travail de ceux qui, n’ayant aucune portion de terre à eux, seront obligés de lui offrir du travail pour subsister.

« En supposant donc que les terres d’un nouvel État appartiennent à un petit nombre de personnes, chaque propriétaire fera valoir ses terres par ses mains, ou les donnera a un ou plusieurs fermiers : dans cette économie, il faut que les fermiers et laboureurs trouvent leur subsistance, cela est de nécessité indispensable, soit qu’on fasse valoir les terres pour le compte du propriétaire même, ou pour celui du fermier. On donne le surplus du produit de la terre aux ordres du propriétaire ; celui-ci en donne une partie aux ordres du prince ou de l’État, ou bien le fermier donnera cette partie directement au prince, en la rabattant au propriétaire.

« Pour ce qui est de l’usage auquel on doit employer la terre, il est préalable d’en employer une partie à l’entretien et nourriture de ceux qui y travaillent et la font valoir ; le reste dépend principalement des humeurs et de la manière de vivre du prince, des seigneurs, de l’État et du propriétaire ; s’ils aiment la boisson, il faut cultiver des vignes ; s’ils aiment les soieries, il faut planter des mûriers et élever des vers à soie ; et de plus il faut employer une partie proportionnée de la terre à maintenir tous ceux qu’il faut pour ce travail ; s’ils aiment les chevaux, il faut des prairies ; et ainsi du reste.

« Cependant si on suppose que les terres n’appartiennent à personne en particulier, il n’est pas facile de concevoir qu’on y puisse former une société d’hommes ».

Les raisons économiques qui s’opposent à l’égalité des biens sont ici exposées avec autant de clarté que de concision. Mais de ce que Cantillon constate que les terres appartiennent nécessairement à un petit nombre relatif d’hommes, il n’en résulte pas qu’elles doivent appartenir au plus petit nombre possible, ni que le nombre des propriétaires, quel qu’il soit, doive être fixé arbitrairement. C’est la nature des hommes et des choses qui détermine cette répartition, comme l’auteur le montre dans divers endroits de son livre.

III.

La subsistance étant la condition sine qua non de la vie sociale, et même de la vie individuelle, il est clair que l’agriculture est la première des industries et la base sur laquelle reposent toutes les autres, qui ne peuvent naitre, subsister et prospérer que par son moyen.

Les industries manufacturières, les échanges et le commerce étant, par la force des choses, subordonnées à l’industrie agricole, les bourgs ne peuvent se fonder qu’après les villages et par l’extension de ceux-ci ; les villes, qu’à la suite des bourgs ; et les capitales, qu’après et par les centres moins importants ; le tout vivant aux dépens des cultivateurs, nationaux ou étrangers, des terres. C’est pourquoi Cantillon, après Aristote, admet cet ordre de formation des divers groupes sociaux, et s’attache à montrer leur dépendance du groupe fondamental l’exploitation agricole.

Un fait qui parait d’abord contradictoire avec les principes précédents, c’est que « le travail d’un laboureur vaut moins que celui d’un artisan ». Il serait plus exact de dire qu’il coûte moins, et c’est ainsi qu’il faut l’entendre. Voici comment l’auteur de l’Essai sur le commerce explique cette anomalie apparente :

« Le fils d’un laboureur, à l’âge de 7 ou 12 ans, commence à aider son père, soit à garder les troupeaux, soit à remuer la terre, soit à d’autres ouvrages de la campagne, qui ne demandent point d’art ni d’habileté.

« Si son père lui faisait apprendre un métier, il perdrait à son absence pendant tout le temps de son apprentissage, et serait encore obligé de payer son entretien et les frais de son apprentissage pendant plusieurs années : voilà donc un fils à charge à son père et dont le travail ne rapporte aucun avantage qu’au bout d’un certain nombre d’années. La vie d’un homme n’est calculée qu’à 10 ou 12 années ; et comme on en perd plusieurs à apprendre un métier, dont la plupart demandent en Angleterre 7 années d’apprentissage, un laboureur ne voudrait jamais en faire apprendre aucun à son fils, si les gens de métier ne gagnaient bien plus que les laboureurs.

« Ceux donc qui emploient les artisans ou gens de métier, doivent nécessairement payer leur travail plus haut que celui d’un laboureur ou manœuvre ; et ce travail sera nécessairement cher, à proportion du temps qu’on perd à l’apprendre, et de la dépense et du risque qu’il faut pour s’y perfectionner ».

On voit par cette analyse que le salaire des artisans n’est guère que nominalement plus élevé que celui des manœuvres : son taux supérieur représente l’intérêt des avances déboursées pour apprendre le métier et le risque de perte que courent ces avances, soit par la mort de l’apprenti, soit par l’impossibilité ou la difficulté qu’il peut rencontrer pour exercer son art.

Ce qui trompe, aujourd’hui encore, beaucoup de spéculateurs à ce sujet, c’est que, comme l’observe Cantillon, « les artisans gagnent, les uns plus, les autres moins, selon les cas et les circonstances ». Entre ces cas et ces circonstances, il faut surtout remarquer la durée plus ou moins longue de l’apprentissage ; l’adresse, la moralité et l’intelligence de l’ouvrier ou l’absence de ces qualités ; les risques et dangers qu’il court dans l’exercice de sa profession.

« Par ces inductions, conclut notre auteur, et cent autres qu’on pourrait tirer de l’expérience ordinaire, on peut voir facilement que la différence de prix qu’on paie pour le travail journalier, est fondée sur des raisons naturelles et sensibles ».

Ceux qui négligent de tenir compte de ces raisons naturelles et sensibles et qui ne font attention qu’aux gens qui s’enrichissent dans un métier quelconque, laissant de côté ceux qui végètent toute leur vie ou même qui se ruinent, ont toujours cru, croient encore et croiront éternellement que l’industrie est plus lucrative que l’agriculture, le commerce que l’industrie, les arts libéraux que tout le reste ; et ils ne cesseront pas de demander à l’État des encouragements et des privilèges pour ces professions ; se mettant ainsi en contradiction avec eux-mêmes ; car, si les professions supérieures sont réellement plus avantageuses que les inférieures, elles n’ont pas besoin d’être protégées.

IV.

Comment se fera la distribution des hommes d’une société entre les diverses professions, de manière à ce que tous les besoins soient satisfaits dans la mesure convenable, à ce que l’offre et la demande se fassent équilibre dans tous les genres de production ? Faudra-t-il faire intervenir le législateur pour organiser le travail comme le demandent certaines écoles modernes ?

Cantillon ne le pense pas, et c’était à prévoir, étant donné le principe de l’équivalence des professions, « le nombre des laboureurs, dit-il, artisans et autres, qui travaillent dans un État, se proportionne naturellement au besoin qu’on en a ».

Naturellement, remarquons-le bien, la production se proportionne à la consommation. Il suffit donc de laisser faire. Cette assertion peut contrarier les fabricants de règlements qui ont leur portefeuille garni de projets ; mais qu’ils en lisent la démonstration au chapitre IX, et nous espérons qu’après l’avoir mûrement méditée, ils reconnaîtront la justesse de la conclusion que l’auteur en tire :

« Par ces inductions, dit-il, il est aisé de comprendre que les écoles de charité en Angleterre et les projets en France, pour augmenter le nombre des artisans, sont fort inutiles… Comme les artisans gagnent plus que les laboureurs, ils sont plus en état que les derniers d’élever leurs enfants à des métiers ; et on ne peut jamais manquer d’artisans dans un État, lorsqu’il y a suffisamment de l’ouvrage pour les employer constamment ».

V.

Le produit de la terre pourvoit d’abord à l’entretien de ceux qui la cultivent ; le surplus s’en va à la société, représentée par les propriétaires, le prince et les gens des diverses professions autres que l’agriculture, qui doivent le rendre aux laboureurs sous forme de services divers.

C’est cet excédent du rendement de la terre sur les besoins du cultivateur, le produit net, qui est la source et le moyen de tout progrès dans la consommation, et conséquemment dans la production. Il est clair que, si la terre cultivée ne rapportait qu’exactement ce qui est nécessaire à l’entretien du laboureur, supposé qu’il se fût jamais décidé à la cultiver pour si peu, du moins il en aurait gardé tout le produit pour lui ; tout le monde aurait été obligé de se livrer à l’agriculture, chacun pour soi ; il n’y aurait jamais eu de propriétaires, de princes, de prêtres, d’artistes.

Les travaux autres que ceux de la terre donnent également un excédent de produit en plus de la satisfaction des besoins de ceux qui s’y livrent. On comprend, en effet, que s’il n’en était pas ainsi, personne ne voudrait exercer ces professions, chacun préférerait cultiver la terre, qui donne un produit net, comme on vient de le voir.

Il n’y a donc pas de professions naturellement stériles, comme l’ont soutenu les physiocrates. Du moment qu’elles sont librement exercées et que les produits s’en échangent librement, toutes les professions sont productives de richesse, puisque, par la première définition donnée par Cantillon, « la richesse en elle-même n’est autre chose que la nourriture, les commodités et les agréments de la vie ».

Ce n’est qu’accidentellement, artificiellement ou violemment que certains travaux deviennent improductifs : accidentellement, lorsque l’offre est excédante ou la demande insuffisante ; artificiellement, lorsque des institutions humaines entravent la liberté du travail ou de l’échange ; violemment, quand on enlève au travailleur le fruit de son travail.

VI.

Puisque les produits nets passent entre les mains des propriétaires, et par l’intermédiaire de ceux-ci se répandent sur le prince, les artistes, les artisans, etc., c’est avec beaucoup de raison que notre auteur observe que l’emploi des terres, l’emploi des hommes, la multiplication ou le décroissement des peuples et, en général, tous les progrès ou reculs des sociétés, dépendent principalement des propriétaires des terres, de l’usage qu’ils font du produit net, de leurs humeurs, modes, volonté, façon de vivre.

Les chapitres où il démontre ces idées, trop peu connues des classes dirigeantes, sont d’un grand intérêt et seraient susceptibles de plus amples développements. Il faut les lire à la source.

VII.

Les 2e et 3e parties de l’Essai sur le commence ont pour objet de résoudre ces questions d’intérêt primordial : la circulation de l’argent dans l’intérieur d’une nation ; les effets de la quantité d’argent, de l’activité de la circulation ; leur influence sur le taux de l’intérêt, sont analysés dans la 2e partie, avec une sagacité remarquable. Il en est de même dans la 3e partie, du commerce étranger, du change, du crédit et des banques.

Entrer dans le détail de ces considérations nous mènerait trop loin et ne donnerait aux lecteurs qu’une notion insuffisante des opinions de notre auteur. Nous allons donc nous borner à reproduire quelques idées générales qui dominent dans ces parties, renvoyant pour le surplus à l’ouvrage même.

En ce qui concerne la hausse et la baisse des prix des choses au-dessus ou au-dessous de leur valeur intrinsèque en vertu de l’offre et de la demande, de l’altercation entre vendeurs et acheteurs, Cantillon observe avec raison, il insiste même à plusieurs reprises sur ce point, que « quoique cette méthode de fixer les prix des choses au marché n’ait aucun fondement juste ou géométrique, puisqu’elle dépend souvent de l’empressement ou de la facilité d’un petit nombre d’acheteurs ou de vendeurs, cependant il n’y a pas d’apparence qu’on puisse y parvenir par aucune autre voie plus convenable et qu’en général, ces prix ne s’écartent pas beaucoup de la valeur intrinsèque ».

La loi de l’offre et de la demande est, en effet, la seule loi capable de maintenir le prix des choses au niveau de leur valeur naturelle et de l’y ramener lorsque, par une cause accidentelle quelconque, il s’est élevé au dessus ou s’est abaissé au dessous. Nous savons que nos collectivistes sont à la recherche d’une loi plus géométrique ; mais nous pouvons assurer qu’ils la chercheront longtemps.

Les effets économiques, moraux et sociaux des variations en hausse ou en baisse du stock des métaux précieux dans un État, sont aussi l’objet de remarques très sensées et très justes. Il faut les lire dans l’ouvrage même, on y verra pourquoi et comment la balance favorable du commerce, tant cherchée par les politiques à courte vue, tourne si souvent au détriment de la nation qui s’en croit favorisée.

Cantillon ayant été mêlé aux spéculations de Law, on s’attendrait à trouver en lui un chaud partisan du crédit et des banques ; mais il n’en est rien. Sans doute l’expérience l’a instruit, comme on pourra en juger par ces lignes qui résument son opinion sur la matière :

« Je crois les banques publiques d’une très grande utilité dans les petits États, et dans ceux où l’argent est un peu rare mais je les crois peu utiles pour l’avantage solide d’un grand royaume. »

Nous arrivons ici à la fin de l’Essai sur la nature du commerce. L’auteur de cet ouvrage écrit en homme d’affaires plutôt qu’en homme d’école. On pourrait peut-être lui reprocher de manquer d’ordre dans la disposition des idées, ce qui nuit à la clarté et oblige à relire si l’on veut bien se pénétrer les théories de l’auteur. Mais ce livre est pensé et vécu. Nous y trouvons plus de hauteur de vues, une philosophie plus élevée, plus synthétique que dans la plupart des ouvrages publiés sur le même sujet et à la même époque.

VIII.

Par exemple, nous trouvons l’Essai politique sur le commerce, de Melon, que tout le monde connaît, beaucoup plus terre à terre, moins philosophique et, conséquemment moins politique, en dépit du titre. Cela n’empêche pas l’Essai, de Melon, d’avoir sa valeur ; mais à choisir, nous préférerions voir celui de Cantillon figurer dans les bibliothèques des économistes.

Le premier peut-être, en tout cas avant les physiocrates, Cantillon a posé et démontré des principes économiques qui ont été plus tard développés, mais plus souvent exagérés, ce que notre auteur a eu soin d’éviter, observant toujours, autant qu’il est humainement possible de le faire, de ne pas confondre le relatif avec l’absolu.

Ce n’est pas à dire qu’il ne soit jamais tombé dans des erreurs de détail ; mais un économiste instruit les distingue facilement et reconnait qu’elles sont dues à l’influence du milieu et qu’elles ne modifient et n’infirment point les principes généraux.

Il est possible que les lecteurs ne partagent pas mon sentiment d’après l’aperçu que je viens de leur donner de cet Essai, mais je crois que ce sera ma faute et non celle de Cantillon, et avant de porter un jugement définitif, je les prie de vouloir bien remonter à la source, et j’ose dire qu’ils ne regretteront pas le temps qu’ils auront employé à lire cet ouvrage peu connu et très digne de l’être.

ROUXEL.

Au dernier moment on nous communique the Economic Journal de juin 1891, qui renferme un intéressant article de M. Henry Higgs sur Richard Cantillon. Comme on le voit, l’auteur de l’Essai sur le commerce serait Richard Cantillon et non Philippe, comme l’ont cru nos biographes. M. Higgs donne des détails nouveaux sur Cantillon, sa famille, ses faits et gestes, ses opérations commerciales et financières, les procès — car tout le monde avait des procès à cette époque de réglementation à outrance qu’à l’envi les protectionnistes, les étatistes, les collectivistes s’évertuent à établir, — sa mort, et jusqu’à un fac-simile de sa signature.

M. Higgs apprécie hautement, comme il le mérite, l’Essai sur le commerce et dit que Cantillon pourrait être appelé, de préférence à A. Smith, l’économiste des économistes. M. Higgs profite de l’occasion pour ajouter que l’opinion émise par nous en 1883 : que le marquis de Mirabeau pouvait être considéré comme le père de l’économie politique en France, est sujette à correction ou à interprétation au profit de son prédécesseur Cantillon.

Si l’économie politique se borne à l’économie commerciale, il est certain que Mirabeau a été précédé par Cantillon, puisqu’il le cite, et même par beaucoup d’autres. Si l’économie doit se borner à la richesse pour elle même, ou à la seule recherche du bien-être matériel des hommes, notre opinion doit encore être rectifiée. Mais, alors, quelle différence y aura-t-il entre l’économie rurale, industrielle ou commerciale et l’économie politique ?

Si l’homme n’est pas seulement une machine à produire, consommer et s’enrichir, pour produire, consommer et s’enrichir encore plus, et ainsi de suite ; s’il n’est réellement heureux qu’autant que ses besoins moraux et intellectuels reçoivent leur due satisfaction, aussi bien que ses besoins matériels, et si la différence entre l’économie politique et l’économie commerciale consiste en ce que celle-ci ne s’occupe que de la satisfaction des besoins matériels de l’homme, tandis que celle-là embrasse tout l’être humain ; physique, moral et intellectuel ; s’il en est ainsi, dis-je, l’Essai sur le commerce de Cantillon et même la Richesse des nations d’A. Smith ne sont pas des traités d’économie politique, et n’ont point été donnés comme tels par leurs auteurs ; ce sont de simples traités d’économie industrielle et commerciale.

L’Ami des hommes, qui, sans être complet, et encore moins didactique, renferme cependant de si larges considérations sur les besoins moraux de l’homme en société, nous paraît mieux répondre au titre et à l’objet de l’économie politique. Voilà pourquoi nous le plaçons au-dessus de beaucoup d’autres, sans méconnaître le mérite de ceux-ci, et même leur supériorité à bien des égards.

 

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