Préface au Journal de l’agriculture, du commerce et des finances (septembre 1765)

PRÉFACE.

Nous nous acquittons de ce que nous devions au public par un journal extraordinaire que nous lui offrons aujourd’hui ; et nous saisissons cette occasion pour lui rendre compte des raisons qui déterminent les changements de méthode qu’il a déjà pu remarquer dans nos dernières gazettes, qu’il remarquera davantage dans la suite, et qui décideront à l’avenir de la composition de tout cet ouvrage périodique.

Notre travail a naturellement trois parties ; l’une historique, l’autre indicatrice, et la troisième destinée à répandre le goût et à contribuer aux progrès de la science économique par l’exemple et le secours des bons et savants citoyens qui voudront bien nous communiquer leurs lumières et se servir de nous pour publier leurs écrits. Les deux premières parties forment plus particulièrement la Gazette ; le Journal est principalement consacré à la troisième ; mais toutes trois doivent entrer avec art dans la composition de l’un et de l’autre. 

Ce n’est que par la connaissance des faits que l’on peut donner une base solide aux raisonnements, puisque les principes eux-mêmes ne sont autre chose que l’expression de l’ordre naturel et physique qui dirige les faits.

Aussi quoique les vrais principes soient, sans comparaison, plus importants à connaître que les faits particuliers, nous ne balançons point à suivre avec exactitude l’esprit de notre institution, en nous bornant presque uniquement à raconter ceux-ci dans notre gazette. On ne la verra donc plus commencer par de longs morceaux de raisonnement qui occupaient une place précieuse pour l’annonce de mille choses essentielles à faire connaître à mesure qu’elles se passent ; et sans nous interdire quelques observations rapides, et souvent indispensables, sur les faits que nous aurons rapportés, nous aurons soin de les rendre aussi concises qu’elles nous paraîtront nécessaires. Notre ouvrage doit conduire à la connaissance de la vérité, mais il faut que ce soit le lecteur qui la voie, et non pas nous qui la lui montrions ; les observations qu’il aura faites en quelque façon de lui-même, le frapperont beaucoup davantage et lui resteront plus profondément gravées dans l’esprit, que celles que nous pourrions lui présenter. Puissent ainsi nos concitoyens accroître tous les jours le nombre de leurs remarques utiles ! Plus elles seront leur ouvrage, et plus nous serons contents du nôtre. Ce ne sont donc que des faits qui doivent composer notre gazette : mais l’ordre dans lequel ces faits doivent être présentés, ne nous paraît pas indifférent. Nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs le plan que nous nous proposons de suivre. Nous souhaitons qu’il leur paraisse assez bien conçu, pour les engager à nous mettre par leurs conseils à portée de le perfectionner.

Chacun des objets de notre travail sera, dans notre gazette, divisé habituellement en deux paragraphes.

Le premier paragraphe du titre AGRICULTURE renfermera des détails propres à faire connaître l’état actuel de cette branche principale des travaux humains. On y trouvera des calculs de dépenses et de produits, pris sur les lieux, et dans toutes les parties de l’économie rurale. On y rendra compte de la quantité et de la qualité des récoltes, principalement en France, et même aussi dans les pays étrangers. On y présentera l’état du prix de grains et autres denrées, etc. Pour ce dernier article, nous quitterons la forme embrouillée dont on s’est servi jusqu’à présent dans nos gazettes, et nous réduirons les états du prix des denrées en tableaux résumés et clairs. Ces tableaux auront deux avantages frappants ; par eux, le négociant verra d’un coup d’œil les cantons où les prix sont les plus bas, et ceux où ils sont les plus hauts, et pourra sans un travail fastidieux diriger rapidement ses opérations d’après la première inspection de la gazette : par eux, l’administration et les particuliers verront aussi d’un coup d’œil quel est le prix commun des denrées de chaque généralité. Observation de la plus grande importance, puisqu’en la combinant avec celle de l’évaluation commune des frais de culture, qui par le moyen de notre ouvrage deviendront de jour en jour plus connus, et faisant attention à la variation des récoltes, on aura l’idée, la plus approchante du vrai, de l’état du revenu net de chaque province : ce qui sert et servira de première règle au gouvernement pour la répartition de l’impôt entre les provinces, et manifestera en même temps aux sujets, les raisons évidentes de l’équité paternelle qui décidera de cette répartition. Nous ne dissimulons même pas à nos lecteurs que l’étude des produits nets de la culture, qui résultera de la connaissance des frais de cultivation, et des états multipliés de la quantité et de la valeur des récoltes en tous genres, doit nécessairement conduire à diriger une répartition infiniment plus sûre et plus juste de l’impôt territorial, ce qui procurera un soulagement considérable à la nation, pour laquelle les impôt sont encore plus lourds par l’inégalité, les variations et l’incertitude de leur répartition que par l’excès de leur quotité.

Le second paragraphe du titre Agriculture dans notre gazette contiendra les avis intéressants aux cultivateurs ; les recettes contre les maladies des bestiaux ; les méthodes nouvelles qui n’auront pas besoin d’une explication étendue ; les instruments nouveaux, leur description, leur prix, les adresses de ceux qui les fabriquent, etc., etc., etc.

Quant au COMMERCE, le premier paragraphe qui y sera consacré dans notre gazette, présentera les faits historiques et journaliers qui y ont rapport. On y trouvera d’abord tous les articles intéressants du commerce des étrangers ; les extraits des papiers anglais ; les changes de Londres, d’Amsterdam et de toutes les autres places de l’Europe, que l’on fera en sorte de se procurer ; le passage du Sund, morceau intéressant, s’il est bien rédigé, parce qu’il est le Journal du commerce du Nord. Jusqu’à présent cet état dans notre gazette n’a contenu que la liste des vaisseaux allant et venant de ports de France ; nous prendrons des mesures pour tâcher d’y faire entrer par la suite tous les vaisseaux qui passent ce fameux détroit quel que soit le lieu de leur départ et celui de leur destination ; et nous ferons de cet état un tableau qui renfermera d’une manière distincte le commerce de la France, celui de l’Angleterre, et celui de la Hollande. Par la forme et les subdivisions de ce tableau, on verra quelle est la nation qui fait le plus grand commerce dans le Nord, et quelle y est l’espèce de son commerce, s’il est fondé sur les productions de son territoire, ou sur les travaux de ses manufactures, etc. En général, nous croyons que l’on ne peut trop multiplier les états par colonnes dans les matières, d’une espèce aride et sèche, qui cependant peuvent servir de base à des combinaisons utiles : car la fatigue de mettre les faits en ordre, rebute les lecteurs qui ne s’embarrassent que du résumé, et l’abandonnent s’il exige un trop grand travail, mais le saisissent avec plaisir quand on le leur présente tout fait. Après avoir ainsi parcouru le commerce des étrangers et commencé à jeter un coup d’œil sur notre commerce extérieur ; nous continuerons l’examen de ce dernier, et c’est dans cet endroit que l’on trouvera les états d’exportation et d’importation des différents ports du royaume. La trop grande multiplicité des objets compris dans ces états nous empêchera de les réduire en tableau, mais du moins aurons-nous soin de présenter à la fin de chacun un résumé qui distinguera l’espèce, et s’il est possible rendra compte de la valeur des cargaisons. Quoique nos colonies soient des provinces du royaume, leur éloignement nous fait regarder leur commerce comme une sorte de commerce extérieur ; ainsi la place naturelle des faits relatifs au commerce de nos colonies, se trouve avec les autres états d’importation et d’exportation. Enfin ce paragraphe sera terminé par les faits relatifs à notre commerce intérieur, à nos Manufactures, etc.

Le second paragraphe de l’article Commerce contiendra les avis intéressants à nos négociants, et notamment l’annonce des départs futurs et des arrivées nouvelles de navires dans tous les ports de France. Nous prenons les arrangements les plus certains pour donner cet article avec une extrême exactitude et une grande célérité ; attendu qu’il est très important pour les personnes qui ont des marchandises à embarquer, ou qui ont des vaisseaux en mer.

Par rapport aux FINANCES, nous suivrons dans notre gazette la même division que par rapport aux autres objets qui la composent. Le premier paragraphe présentera d’abord les faits relatifs à l’administration des finances, tant en France que dans les pays étrangers. Il sera enrichi du détail des dépenses du Roi pour l’encouragement de l’agriculture et du commerce, de tous les édits, déclarations, lettres-patentes, arrêts du Conseil qui auront une influence, même éloignée, sur les objets de notre travail, etc., etc.

Le second paragraphe renfermera, ainsi qu’il l’a déjà fait, les avis qui y ont rapport, et qui peuvent intéresser les citoyens.

Notre gazette étant ainsi à peu près finie, nous y ajouterons, quand il y aura lieu de le faire, un septième paragraphe qui sera composé de l’annonce avec une notice abrégée des mémoires et ouvrages nouveaux qui traiteront de l’agriculture, du commerce ou des finances, et dont nous nous proposerons de rendre compte dans notre journal. C’est dans cet endroit où nous pourrons commencer à ramener nos lecteurs de l’observation des faits à celle des principes ; ce qui nous conduira naturellement au travail de notre journal, dans lequel nous préférerons l’ordre inverse. Car le Journal étant la suite et la conséquence de la Gazette doit commencer où elle finit, et développer tous les principes que les faits historiques de la Gazette paraissent indiquer ; avec la liberté d’appeler d’autres faits bien choisis à l’appui des principes, pour résumer l’ouvrage par des exemples et clore la démonstration. C’est ainsi qu’en établissant d’abord et confirmant ensuite les principes par les faits positifs, nous pourrons rendre notre ouvrage périodique également solide en lui-même, utile à la nation, intéressant pour tous les ordres de lecteurs.

On peut réduire en deux classes ceux qui se plairont à lire notre journal.

Les uns, occupés de leurs affaires personnelles, se livrant au plaisir d’améliorer le bien de leur famille ; plaisir si naturel et si doux qui est le premier ressort de la société, et dans lequel l’amour du bien public même prend son origine. Ces lecteurs chercheront principalement dans notre ouvrage des inventions pour diminuer leurs travaux, des méthodes pour augmenter le produit de leurs terres, des moyens pour faciliter leur commerce. Il sera doux pour nous de satisfaire cette classe nombreuse de citoyens utiles, et ce sera par rapport à elle que nous rassemblerons à la fin de nos journaux les mémoires qui traiteront de la pratique de l’agriculture et du commerce. [1]

Il y a une autre classe de lecteurs composée des personnes qui tiennent à l’administration, et des savants qui s’attachent aux études directement utiles à la patrie en particulier, et à l’humanité en général. Nous ne dissimulerons point que notre journal est principalement composé pour cette classe de lecteurs destinés par état et par goût à chercher, à démontrer, à répandre et à protéger les grandes vérités économiques. Ce sont eux seuls qui sont nos véritables juges, qui saisiront bien la marche de notre ouvrage périodique, et qui embrasseront la vaste étendue.

C’est effectivement une intéressante chose qu’un journal qui a pour objet l’AGRICULTURE, le COMMERCE, et les FINANCES ; c’est-à-dire, tout ce qui importe à l’existence et au bonheur des hommes, et à la prospérité des États. Les trois sujets que les savants, dont les travaux enrichiront cet ouvrage, doivent développer au public, sont tellement liés par leur nature, qu’il est impossible de les examiner complètement sans les embarrasser tous.

On comprend sous le nom générique AGRICULTURE tous les travaux nécessaires pour obtenir du territoire les productions renaissantes qui servent à nos besoins. C’est en ce sens que les soins pour la multiplication des bestiaux, des abeilles, et des vers à soie, l’exploitation des mines et des carrières, la pêche sur les rivières et même en mer[2] sont aussi des branches d’agriculture.

On voit de là que la terre, source unique de la subsistance des hommes, et qui étend sa fécondité jusqu’aux eaux de la mer, offre au commerce les productions qui s’échangent les unes pour les autres.

Ces productions, qui ne seraient naturellement que des biens dont chaque homme isolé ne pourrait recueillir que ceux qui se trouveraient à sa portée, et ne se soucierait nullement de rassembler une quantité au-dessus de sa consommation personnelle ; ces productions acquièrent par l’effet de l’échange, ou du commerce, une valeur vénale, et deviennent  ainsi des richesses, que l’on a intérêt d’amasser et de multiplier, parce qu’elle se représentent, et peuvent servir à se procurer les unes par les autres.

Quand la valeur vénale, que ces productions reçoivent par la facilité de les échanger les unes contre les autres, surpasse les dépenses nécessaires pour les obtenir de la terre, ce qui est au-delà de ces dépenses forme un produit net, et ce produit net est ce qu’on appelle revenu. C’est une richesse disponible que l’on peut employer, selon les circonstances, à réparer et à bâtir les logements nécessaires pour la conservation des moissons, et pour servir de retraite aux troupeaux ; que l’on peut employer à améliorer les terres et les prairies, à faire des défrichements et de forts établissements de culture, à planter des bois, à laisser croître les futaies, à entretenir les chemins, à rendre les rivières navigables, à faire des canaux, à accroître les forces de l’État par l’augmentation des revenus du souverain ; toutes dépenses qui ne peuvent être prises sans déprédation et sans préjudicier à la renaissance des richesses, que sur le produit net de l’agriculture ; et non sur les richesses nécessaires à l’exploitation, par laquelle on se procure les richesses renaissantes : car si l’on dérangeait l’usage de ces richesses productives, la production qui en aurait été le fruit, et les hommes qui devaient vivre sur cette production, s’anéantiraient proportionnellement.

Ce revenu disponible, que l’agriculture a seul le privilège de produire au-dessus de la dépense et des gains de ses agents, est, comme nous venons de le voir, la base naturelle, unique et solide des finances ; puisque c’est la seule richesse dont on puisse disposer pour contribuer au maintien de la chose publique. Les finances et les possesseurs des terres partagent ce produit net qui s’obtient par l’agriculture ; et la dépense qu’ils en font paie les salaires des commerçants, anime l’industrie, procure des rétributions aux hommes qui ne possèdent que leur bras, donne le pain, l’aisance et le bonheur à tous les membres de la société.

Le COMMERCE n’est autre chose que le débit des productions du territoire, qui se fait par le moyen de l’échange, soit contre d’autres productions en nature, soit contre de l’argent qui sert de gage pour se procurer des productions de valeur égale à celles que l’on a débitées, lorsqu’on en aura la volonté.

Ce Commerce, ou, si l’on veut, ce débit des productions, peut s’opérer immédiatement entre le vendeur et l’acheteur consommateur, ou par le secours intermédiaire de marchands qui achètent les denrées et marchandises dans le lieu de leur production, pour les transporter et les revendre dans celui de leur consommation [3], et qui, pour la rétribution de ce service, retirent un salaire, qui est toujours payé sur la valeur de la chose et aux dépens des vendeurs de la première main, par ces vendeurs eux-mêmes, ou par les acheteurs consommateurs.

Ce service intermédiaire des commerçants, qui n’est qu’un des instruments et une condition inévitable (mais fort dispendieuse) d’un commerce étendu, a souvent été confondu avec le commerce même : et de là sont nées un grand nombre de contestation entre des hommes de beaucoup d’esprit, dont quelques-uns n’avaient point assez réfléchi à la signification précise du mot commerce [4]. Mais les savants en ce genre n’ont pas pris la partie pour le tout, et une des conditions ordinaires de la chose pour la chose elle-même ; et ils ont réduit la définition du commerce à cet exposé simple et lumineux que nous venons de présenter. Le COMMERCE consiste dans le débit des productions, qui se fait par le moyen de l’échange.

Considéré sous cet aspect, on voit que le commerce est la conséquence naturelle et indispensable de l’agriculture exercée par des hommes réunis en société. On voit que le commerce partage entre tous les hommes les productions de l’agriculture ; procure aux cultivateurs les moyens d’en faire naître de nouvelles par la multiplication des débouchés ; donne une valeur vénale aux biens de la terre qui, par son secours, prennent la qualité de richesses. On voit que c’est lui qui, par la concurrence des acheteurs, soutient le prix des productions au-dessus des frais de la culture, dont elles sont le fruit ; et qui assure par conséquent l’existence du produit net ou revenu de l’agriculture fait naître, lequel est la seule richesse disponible, et par conséquent la seule base des finances ou revenus publics, qui décident de la puissance des États.

Les FINANCES, et comme nous venons de le dire, on doit entendre par ce mot les revenus publics : les FINANCES, conservatrices et garantes du droit de propriété des citoyens, assurent la défense des corps politiques, et la constitution des nations qui, privées de cette garantie, ne pourraient être au plus que de misérables hordes sans police et sans propriété assurée. Toutes les dépenses nécessaires pour entretenir le bon ordre au dedans, et la sûreté au dehors, pour ouvrir le passage au commerce, en construisant les chemins et les canaux dont il a besoin, pour soutenir sa liberté extérieure par les forces militaires de la nation, roulent sur les finances. En procurant la sûreté et la liberté du commerce, les finances soutiennent l’agriculture, pour laquelle le plus puissant encouragement est le débit à bon prix de ses productions ; et dirigées par une administration bienfaisante, elles ne négligent pas de faire les frais des expériences nécessaires à la perfection technique de ce premier de tous les arts.

On voit donc que l’agriculture, le commerce et les finances concourent sans cesse à l’appui les uns des autres ; que les mêmes principes doivent diriger leur administration ; que les mêmes moyens les favorisent tous trois. Aussi l’étude de ces trois branches importantes des connaissances humaines, de leurs combinaisons, de leurs rapports, de leurs influences réciproques, de l’ordre naturel et physique qui doit leur servir de base, forme ce qu’on appelle la science économique ; grande, belle et sainte science, de laquelle dépend, je ne dis pas le bonheur, mais l’existence des nations. Il importe à tous les hommes d’État et à tous ceux qui se destinent à l’être, d’avoir une connaissance profonde de cette science, qui est le guide naturel de leurs opérations, et qui leur indique le but de l’autorité confiée à leurs lumières. Il leur importe aussi que les principes en soient familiers, même au peuple. Car ce sont les lumières du peuple qui, par le concours des connaissances de pratique que le peuple seul peut avoir, contribuent souvent à diriger le zèle même de l’administration ; ce sont les lumières du peuple qui frayent le chemin aux établissements utiles, qui détruisent les préventions et les préjugés par lesquels les bonnes intentions des gouvernements, qui ont à conduire des nations peu instruites, sont si fréquemment arrêtées dans leur exécution : ce sont les lumières du peuple qui maintiennent naturellement le bon ordre de la société, par la simple conviction de l’utilité générale et particulière de l’ordre pour l’intérêt de chacun, et qui assurent la soumission légitimement due à l’autorité et aux lois, par l’évidence de leur justice et de leur bonté.

Au sujet de l’utilité, de la nécessité même de tourner les études de la nation du côté de la science économique, qu’il nous soit permis de citer ici les expressions d’un écrivain célèbre et d’autant plus digne de la gloire dont il jouit, qu’il est encore plus auteur qu’écrivain [5]. « L’art de procurer aux société la plus grande somme de bonheur possible est, dit-il, une des branches de philosophie des plus intéressantes ; et peut-être dans toute l’Europe est-elle moins avancée que n’était la physique avant la naissance de Descartes. Il y a des préjugés non moins puissants à renverser. Il y a d’anciens systèmes à détruire ; il y a des opinions et des coutumes funestes, et qui n’ont cessé de paraître telles que par l’empire de l’habitude. Les hommes réfléchissent si peu, qu’un mal qui se fait depuis cent ans leur paraît presque un bien. Ce serait une grande entreprise d’appliquer le doute de Descartes à ces objets, de les examiner pièce à pièce comme il examina ses idées, de faire une revue générale des coutumes, des usages et des lois, comme il fit la revue des systèmes, et de ne juger de tout que d’après sa grande maxime de l’évidence. Cette entreprise serait bien digne d’un gouvernement sage et qui voudrait rendre les hommes heureux … »

C’est cette entreprise utile, qu’un ministre, occupé du bien public veut exécuter aujourd’hui ; c’est cette intéressant philosophie dont il veut exciter, animer, répandre, favoriser l’étude, et rien n’est sûrement plus propre à y parvenir qu’un ouvrage périodique, divisé en deux parties, dont l’une renferme tous les faits historiques qui y ont journellement rapport, et l’autre toutes les discussions et observations qui naissent de ces faits et qui sont nécessaires pour en approfondir les principes.

La liberté de ces discussions importantes à tant d’égards, est dans cet ouvrage le principal objet de la protection du gouvernement ; parce que l’instruction des hommes et le bien de la société sont le but de ses opérations. L’administration sait que l’erreur se glisse dans tous les travaux humains. Elle sait aussi que l’erreur n’est qu’un faux jugement, suite nécessaire d’un examen incomplet. Elle est donc convaincue que les hommes ne se tromperaient jamais, s’ils examinaient les choses suffisamment et sous toutes leurs faces ; car alors ils les verraient telles qu’elles sont. Mais cet examen n’est pas toujours aussi aisé qu’il le paraît au premier coup d’œil : dans les matières extrêmement étendues, telles que celles dont il s’agit, il exige les plus grands efforts de la raison humaine, ou la recherche scrupuleuse du vrai, du bon et des moyens, sur une multitude d’objets compliqués et presque tous également importants. Ce serait beaucoup que d’embrasser toutes les parties de détail ; ce serait plus encore que de les saisir toutes sous leur vrai point de vue. Il est peut-être impossible d’y parvenir sans la réunion des lumières d’un grand nombre d’hommes : c’est pourquoi la sagesse du gouvernement croit devoir laisser un champ libre à la contradiction. La contradiction peut seule détruire les sophismes qui séduisent quelquefois ceux mêmes qui les font. La contradiction est le creuset de la vérité. Il n’y a que l’erreur qui pourrait en redouter l’épreuve, mais elle doit être libre de s’y exposer : car sans cela, qui pourrait s’assurer de connaître l’erreur.

On trouvera donc souvent dans ce journal des mémoires dont les principes seront fort opposés à ceux des rédacteurs : et quand les rédacteurs eux-mêmes hasarderont leur avis, cet avis, qui se ressentira nécessairement de l’incertitude de leurs lumières, pourra bien n’être point du tout celui de l’administration. Il est tout simple que les rédacteurs jouissent aussi, à leurs propres risques, de la liberté qui fait la base de leur ouvrage.

Nous ne saurions trop le répéter, le Journal de l’agriculture, du commerce, et des finances, doit être regardé comme une espèce d’arène, où les vrais citoyens peuvent et doivent concourir, mesurer leurs forces, et s’acquitter envers la partie par le bon emploi de leurs études. Le bien public sera le but commun de leurs efforts, et ne pourra manquer d’en être le fruit. Tous y contribueront, les uns en démontrant la vérité, les autres en fournissant l’occasion de la faire briller davantage. La raison de la nation, celle même de l’Europe entière, sera le juge de leurs talents et de leur zèle. Et quoique le gouvernement diffère de prendre aucun parti dans les contestations, lorsque l’évidence aura terminé les disputes, il ne dissimule point le plaisir qu’il trouvera à couronner les vainqueurs d’un combat qui n’aura d’autre objet que l’avantage commun et le bien général. Ces discussions plairont à l’administration même, parce qu’il ne sera point à craindre qu’on s’y écarte jamais des bornes de la plus grande honnêteté : d’autant que les armes réciproques, passant auparavant par nos mains, y seront au besoin examinées avec assez de scrupule, pour qu’il ne se glisse jamais dans les écrits des belligérants rien d’offensant pour personne ; ni de ces injures et imputations qui n’ont été que trop multipliées par des écrivains qui, dans la chaleur dont ils étaient animés, se laissaient entraîner à leurs passions, au lieu de chercher des remèdes aux abus.

S’il est utile, et même indispensable, de bannir des mémoires que nous publierons une chaleur indiscrète qui, en contraignant quelquefois les auteurs à se défendre personnellement, distrairait les lecteurs de l’attention qu’exige la recherche de la vérité ; il nous a paru également essentiel de réveiller cette même attention, en avertissant le public par de petites mains marginales, des choses qui seront encore en contestation entre les savants, qui se communiqueront réciproquement leurs lumières par la voie de notre journal.

Un autre soin auquel nous serons attentifs, c’est celui de couper le moins qu’il nous sera possible les mémoires qui nous seront communiqués, et qui ne seront pas susceptibles de divisions naturelles. L’usage de morceler un mémoire en le faisant paraître par fractions dans différents journaux est, pour les auteurs, comparable au supplice de la scie ; et il déroute les lecteurs qui n’ont pas la patience de rassembler des raisonnements dispersés dans plusieurs volumes qui paraissent à un mois de distance les uns des autres. Cet usage ne présente pas au public un plus grand nombre de morceaux ; il ne fait que les offrir dans une confusion qui les gâte tous. Les utiles objets qui seront traités dans ce journal exigent de la part des lecteurs une attention suivie ; et il est du devoir des rédacteurs de ne pas rendre cette attention trop pénible, par un mauvais arrangement des matériaux qui leur seront fournis.

Nous espérons que cet ouvrage intéressant pour la génération présente, dont il discutera les plus grands intérêts, le sera plus encore pour les races futures, qui y trouveront un recueil de principes prouvés par les faits, et parvenus jusqu’à l’évidence par le secours de la contradiction. Car la science importante, qui fait l’objet de ce journal, n’est pas une science d’opinion, où l’on conteste entre des vraisemblances et des probabilités. Tout y est susceptible de démonstration. Il s’agit uniquement de la production des richesses, et des moyens propres à augmenter le plus qu’il est possible leur reproduction annuelle, de laquelle dépendent l’existence et le bonheur de la société. Il n’y a là dedans rien que de physique, et l’étude des lois physique, qui toute se réduisent en calcul, en décide les moindres résultats.

 

 

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[1] Il nous paraît indispensable de séparer dans nos journaux les mémoires de simple pratique d’avec les mémoires de raisonnement. Ceux-ci seraient fatigants et inutiles pour les personnes qui ne veulent qu’exécuter ; ceux-là seraient fastidieux et dégoûtants pour les citoyens chargés de l’administration, et pour tous ceux qui sont accoutumés à voir les objets en grand, et à sonder les profondeurs de la Science économique. C’est en conséquence de cette division que l’on trouvera dans ce journal-ci un mémoire sur les défrichements, et une méthode pour faire le vin ; morceaux que nous serions bien éloignés de supprimer, et très intéressants sans doute pour les agriculteurs pratiques, mais qui nous paraissent mieux placés à la fin de notre journal, dont, par cet arrangement, ils complètent la marche sans l’interrompre, et sans faire un mélange disparate entre les matières.

[2] Il ne faut pas croire que les eaux soient fécondes par elles-mêmes : les animaux qui y vivent tirent leur subsistance des productions terrestres qu’ils trouvent au fond des eaux, et si quelques-uns d’entre eux sont voraces, cela ne fait point une objection contre l’axiome général, que la terre est la mère nourrice de tous les êtres vivants. Il en est des poissons voraces comme des loups qui mangent les moutons, c’est-à-dire, qui se nourrissent des herbes que les moutons ont pâturées.

Il est d’autant moins nouveau de regarder la mer comme une dépendance du territoire, que les hommes se partagent la propriété que la mer, ou celle de la pêche, qui est la récolte des fruits de la mer, et qu’ils marquent et défendent les limites de cette propriété comme celles des empires.

Si l’on suivait l’opinion de ceux qui regardent la pêche comme une branche de commerce, il ne serait pas possible d’attacher une idée nette à aucune définition. La pêche en mer n’est pas une autre nature que celle sur les rivières, que celle sur les étangs ; et quand un propriétaire fait pêcher sa rivière, ou l’arrête par une digue pour en former un étang, qui lui donne un revenu souvent plus considérable que celui qu’aurait produit une autre manière de faire valoir sa propriété, pourrait-on dire que cet homme a quitté l’agriculture pour faire le commerce ?

[3] Voyez la Philosophie rurale, chap 5.

[4] Il est à remarquer en passant, que les hommes ne disputent presque jamais que sur les mots, dont l’usage confond les idées ; et que la connaissance profonde de la grammaire raisonnée, ou de la métaphysique de la langue, coupe la racine à presque toutes les diversités d’opinions.

[5] M. Thomas, dans l’éloge de Descartes, note 33, page 115.

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