Le protectionnisme est une forme d’esclavagisme

David Hart nous a signalé, dans le journal Le Libre-échange (1846-1848), dirigé par Frédéric Bastiat et Charles Coquelin, la transcription d’une intéressante allocution de Gustave de Molinari sur la question du protectionnisme. Lors de la quatrième réunion de l’Association française pour la liberté des échanges, le 29 décembre 1846, Molinari a comparé la protection douanière à une forme d’esclavage, discrète mais non moins violente : en renchérissant les produits, le protectionnisme force le peuple à travailler une partie de la journée pour payer les profits indus des industriels protégés. Nous avons récemment republié son étude sur l’abolition de l’esclavage, qui date de la même année 1846, preuve qu’il s’intéressait à cette problématique et trouvait dans la pratique de son époque des résurgences négligées du principe honni de l’esclavagisme. B.M.


Le protectionnisme est une forme d’esclavagisme

par Gustave de Molinari (1846)

Le libre-échange, 13 janvier 1847

Messieurs, il y a deux espèces d’esclavage. Il y a l’esclavage direct, qui place l’homme sous la main de l’homme, qui oblige le travailleur à livrer le produit de son travail au maître, au seigneur. C’est l’esclavage tel qu’il existait dans l’antiquité, tel qu’il existe encore malheureusement dans nos colonies.

L’autre, Messieurs, celui dont je veux spécialement m’occuper, est moins visible, mais il n’est peut-être pas moins oppressif. Pour le bien définir, j’essaierai de vous montrer comment il procède.

Tout homme a des besoins, tout homme est obligé de se nourrir, de se vêtir et de se loger. La nourriture, le vêtement, le logement, constituent ce que l’on nomme communément les nécessités de la vie. L’homme est obligé d’y pourvoir, avant de songer aux nobles jouissances du sentiment et de la pensée. Telle est, Messieurs, la loi de sa destinée. Il n’est pas en son pouvoir de la changer.

Maintenant, quel est l’intérêt de l’homme, quel est notre intérêt à tous ? N’est-ce pas d’obtenir avec le moins de peine, avec le moins de travail possible toutes les choses dont nous avons besoin pour nous alimenter, pour nous vêtir et nous loger ? N’est-ce point, par conséquent, de les acheter au meilleur marché possible ? Quand les choses nécessaires à la vie coûtent cher, il faut beaucoup de travail pour les obtenir, et alors inévitablement on a moins de temps à donner aux occupations intellectuelles et aux affections morales. Le travail matériel, le travail qui pourvoit aux pressantes exigences de la vie absorbe toute l’existence de l’individu. L’homme est alors véritablement l’esclave de ses besoins.

Eh bien ! Messieurs, quel est l’effet du système protecteur ? C’est d’augmenter d’une manière factice, au profit d’une certaine classe d’individus, le prix des choses nécessaires à la vie de tous ; c’est d’obliger, par conséquent, la nation entière à travailler plus qu’il ne faudrait, pour obtenir les choses dont elle ne peut se passer.

De combien le système protecteur a-t-il renchéri toutes ces choses ? Quelle économie pourrions-nous faire sur notre nourriture, sur nos vêtements, sur notre logement, si la liberté des échanges venait à être substituée au système protecteur ? Messieurs, c’est assez difficile à calculer. Cependant le calcul peut être fait. Il suffit de prendre le prix des denrées dans les pays où elles coûtent le moins cher, et de le comparer avec le prix des mêmes denrées en France ; prenez, par exemple, le prix moyen du blé en Russie et aux États-Unis : c’est 12 fr. et 18 fr. ; tandis qu’en France c’est 18 et 20 fr. ; pour le café et le sucre la différence est plus forte ; les droits doublent le prix ; pour la toile, le coton et le drap, la différence est du tiers environ ; pour le combustible, la houille, elle est de moitié en moyenne ; pour le fer, elle est plus considérable encore : le fer, en Angleterre, coûte, en temps ordinaire, 200 fr. la tonne ; en France, le prix va à 350 fr. — Toutes les denrées de première nécessité se trouvent à peu près dans les mêmes conditions. On peut dire, en résumé, que le système protecteur renchérit toutes choses d’un bon tiers.

D’un tiers et peut-être davantage, Messieurs ; car si la liberté des échanges existait dans le monde, si toutes les industries possédaient, par conséquent, un marché immense, illimité, il est évident qu’elles s’établiraient sur une vaste échelle ; il est évident que le travail se diviserait davantage, et que partout le grand atelier remplacerait le petit. Il en résulterait un progrès général, universel, un progrès dans le sens du bon marché. Peut-être la baisse serait-elle de moitié.

Mais tenons-nous-en au tiers. Mettons que nous ne payons qu’un tiers de trop sur tous les objets dont nous ne pouvons nous passer pour vivre. Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que pendant un tiers de notre journée, nous faisons de la besogne qui ne nous profite pas, de la besogne que nous pourrions parfaitement nous épargner si les échanges étaient libres ; que nous travaillons, non pas pour le roi de Prusse, mais pour MM. les hauts-barons de l’industrie, ce qui, à notre point de vue à nous, revient absolument au même.

Si l’on évalue à 12 heures, et ce n’est pas trop, la durée moyenne de la journée de travail en France, on trouvera donc que pendant quatre heures, le citoyen français ne travaille pas pour son avantage personnel, mais pour l’avantage des privilégiés de la douane.

Je vous le demande, n’est-ce point là de l’esclavage ? En travaillant pour ces messieurs-là, vous ne portez sans doute pas le collier de l’esclave, vous ne traînez pas un boulet, vous n’êtes pas attachés avec des menottes ; non, vous êtes libres ! seulement vous êtes entourés d’un mur, d’un mur que ne peuvent traverser les denrées à bon marché, et vous êtes bien forcés d’acheter cher à l’intérieur les denrées de ces messieurs. Vous êtes bien forcés de leur payer tribut ; à moins toutefois que vous ne préfériez émigrer ; mais c’est là un parti extrême ; on ne s’y résout pas facilement ; il faut que la patrie soit une bien mauvaise mère pour que l’on consente à l’abandonner. Nos hauts seigneurs de la protection le savent bien, et ils spéculent là-dessus.

D’ailleurs, messieurs, ce mur douanier qui vous environne, vous ne le voyez pas. Si, après votre pénible journée, il vous arrive quelquefois de penser que la vie est bien difficile pour le pauvre monde, vous n’en cherchez pas la cause, vous avez le corps et l’esprit trop fatigués pour cela. Vous vous contentez de dire que les temps sont durs. Il ne vous vient pas à l’idée que la douane soit pour quelque chose là dedans. Ah ! si vous portiez un collier, ce serait différent ; si, pendant les quatre heures que vous passez à travailler pour les privilégiés de la douane, vous étiez tenus à la chaîne, alors vous sauriez tout de suite pourquoi les temps sont durs, et je pense aussi que vous en auriez bientôt fini avec le privilège.

Je sais bien ce que l’on dit pour justifier l’existence de cet esclavage indirect, invisible. On dit au public, à ce brave actionnaire de public : Vous payez tribut aux manufacturiers, c’est vrai, il n’y a pas moyen de le nier ; mais n’allez pas croire qu’ils en profitent. Merci Dieu, non ! Ils sont trop vertueux pour cela. Votre argent, ô bon public ! ils ne le gardent pas pour eux ; ils s’en servent pour nourrir leurs travailleurs. Si vous cessiez de protéger les manufacturiers, eh bien ! les manufacturiers seraient ruinés. — Il n’y aurait plus de travail, partant plus de salaires, et les travailleurs mourraient de faim.

Voilà l’objection. Si elle était juste, assurément la question serait bientôt vidée, — elle le serait dans le sens de la protection. Il est dur, sans doute, de passer le tiers de sa journée à travailler pour autre ; mais il serait plus dur encore de voir autour de soi la foule des travailleurs mourir de faim. Nous nous dévouerions tous pour soulager nos frères pauvres. Mais l’objection est-elle juste ? Mais y a-t-il en France des travailleurs qui seraient exposés à mourir de faim si la protection était supprimée, si nous cessions de payer tribut aux manufacturiers ? Voyons un peu.

Les deux tiers à peu près de la population en France sont occupés à l’agriculture. Est-ce que la protection profite au travail agricole ? En aucune façon. La protection profite exclusivement aux rentiers de la terre. Cela est si vrai, qu’en Angleterre, les ligueurs qui demandaient l’abolition des lois-céréales n’avaient guère contre eux que les propriétaires. À la fin de la lutte, il y eut des meetings d’ouvriers agricoles pour demander la suppression de la protection accordée à l’agriculture. Voulez-vous une preuve de plus. Dans le nord de l’Angleterre et dans une partie de l’Écosse, les baux sont, depuis quelques années, devenus mobiles : ils varient d’année en année, selon le prix du blé ; lorsque le blé est cher, le fermier paie une grosse redevance au propriétaire ; lorsque le blé est à bon marché, il ne paie qu’une petite rente. Peu lui importe donc et peu importe à la population d’ouvriers que le fermier emploie ; peu importe à tous ces travailleurs de la terre que la protection existe ou n’existe pas. Je me trompe, il leur importerait beaucoup qu’elle n’existât point, car alors ils paieraient leur subsistance moins cher, sans que leur travail leur rapportât moins.

L’agriculture est donc intéressée dans la question. Une foule d’industries, — les savonneries, les huileries, les fabriques de papiers peints, les articles Paris et tant d’autres ; puis tout le commerce proprement dit, le petit comme le grand ; puis encore toutes les professions libérales, — n’ont rien à craindre de la concurrence étrangère. Elles auraient, au contraire, tout à gagner à la liberté des échanges. Et toutes ces professions-là réunies emploient des millions de bras et d’intelligences. — Quand on fait le compte des individus qui vivent par les industries protégées, par l’industrie du fer, de la houille, du coton, du lin et des produits chimiques, c’est tout au plus si l’on arrive au chiffre de 2 millions. L’industrie du fer, par exemple, qui est la plus exigeante dans ses prétentions, n’emploie pas 150 000 travailleurs.

Vous voyez donc bien que messieurs les manufacturiers ne nourrissent pas tant de gens qu’ils veulent bien le dire. Et comment est-ce qu’ils les nourrissent ? Quelle est la vie des ouvriers employés dans les manufactures et dans les mines ? Vous le savez, messieurs, il n’y a pas en France d’ouvriers qui soient plus malheureux, plus exténués de travail que ceux-là. Il n’y en a pas qui souffrent davantage de la protection.

L’orateur cite plusieurs faits à l’appui de cette assertion, et continue en ces termes :

Messieurs, en supposant, — ce qui n’est pas, — que le libre-échange dût ruiner toutes les industries protégées, toutes les industries qui profitent ou qui croient profiter de la protection, eh bien, il y aurait avantage pour le pays tout entier et pour les ouvriers protégés eux-mêmes, à adopter le libre-échange. — J’étendrai davantage mon hypothèse, — je dirai que tout le monde ferait une bonne affaire, alors même que ces ouvriers, dépossédés de leur travail, ne trouveraient point à se placer dans les autres branches de l’industrie nationale, alors même que le pays serait obligé de les nourrir, de les pensionner. Le calcul à faire est fort simple. Les industries protégées n’entretiennent pas plus de deux millions d’individus, et vous venez de voir comment elles les entretiennent. — En leur accordant à tous un franc par jour d’indemnité, ou si vous aimez mieux, une rente d’un franc par jour, on leur donnerait assurément de quoi vivre beaucoup mieux qu’ils ne vivent aujourd’hui. Cela ferait par famille d’ouvriers, en moyenne, 3 à 4 fr. Quelle famille d’ouvriers à Mulhouse, à Lille, à Valenciennes, à Rouen, reçoit 4 fr. pour la journée de tous ses membres réunis ! Eh bien, un franc par jour pour deux millions d’individus, cela ferait 720 millions par an. Nous payons aujourd’hui à la protection le tiers de notre journée de travail, le tiers de notre revenu. Or, le revenu total de la France s’élevant chaque année à 9 milliards, c’est 3 milliards environ que la protection lui coûte. Elle gagnerait, vous le voyez, plus de 2 milliards, une fois et demi environ le montant du budget, à la suppression de la protection. Toujours, bien entendu, en admettant que les industries protégées fussent ruinées et leurs ouvriers mis sur le pavé.

Mais, évidemment, il n’en serait pas ainsi. Les industries protégées soutiendraient parfaitement le choc ; elles amélioreraient leurs procédés de fabrication, de manière à produire à aussi bas prix que leurs concurrents du dehors : voilà tout. Loin de baisser, les salaires généraux des ouvriers hausseraient, car le bas prix de toutes choses augmenterait la consommation. — L’accroissement de la consommation augmenterait la demande des bras. Or, vous savez que plus la demande des bras est active, plus les salaires s’élèvent. Les ouvriers gagneraient doublement à l’avènement du libre-échange ; ils y gagneraient d’abord par l’abaissement du prix de tous les objets de consommation, ensuite par l’augmentation de leurs revenus.

Vous voyez, messieurs, que la liberté est une recette simple, pour améliorer le sort des classes laborieuses.

M. de Molinari achève son discours par des considérations sur ce qu’il y a de vague dans les moyens proposés par les philanthropes et les socialistes.

 

A propos de l'auteur

Ami, collaborateur et disciple de Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari fut le plus grand représentant de l'école libérale d'économie politique de la seconde moitié du XIXe siècle. Auteur d'une centaine d'ouvrages et brochures, il est surtout connu pour sa défense de la liberté des gouvernements.

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