Recension des Dialogues physiocratiques sur l’Amérique de Mirabeau et Dupont de Nemours

71gPouN5BvLVictor Riqueti de Mirabeau et Pierre-Samuel Dupont de Nemours, Dialogues physiocratiques sur l’Amérique, Paris, Classiques Garnier, 2015

Dans la riche pléiade des intellectuels libéraux français du passé, les Physiocrates ne jouissent pas de la meilleure des places. Dans l’ombre d’Adam Smith et de Turgot, ils figurent comme des précurseurs obscurs dont les principes avaient encore besoin d’être corrigés. Qu’on abandonne la lecture superficielle pour l’étude profonde de leurs écrits, on y trouvera cependant toute une science de l’ordre social et de la liberté individuelle, qui tient la comparaison avec les piliers du siècle, et possède même des mérites qui lui sont propres. Le caractère sectaire qu’on leur attribue, bien qu’en partie méritée, nuit aussi à leur reconnaissance. Les Physiocrates auraient été les élèves bornés d’une sorte de gourou, le médecin François Quesnay. La mise en balance des écrits des uns et des autres, la confrontation des principes qu’ils ont respectivement soutenus dans leurs publications particulières, nous éloigne assez vite d’une telle conclusion. « Plus on étudie les innombrables écrits du parti physiocratique, plus on remarque clairement les divergences essentielles qui existent entre ses membres » écrivait déjà August Oncken en introduction aux Œuvres de Quesnay. Mais ce travail, qui nécessite une vue d’ensemble et une analyse détaillée des idées de chacun des membres de l’école de Quesnay, n’est pas aisé. Rien n’est donc plus utile, pour redorer le blason de la Physiocratie, et pour la présenter comme une organisation ouverte, aux principes sans cesse en débat et en évolution, que l’édition récente de deux écrits inédits du marquis de Mirabeau et de Dupont de Nemours sur la déclaration des droits de Virginie de 1776.

Sous le titre de Dialogues physiocratiques sur l’Amérique sont rassemblés deux manuscrits qui présentent deux opinions distinctes. Il s’agit d’abord des « Observations sur la déclaration des droits du bon peuple de Virginie portée le 1er juin 1776 », composées par le marquis de Mirabeau, puis des « Remarques sur les observations qu’a faites M. de Mirabeau au sujet de la déclaration de droits publiée par l’État de Virginie » de Pierre-Samuel Dupont de Nemours. Leur discussion roule sur bien des sujets essentiels dans la théorie physiocratique, notamment sur le despotisme légal, l’équilibre des pouvoirs et la liberté individuelle, et matérialise un débat sans cesse ouvert entre les disciples de François Quesnay. Sur chacun de ces points, les deux physiocrates font valoir leurs idées, en toute indépendance et en toute franchise — le texte n’étant pas destiné à la publication.

Ayant lu une traduction de la déclaration des droits adoptée en Virginie, Mirabeau la passe au crible de la critique physiocratique, y décelant « des principes que je croirais être dangereux et exagérés dans leurs conséquences, s’ils étaient posés comme base universelle des constitutions sociales. »  (p.63) L’utilité même d’une déclaration des droits l’étonne, car les hommes ont ces droits et n’ont pas besoin de les déclarer. L’ère des tyrannies et des despotismes a duré si longtemps, dit-il, son impact a été si profond, que nos conceptions sont troublées et que nous sentons la nécessité d’une telle déclaration. Ce point remarqué, le marquis se lance alors dans une critique exhaustive, article par article, du texte américain. L’article premier affirme que « les hommes naissent également libres et indépendants », or pour Mirabeau, la proposition est bien présomptueuse : l’homme est un être faible, qui sent parfaitement sa dépendance dans son bas âge et dans sa vieillesse. (p.64-65) Avec l’article 2, « toute autorité appartient au peuple », nouvelle imprécision, soutient Mirabeau.  « Toute autorité appartient au peuple, et par conséquent émane de lui. Mais qui est-il le peuple ? Est-ce un, deux, trois ou dix mille, ou tous ensemble, ce qui serait difficile si l’axiome tot capita tot sensus [autant de têtes, autant d’opinions] est vrai. » (p.70) Comme nous le verrons plus tard, Mirabeau pose dans son commentaire le problème de la démocratie et esquisse le thème, commun chez les libéraux, de la tyrannie de la majorité. Continuons cependant. Article 3, « les gouvernements sont institués pour le bien commun » : selon Mirabeau, les hommes n’ont pas institué la souveraineté, puisque c’est elle qui a institué les sociétés ; la proposition renverse donc selon lui l’ordre logique des phénomènes. (p.79) Article 4, aucun homme ne doit avoir de privilège héréditaire : qu’aucuns titres ne soient héréditaires, Mirabeau le veut bien, mais le postulat lui semble faux, car s’appeler Washington est un privilège héréditaire, provenir d’une famille au corps sain et solide en est un également, etc. (p.81) Article 5, « les trois puissances, la législatrice, l’exécutrice et la judiciaire, doivent être séparées et distinctes » : nouveau point de désaccord, qui est un classique de la doctrine politique des Physiocrates. Dans le discours de rentrée des assemblées économiques, Mirabeau a exprimé sa conviction avec beaucoup de force en condamnant les « philosophes entortillés et vagues, soi-disant politiques, [qui] ont prêché au peuple je ne sais quelle liberté, l’opposition, les contrepoids respectifs, et tout le fatras d’intentions, d’attentions et de prétentions séditieuses dont le terme nécessaire est l’esclavage précurseur de l’anarchie ou celui qui la suit. » Selon lui, la dissolution du pouvoir est une suite de sa division : la protection des droits passe par la concentration de la force gouvernementale dans les mains d’une autorité unique. — Et à chaque article de la déclaration de Virginie, une opposition aussi marquée.

À la suite du texte de Mirabeau, qui synthétise ses principes opposés à ceux de la déclaration américaine, Dupont apporte des corrections littéraires et idéologiques : il reprend son ami sur ses phrases maladroites ou fautives et le condamne quand celui-ci se met à défendre l’idée que l’autorité est co-propriétaire des terres, qu’il faudrait établir et maintenir l’uniformité religieuse, ou que la liberté absolue peut être une forme de tyrannie. Sous certaines réserves, on croit assister à la discussion cordiale, mais passionnée, entre deux libéralismes.

Le contexte de l’ouvrage, nécessairement daté, n’empêche d’ailleurs pas le propos général et l’opposition intellectuelle d’être porteuse d’un certain sens pour le lecteur d’aujourd’hui. Comme nous l’avons noté dès l’introduction, cette publication permet tout d’abord de rendre concrète l’opposition d’idées qui avait lieu constamment au sein de l’école physiocratique, entre des frères d’armes qui s’estimaient beaucoup, mais qui ne se sont jamais sentis obligés de joindre à leur amitié une contrainte d’union de pensée. En incitant à ne plus les considérer en bloc, elle permettra peut-être de mieux les comprendre et de les faire servir plus utilement à notre réflexion contemporaine.

Ce dialogue physiocratique, avec ses accents monarchiques et démocratiques, libéraux et conservateurs, illustre aussi son époque et y jette une grande lumière. À lire Mirabeau et Dupont de Nemours, on ressent toute la complexité de l’époque prérévolutionnaire, tiraillée entre la reconnaissance des défauts des anciens modèles et la méfiance face aux illusions des nouveaux. Si, de nos jours, la séduction qu’opèrent les principes consacrés par la révolution nous paraît si grande — de sorte que nous ne comprenons pas pourquoi nos aïeux ne les ont pas embrassé plus tôt, ni plus vite — il reste que le temps de déchirement qu’a été la Révolution, doit aussi sa fureur au manque de solidité qu’avaient alors les principes de la démocratie libérale, et aux formes rassurantes des structures de l’Ancien régime.

Nous aurions donc tort de rejeter comme passéistes et ineptes les voix qui s’élevèrent contre les institutions et les usages qui devaient bientôt ouvrir une ère nouvelle de liberté et de prospérité. Car les formes anciennes et révolues de société politique, l’histoire a beau les avoir jugées irrémédiablement, il nous faut encore pouvoir comprendre ses raisons. Face aux nostalgiques des tyrannies anciennes, il nous faut encore pouvoir opposer l’exemple de leurs propres revers.

Il reste aussi que face à l’enjeu politique moderne, la critique que le siècle des Lumières fit de l’idéal démocratique peut nous servir.

Mirabeau exprime dans son commentaire sa crainte qu’une puissance législative détachée du pouvoir exécutif détenu par le Roi, ne soit incitée à sur-légiférer, pour prouver son utilité. « N’instituons point, écrit-il, une puissance législative qui voudrait nous tâter le pouls tous les matins, et nous donnerait sans cesse des alarmes, ne fut-ce que pour établir sa propre juridiction » (p.101) ; « il ne faut pas de corps législatif permanent, point de médecin ordonnant là où personne ne se plaint de maladie » (p.114)

À ce titre, Mirabeau ne refuse pas l’établissement d’une assemblée législative, mais souhaiterait la cantonner aux questions de loi, et non d’ordre. Tout ce qui est ordre devrait revenir au Roi et à son conseil. Les lois, elles, peuvent bien être réformées en suivant les volontés d’une assemblée ou obtenir son aval ; mais cela implique une activité assez rare de l’institution démocratique, car les lois n’ont pas à être modifiées tous les matins, et l’assemblée devrait plutôt, poursuit Mirabeau, être « convoquée à certaines périodes marquées par la loi nationale, ou, ce qui vaut mieux peut-être, seulement à la volonté du gouvernement, ou à la mutation de règne. » Car « un corps législatif toujours vivant, agissant et décidant, ne peut être que dangereux et fatal, directement usurpateur de la propriété publique » (p.115). Voilà assurément des avertissements qui, sans altérer notre fibre démocratique, ont de quoi interroger, et qui, au risque de faire passer pour de mauvais républicains, doivent aider à améliorer la république.

Benoît Malbranque

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