Quelques mots sur l’état de l’Irlande

Quelques mots sur l’état de l’Irlande, par Hippolyte Dussard (Journal des économistes, juin 1843)


QUELQUES MOTS SUR L’ÉTAT DE L’IRLANDE.

 

« Le rappel de la loi d’union ! » tel est le cri que pousse aujourd’hui l’Irlande catholique, l’Irlande absorbée par sa puissante suzeraine, l’Irlande dont la vie s’est passée dans la misère, la torture et les larmes pendant près de six cents années.

Si chaque jour n’était pour ce malheureux et beau pays marqué par une misère nouvelle, on pourrait rappeler qu’il compte le commencement de chaque siècle par une calamité. Le dix-septième s’est ouvert pour lui par la perfidie de Jacques Ier sur lequel il fondait son espérance[1]. Au commencement du dix-huitième siècle, l’Angleterre viole le traité de Limerick. Enfin l’aurore du siècle présent est saluée par l’acte d’union.

Il y a donc aujourd’hui quarante-trois ans seulement que l’Irlande, assujettie à l’Angleterre depuis six cents ans, a renoncé à une représentation nationale. Ce fut une œuvre utile pour l’Angleterre, une œuvre dont Pitt tira grande vanité. Ce pouvait être aussi un acte important pour la prospérité de l’Irlande ; il ne fallait pour cela qu’oublier les relations de maître à esclave qui avaient duré si longtemps entre les deux nations. L’Angleterre ne l’a pas voulu, et, à l’heure qu’il est, après six siècles de liaison, de vie commune pour ainsi dire, les deux nations sont aussi antipathiques que le premier jour. Les vainqueurs et les vaincus ne sont pas encore mêlés. L’Anglais est toujours pour l’Irlande le Saxon, l’ennemi commun.

Lorsqu’on songe aux maux de l’Irlande, on ne peut partager l’opinion qu’émet aujourd’hui le grand agitateur quand il annonce le rappel de l’union comme la panacée universelle. À chaque page sanglante de l’histoire de ce malheureux peuple, on constate l’action de son propre parlement. Sa lâcheté, son avarice, sa cruauté, son ignorance de toutes les choses de gouvernement se trouvent signalées dans chacun de ses actes. Il n’est pas d’absurdité que n’ait commise le parlement irlandais. La majorité en était vendue à l’Angleterre, et la seule différence dans son exploitation d’alors, c’est qu’elle l’opérait par intermédiaire. Le rappel de l’union n’est donc pas un retour vers le repos et le bonheur, car l’union est moderne, et l’oppression bien ancienne.

L’un des derniers actes du parlement irlandais a été la suppression de la dîme dite d’agistment, la dîme des riches, des possesseurs de grands pâturages, et l’application de cet impôt aux lambeaux de terre cultivés par les paysans pour la nourriture de leurs familles. La pomme de terre, la seule ressource du malheureux Irlandais, paye la dîme, et dans les années de disette, alors que leurs concitoyens meurent par milliers autour d’eux, on peut voir les prêtres protestants lever l’impôt avec la même sévérité, la même rigueur que dans les années d’abondance.

Le clergé protestant irlandais possède plus d’un million d’hectares des meilleures terres, ses revenus s’élèvent à près de quarante millions, et moins de mille titulaires, la plupart absents, se partagent ces immenses richesses !

C’est un singulier spectacle que celui qu’offre cette contrée, où, au sein d’une population de huit millions de catholiques, se trouvent de riches prébendes protestantes, des canonicats opulents, des évêchés, des cures d’âmes, comme on dit, là où il n’existe quelquefois pas une âme qui suive la croyance du clergé.

Il est certains districts où en effet il n’y a pas un seul protestant. Le prêtre de cette religion cependant est tenu à faire, une fois par an au moins, acte de présence soit par lui, soit par le remplaçant qu’il paye ; il y va de sa place. À cet effet, il loue le bedeau catholique, qui devient son servant pendant quelques heures, et auquel le curé donne ensuite l’absolution, en considération des deux ou trois guinées que le pauvre homme peut ainsi, chaque année, porter à sa famille affamée.

« On aurait tort de croire qu’il existe en Irlande rien qui rappelle le fanatisme du Moyen âge. Les prêtres protestants n’ont pas précisément d’intolérance religieuse. Ce qu’ils ne tolèrent pas, c’est que le payement de la dîme soit différé, et il semble, à voir l’activité des agents de cet impôt, les exécutions auxquelles il donne lieu, que le clergé n’ait pas d’autres fonctions que celle de ruiner les pauvres paysans. Et cela est vrai à la lettre pour la plus grande partie de ces prêtres, dont la vie tout entière est employée à cette lutte qui se renouvelle sans cesse.

Ce n’est donc pas, comme on pourrait le croire, une sinécure qu’un poste ecclésiastique en Irlande. Les jeunes Anglais s’y préparent comme on pourrait le faire pour une campagne à Alger ou dans l’Inde. — On fait en partant bonne provision d’excellents fusils de calibre, de poudre bien sèche, de balles bien fondues et de poids. On s’exerce à la cible, au pistolet, à la carabine ; on apprend à se tenir en selle, à sauter les haies, à forcer un attroupement. Rien d’étrange comme la maison d’un ecclésiastique irlandais dans les comtés du Sud. — Pendant le jour, on y mène la vie des riches. Les jeunes filles font de la musique, dessinent ou lisent ; la maîtresse de la maison met tout son esprit à faire préparer les repas les plus succulents ; le maître déguste à son aise les meilleurs vins de France et d’Espagne. La richesse, l’aisance, la satisfaction, semblent régner dans ces demeures du luxe. Mais dès que la nuit arrive, la Justice de minuit arrive avec elle ; il n’y a plus qu’une pensée commune ; on se précautionne contre une attaque à main armée. Les armes sont préparées, les portes fermées avec soin, barricadées avec art. Les domestiques se distribuent les postes ; on ne dort pas, on écoute, et la nuit se passe dans l’anxiété.

Lord Wellington, qui est né en Irlande, disait un jour que l’Irlande est un pays à demi conquis. — Il n’ajouterait pas assurément qu’il est à demi exploité, car c’est là que vont se relever les fortunes fort médiocres de l’aristocratie cadette de l’Angleterre.

On écrirait des volumes sur les abus et sur les extorsions du clergé protestant de l’Irlande, vivant ainsi aux dépens d’un pays catholique, et, comme le dit Th. Moore, mieux payé pour ne pas instruire les 7/8e de la population que le clergé espagnol ou français pour instruire la nation tout entière.

Mais cette plaie immense n’est pas la seule qui pèse sur le pays : elle peut être guérie, elle le sera quelque jour, tandis que d’autres maux resteront encore, à moins d’une révolution violente.

Ces maux viennent aujourd’hui de la condition des paysans cultivateurs.

Deux sortes de cultures sont usitées en Irlande. L’une, la culture des bestiaux, a laissé de magnifiques propriétés entières, de riches pâturages aujourd’hui affranchis de la dîme.

La deuxième est la culture de la pomme de terre. C’est là qu’existent dans toute leur étendue les maux dont la petite culture peut être accompagnée, surtout lorsque le cultivateur n’est pas propriétaire.

Nous n’accusons pas la petite culture ; nous ne faisons pas l’éloge de la grande culture. Nous constatons un fait qui doit se produire invariablement lorsque la population s’accroît sur un espace de terre qui n’augmente pas avec elle. La loi agraire amènerait les mêmes résultats, tout en partant d’autres principes.

Bien que la petite culture soit dominante en Irlande, cela n’implique pas l’existence de la petite propriété. Voici comment les choses se passent :

Les lords, les descendants des pillards qui ont accompagné Cromwell, et auxquels le roi restauré avait conservé leurs conquêtes[2], louent leurs terres, en grandes fermes, à un seul entrepreneur. Cet homme n’est pas agriculteur, c’est un faiseur d’affaires, un homme de loi, un spéculateur. Celui-ci divise sa location en lots de 20, 30, 40 hectares, qu’il sous-loue à des middlemen, espèces de spéculateurs secondaires, d’un esprit plus rude, d’une probité plus douteuse, si c’est possible, et surtout d’une cruauté à toute épreuve.

Ce sont ces hommes, âpres à la curée, insensibles aux larmes, inaccessibles à tout sentiment d’humanité, qui se chargent de louer la terre, divisée en une infinité de parcelles, aux paysans cultivateurs. Le résultat de cet arrangement en cascade est facile à comprendre ; le lord reçoit pour ses domaines une rente, élevée sans doute, mais non exorbitante. Le fermier général réalise un profit assez considérable, et le middleman, un profit non pas proportionnel aux profits ci-dessus, mais en rapport avec la demande toujours croissante de terres à cultiver.

La raison de cette demande peut être expliquée en un mot. Le capital accumulé, l’excédent de la production sur la consommation est fort peu de chose en Irlande ; le fonds du salaire n’existe donc pas. Or, comme il faut bien que les hommes cherchent à vivre, ils se jettent avec avidité sur la terre, et regardent même comme un droit, qu’ils acquièrent souvent au péril de leur vie, la possession, quelle qu’elle soit, d’un lambeau de champ.

La quantité des terres à louer restant à peu près la même tandis que la population s’accroît, il y a toujours demande de locations. Qu’un champ devienne libre, avant même qu’il le soit, vingt pauvres gens sont sur les rangs et offrent des prix élevés pour l’avoir. Qu’importe à ces hommes le prix demandé ? Il s’agit de manger ; le moyen de payer la rente viendra plus tard. On voit des paysans promettre jusqu’à deux et trois cents francs par an pour un acre de terre et une hutte de boue. On comprend bien que le middleman ne s’attend pas à recevoir cette rente exorbitante ; mais il reçoit tout ce qu’il peut recevoir, et même lorsqu’il ne reçoit rien de la terre elle-même, il sait s’y prendre de façon à tirer profit de la location. Il se fait entrepreneur de quelques travaux de route, de défrichement, de desséchement, et comme les paysans sont toujours ses débiteurs, il les taxe à tant de journées de travail : il les loue même à des tâcherons lorsqu’il n’a pas d’entreprise à lui. C’est l’esclavage, mais l’esclavage sans la sécurité de la subsistance, car il n’est pas de pays où cette sécurité soit moins grande qu’en Irlande.

Tous les maux se tiennent. Dès que les terres à louer n’ont plus suffi à la population, il a fallu aviser aux moyens de nourrir plus de monde sur un plus petit espace. La pomme de terre était alors à l’ordre du jour ; elle était prônée au-delà de ses mérites. Les Irlandais, comme tous ceux qui ont faim, s’y laissèrent prendre, et un acre de terre, qui cultivé en blé pouvait nourrir deux personnes, suffit avec la pomme de terre pour en nourrir six à huit ! Ce fut un triste échange sans doute, car le blé est une bonne nourriture, et la pomme de terre, lorsqu’elle n’est pas animalisée, une nourriture toujours insuffisante, quelle que soit la quantité consommée ; mais le pauvre Irlandais n’avait pas le choix. Il cultiva la pomme de terre et la mangea comme elle convient aux seuls animaux, cuite à l’eau, sans graisse, sans lait, sans mélange d’aliment azoté, souvent même sans sel[3].

Mais ce n’est pas tout encore. Il est une autre misère attachée invariablement à la pomme de terre, lorsque l’imprévoyance des uns, l’enthousiasme philanthropique et irréfléchi des autres et la nécessité des derniers en ont, comme en Irlande, interdit la culture en grand pour seule nourriture de l’homme ; cette misère, c’est l’incertitude de la récolte qui la cause. C’est à grand’peine que le monde, par une culture plus soignée du blé, par une plus grande liberté d’échanges, s’est affranchi des famines qui désolaient le Moyen âge. Et cependant, entre une bonne et une mauvaise récolte en blé, la différence n’est guère que de 4 à 3. Quand une année donne un tiers de déficit, c’est une année calamiteuse, une année exceptionnelle, comme heureusement une génération n’en voit pas deux.

La pomme de terre ne suit pas de telles règles ; lorsqu’elle manque, elle manque souvent complétement. Une année a produit 4 ; l’année suivante ne produira peut-être pas 1. Or, avec cette denrée, nulle réserve n’est possible, nul apport ne saurait avoir lieu. Quel prix un peuple nourri de pommes de terre peut-il mettre au blé qui lui serait offert par un peuple voisin ? Et s’il s’agit de pommes de terre, où se trouveront les moyens de transport d’une denrée si encombrante, si tant est qu’on puisse la découvrir quelque part[4] ?

Le système que nous venons de décrire est suivi encore dans une grande partie du pays ; mais il a éprouvé quelques modifications en divers lieux, dans le comté de Mayo par exemple, et cela vaut bien la peine d’être expliqué.

Là, les propriétaires semblent avoir pris le parti de se débarrasser du soin de recevoir leurs rentes : prévoyant peut-être une dépossession violente, ils se sont attachés à tirer prompt parti de leurs terres, sans toutefois aliéner le fonds, pour lequel ils pourront quelque jour réclamer une indemnité. Voici comment ils s’y prennent. À mesure que les besoins augmentent, ils font des lots nouveaux de leurs excellentes prairies et les louent comme suit. Le paysan lève le vieux gazon (il écobue), il le brûle, puis répand la cendre et sème des pommes de terre. Il cueille une, deux, trois, souvent jusqu’à cinq récoltes de pommes de terre de suite ; puis la terre est abandonnée à elle-même. Cela s’appelle le con-acre system. Or, sait-on bien ce que le paysan paye ou tout au moins promet de payer pour une récolte sur un acre irlandais de terre ? De neuf à dix guinées ! La deuxième année, il paye moins, huit à neuf guinées par exemple. Nous l’avons déjà dit, il faut à l’Irlandais de la terre à cultiver. C’est là le seul travail productif qui soit à sa portée. L’épargne, le capital n’existent pas ; il faut qu’il cultive ou qu’il meure. Aussi s’engage-t-il volontiers à payer ce qu’on lui demande pour le moindre lot de terre.

Mais promettre et tenir sont deux. La guerre commence en même temps que la récolte. D’un côté le propriétaire, qui fait garder le champ nuit et jour ; il affame la famille du paysan pour avoir son argent. De l’autre le locataire, qui emploie toutes sortes de ruses pour enlever la récolte sans payer, et qui souvent, poussé au désespoir, essaye de la violence, assemble quelques amis, tue les gardiens, et va expier aux assises le tort d’avoir eu faim, celui d’être venu au monde dans un pays où le prolétaire est sans moyen d’existence.

Aussi les propriétaires irlandais se plaignent-ils que l’Irlande est trop peuplée. Nous n’osons croire cette plainte bien sincère, car, après tout, c’est cet excès de population qui les rend riches. Ils tirent de leur terre tout ce qu’elle peut donner, non pas relativement à sa valeur réelle, mais aux besoins de cette population qu’ils exècrent. C’est surtout lorsqu’on raconte de tels faits que l’on comprend la distinction qu’ont faite les économistes, et Turgot parmi eux, de la valeur estimative et de la valeur en échange.

Au reste, il y a des propriétaires qu’un tel état de choses a découragés ; ceux-là s’y sont pris d’autre sorte : ils ont purgé leurs domaines, they have cleared their lands ; c’est-à-dire que, fatigués de ces luttes continuelles, de la vue de ces misères, ils ont ordonné à leurs agents de chasser les familles des paysans locataires. Ces lords sont retournés à la vie pastorale, ils se sont faits éleveurs, bergers, bouviers, etc.

Il n’est personne qui n’ait lu les pages éloquentes de Sismondi sur le clearing des domaines de la duchesse de Sutherland, en Écosse. — Le système a été moins général en Irlande ; mais il a été commencé. L’un des derniers cahiers de la Revue de Westminster contient, à ce sujet, un article fort remarquable, et qui nous a prouvé jusqu’à l’évidence que les propriétaires écossais n’ont pas eu le droit d’évincer ainsi leurs tenanciers. Il nous semble qu’il n’a manqué aux pauvres familles chassées par la noble duchesse qu’un avocat : aujourd’hui il est trop tard, la misère les a tués ; la terre étrangère recouvre leurs ossements !

Telle est aujourd’hui la condition du paysan irlandais. Traqué par le clergé pour la dîme, il est surtout et avant tout traqué par la faim : il mange et vit tant que dure l’abondance relative de la pomme de terre ; mais quand vient l’année de disette, des centaines de milliers d’hommes disparaissent de la terre. Les jeunes populations seules résistent, pour succomber à leur tour. Les enfants vivent d’air autant que d’aliments, et l’air est bon en Irlande. C’est là tout ce qui reste aux misérables habitants de cette magnifique contrée.

Un pareil état de choses, on le conçoit, n’est pas fait pour permettre l’accumulation du capital et former le fonds du salaire. Aussi l’effet devient-il cause, à son tour, et Dieu seul sait comment finira cette crise séculaire. Et pourtant la terre est si prodigue, qu’au milieu de cette misère générale le clergé trouve à recueillir des richesses. Il ne détruit ni ne saccage, il ne pend ni ne brûle ; mais il pille, il ruine, il fait mourir de misère le pauvre paysan. Dans les années calamiteuses, les routes sont couvertes de gens de loi escortés de dragons, s’en allant en expédition de dîme. Et l’on s’étonne que des coups de fusil viennent de temps à autre troubler ces joies de l’avidité, ces spéculations de l’avarice, cette exploitation froide et ardente à la fois des hommes de travail ! On dit que les Irlandais sont barbares, grossiers, vindicatifs. Ce qui nous étonne, c’est la longanimité de cette nation remarquable ; c’est qu’il reste encore dans le cœur de ces hommes un sentiment d’humanité ; c’est que la soif de la vengeance n’ait pas anéanti dans leurs âmes toute autre passion ; c’est que l’Irlande ait fourni autre chose que des hommes de sang et de colère ; c’est que les plus beaux esprits de l’empire britannique, les Swift, les Stele, les Th. Moore aient pris naissance en cette terre vouée au malheur.

Quant au vêtement des Irlandais, il n’est pas aussi simple qu’on le pourrait croire.

Chacun a vu les mendiants de Londres. — Les yeux français ont été choqués de ces habits noirs à manches trouées, de ces vêtements des riches, en lambeaux, dégoûtants de crasse, qui les couvrent. Souvent on rencontre une balayeuse en spencer de satin, un boueux en frac, collet de velours. — Rien d’attristant comme le contraste d’idées que suggère cette vue. Eh bien ! ces sinistres restes, ces débris de toutes sortes, lorsqu’ils deviennent trop vieux, trop crasseux pour les mendiants de Londres, sont achetés et expédiés en Irlande ! — C’est à cette source, qui lui apporte la fièvre et la lèpre, que le pauvre Irlandais vient puiser. La livrée de la misère anglaise, c’est son habit de fête !

Mais l’Irlande peut-elle nourrir ses huit millions d’habitants ? Cela est incontestable. Elle peut les nourrir de blé et de viande ; et c’est à ce résultat que doivent tendre tous ses efforts. Les terres de ce beau pays sont les meilleures terres du monde, sans en excepter peut-être celles du Comtat Venaissin, si renommées ; mais ces terres aujourd’hui ne sont pas employées à la nourriture des Irlandais. La meilleure partie est en pâturages, et les produits sont exportés en Angleterre, où leur retour en numéraire est dépensé par les propriétaires. Il en est de même du blé. Le paysan le cultive, il le bat, mais il ne le mange pas. — Le cochon qu’il élève est envoyé en Lancastre pour l’aider à payer sa rente ; et à peine le paysan irlandais goûte-t-il deux fois par an une nourriture animale. La vache même que vous voyez dans son pré n’est pas à lui ; on la lui prête à la condition qu’il rendra le beurre au prêteur, en se contentant du petit-lait, qu’il a soin de réserver au cochon.

Il y a deux ans, O’Connell a publié son manifeste économique. Il serait peu rassurant, si nous ne le regardions plutôt comme une menace contre l’Angleterre que comme une règle normale. — O’Connell veut fermer les ports de l’Irlande aux produits anglais. Il a commencé à ne consommer que des produits de son pays. Il se souvient qu’il y a cinquante ans environ les négociants anglais, dans une pétition à la couronne, demandèrent la fermeture des fabriques irlandaises, « qui, ajoutaient-ils, pouvaient, par leur développement, nuire à leurs intérêts. » Il va sans dire que la pétition fut écoutée, et la mesure prise ; c’était trop juste. C’est précisément la querelle des colonies et de la sucrerie indigène. Seulement cette fois-là c’était la métropole qui demandait la ruine de la colonie : il y a progrès aujourd’hui.

On conçoit que la mendicité soit commune en Irlande. Il est des années où elle est inévitable ; des centaines, des milliers de malheureux se répandent de tous côtés. — La religion, à défaut du cœur, a fait de la charité une vertu ; elle doit d’ailleurs tolérer les objets de son culte. Les mendiants offrent aux heureux de ce monde le moyen de gagner le ciel sans grands frais d’abnégation.

Pour remédier à cet affreux état de choses, l’Angleterre n’a trouvé qu’un moyen, la loi des pauvres. Depuis 1837, elle a frappé le pays d’une contribution qui s’élève aujourd’hui à un million pour les seuls pauvres reçus dans les Workhouses. O’Connell s’est opposé de toutes ses forces à cette institution. En vain on répétait que c’était une réparation que les riches devaient aux pauvres. O’Connell dit avec raison que le pays est pauvre tout entier, et que les riches, les grands propriétaires et le clergé sont précisément exempts de la taxe. La taxe, en effet, a été jusqu’à présent levée sur les tenanciers. Il y a, on le conçoit, des remèdes plus efficaces que celui-là pour adoucir tant de maux ; mais le rappel de l’union, s’il a lieu, n’apportera pas ce remède, et O’Connell le sent bien, puisque dans son dernier manifeste, après avoir aplani toutes les difficultés, au fur et à mesure qu’elles se présentent, il ajoute que la tâche la plus difficile sera de régler les intérêts réciproques du propriétaire et du tenancier. Ce qui précède suffit, quoique bien incomplet, à faire entrevoir qu’en effet la difficulté est grande, et O’Connell a beau chercher à rassurer les propriétaires actuels, ils doivent trouver dans ce peu de mots, dans la simple position de la question, des motifs d’appréhension assez sérieux.

HIPPOLYTE DUSSARD.

 

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[1] Le roi Jacques Ier, dans un de ses discours, avait dit ces paroles : « J’avoue que je répugne à pendre un prêtre parce qu’il dit la messe ; mais s’il refuse de prêter le serment de fidélité (qui n’est, comme je l’ai dit dans mon livre, qu’une affaire civile, quoi qu’en puissent dire le pape et tous les diables de l’enfer), si donc il refuse le serment, je l’abandonne volontiers à toute la sévérité de la loi »

Les Irlandais s’étaient laissé prendre à ces paroles ; mais le roi ne tarda pas à les désabuser par la proclamation suivante :

« Attendu que Sa Majesté est informée que ses sujets d’Irlande ont été induits en erreur par de faux rapports ; qu’on leur a fait croire que Sa Majesté était disposée à leur accorder la liberté de conscience et le libre choix d’une religion : Sa Majesté déclare à ses sujets bien-aimés d’Irlande qu’il n’admet pas une telle liberté de conscience. »

Et en conséquence les catholiques furent obligés à assister aux offices divins, leurs prêtres furent bannis, etc.

[2] L’insolence avec laquelle fut traitée l’Irlande à la restauration a quelque chose d’inouï.

Cromwell avait considéré l’Irlande comme pays conquis. Après avoir vaincu le marquis d’Osmond, lieutenant d’Irlande au service de la couronne d’Angleterre, il avait confisqué de nombreuses propriétés. À la restauration, les propriétaires crurent qu’ils allaient rentrer dans leurs biens. — L’acte qui les déboute de leur demande porte en substance que « attendu que ces biens ont été conquis par de fidèles protestants, serviteurs du roi (Cromwell, Ireton, etc.), ces biens resteront à la disposition de Sa Majesté. » Bientôt après, huit millions d’acres de terre furent livrés aux Anglais. — Au reste, la totalité du territoire de l’Irlande fut à diverses reprises confisquée au profit des Anglais.

[3] Les Irlandais ont un fonds inépuisable de gaieté. Lorsque les pauvres s’invitent à dîner, c’est toujours en promettant plaisamment à leur hôte potatoes and point. Voici l’origine de ce mot. Quand il y a du sel pour tout le monde, chacun trempe à son tour sa pomme de terre dans la salière ; mais quelquefois le sel manque, il n’y en a plus que pour un tour sur trois ou quatre. Alors on prend la pomme de terre, on la présente à la salière, et on la mange après ce semblant. C’est ce qu’on appelle viser le sel (point at the salt). Et ce pointage est un luxe !

Cette coutume de misère nous rappelle qu’aussi en France, dans les Pyrénées, lorsqu’on veut peindre la sensualité d’un homme, on s’écrie : « Il mange ses pommes de terre avec du sel ! »

[4] On peut lire sur cette question l’excellent Mémoire de Mac Culloch.

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