Rapport d’Hippolyte Passy sur le prix Bordin 1866, remporté par Paul Leroy-Beaulieu

En 1866, Leroy-Beaulieu ne l’emporte que sur deux autres concurrents, qui ont tous deux le tort d’avoir fait dans la déclamation, accusant les fortes inégalités du temps présent et présentant la société comme divisée en deux classes antagonistes.


 Rapport fait au nom de la section d’économie politique, finances et statistique, sur le concours Bordin relatif à l’influence exercée sur le taux des salaires par l’état moral et intellectuel des populations ouvrières

par M. Hippolyte Passy

Lu dans la séance du 21 avril 1866.

(Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France, t. XIII, 1872, p. 371-392.)

[1][L’Académie, sur la proposition de sa section d’économie politique, finances et statistique, avait mis au concours, pour l’année 1866, le sujet de prix suivant :

« De l’influence exercée sur le taux des salaires par l’état moral et intellectuel des populations ouvrières. »

Quelque simple qu’elle fût en apparence, la question n’était pas facile à traiter. En fait, le taux des salaires dépend du rapport qui s’établit entre l’offre et la demande, c’est-à-dire entre le nombre de ceux qui travaillent pour le compte d’autrui et la quantité de capital qui sert à rétribuer leurs labeurs. Est-il donné à l’état moral et intellectuel des populations ouvrières de modifier les termes de ce rapport et d’agir, en mesure plus ou moins large, sur le prix de la main-d’œuvre ? Il n’était possible d’arriver à des conclusions suffisamment fondées qu’à la condition de soumettre quelques-uns des faits les plus compliqués de l’ordre économique à de laborieuses et délicates investigations.

L’Académie, toutefois, n’a pas à regretter le choix du sujet qu’elle a mis au concours. Trois Mémoires ont été déposés au secrétariat de l’Institut ; et parmi ces Mémoires, il en est deux qui ont paru à la section chargée de les examiner, dignes l’un, du prix proposé, l’autre, de mention honorable.

Un seul des Mémoires laisse beaucoup à désirer, c’est celui qui a été inscrit sous le numéro 2 et qui porte pour épigraphe cette phrase empruntée à l’un des écrits de notre ancien et regretté confrère Blanqui : « L’infinie variété des aptitudes, des métiers, des tempéraments, produit une égale variété de situations, de profits, de salaires. »

Bien qu’il soit inférieur aux deux autres, ce Mémoire n’en a pas moins des parties qui se recommandent à l’attention. Telles sont entre autres celle où l’auteur, parlant de la situation respective des ouvriers des campagnes et des ouvriers des villes, montre à quel point diffèrent les influences que subissent les uns et les autres ; celle où il signale le bien que peuvent faire les manufacturiers quand, à l’instar de ceux de l’Alsace, ils s’attachent à éclairer et à moraliser les hommes qui travaillent sous leur direction ; enfin, celle où, montrant combien peu la charité, même largement exercée, réussit à remédier aux souffrances qu’elle se propose de soulager, il fait remarquer que si les ressources dont elle dispose étaient employées en augmentation du chiffre des salaires, maîtres et ouvriers s’en trouveraient beaucoup mieux.

Le reproche à adresser au Mémoire, c’est de manquer d’ampleur et de n’avoir abordé qu’incidemment les parties du sujet qu’il importait de creuser et d’approfondir.] L’auteur, arrivé à la fin de son travail, résume ses idées en disant que le chiffre des salaires ne saurait être pris, dans tous les cas, pour la mesure exacte du bien-être des populations ouvrières, attendu les défalcations à faire à raison des chômages volontaires et des dépenses au cabaret. Cela est de toute vérité. Les chômages volontaires et les satisfactions accordées à des penchants vicieux laissent subsister des misères que ferait infailliblement disparaître un meilleur usage du temps et du produit du travail, et, à égalité de revenu, les populations qui portent le plus d’assiduité dans leurs labeurs et de raison dans l’emploi des ressources dont elles disposent l’emportent en aisance sur les autres. Il était bon d’affirmer et d’expliquer le fait, quelque connu et démontré qu’il fût déjà ; mais il y avait davantage à faire, et la question posée appelait des recherches sur un terrain où l’auteur n’a pas porté suffisamment les siennes.

[Ce qui décide du degré de richesse et de bien-être dont jouissent les sociétés humaines, c’est leur état intellectuel et moral. Plus elles déploient d’habileté, de savoir, d’activité dans leurs œuvres, plus abondent les fruits qu’elles en tirent ; plus il entre de sagesse et de prévoyance dans leurs actes, plus s’amassent les capitaux dont l’emploi reproductif vient ajouter à la fécondité de leurs efforts. Or, ce qui se passe pour les sociétés prises en masse se passe-t-il aussi pour la portion des sociétés qui subsiste principalement de salaires ? La part que la population ouvrière obtient en échange de ses services augmente t-elle quand ces mêmes services produisent davantage et quand l’usage qu’elle fait du prix qu’elle en reçoit devient meilleur et plus conforme aux exigences de la raison ? Voilà ce que l’auteur n’a pas examiné avec tout le soin nécessaire, et de là, l’insuffisance d’un Mémoire qui renferme beaucoup d’observations bonnes à recueillir et dont le style élégant et vif mérite des éloges.

Le Mémoire reçu sous le n° 3 et ayant pour épigraphe ces paroles tirées des proverbes de Salomon : « Vidisti virum velocem in opere suo ? Coram regibus stabit nec erit ante ignobiles », est supérieur à celui dont nous venons d’entretenir l’Académie. C’est un travail d’une étendue considérable, et qui, s’il n’a pas atteint complétement le but, l’a du moins approché d’assez près.] L’auteur a commencé par consacrer trois des vingt-sept chapitres dont se compose son mémoire, à décrire la situation des salariés à partir des âges les plus reculés jusqu’à nos jours. Il y avait en effet des lumières à puiser dans l’étude du passé. L’histoire est toujours bonne à consulter. Seule, elle offre sur la nature et le jeu des lois, sous l’empire desquelles se succèdent les transformations sociales, des informations exactes et sûres, et quand on s’abstient de l’interroger, on s’expose à ne pouvoir envisager sous son véritable jour ni le présent, qui n’est que le produit et la continuation du passé, ni l’avenir qui à son tour ne sera que le produit et la continuation du présent. L’auteur, au reste, ne nous paraît pas s’être rendu un compte suffisamment net de la marche des faits. S’il a bien vu quels maux, dans le monde ancien, les abus de la force brutale ont infligés aux masses populaires, il n’a signalé qu’une partie des circonstances qui sont venues aider ces mêmes masses à briser le joug de l’esclavage et à se relever de la déchéance qu’elles avaient subie. Le progrès des découvertes et des arts industriels a rempli le rôle décisif ; et cela en enfantant un grand nombre de labeurs dont le succès exigeait qu’ils fussent confiés à des mains libres.

L’auteur, et cela était naturel, s’est fort préoccupé de la situation présente des populations ouvrières. Le tableau qu’il en trace est trop sombre. Certes, cette situation n’est pas à beaucoup près ce qu’il est permis d’espérer qu’elle deviendra ; mais l’auteur, en la décrivant, semble n’en avoir aperçu que les côtés les plus tristes.

Nous ne savons pourquoi, dans toute cette partie de son travail, l’auteur, sans distinguer entre les époques, désigne constamment la population ouvrière sous la dénomination de prolétaire. Cette dénomination avait sa signification dans l’ancienne Rome : elle servait à caractériser une classe d’hommes libres, de citoyens, qui, dénuée des avantages de la propriété et ne pouvant trouver dans des travaux presque tous réservés aux esclaves les moyens d’échapper à l’indigence, vivait en partie des aumônes des grands et des riches, et grossissait leur clientèle. Avec Rome ont disparu le prolétariat et la sportule. Il n’y a plus de nos jours que des hommes subsistant du prix des services qu’ils rendent à ceux qui ont besoin de main-d’œuvre, et c’est à tort qu’on emploie, en parlant d’eux, un mot qui à l’inconvénient d’être inexact joint celui de semer dans leurs rangs, avec des idées fausses, des irritations fâcheuses.

Les chapitres IV et V traitent du rôle de l’instruction et de l’éducation destinées aux populations ouvrières. L’auteur a procédé en énumérant les misères qu’entretiennent et propagent au sein de ces populations les défauts et les vices dus à l’ignorance, et en montrant quel bien résulterait de lumières qui, plus largement répandues, finiraient par tarir la source de ces misères.

Viennent ensuite deux chapitres consacrés l’un à l’influence morale de l’instruction, l’autre à la traduction en chiffres des avantages qu’elle ne manquerait pas de reproduire au point de vue du taux des salaires. Ici, l’auteur aborde la véritable question, mais sans l’explorer dans toute son étendue, sans discerner nettement quelles en sont les parties vraiment fondamentales. Ainsi, il se préoccupe à peu près uniquement des améliorations que la culture intellectuelle apporterait à l’existence des ouvriers, en les amenant à renoncer au chômage du lundi, à la fréquentation des cabarets, à des dépenses inutiles ou nuisibles à leur santé, et, comme il le dit avec raison, à réaliser des économies qui, demeurant disponibles entre leurs mains, équivaudraient à une élévation des salaires. Ce sont même ces économies, qu’il traduit en chiffres, à raison de neuf francs et quelques centimes par tête d’ouvrier et par semaine, qui constitueraient le profit pécuniaire à attendre d’habitudes et de mœurs qui, grâce aux bienfaits de l’instruction, deviendraient meilleures et plus conformes aux intérêts de tous.

Il y a bon nombre d’observations justes, et de vérités de détail dans les deux chapitres ; mais, sauf un mot dit sur l’amélioration du travail vendu, et l’emploi plus actif et plus complet du temps dont l’ouvrier dispose, on n’y trouve sur les effets de la culture intellectuelle et morale, en ce qui se rapporte au taux même des salaires, rien qui soit neuf et tout à fait satisfaisant ; il n’y est question ni des résultats que pourrait produire le surcroît de richesse générale qu’enfanteraient des labeurs manuels, qui en devenant plus ingénieux et plus éclairés croîtraient en puissance, ni de ceux qui sortiraient de la réalisation d’une multitude de petites épargnes convertibles en moyens de production, en capitaux dont l’emploi industriel viendrait augmenter le fonds affecté au payement de la main-d’œuvre.

Ce qui semble avoir pesé dommageablement sur les recherches de l’auteur, c’est le morcellement excessif auquel il a soumis le sujet. En le divisant en un trop grand nombre de fractions distinctes et séparées, il s’est en quelque sorte réduit à ne le considérer que sous des faces partielles et à négliger les vues d’ensemble. Après avoir traité de l’influence de l’instruction sur le salaire, il a repris cinq fois la question à propos de l’instruction primaire, des lois économiques, des grèves et de l’association, de l’enseignement professionnel et de l’état politique, et les faits généraux, les faits décisifs parce qu’ils résument tous les autres, ont échappé en partie à son attention.

Ce n’est pas qu’il ne soit arrivé, après des circuits nombreux, à proclamer une loi qui, à son avis, exprime la réalité des choses, et cette loi, voici en quels termes il la formule :

« L’influence du progrès intellectuel et moral des populations ouvrières, sera d’accroître le taux du salaire proportionnellement à ce progrès même. »

Ici, le mot proportionnellement en dit beaucoup trop. Quelle que puisse être l’influence exercée sur le taux des salaires par l’état intellectuel et moral des familles ouvrières, à côté de cette influence en subsisteront d’autres qui ne lui laisseront dans les résultats définitifs qu’une part, grande sans doute, mais non de nature à tout décider et régler à elle seule.

[Une justice à rendre à l’auteur, c’est de reconnaître qu’il n’a pas ménagé ses efforts et qu’il les a portés sur tous les points qui pouvaient lui fournir quelques-unes des lumières dont il avait besoin pour éclairer sa marche. Éléments constitutifs du taux des salaires, rapports entre le capital disponible et le nombre de ceux dont il est destiné à rémunérer le travail, accroissements naturels du chiffre de la population et du montant des épargnes, système de Malthus, il n’y a pas une de ces questions qu’il n’ait examinées et traitées sinon toujours avec tout le succès désirable, du moins avec la ferme résolution de ne rien négliger pour découvrir et constater la vérité.]

Peut-être même est-il sorti parfois sans utilité des limites dans lesquelles il aurait pu renfermer ses investigations. Ainsi, nous ne discernerons pas nettement ce qu’il a eu en vue dans le chapitre intitulé : L’instruction populaire doit faire disparaître la division de la société en classes. À prendre les choses dans leur sens scientifique et vrai, les sociétés ne sont divisées en classes que dans les pays où des lois injustes et partiales établissent entre leurs membres des distinctions et des séparations factices ; elles ne le sont pas là où la loi est la même pour tous, là où l’égalité des droits laisse à chacun la faculté de tirer tous les fruits possibles de ses moyens d’ascension et de fortune : or, il y a longtemps déjà que tel est le fait en France et dans bon nombre d’autres parties de l’Europe. Certes, l’auteur n’a dû vouloir parler que du rapprochement que finira par amener entre des hommes dont l’éducation présente des contrastes encore fort marqués le progrès au sein des masses du savoir et de la moralité ; mais l’inexactitude de son langage laisse planer sur le fond même de sa pensée des doutes qui ne permettent pas d’en saisir immédiatement le véritable caractère.

[Malgré des imperfections assez nombreuses, le Mémoire a des mérites réels. À en juger par le peu d’art qui a présidé à la distribution des matières, par la chaleur inégale et souvent excessive du style, par des descriptions dont les traits ne sont pas toujours exempts d’enflure, par des saillies d’imagination que n’admet pas la nature du sujet, l’auteur n’a pas acquis encore le calme et la maturité d’esprit que donnent l’âge et de longues études ; mais il a serré de près la question, il en a traité plusieurs parties avec un talent remarquable ; il a déployé constamment un amour vif et sincère de la vérité, et son travail a droit à un témoignage de satisfaction et d’estime.

Le Mémoire inscrit sous le n° 1 avec cette épigraphe, traduction d’une phrase de sir John Stuart Mill, l’un des correspondants de l’Académie : « Il n’y a pas de remède efficace contre la misère s’il ne modifie les habitudes de la population », l’emporte de beaucoup sur les deux autres. C’est une œuvre complète, dont toutes les parties sont bien agencées et qui, malgré les nombreuses complications du sujet, l’éclaire de vives et abondantes lumières.

Voici l’ordre suivant lequel l’auteur a procédé dans ses investigations. Après avoir rappelé que de nos jours les questions que soulèvent les salaires ont acquis une importance qui en commande impérieusement l’étude, il remarque qu’il y a des faits qui ne permettent pas de considérer la loi économique qui fait dépendre le taux des salaires de la proportion entre le capital et la population comme opérant à elle seule. Aussi la plupart des économistes contemporains ont-ils été conduits à admettre qu’avec le capital créé par l’épargne en agit un autre incarné dans l’ouvrier lui-même, ayant pour éléments les qualités morales et intellectuelles de celui-ci, et devant obtenir la rémunération due à la part pour laquelle il concourt à la production. De là, cette assertion de l’auteur que ce qui détermine le taux des salaires, ce n’est pas seulement le rapport du nombre des travailleurs au capital circulant, mais c’est d’une manière plus générale le rapport de la population à la production.

Cette vérité, l’auteur s’attache à la démontrer dans une série de chapitres où il traite de l’homme au point de vue de la production et de la distribution des produits, du rôle de l’intelligence et de la moralité dans la production, des effets de l’énergie, de l’assiduité, de la probité, portées dans le travail, et de la sobriété sur la rétribution de l’ouvrier. Les choses sont prises de haut dans ces chapitres, et des faits bien choisis et cités à propos viennent appuyer et confirmer les données sur lesquelles reposent les conclusions.

L’auteur, et c’est un de ses mérites, a des connaissances philosophiques et sait en tirer parti pour dégager les questions des difficultés qu’elles présentent et les ramener à ce qu’elles ont de fondamental et de simple. Avant d’examiner quelle influence exercent la moralité et l’instruction sur la production et sur la répartition des produits, en un mot, sur le taux des salaires, il s’est attaché à expliquer l’homme lui-même, à montrer qu’il est une force libre et intelligente, contribuant en tant que force à la production dans la mesure de son intelligence et de sa volonté, et y contribuant d’autant plus puissamment qu’il est plus éclairé et obéit davantage aux lois de la raison. D’un autre côté, ajoute-t-il, l’homme, à mesure que ses facultés se développent, fournissant un travail meilleur et plus fécond, se trouve en droit de revendiquer une part plus considérable des produits dont l’augmentation en quantité vient de lui, et cette part, il l’obtient parce qu’il entend mieux ses intérêts et les défend avec plus de tact et de modération.

Ceci posé et démontré, l’auteur explique comment l’instruction et la moralité, grâce aux incitations, aux moyens de développement qu’elles se fournissent l’une et l’autre, avancent et grandissent ensemble ; puis, prenant une à une les qualités intellectuelles et morales de la population, il en signale l’effet sur le travail et le prix auquel il est payé, se réservant, dit-il, de revenir sur ses pas pour renouer entre les choses le lien que rompent nécessairement des investigations qui ne les atteignent que par portions distinctes et isolées.

Nous dirons peu de mots de cette partie du Mémoire. Elle est bonne, et, parmi les assertions qu’elle contient, il n’en est qu’une sur laquelle nous ferons quelques observations. Il est certain, et les faits en ont donné fréquemment la preuve, que toutes les fois que le travail manuel croît en puissance productive, les salaires ne tardent pas à hausser. L’auteur pense qu’ils augmenteront plus rapidement que les fruits mêmes du travail, et voici par quelles raisons. À mesure que les produits se multiplieront, l’intérêt du capital et les profits de l’entrepreneur, dit-il, se répartissant sur un plus grand nombre de ces produits, deviendront moindres sur chacun d’entre eux, tout en restant identiques sur la somme. De là, double gain pour l’ouvrier qui à une part plus grande sur chaque produit en joindra une deuxième provenant de l’accroissement de la quantité de ces mêmes produits. Est-ce bien ainsi que les choses se passeront ? L’auteur a des doutes à cet égard ; car il ajoute que son assertion, vraie au point de vue de l’économie rationnelle, pourrait bien ne pas rencontrer la sanction de la pratique. C’est en effet ce qui arriverait, et cela parce que l’assertion n’a pas, même au point de vue théorique, toute l’exactitude nécessaire. C’est une loi de l’ordre économique, et une loi essentiellement bienfaisante, qu’aucune des forces en jeu dans la production ne récolte à elle seule tous les fruits que donne le développement de sa fécondité particulière. Quand le capital mieux employé produit plus abondamment, de plus amples bénéfices le décident à étendre son action, et dans ce cas, comme il a besoin d’un plus grand nombre de bras, il est contraint d’élever le prix du travail, c’est-à-dire de céder aux salaires une partie du surcroît de produit dont la réalisation lui est due. De même, quand la main-d’œuvre devient plus énergique et plus habile, le capital obtient une partie de ce qu’elle ajoute à la somme des produits, et il faut bien qu’il l’obtienne, car c’est lui qui la rétribue, et il ne pourrait la rétribuer plus largement si la part qui lui revient n’augmentait pas dans une certaine mesure. Maintenant, dans quelle proportion le partage s’opère-t-il ? Rien jusqu’ici dans les faits accomplis n’autorise des conclusions à l’abri d’incertitude. Tout ce qu’ils nous apprennent, c’est que de quelque source que vienne un progrès du travail et de la richesse, il est profitable à tous les intérêts en présence dans la répartition des avantages réalisés, et qu’il n’est pas une amélioration des qualités que la population ouvrière déploie dans ses labeurs qui n’ait pour effet d’élever le taux des salaires.

L’auteur a consacré tout un chapitre à l’examen du rôle de la sobriété. Il est facile de constater et les maux résultant de l’absence de cette vertu et les avantages qu’elle assure à ceux qui la possèdent ; mais ce qui donne un prix particulier aux observations de l’auteur, c’est le soin qu’il a pris de démontrer que l’ouvrier ne devient vraiment libre qu’à la condition de savoir la pratiquer. Pour lui, pas de servitude plus dure que celle que lui impose l’intempérance. En lui ôtant les forces physiques et les forces intellectuelles dont il a besoin pour lutter contre les embarras de sa position, elle le voue à une indigence incurable : car il est mauvais travailleur et forcé par conséquent de vendre à bas prix des services peu efficaces et sur la continuité desquels ne peut pas même toujours compter celui qui les achète.

Il est impossible de rechercher de quelle nature sont les influences qui agissent sur le taux des salaires sans rencontrer la question de la population, et avec cette question celle que soulève le système admis et soutenu par le docteur Malthus. Aussi, l’auteur a-t-il eu à s’en préoccuper, et voici l’opinion qu’il exprime : « La loi de Malthus est d’une vérité théorique incontestable ; mais l’expérience et les faits contemporains attestent qu’elle ne s’applique pas à la France, du moins dans l’état actuel des esprits. » Il serait étrange cependant que cette loi, si elle était d’une vérité théorique incontestable, fût démentie par les faits dans un pays de vaste étendue, comptant près de quarante millions d’habitants. À l’aspect d’une telle anomalie, l’auteur, ce nous semble, aurait dû concevoir des doutes et examiner les choses de plus près. Il aurait vu que la loi de Malthus repose sur deux affirmations, l’une exacte en ce qui touche le rapport de toute population au capital disponible, l’autre erronée en ce qui touche le développement numérique des populations. S’il était vrai, comme l’a supposé Malthus, que l’espèce humaine tende naturellement à multiplier plus vite que les moyens de subsistance qu’elle arrache à la terre, il eût été impossible qu’elle sortît de la barbarie originaire. Vainement même des découvertes successives seraient-elles venues ajouter à l’efficacité de ses efforts, les ressources nouvelles auraient été consommées en totalité par des générations dont l’accroissement eût été plus rapide encore. Aucune épargne n’eût été réalisée, et, faute de pouvoir amasser les capitaux nécessaires à de plus larges et meilleures applications de leurs forces productives, les sociétés seraient restées sous le poids accablant de misères éternelles.

Sans doute, les populations sont libres de méconnaître les conseils de la raison. En ce qui concerne leur multiplication, elles leur obéissent cependant, du moins suffisamment pour se réserver les moyens d’avancer graduellement en savoir, en bien-être et en civilisation.

L’auteur a constaté qu’en France, l’épargne et la richesse se multiplient et s’amassent plus rapidement que la population. Il aurait pu constater que les choses ne se passent pas autrement dans toutes les contrées connues, et de plus que telle a été de tout temps leur marche habituelle et régulière, non seulement en Europe, mais sur tous les points du globe. Ce n’est pas que cette marche n’ait subi des interruptions, mais là seulement où les sociétés victimes des violences de la force ou tombées sous le joug de lois oppressives arrivaient à l’impuissance de conserver toute leur ancienne activité ou de réaliser de nouvelles conquêtes industrielles.

C’est dans les rangs où règnent l’ignorance et la pauvreté que les penchants qui décident de la fécondité des mariages de tout temps ont opéré le plus énergiquement, et il n’est pas contestable que leur action ait contribué dans une certaine mesure à arrêter la hausse des salaires. Mais cela même montre quel empire appartient en pareille matière à l’état intellectuel et moral des populations. Ce qui est certain, c’est qu’il y a en Europe bon nombre d’États où les masses ouvrières ont cessé de croître et de multiplier autant que par le passé, et qui, comme l’auteur le dit de la France, n’ont plus à appréhender un excès de population. Toutefois, dans l’explication qu’il donne des raisons sur lesquelles se fonde son opinion, il nous semble faire trop grande la part des entraînements vicieux et de ce qu’il appelle la stérilité systématique, et trop petite celle de la réserve due au désir excessif et souvent mal entendu chez beaucoup de gens d’amender leur sort et d’arriver à l’aisance.

Il y a à la fin de ce chapitre de justes et sages observations sur le sort des femmes, et l’influence exercée sur leurs salaires par les fautes que le dérèglement des mœurs leur fait commettre.

Des questions relatives à la population, l’auteur a passé à celles qui se rapportent à l’épargne, et il les a traitées avec une rare habileté. Les pensées qu’il a exprimées se résument dans ces paroles qu’il cite et que Cobden a adressées aux ouvriers d’Huddersfield : « Le monde, a dit Cobden, a toujours été partagé en deux classes, celle qui épargne et celle qui dépense, les économes et les prodigues. Tout ce qui a contribué au bien-être général et aux progrès de la civilisation a été l’œuvre de ceux qui ont su économiser, et ils ont eu pour esclaves ceux qui n’ont su que dissiper follement leurs ressources. Les lois de la nature et les décrets de la Providence veulent qu’il en soit ainsi, et je serais un imposteur si je faisais espérer aux membres d’une classe quelconque qu’ils pourront améliorer leur sort en restant imprévoyants, insouciants et paresseux. » Ces paroles si vraies rappellent, ainsi que l’observe l’auteur, celles de Franklin, parlant aussi à des ouvriers : « Si quelqu’un vous dit que vous pouvez vous enrichir autrement que par le travail et l’épargne, ne l’écoutez pas, c’est un empoisonneur. »

Quelque mérite qu’ait ce chapitre, et il en a un grand, il y a toutefois un reproche à lui adresser : c’est de n’avoir pas assigné à l’un des résultats de l’épargne du gros des populations toute l’importance qui lui appartient.

C’est de valeurs mises en réserve que se forment les capitaux qui subviennent au paiement de la main-d’œuvre, et plus ces valeurs s’accumulent, plus s’accroît la part qui revient aux salaires. Or, si petites que soient les épargnes du pauvre, elles contribuent comme toutes les autres à la formation des capitaux, et elles y contribuent largement quand elles sont nombreuses. Dans ce cas, la multiplicité des sources en rend le produit considérable, et il n’est pas douteux que, si, grâce aux économies qu’ils peuvent réaliser, les salariés eux-mêmes concouraient à grossir le fonds qui rémunère leurs services, leur sort ne tarderait pas à devenir beaucoup meilleur.

Ajoutez qu’un pécule aux mains du pauvre le mettrait à même de défendre constamment ses intérêts. C’est le joug du besoin qui le force à livrer son travail à des conditions qui ne lui en assurent pas toujours le véritable prix. Il suffirait que la faim ne le pressât pas pour qu’il en obtînt de plus favorables. Nous regrettons que l’auteur n’ait pas donné à ce côté de la question toute l’attention nécessaire. Il y avait là un terrain dont l’exploitation aurait ajouté à la valeur de son mémoire. [2]

Après avoir montré ce que peut la moralité en matière de salaires, l’auteur a signalé ce que peut l’instruction. Cette partie du Mémoire en constitue la deuxième moitié, et elle n’est pas inférieure à celle qui la précède.

On y trouve d’abord quelques considérations bien exposées sur l’instruction envisagée à un point de vue général. L’intelligence et la moralité, remarque l’auteur, ont entre elles des affinités naturelles. Elles s’appellent, se soutiennent, s’entr’aident, se prêtent naturellement le suc nourricier, et d’ordinaire croissent et fleurissent ensemble. L’ignorant n’est pas armé pour le combat de la vie, et les moindres chocs l’abattent. L’homme instruit l’est au contraire, et, quelles que soient les épreuves qu’il ait à subir, il trouve dans les connaissances devenues son partage les ressources dont il a besoin pour les soutenir.

Avant de rechercher les moyens d’assurer aux populations ouvrières une éducation qui réponde aux exigences particulières de leur situation, l’auteur a examiné de quels éléments doit se composer l’instruction générale, l’instruction nécessaire à tous. Cette instruction, dit-il, doit être le point de départ, non le point d’arrivée ; c’est un moyen, non un but. Aussi, a-t-il consacré un chapitre fort étendu à tout ce qui la concerne. Bibliothèques et littérature populaires, dessin, musique, notions scientifiques, il n’a omis rien de ce qui peut en assurer le développement et l’efficacité. À des considérations, à des raisonnements dont il est impossible de méconnaître la justesse, il a joint la citation, plus concluante encore, des faits accomplis en Angleterre et dans quelques autres contrées de l’Europe, et il a mis hors de doute que, même en ce qui touche le prix de la main-d’œuvre, la diffusion et la hauteur de l’instruction amèneront des améliorations d’une heureuse et bienfaisante réalité.

Il était naturel qu’après avoir fait en matière d’instruction générale la part des hommes, l’auteur marquât celle dont les femmes ont besoin. Ce qu’il demande pour elles, c’est une instruction moitié artistique et moitié ménagère. La partie artistique servirait, en leur ouvrant l’accès d’une foule d’occupations et de professions auxquelles elles sont aptes, à leur créer de nouveaux et plus amples moyens d’existence et de bien-être ; la partie ménagère leur apprendrait à porter plus d’intelligence et de sagacité dans l’emploi des ressources à leur disposition. On ne peut qu’adhérer à tout ce que dit l’auteur à ce sujet, mais en regrettant qu’il n’ait pas insisté davantage sur l’importance du rôle qui, dans les sociétés humaines et surtout dans les rangs les plus humbles, est réservé aux femmes. C’est la femme qui est l’âme du foyer domestique, c’est à elle à le faire aimer au mari, à savoir l’y retenir en réussissant à lui en rendre le séjour agréable. C’est à elle encore à éveiller, à nourrir chez ses enfants les sentiments affectueux, à maintenir, à répandre au sein de la famille les goûts, les habitudes d’ordre, de régularité, de déférence mutuelle, qui seuls peuvent en assurer la prospérité ; et ce travail de tous les moments, elle ne saurait l’accomplir qu’à l’aide de lumières dues à une éducation forte et habilement dirigée. Au dire de l’auteur, on pourrait juger de l’état d’une société d’après la situation faite aux femmes. Ce qui n’est pas moins vrai, c’est que l’état des sociétés dépend en grande partie du degré d’instruction qu’elles ont en partage. La civilisation a des éléments qui ne peuvent fleurir que grâce à leur concours, et elle reste en souffrance partout où, faute de culture intellectuelle, les femmes ne sont pas à la hauteur de leur tâche.

Au chapitre relatif à l’instruction générale en succèdent quatre autres traitant successivement de l’instruction spéciale et professionnelle, de l’organisation de l’industrie, de l’enseignement de la vie pratique et de l’enseignement destiné à développer au sein des sociétés la connaissance des droits et des devoirs. Ceux-ci contiennent l’étude des moyens d’approprier l’instruction aux exigences de la situation des populations ouvrières. L’auteur a puisé à toutes les sources d’information connues, et il n’en est pas dont il n’ait tiré de nombreuses lumières. Il eût été difficile cependant qu’à une époque où tant d’hommes, parmi lesquels figure au plus haut rang un des membres de cette Académie, ont versé sur le sujet dont il s’occupait de si vives et si sûres clartés, il arrivât à des conceptions tout à fait neuves ; mais ce qui prête aux résultats de ses recherches un intérêt particulier, c’est le but spécial vers lequel il a dû les diriger. Il avait à examiner et à constater ce que peut sur le prix de la main-d’œuvre le degré d’instruction de celui qui la fournit, et, en parcourant dans tous les sens un champ jusqu’ici peu exploré, il a recueilli bon nombre d’observations d’un prix incontestable. Les hommes les plus éclairés ne doutaient pas que toute amélioration de l’état intellectuel et moral des populations ouvrières ne dût préparer et finir par amener une hausse du taux des salaires. Cette vérité, l’auteur en a poursuivi la démonstration avec la plus louable ardeur, et il a réussi à la mettre en pleine et complète évidence.

L’auteur, en terminant son travail, résume et énonce nettement la pensée qui a animé ses efforts. Cette pensée, c’est que le grand problème de notre temps, c’est la situation des classes ouvrières, que de la manière dont ce problème sera résolu dépend l’avenir de la civilisation, et que le salut ne peut venir que du développement de l’aisance, de la moralité et de l’instruction. Cette pensée n’est pas exempte d’une certaine exagération. La civilisation n’a pas à redouter tous les périls dont l’auteur la croit menacée. Sans doute, chez les populations ouvrières, chez celles surtout qui habitent les grandes villes, existent visiblement des fermentations dont il est sage de se préoccuper. Ces populations connaissent la force qu’elles doivent au nombre, et cette force, dans leurs rangs se trouvent des hommes disposés à la mettre au service de convoitises fréquemment surexcitées par l’aspect des satisfactions que la richesse réserve à d’autres. Mais ces convoitises, il ne faut pas oublier qu’il y a pour les contenir des lois naturelles, douées d’une puissance qui se fait sentir à ceux-mêmes qui se plaignent le plus hautement de l’infériorité de leur sort. Peut-être n’est-il pas impossible que ces lois soient méconnues et enfreintes un moment. S’il en arrivait ainsi, le châtiment ne se ferait pas attendre. Des misères implacables viendraient, en accablant les masses elles-mêmes, les contraindre à demander qu’on rentrât dans les voies de l’éternelle justice, et la civilisation, remise du choc qu’elle aurait reçu, ne tarderait pas à reprendre sa marche progressive.

Dans tous les cas, c’est bien à l’instruction qu’il faut demander l’apaisement de passions dont l’ignorance a toujours été et demeuré la principale source. Toutefois, avec quelque abondance, quelque habileté qu’elle soit répandue, il ne faut pas se flatter de l’espoir qu’elle donnera prochainement tous les fruits qu’il est permis d’en attendre. L’auteur cite ces mots de Leibnitz : « Donnez-moi l’instruction pendant un siècle et je changerai la face du monde. » Leibnitz demandait un siècle tout entier, et peut-être n’était-ce pas assez pour l’achèvement de l’œuvre. Le bien, dans ce monde, ne germe, ne croît et ne mûrit que grâce à l’assistance du temps ; et les générations qui le sèment ne recueillent d’ordinaire qu’une bien petite partie de la moisson.

Nous nous sommes attachés à signaler les imperfections du travail auquel appartient incontestablement la supériorité. Ces imperfections sont légères et n’en atténuent que faiblement la valeur. À tout considérer, l’Académie a droit de se féliciter des résultats du concours ; et la section d’économie politique lui propose de décerner le prix au Mémoire inscrit sous le n° 1, et d’accorder au Mémoire qui porte le n° 3 une mention honorable.

L’Académie adopte les conclusions de la section d’économie politique et de statistique.

L’auteur du Mémoire n° 1 est M. LEROY-BEAULIEU, avocat à la Cour impériale de Paris.

L’auteur du Mémoire n° 3 est M. Georges RENAUD, secrétaire de la bibliothèque populaire de Versailles, attaché au ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics.[3]

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[1] Les passages placés entre crochets sont ceux qui figurent comme « Extrait du Rapport », en ouverture du livre L’État moral et intellectuel des population ouvrières (Guillaumin, 1868). Il était naturel que Paul Leroy-Beaulieu fasse valoir ses mérites en citant les éloges que des maîtres avaient adressé à son mémoire. En coupant volontairement dans les appréciations d’Hippolyte Passy sur les deux autres mémoires concurrents, il est cependant parvenu, dessein délibéré ou non, à masquer leur caractère. Dans les passages non repris, Passy critiquait le mémoire n°2 pour le tableau « trop sombre » que le postulant traçait des conditions des ouvriers et l’usage impropre et non scientifique du terme de prolétariat. Il regrettait encore que le mémoire n°3 ait voulu présenter « la division de la société en classes », ce qui là encore relevait de la déclamation et n’avait aucune assise scientifique. En procédant à ces coupes, Paul Leroy-Beaulieu taisait ainsi le fait que ses deux concurrents s’étaient risqués à un langage socialiste très peu goûté par les membres de l’Académie, ce qui le faisait apparaître comme le seul raisonnable. B.M.

[2] Dans l’édition de L’état moral et intellectuel des populations ouvrières (1868), Paul Leroy-Beaulieu ajouta ici la note suivante :

« Nous nous permettrons de faire remarquer que nous n’avons pas négligé complétement ces considérations. Il suffit de se reporter à la page 117, où nous énumérons les trois manières dont l’épargne ouvrière agit sur la condition de l’ouvrier ; aux pages 123 et 124, et également à la page 55, pour se convaincre que nous n’avons pas passé sous silence ce côté de la question. Nous n’avons pas cru nécessaire, il est vrai, de le développer longuement. Quant à la pensée qu’il n’y a de liberté pour l’ouvrier que quand il a des épargnes derrière lui, elle se trouve plusieurs fois répétée dans ce volume. »

[3] Dans l’édition de 1868, Leroy-Beaulieu supprima les titres indiqués primitivement pour l’un et l’autre auteurs. Il est vrai qu’il n’avait guère était avocat longuement.

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