« Quand la gauche était libérale ». Par Kevin Brookes et Jérôme Perrier

macronTribune parue dans Libération le 1er octobre, dans une version condensée :

Les déclarations d’Emmanuel Macron selon lequel « le libéralisme est une valeur de gauche » semblent avoir suscité la consternation dans une partie de son camp et l’étonnement dans une autre partie de l’opinion publique. On est pourtant en droit de s’étonner d’un tel étonnement. Un simple détour par le passé plus ou moins éloigné suffit en effet à montrer que les propos du ministre de l’économie n’ont vraiment rien d’iconoclastes (à ceci près que s’il n’y a rien d’incongru à affirmer que le libéralisme peut être de gauche, il est certainement téméraire de vouloir lui en attribuer le monopole). Il convient pour s’en convaincre de faire un petit rappel historique, en revenant notamment au XVIIIe siècle, c’est-à-dire au moment où s’est épanouie la philosophie libérale. Celle-ci est alors indiscutablement une force émancipatrice, qui entend mettre à bas les vestiges de la féodalité et les innombrables privilèges qui font de la société d’Ancien Régime une société profondément inique, dans laquelle le droit pour chacun de réaliser son projet de vie s’avère être une pure illusion pour une immense majorité de la population, qui se voit de facto (lorsque ce n’est pas de jure) interdire l’accès à ce que l’on surnommera plus tard « l’ascenseur social » et le droit même d’exprimer ouvertement ses aspirations.

Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce qu’au début du XIXe siècle, et tout particulièrement sous la Restauration, toute la gauche ait été libérale (ou, si l’on préfère, tous les libéraux aient été de gauche). Si l’on suit l’historien Jacques Julliard, cette « gauche libérale » se caractérise alors essentiellement par un attachement à l’économie de marché, la distinction entre la société civile et l’État, et la séparation des pouvoirs. Sur le plan économique, elle accepte l’existence de passions et d’intérêts qui poussent les hommes à échanger entre eux dans le cadre d’un marché où les préférences et les opinions de chacun s’expriment pacifiquement. Cette gauche reprend également à son compte le primat que Benjamin Constant accordait à la « liberté des modernes » (soit le droit à une sphère privée à l’abri des interférences du pouvoir) sur la « liberté des anciens » (soit le droit de participer à l’exercice du pouvoir). Enfin, sur le plan politique, la gauche libérale de l’époque reprend l’idée maîtresse de Montesquieu selon laquelle il convient de mettre des bornes à la souveraineté populaire en séparant et équilibrant les pouvoirs afin que « le pouvoir arrête le pouvoir ». Si cette tendance libérale était largement majoritaire au sein de la gauche sous la Restauration, deux tournants vont ensuite altérer son identité intellectuelle. D’abord le développement à partir des années 1840 d’une doctrine socialiste concurrente, foncièrement holiste – puisqu’à rebours du libéralisme, elle place l’individu sous la tutelle étroite de la société et, plus encore, de l’Etat. L’autre tournant important dans l’histoire de la gauche remonte aux années 1880, avec la montée en puissance, au sein du mouvement socialiste français, de la doctrine marxiste. Une hégémonie progressive qui a abouti à marginaliser les libéraux de gauche attachés à la République et à la laïcité mais refusant obstinément le socialisme collectiviste (à l’instar d’un Waldeck-Rousseau ou d’un Jules Ferry). C’est en vertu de ce glissement idéologique de grande ampleur que ce que l’on pourrait appeler le « radical-libéralisme » d’Alain – c’est-à-dire un individualisme de gauche assumé et explicitement hostile à tout étatisme envahissant – va devenir de plus en plus marginal au sein même du courant radical. Un courant politique situé au centre-gauche, mais de plus en plus influencé au tournant du siècle par la philosophie solidariste et concurrencé par une gauche de plus en plus étatiste, d’autant que le « radical-socialisme » (puisque tel est désormais son nom) est alors en butte à une surenchère socialiste sur sa gauche. De fait, la prégnance croissante du marxisme sur ce versant de l’échiquier politique va dès lors largement étouffer l’aile libérale de la gauche française, qui n’aura plus guère l’occasion de s’exprimer politiquement qu’à quelques rares reprises (que l’on pense par exemple à la « deuxième gauche » incarnée par des personnalités politiques de premier plan comme Michel Rocard, mais dont on connaît le destin politique pour ainsi dire avorté).

Toutefois, il n’est pas suffisant de clore ce débat par de simples exemples empruntés au passé. Ici, la philosophie politique doit prendre le relais de l’histoire. Le libéralisme serait-il par essence incompatible avec la gauche, et vice-versa ? A dire vrai, c’est plutôt le constat inverse qui, là encore, semble devoir s’imposer à qui accepte de dépassionner la question et de laisser de côté les calculs de basse tactique politicienne. En effet, si l’on définit le libéralisme comme la défense intransigeante des droits de l’individu, force est de constater qu’il existe des affinités électives indéniables entre ce principe et certains des fondements les plus établis de la gauche. On pense notamment à sa philosophie du progrès qui vise à l’épanouissement des individus en rupture avec le primat accordé aux valeurs communautaires (religion, famille, nation.). L’aspiration à l’égalité de la gauche entre également en résonance avec le souci constant des libéraux d’abolir toutes formes de corporations professionnelles et de rigidités qui sont autant d’entraves à la mobilité sociale. En réalité, l’aspiration de la gauche à une société plurielle et ouverte ne peut trouver sa pleine expression que dans une société libre où les citoyens sont traités comme des individus dotés des mêmes droits – et non pas en fonction de leur appartenance à un quelconque groupe. Depuis la fin du XIXe siècle, des intellectuels ont d’ailleurs tenté à de multiples reprises de fonder un « socialisme libéral » conciliant liberté et égalité, tout en ne voyant dans l’Etat qu’un simple moyen visant à donner à chaque individu les outils nécessaires à la réalisations de ses propres fins. Une telle ambition s’est ainsi exprimée à travers le solidarisme français (une doctrine théorisée au tournant des XIXe et XXe siècles par des gens comme Léon Bourgeois ou Célestin Bouglé), le « nouveau libéralisme » anglais (incarné à la même époque outre-Manche par Leonard T. Hobhouse et Thomas H. Green), ou encore le socialisme libéral italien (autour notamment de l’intellectuel anti-fasciste Carlo Rosselli et de Guido Calogero, auteur du Manifeste socialiste libéral). Ces diverses tentatives rappellent à ceux que les propos de monsieur Macron hérissent que sur le plan intellectuel, il a existé diverses alternatives au marxisme à gauche.

Or, parce que le libéralisme transcende le clivage droite-gauche qui a longtemps structuré la vie politique française, on peut qualifier le libéralisme de la classe politique française de parfaitement « hémiplégique », en ceci qu’il s’exprime toujours à travers un seul de ses versants, mais n’apparaît jamais complet – au risque, pensons-nous, de l’incohérence. Ainsi, le « libéralisme culturel » (c’est à dire la défense active des libertés individuelles dans le domaine des mœurs) est aujourd’hui en France une philosophie véhiculée essentiellement par la gauche. Il suffit pour s’en convaincre de penser au psychodrame créé naguère par la loi sur le mariage pour tous portée par la gauche et dénoncée par une grande partie de la droite au nom d’un conservatisme bien peu libéral. Mais cette même gauche, qui défend le droit pour chacun de vivre sa vie comme il l’entend, a dans le même temps tendance à vouloir diriger l’économie et ne cesse de multiplier les entraves à l’initiative individuelle par un amoncellement dissuasif de taxes, de réglementations et autres interdits (que l’on pense au débat surréaliste sur le travail du dimanche qui revient, pour l’Etat, à décréter le bien des gens, y compris contre eux-mêmes). Par ailleurs, bien souvent, les plus ardents défenseurs du libéralisme économique (ceux qui dénoncent à longueur de journée une fiscalité punitive et un interventionnisme social contre-productif) s’entendent comme larrons en foire avec les plus conservateurs pour promouvoir une vision de la société et des mœurs qui est la leur (et c’est bien leur droit) mais qui n’a plus grand chose de libérale dès lors qu’elle prétend s’imposer à tous.

Est-on donc condamné à devoir éternellement choisir entre un étatisme sclérosant mais ouvert sur les débats de société et un libéralisme économique enfermé dans un conservatisme étroit dans le domaine des mœurs ? N’est-on pas au contraire en droit, au nom de la cohérence, d’affirmer que la liberté est une et indivisible, et que défendre le droit pour tout un chacun de mener à bien son projet de vie sans interférence extérieure autre que la limite de la liberté d’autrui (la fameuse liberté des modernes chère à Benjamin Constant), doit s’appliquer à la fois au domaine économique et au domaine culturel ?

Si la gauche de M. Macron entend démontrer que le libéralisme et la gauche ne sont pas incompatibles, elle doit tirer la leçon de ces expériences passées et assumer l’idée que la liberté est un tout et qu’il n’y a rien de honteux à défendre la liberté économique avec celle des mœurs. Bref, défendre le droit pour les citoyens de choisir leur projet de vie et de le poursuivre sans avoir à surmonter au quotidien une quantité d’obstacles dissuasifs. C’est à ce prix que la gauche parviendra à redécouvrir et faire redécouvrir les vertus émancipatrices de la liberté.

Kevin Brookes, doctorant en science politique et enseignant à Sciences Po Grenoble

Jérôme Perrier, normalien, agrégé et docteur en histoire, chargé de conférences à Sciences Po Paris

A lire également : Entretien exclusif avec Jérôme Perrier, de l’institut Coppet, sur la gauche et le libéralisme

A écouter :

Kevin Brookes et Jérôme Perrier étaient les invités de Raphaël Enthoven dans son émission Qui-vive sur Europe 1 samedi 11 octobre sur le même thème.

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