Repenser la Révolution française. Par David Boaz

Traduction Marie-Adeline Rothenburger, Institut Coppet

Le jeudi 14 juillet dernier, la France a commémoré le 222ème anniversaire de la prise de la Bastille. Cet épisode, survenu le 14 juillet 1789, est généralement considéré comme le symbole de la Révolution française, dont il marque le commencement. Mais, comment analyser et apprécier les événements de 1789 d’un point de vue strictement libéral ?

Au sujet de la Révolution française et de ses impacts, la légende attribue à l’ancien premier ministre chinois Zhou Enlai cette célèbre citation : « il est encore trop tôt pour savoir quoi en dire». Rapportons également, pour le plaisir, les paroles d’un autre grand penseur du 20ème siècle, Henry Youngman, qui – lorsqu’on lui demandait comment était sa femme – se contentait de rétorquer « mais par rapport à quoi ? ». Et il en va finalement de même pour la Révolution qui nous intéresse ici : un véritable libéral la jugera sans doute très décevante par rapport à la Révolution américaine, mais bien plus bénéfique que la Révolution russe et, en en considérant les effets à long terme, que l’ancien régime qui l’a précédée.

Les conservateurs, eux, se retrouvent généralement dans les opinions critiques exprimées par Edmond Burke dans ses Réflexions sur la Révolution en France. Il se peut même que certains d’entre eux se plaisent à citer John Adams : « Helvetius et Rousseau ont prôné la liberté du peuple français, avant de transformer les citoyens en esclaves; l’égalité des Hommes, avant de détruire tout principe d’équité ; l’humanité, avant de se muer en dangereux prédateurs; et la fraternité, avant de se tourner vers l’échafaud et d’ordonner au bourreau de trancher une nouvelle tête ».

Les touristes qui visitent la résidence privée qu’occupait George Washington, Mount Vernon, et qui y découvrent une clé exposée en bonne place, n’admirent rien d’autre qu’une des clés de la Bastille, que le marquis de La Fayette a offerte à Washington par l’intermédiaire de Thomas Paine. En effet, comme l’a souligné l’historien A. V. Dicey, pour les révolutionnaires français de l’époque, « la Bastille était le signe visible du pouvoir sans Loi », et par conséquent, l’appropriation de ses clés matérialisait la fin de la tyrannie.

Il arrive que certains conservateurs traditionalistes éprouvent une certaine nostalgie à l’évocation de ce « monde perdu » dont l’ordre naturel se serait trouvé bouleversé par l’avènement du libéralisme et du capitalisme. Dans ce sens, le diplomate Talleyrand se plaisait à dire que « ceux qui n’ont pas vécu au 18ème siècle, avant la Révolution, ne connaissent pas la douceur de vivre ». Cependant, tous ses contemporains étaient loin de partager cette idée. Lord Acton a ainsi décrit ces décennies qui ont précédé la Révolution en France et qui ont vu « l’Eglise opprimée, les Protestants persécutés ou forcés à l’exil, … le peuple harassé par les impôts et les guerres. » La montée de l’absolutisme ayant centralisé le pouvoir et conduit à l’expansion de bureaucraties administratives s’arrogeant l’exploitation exclusive de certaines terres et régissant les corporations.

Les causes économiques de la Révolution française sont parfois sous-évaluées. Certaines d’entre elles sont justement décrites et analysées dans l’ouvrage de Florin Aftalion, L’Économie de la Révolution Française. Ainsi, tout au long des 17ème et 18ème siècles, l’État Français s’est engagé dans différentes guerres. Pour supporter le coût de ces conflits, une fiscalité lourde et complexe  fut déployée, les activités agricoles taxées, des emprunts lancés, les dettes d’Etat répudiées, le Franc dévalué, et les prêteurs contraints à rembourser certains intérêts… Considérant l’ensemble de ces éléments d’ordre économique, Lord Acton a estimé que le peuple français devait se préparer depuis plus d’un siècle à sa révolution avant qu’elle ne survienne réellement.

La plupart des libéraux et des libertariens ont toujours admiré les valeurs fondamentales propagées par la Révolution française. Ludwig von Mises et F. A. Hayek ont tous deux loué les « idées de 1789 » en les opposant aux « idées de 1914 » – c’est-à-dire l’exaltation de la liberté contre le dirigisme d’État.

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dont les articles ont été adoptés en France un mois après la prise de la Bastille, énonce des principes libertaires similaires à ceux de la Déclaration d’Indépendance :

Art 1 – Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits…
Art 2 – Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression…
Art 4 – La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits…
Art 17 – La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé …

Elle comprend néanmoins quelques paragraphes dissonants, à l’instar des suivants :

Art 3 – Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
Art 6 – La Loi est l’expression de la volonté générale…

Une interprétation libérale de ces derniers points voudrait que la souveraineté réside dans le peuple, et non pas dans un seul individu, dans une seule famille, ou dans une classe bien particulière ; et cela selon les principes d’institution des gouvernements par les citoyens et de légitimation de leur pouvoir par le consentement des gouvernés. Mais ces articles, qui n’ont pas été pensés dans une optique véritablement libérale, sont sujets à une toute autre interprétation que celle que nous venons d’en faire. C’est d’ailleurs l’objet des griefs de Benjamin Constant contre Jean-Jacques Rousseau (souvent considéré à tort comme libéral) : et si l’orientation vague de certains articles de la Déclaration était à l’origine des graves problèmes que la France a traversés après la Révolution ? « En transportant dans nos temps modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui appartenait à d’autres siècles, ce génie sublime qu’animait l’amour le plus pur de la liberté, a fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d’un genre de tyrannie », dit Constant. Cela posé, Rousseau, à l’instar de bon nombre d’autres français de l’époque, était d’avis que la liberté consistait à prendre part dans une communauté auto-gouvernée plutôt que dans l’attribution à chaque individu de droits fondamentaux : droit de commercer, de s’exprimer, d’aller et venir comme bon lui semble, de choisir son culte, …

Les résultats de cette erreur philosophique  – que l’Etat serait l’incarnation de la « volonté générale », cette dernière étant souveraine et ne pouvant tolérer la moindre contrainte – se sont souvent révélés désastreux, et les conservateurs ne se privent pas de dénoncer la Terreur qui régna en France de 1793 à 1794 comme précurseur des régimes totalitaires, de l’Union Soviétique au Cambodge de Pol Pot.

En Europe même, les conséquences de l’instauration de tels gouvernements démocratiques ont fort varié, sans toutefois jamais satisfaire les idéaux libéraux. Comme l’a écrit Hayek dans La Constitution de la Liberté :

« Le facteur décisif qui a rendu vains les efforts de la Révolution en faveur de la promotion de la liberté individuelle, fut qu’elle créa l’illusion que, dans la mesure où tout le pouvoir avait été remis aux mains du peuple, toutes les précautions contre l’abus de ce pouvoir étaient devenues sans objet. »

Sur de telles bases, les gouvernements, légitimés à la fois par leur respect relatif des libertés civiles et individuelles et par de régulières échéances électorales, pourraient rapidement tendre vers la démesure, le sur-coût, le sur-endettement, l’intrusion, et la sur-imposition des administrés. Un siècle après la Révolution Française, Herbert Spencer s’inquiétait déjà du fait que le droit divin des rois avait été tout simplement remplacé par « le droit divin des parlements ».

De pareilles dérives n’entrent pas dans le cadre de la liberté telle que la concevait Benjamin Constant, et telle qu’il l’a célébrée en 1816 en Angleterre, en France et aux États-Unis :

«La liberté est le droit pour chacun de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. »

C’est en ce sens que le libéralisme aurait pu véritablement triompher de l’ancien régime monarchique, aristocratique, dirigé par des classes privilégiées, sous lequel régnaient les monopoles, le mercantilisme, l’uniformité religieuse, et le pouvoir arbitraire.

Source : David Boaz, Thinking about the French Revolution

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