La religion a besoin de concurrence et de liberté, par Gustave de Molinari (1892)

Dans son livre Religion, Gustave de Molinari étudie le fait religieux sous le double point de vue social et économique. Dans l’un de ses derniers chapitres, il détaille pourquoi la religion, comme l’industrie, ne peut prospérer que dans la concurrence, la liberté, et le respect des propriétés.

Le livre est disponible aux éditions de l’Institut Coppet.


CHAPITRE XIX

Les conditions du progrès religieux. — Propriété et liberté.

Que la satisfaction du besoin religieux nécessite un culte. — Que l’existence et la mise en œuvre d’un culte exigent une application de capital et de travail. — Comment il y a été pourvu jusqu’à nos jours. — Que la séparation de l’Église et de l’État implique la nécessité d’accorder aux cultes un droit de propriété sans limites d’étendue et de durée. — Que le retour des abus du monopole n’est pas à redouter sous un régime de concurrence. — Que la concurrence agit comme un propulseur et un régulateur dans les branches les plus élevées de l’activité humaine aussi bien que dans les plus basses. — La propriété et la liberté des cultes, conditions du progrès religieux.

Les facultés de l’âme comme les forces physiques ont besoin d’aliments appropriés à leur nature. Si on les leur refuse, ou si on ne les leur donne qu’en quantité insuffisante, elles déclinent et périssent. Si on les leur accorde, dans la mesure et la qualité nécessaires, elles subsistent et se développent. L’agriculture, la pêche, la chasse pourvoient au besoin d’alimentation de la force physique ; la religion, les beaux-arts, la littérature, la science alimentent, dans la sphère qui leur est propre, les forces morales. Mais qu’il s’agisse des forces physiques ou des forces morales, les branches de l’industrie humaine qui leur fournissent les aliments dont elles ont besoin exigent une application plus ou moins considérable de capital et de travail, le concours d’un personnel et la mise en œuvre d’un matériel. Le besoin religieux n’échappe pas à cette nécessité commune. Toutes les religions, à l’exception de celles des peuplades trop pauvres, sont desservies par un personnel spécial et possèdent un matériel immobilier et mobilier, temples ou églises, statues, images, ornements, séminaires, couvents, bibliothèques, etc. Ce personnel et ce matériel, il faut le créer, l’entretenir et le maintenir en état de pourvoir aux besoins du culte. Il faut recruter et instruire le clergé, bâtir les temples ou les églises, les orner, subvenir aux frais des cérémonies religieuses, etc., etc. Ces dépenses varient selon les religions : le culte catholique exige un matériel plus considérable que le culte protestant, en revanche, l’entretien d’un personnel célibataire coûte moins cher que celui d’un clergé chargé de famille. Mais quoique la statistique ne nous fournisse que des renseignements insuffisants à cet égard, dans tous les pays civilisés l’établissement ecclésiastique représente un capital important et une forte dépense annuelle. Sous l’Ancien régime, ce capital était principalement fourni par des donations, et les dépenses annuelles étaient alimentées par la dîme et le casuel. Aux revenus que le clergé tirait de ses propriétés et de la dîme, on a substitué un salaire payé par l’État, et on a mis de même l’entretien des édifices du culte à la charge du budget. Le clergé a été placé dans les attributions et sous la dépendance d’un ministère des cultes. Les vices de ce régime qui a transformé la culture religieuse en une branche de l’administration sont devenus patents et ils ont déterminé un mouvement croissant d’opinion en faveur de la séparation de l’Église et de l’État. La conséquence naturelle de cette séparation, c’est le droit accordé au clergé de se constituer librement sous la forme d’une ou de plusieurs associations, de s’administrer à sa guise, sans aucune intervention de l’État, d’acquérir et de posséder sans limites d’étendue et de durée des biens immobiliers et mobiliers, de percevoir des cotisations, et de fixer à son gré le prix de ses services. Cette conséquence, les promoteurs et les partisans de la séparation de l’Église et de l’État se refusent toutefois à l’admettre. Ils redoutent ou feignent de redouter le retour des abus de l’Ancien régime ecclésiastique, l’accaparement du sol, la reconstitution d’une caste cléricale, assujettissant à son influence la société civile, etc., etc. ; mais ces abus et ces périls qui étaient réels lorsque la religion unie à l’État était en possession d’un monopole garanti par des pénalités draconiennes pourraient-ils se reproduire sous un régime de concurrence[1] ?

La concurrence agit à la fois comme un propulseur et un régulateur. Elle oblige ceux qui y sont soumis à adopter les procédés les plus efficaces, l’outillage le plus perfectionné, à réduire le prix et à améliorer la qualité de leurs produits ou de leurs services, sous peine d’être exclus du marché ; et c’est grâce à ce stimulant énergique que les pays où la liberté industrielle et commerciale est la plus complète devancent tous les autres en activité et en richesse. En même temps, la concurrence agit comme un régulateur de la production et des profits : elle détourne les capitaux et le travail de se porter dans les branches qui en sont suffisamment pourvues, en abaissant progressivement leur rétribution à mesure qu’ils y affluent ; elle les excite au contraire à se porter dans les branches où ils font défaut, en leur offrant l’appât d’un profit d’autant plus élevé qu’ils y manquent davantage ; enfin elle crée une tendance irrésistible à l’égalisation universelle des rétributions au niveau de leur taux nécessaire.

Les branches les plus élevées de l’activité humaine, la culture religieuse, celle des lettres et des beaux-arts, etc., sont régies par cette loi naturelle aussi bien que les branches les plus basses de la production matérielle. Les effets salutaires de la concurrence religieuse sur le zèle et la conduite des ministres des cultes ont pu être constatés dans tous les temps et dans tous les pays aussi bien que le relâchement et la corruption que produit invariablement le monopole. Ces phénomènes étaient tellement manifestes qu’aux époques où la religion se trouvait unie à l’État et protégée rigoureusement contre toute concurrence, l’Église comprenait la nécessité d’atténuer ou de corriger les vices du monopole en multipliant les ordres religieux, qui faisaient concurrence au clergé séculier et entre lesquels on voyait s’établir une lutte qui acquérait parfois, — lorsqu’ils s’adressaient aux mêmes classes de la population, — une vivacité extraordinaire.

On peut constater aussi, quoiqu’ils soient moins visibles, les effets régulateurs de la concurrence sur les biens et les revenus des cultes. Ces effets sont moins visibles, disons-nous, car, sauf aux États-Unis[2], la concurrence se trouve faussée par les privilèges ou les subventions accordées à certains cultes. En Angleterre, par exemple, où l’Église anglicane a conservé le privilège monstrueux d’imposer la dîme aux sectateurs des cultes dissidents, elle jouit de revenus tout à fait hors de proportion avec la rétribution nécessaire de ses services. Mais, même dans ce cas, l’action régulatrice de la concurrence se fait sentir. Les sacrifices que le peuple anglais s’est imposés en faveur de l’Église établie, les richesses dont il l’a dotée, la dîme qu’il a consenti à lui payer, ont agi comme une prime d’encouragement à la multiplication des sectes concurrentes. À mesure qu’elles se sont multipliées et que leur clientèle s’est augmentée, ces sectes ont enlevé une part croissante de revenus à l’Église établie, et lorsque celle-ci aura été privée de son privilège, — ce qui ne peut plus tarder longtemps — l’inégalité flagrante et abusive de sa situation en présence de ses concurrentes ira peu à peu s’effaçant. On pourrait même prédire que l’excès de ses ressources, loin de lui être avantageux dans sa lutte pour l’existence, agira comme une cause de décadence. C’est ainsi qu’on voit dans l’industrie, les vieilles maisons, se fiant sur l’importance de leurs capitaux, l’étendue de leur crédit et de leur réputation, laisser se ralentir leur activité, décliner peu à peu et céder la place à des concurrents plus jeunes, moins riches, mais excités, à cause de l’infériorité de leur situation, à s’élever plus haut, tandis que cette excitation nécessaire fait défaut à ceux qui sont arrivés au pinacle.

La propriété et la liberté apparaissent donc comme les conditions du progrès religieux aussi bien que du progrès des industries qui pourvoient aux besoins matériels de l’homme. Le droit d’acquérir et de conserver les capitaux mobiliers et immobiliers et d’en disposer sans entraves procure au clergé la sécurité et l’indépendance, avec les moyens d’améliorer et d’étendre les services du culte. La liberté de choisir entre les cultes suscite la concurrence et détermine un double progrès : une émulation constante d’activité entre les cultes concurrents, et une adaptation aussi complète que possible de leurs services au degré de développement intellectuel de leur clientèle. Cette adaptation est la première et la plus indispensable condition de la fécondité et des progrès de la culture religieuse : car une religion, dont le concept et les pratiques demeurent au-dessous ou s’élèvent au-dessus de la capacité intellectuelle et morale de ceux auxquels elle s’adresse, n’a pas de prise sur eux ; elle ne leur fournit point un aliment qu’ils puissent s’assimiler, elle ne peut entretenir et développer la force morale que le sentiment religieux, amour ou crainte d’un esprit ou d’un Dieu, met au service du self government de l’individu et du gouvernement de la société.

Or, cette force morale, que l’homme puise dans la religion, qu’elle accumule en lui et en sa descendance, mais qui s’épuise ou disparaît quand elle n’est pas alimentée, elle n’est pas moins nécessaire aujourd’hui qu’elle ne l’a été dans le passé.

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[1] Appendice, note u.

[2] Appendice, note v.

A propos de l'auteur

L’Institut Coppet est une association loi 1901, présidée par Mathieu Laine, dont la mission est de participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de la tradition libérale française, et à la promotion des valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché.

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