Réplique à la réponse du magistrat du parlement de Rouen, sur le commerce des blés, des farines et du pain

Réplique à la réponse du magistrat du parlement de Rouen,
sur le commerce des blés, des farines et du pain, 1768

 

J’ignore, Monsieur, si le gentilhomme des États de Languedoc à qui vous répondez [1], est à portée de recevoir votre lettre, et de lui répliquer (il le fera vraisemblablement dès qu’il l’aura reçue) ; mais le sujet que vous traitez est si important, et vos avis sont si différents, qu’il m’a paru urgent de mettre au plus tôt le public en état de prononcer sur cette grande question. Ayant l’honneur d’être de la même province que celui pour qui je prends la parole, je me flatte qu’il trouvera bon que j’entre en lice en attendant. Je me servirai des mêmes armes qu’il emploiera, s’il combat : vous trouverez sûrement que je ne les manie pas aussi bien que lui ; n’importe. Je sacrifie mon amour-propre pour vous tenir en haleine ; et ce sera toujours peloter en attendant partie. 

La discussion, dites-vous, page 1, est le moyen le plus sûr de découvrir la vérité ; mais les partisans de la liberté indéfinie ont paru jusqu’à présent en faire peu de cas. Si vous ne m’assuriez que vous avez lu tous les ouvrages des partisans de la liberté illimitée du commerce, je croirais, Monsieur, que vous n’en connaissez aucun. Mais comment donc avez-vous lu ces ouvrages, puisque vous accusez leurs auteurs de faire peu de cas de la discussion ? Ils ne cessent de la demander ; il n’est presque pas sorti d’écrit de leurs mains, où il n’y ait une invitation de discuter, et un défi à leurs adversaires : c’est un défi qui vous met à vous-même la plume à la main. Sur quel fondement donc avancez-vous qu’ils veulent éviter toute discussion, qu’ils ne veulent qu’en imposer par leurs maximes qu’ils soutiennent être incontestables ? Il est si aisé de se convaincre de la fausseté de ce reproche, qu’il est bien à craindre pour vous, que si la suite de votre lettre n’est pas mieux fondée, le public ne vous laisse seul persistant dans votre façon de penser ; car vous êtes convaincu que vous y resterez quelques bonnes raisons qu’on vous donne. Je ne chercherai point à pénétrer les motifs qui vous déterminent à assurer que vous ne changerez point d’avis ; vous les cachez, je les respecte : mais je vous certifie que vous avez mal jugé ces partisans de la liberté illimitée du commerce, en présumant qu’ils étaient déterminés, comme vous, à ne changer jamais d’avis. Non, Monsieur ; ils sont attachés à leur sentiment, parce que la vérité leur en paraît démontrée : et si par la discussion qu’ils demandent sans cesse, on parvenait à leur en faire voir le faux, ils l’avoueraient hautement, remercieraient ceux qui les auraient détrompés, et se féliciteraient même d’avoir avancé des erreurs qui auraient conduit à la découverte de la vérité. C’est cette vérité, que la discussion doit faire connaître, qu’ils veulent embrasser, qu’ils désirent qu’on embrasse ; et vous les avez affligés véritablement en assurant que, quel que soit l’événement de la discussion, vous étiez convaincu que vous persisteriez dans votre façon de penser. Cette disposition serait blâmable dans tout homme : que voulez-vous qu’on pense d’un magistrat qui l’affiche ? 

Vous reconnaissez, page 5, que le commerce des grains doit jouir de la plus grande liberté dans l’intérieur du royaume ; mais quant à l’exportation des grains dans les pays étrangers, vous ne la croyez bonne et avantageuse au royaume, que lorsqu’elle est resserrée dans des bornes raisonnables, et qu’elle n’est pas poussée trop loin. 

(a) Vous pensez donc comme nous sur le commerce des grains dans l’intérieur du royaume ? C’est déjà un point de gagné. Mais pourquoi n’avez-vous pas envisagé l’exportation dans le pays étranger, sous le point de vue que nous la présentons, c’est-à-dire, accompagnée de l’importation ? Vous l’auriez vue alors resserrée dans des bornes raisonnables, et vous auriez senti qu’elle ne pouvait pas être poussée trop loin. Nous ne disons, ni pour le Languedoc, ni pour les autres provinces, que la liberté de l’exportation seule doit être illimitée ; mais nous demandons pour tout le royaume que la liberté du commerce des grains soit illimitée, ou, ce qui est la même chose, la liberté illimitée d’exportation et d’importation. Pourquoi faisons-nous cette demande ? Afin, 1°. que les grains soient vendus au meilleur prix possible par la concurrence des acheteurs, effet de l’exportation ; et voilà l’intérêt des cultivateurs ; 2°. afin que les grains soient tenus au meilleur marché possible par la concurrence des vendeurs, effet de l’importation ; et voilà l’intérêt des consommateurs. Il n’a que la liberté illimitée du commerce qui puisse procurer ce double avantage ; et voilà aussi les bornes raisonnables que doit avoir l’exportation : la liberté du commerce les pose, par l’importation, d’une main aussi sûre que juste. Mais ce ne sont pas là les bornes que vous voulez : vous ne les trouvez sûres que lorsqu’elles sont dans les mains de la police ; c’est-à-dire que vous ne les trouvez sûres que lorsqu’elles sont variables, arbitraires, dépendantes des faux rapports, des menées sourdes, des pratiques insidieuses, des vues courtes, des intérêts bien calculés pour quelqu’un, et mal entendus pour le peuple. Quoi ! Monsieur, vous êtes magistrat, et vous ignorez, ou vous oubliez, qu’on peut en imposer à la police ! qu’il est des gens intéressés à la tromper ! qu’elle peut avoir des agents mal intentionnés ! Vous êtes magistrat, et vous voulez modifier, réglementer ce qui se modifie tout seul, ce qui ne peut être assujetti qu’aux lois des besoins réciproques de vendre et d’acheter ! Non, Monsieur, vous ne persisterez pas dans votre façon de penser, si vous êtes magistrat, parce que d’un côté vous entendrez le cultivateur qui vous dira : « La providence a accordé des fruits à mes travaux ; c’est de sa main bienfaisante que je tiens le droit de les vendre, quand, à qui, et comme il me conviendra. » Et d’un autre côté le journalier ne cessera de vous dire : « Si vous voulez que j’aie du pain, laissez venir tous ceux qui peuvent m’en vendre ; c’est le moyen de me le procurer au meilleur marché possible. » 

Vous dites, Monsieur, page 6, qu’en formant une année commune d’un grand nombre d’années successives, tel que vingt ans, il en résultera la preuve que le blé se vend généralement plus cher en Languedoc qu’en Normandie. 

Cette phrase, toute courte qu’elle est, renferme deux objets très différents, et qui méritent d’être discutés séparément. D’abord, vous croyez qu’en formant une année commune d’un grand nombre d’années, il en résulte un prix commun. Mais de quel prix commun parlez-vous ? Est-ce du prix commun pour le vendeur, ou du prix commun pour l’acheteur ? Savez-vous que ces deux prix n’ont rien de commun, et qu’ils sont très différents ? Sans doute le prix commun de l’acheteur ne se forme que du résultat des prix de plusieurs années, parce qu’il a acheté des quantités égales dans la même suite d’années : mais le prix commun du vendeur, qui recueille et qui vend chaque année des quantités différentes, et à différents prix, ne peut être formé que sur la double différence des prix et des quantités ; ce qui donne un résultat très différent de celui de l’acheteur. Voilà sans doute ce à quoi vous n’avez pas pensé en voulant former un prix commun. Je ne pousserai pas plus loin mes réflexions sur cet article : vous trouverez la démonstration de leur solidité dans l’Essai sur l’amélioration des terres, à l’article du débit des grains, page 216 et suivantes. Venons maintenant à ce qui regarde le Languedoc et la Normandie. Ne conviendrez-vous pas que, s’il pouvait être avantageux pour une province quelconque, que le blé se vendît chez elle à bon marché, certainement cette province aurait grand tort de solliciter une loi qui devrait, selon vous, le rendre plus cher ; et ce tort serait encore plus grand pour cette province, si le blé y était déjà généralement plus cher qu’ailleurs : et voilà, de votre aveu, la position du Languedoc. Mais, Monsieur, c’est qu’il n’est pas question de vendre le blé cher ; il ne s’agit que de lui procurer un bon prix et un prompt débit. Ce bon prix ne s’acquiert que par la concurrence des acheteurs, effet de l’exportation ; et voilà pourquoi les États de Languedoc sollicitent la loi qui doit leur procurer cette concurrence, et la sollicitent sans craindre ni cherté ni disette, parce qu’ils savent que l’importation s’opposera à ces effets désastreux, en procurant concurrence de vendeurs ; et voilà pourquoi je pense avec le gentilhomme languedocien qui vous a écrit, que la Normandie est encore plus intéressée que le Languedoc au maintien et plein effet de la loi qui donne la liberté illimitée du commerce des grains, et que par conséquent la Normandie devrait la solliciter vivement, loin d’en désirer une contraire. Pourquoi ? Parce que, 1°. la Normandie est une province très fromenteuse, et environnée de provinces qui le sont aussi, qui peuvent aisément importer chez elle ; 2°. parce que la Normandie est très à portée des royaumes du nord, qui en feraient autant s’ils en avaient la liberté, puisque tout le monde sait qu’ils recueillent plus de blé qu’ils n’en peuvent consommer ou vendre, et qu’ils sont obligés d’en faire des eaux-de-vies, ce qui, par parenthèse, retarde la progression de nos vignobles ; car si les étrangers nous vendaient leur blé, ils achèteraient nos eaux-de-vies. Et voyez comme tout se tient : on croit ne nuire qu’aux laboureurs en arrêtant la libre circulation de leurs grains, et on nuit par contrecoup aux propriétaires des vignes, en empêchant la vente de leur produit. 

Après être convenu que le blé était généralement plus cher en Languedoc qu’en Normandie, vous observez, page 8, que depuis le mois de mars 1765, le blé ne s’est jamais vendu dans les marchés de Toulouse et de Montauban, aussi cher qu’il se vend présentement dans celui de Rouen. 

Que deviez-vous conclure d’abord, Monsieur, de cette observation ? Qu’il y avait une cause qui avait occasionné cette cherté à Rouen ; que cette cause n’était pas l’exportation, puisque la cherté est beaucoup plus grande depuis que l’exportation est interrompue en Normandie, et que l’exportation qui a toujours continué en Languedoc y a produit un effet contraire, puisque le blé y est à meilleur marché qu’à Rouen. Vous auriez dû chercher la cause de ce renchérissement en Normandie, et vous l’auriez trouvée dans les prohibitions arbitraires qui gênent le commerce des grains, qui éloignent de la Normandie les marchands de blé, et n’y appellent que les monopoleurs qui, toujours prêts à augmenter les terreurs paniques, ne fournissent un peu de pain au peuple qu’en assouvissant la plus détestable cupidité. Voulez-vous faire cesser cette tyrannie du monopole, et procurer du pain au meilleur marché possible ? Laissez accourir de tous côtés les marchands de blé ; le besoin de pain vous assure leur concurrence dès qu’ils seront sûrs de la liberté, et leur concurrence vous garantit le meilleur marché. 

Permettez que j’ajoute que, si vous vouliez faire une comparaison du Languedoc avec la Normandie, il eût été juste de ne pas choisir les deux villes du Languedoc où le blé est communément à meilleur marché, parce qu’elles sont situées dans la partie de la province la plus fromenteuse ; et alors il aurait fallu parler de Nîmes et de Montpellier. La justice voulait aussi que la ville de Rouen ne fût pas citée seule, comme si toute la Normandie était dans le même cas que la ville de Rouen. Mais vous aviez sans doute vos raisons pour ne pas faire ce double choix, vous n’en tirerez pourtant pas l’avantage que vous en attendiez, parce que, comme je viens de vous le dire, la cherté qu’éprouve présentement la ville de Rouen ne vient point de la liberté du commerce des grains, puisque cette liberté n’a jamais existé à Rouen, et que l’exportation n’existe plus depuis vingt mois, et que depuis cette interruption de l’exportation la cherté est beaucoup augmentée. Cet événement vous conduira à trouver aisément pourquoi le blé est actuellement moins cher à Toulouse, Montauban, et dans tout le Languedoc, qu’il n’est à Rouen ; c’est parce que le Languedoc a tenu une conduite toute opposée à celle de la Normandie. La liberté du commerce des grains n’y a souffert aucune atteinte ; l’importation y a balancé les effets de l’exportation. Le blé n’y est pas cher, mais il a un bon prix, et ce prix est presque constamment égal. Voilà, Monsieur, le produit de la liberté, dont la suite nécessaire est, 1°. le progrès de l’agriculture par les défrichements ou les cultures mieux entendues et perfectionnées ; 2.° l’augmentation et la certitude des salaires ; car, vous le savez, c’est de là que viennent tous les salaires : et je ne puis vous cacher ma surprise sur toutes les inconséquences de vos raisonnements à cet égard. Jetez des yeux attentifs sur le Languedoc, comparez sa situation actuelle avec celle qui a précédé la liberté, et vous jugerez si j’impute à la liberté des effets qu’elle ne produise pas. 

La Normandie, dites-vous, page 9, ne connaissant que la récolte du froment, et le peuple n’y ayant pas d’autre ressource pour sa subsistance, le journalier y a le plus grand intérêt à avoir à bas prix une denrée qui lui est si nécessaire. 

Puisque la Normandie ne connaît que la récolte du froment, et que le froment est la seule ressource du peuple pour sa subsistance, il me semble que le premier et le plus grand intérêt du peuple est de s’assurer d’abord qu’il aura toujours du froment. Or, comment peut-on s’assurer d’avoir toujours du froment, si ce n’est en favorisant autant qu’il est possible la culture du froment ? Et comment peut-on favoriser cette culture, si ce n’est en procurant au froment une valeur, qui non seulement dédommage les cultivateurs de leurs avances, mais les paie de leurs peines, et ne leur laisse pas craindre de voir périr dans leurs greniers le fruit de leurs travaux ? Or, qu’est-ce qui donne au froment cette valeur qui est le véhicule de ceux qui le cultivent ? c’est le bon prix. Qu’est-ce qui procure ce bon prix ? c’est la liberté seule du commerce des grains. Mais l’intérêt du journalier est d’avoir à bas prix une denrée qui lui est si nécessaire. Non, Monsieur, l’intérêt du journalier est de travailler et d’avoir un bon prix de son travail. Or, qui fera travailler le journalier, qui lui donnera un bon prix de son travail, si la seule récolte qu’il connaisse n’a qu’un mince produit ? C’est le bon prix de la récolte qui assure au journalier un bon prix de son travail, et c’est le bon prix de ce travail qui assure au journalier la denrée qui lui est si nécessaire. Mais le blé est cher en Normandie, et le journalier ou n’y trouve pas à travailler, ou il y est mal payé de son travail. C’est ce qui doit arriver fréquemment partout où la liberté du commerce des grains n’aura pas lieu. Pourquoi ? Parce que les prévoyances mal entendues, ou les manœuvres, attireront des chertés, et qu’alors les gens riches et les aisés se retranchent de leur superflu. À qui nuit ce retranchement ? Au journalier qui, ou ne trouve pas à travailler, ou est forcé de travailler au rabais ; ce qui ne lui donne pas de quoi se procurer une denrée si nécessaire : et voilà la position actuelle de la Normandie. Mais si la liberté du commerce des grains y était une fois bien établie, le prix des grains serait non seulement bon, mais constamment bon ; de cette bonté et de cette constance de prix résulteraient des facultés réelles et constantes de faire travailler, et le prix du travail serait également bon et constant ; ce prix bon et constant procurerait au travailleur une denrée qui lui est nécessaire. Les journaliers ne jouissent pas de cet avantage en Normandie, parce que les prohibitions, en arrêtant la liberté, font augmenter le prix des subsistances et diminuer les salaires. 

Vous vous élevez, Monsieur, page 15, contre un fait avancé par le gentilhomme languedocien ; et non content de nier ce fait, vous faites une sortie contre tous les partisans de la liberté du commerce, vous les accusez de hasarder des faits. Le fait cité est donc faux, et plusieurs partisans de la liberté du commerce ont fait de fausses citations ? Examinons ce que porte la lettre du gentilhomme languedocien. Voici votre propre citation : L’Angleterre n’a jamais eu de disette depuis 1685 jusqu’en 1764, etc. Pour que ce fait soit faux, il faut que l’Angleterre ait éprouvé des disettes pendant cet intervalle ; voilà ce que vous avez à prouver. Pour en venir à bout, vous renvoyez à l’Essai sur les monnaies, de M. Dupré de S. Maur ; et au Dictionnaire du commerce de M. Portlewait, art. Corn : et vous ajoutez, sans doute d’après ces auteurs : Les chertés de 1693, 1694, 1709, 1725 et 1740 se sont fait également sentir en France et en Angleterre. Arrêtons-nous ici d’abord, non sur la fausse citation du gentilhomme languedocien, mais sur votre propre méprise. Examinez vos expressions et les siennes, et vous verrez qu’elles ne sont pas les mêmes ; que vous confondez le mot disette avec le mot cherté. Réfléchissez, et vous verrez qu’ils ne sont point du tout synonymes ; vous sentirez qu’il n’y a jamais de disette sans cherté, mais qu’il peut y avoir cherté sans disette ; vous conviendrez qu’on a pu dire avec vérité, qu’il n’y avait pas eu de disette en Angleterre, quoiqu’il soit vrai qu’il y ait eu des chertés ; et vous avouerez par conséquent que le gentilhomme languedocien n’a pas hasardé un fait faux. Et comment en effet voudriez-vous accorder des disettes en Angleterre, avec l’exportation qui n’a pas cessé d’être favorisée et récompensée pendant tout ce temps là ? Certainement, si la disette s’était fait sentir en Angleterre, le premier moyen qu’on aurait employé pour la faire cesser, aurait été d’interdire l’exportation : vous en conviendrez. Mais ce n’est pas sur la seule confusion des mots disette et cherté que je dois vous arrêter : permettez-moi de vous faire encore observer que vous vous trompez en assurant que les chertés se sont fait également sentir en France et en Angleterre ; et ce sera par vos propres propres paroles que je vais vous en convaincre. Vous dites, page 16, que le blé a été porté dans les marchés de Londres à plus du double de l’année commune. Afin de pouvoir dire que les chertés ont été égales en France et en Angleterre, il faudrait que le prix du blé en France n’eût pas excédé le prix du blé en Angleterre. Informez-vous des faits, Monsieur, et vous saurez que le prix du blé a quadruplé, quintuplé et même sextuplé en France. Si, après cela, vous voulez dire que les chertés ont été égales en France et en Angleterre, vous voudrez bien ne pas vous scandaliser si j’applique aux adversaires de la liberté, ce que vous avez dit de ses partisans : Ils nient des faits, et en hasardent avec une confiance qui semble interdire toute réplique. Ce ton imposant doit contribuer à diminuer le nombre de leurs partisans, parce qu’on verra aisément qu’ils n’ont pas assez réfléchi sur l’exportation des grains ni lu avec assez d’attention les écrits qui ont été faits pour éclaircir cette importante matière. 

Vous avancez, Monsieur, page 17, que les Normands ont exporté pendant trois ans du blé en Angleterre ; que l’argent que ce commerce a produit a été distribué entre les propriétaires et les gros cultivateurs, et que cependant les salaires n’ont point été augmentés. Si j’exigeais de vous la rigoureuse exactitude, je pourrais bien trouver quelque chose à retrancher à ces trois ans d’exportation ; mais je les passe pour en venir à des réflexions plus nécessaires et plus importantes. Quoi, Monsieur ! vos propriétaires et vos gros cultivateurs ont plus de moyens qu’ils n’en avaient précédemment, et cependant les uns font moins de dépense, et les autres n’ont pas cherché à étendre et à améliorer leur culture ! Ce fait paraît incompréhensible : mais puisque vous l’assurez, il faut qu’il soit vrai, et qu’il soit vrai aussi que tous vos propriétaires sont des avares, et vos cultivateurs des maladroits. Disons mieux et plus vrai, Monsieur : l’argent que vous dites être passé entre les mains des propriétaires et des gros cultivateurs est resté entre les mains des monopoleurs qui ont fait tout le commerce des grains en Normandie, parce que la liberté du commerce des grains n’y a jamais été illimitée, et que par conséquent ni vos propriétaires ni vos cultivateurs n’ont pu tirer le fruit d’une position qui n’a pas existé ; et par une seconde conséquence, les salaires ont diminué, parce que le monopole ayant fait renchérir le blé, on s’est retranché sur le superflu pour fournir au nécessaire. Si l’importation avait accompagné l’exportation en Normandie, elle aurait empêché tous les mauvais effets dont vous vous plaignez ; parce que si l’une eût appelé la concurrence des acheteurs, l’autre eût attiré la concurrence des vendeurs, ce qui ne produit ni disette ni surabondance, ni cherté, ni vil prix, mais bon prix et bon débit : et rien n’est plus désirable tant pour les cultivateurs que pour le peuple, puisque le bon prix fomente la culture, et assure des salaires au journalier, qui en manque lorsque la denrée est à vil prix. 

Vous ne vous attendez pas sans doute, Monsieur, que je cherche à justifier les partisans de la liberté illimitée du commerce, sur le reproche que vous leur faites de parler avec mépris de M. Colbert et des ministres de Louis XIV. Le respect que nous devons et que nous avons tous pour ceux qui ont exercé ou qui exercent l’autorité de nos maîtres, est assez connu pour que votre reproche ne nous fasse aucun tort. Mais cette accusation fera-t-elle du bien à votre cause, et le nom de Colbert, que vous mettez dans la balance contre nous, peut-il la faire pencher vis-à-vis de la précision du calcul et la rigueur de la démonstration ? Ou notre opinion est fausse, ou elle est vraie : si elle est fausse, le nom de Colbert n’en est pas la démonstration ; si elle est vraie, M. Colbert, quelque grand ministre qu’il ait été, ne la fera pas changer : ce sera un grand homme qui se sera trompé ; il ne sera pas le premier. Vous avouez déjà vous-même qu’il s’est trompé en introduisant des gênes et des contraintes dans le commerce intérieur de province à province : cette erreur que vous lui reprochez, est la mère de celle que nous combattons.

Je ne transcrirai pas ici les pages 21, 22 et 23 de votre lettre, où d’abord vous semblez vous rapprocher de nous, et où ensuite vous abandonnez notre doctrine, faute, permettez-moi de vous le dire, de vous être appliqué à la digérer : je me contenterai de vous prier de ne jamais séparer l’importation de l’exportation, quand vous vous occuperez de la liberté du commerce des grains. Elles doivent partir ensemble, et ne jamais être séparées ; les effets de l’une sont le contrepoids de l’autre : quand on les envisage séparément, ce n’est plus la même chose ; elles produisent dans l’esprit le même effet qu’une balance fait aux yeux quand on lui ôte un de ses plateaux ; celui qui reste se précipice avec violence : qu’on le remette à sa place, l’équilibre se rétablit. Qu’on se serve donc de notre balance ; qu’on ne touche jamais à aucun des plateaux, l’équilibre se soutiendra toujours ; c’est une loi de la nature. Parler de l’exportation sans faire attention à l’importation, c’est faire un plaidoyer pour un seul côté ; c’est ce que vous avez fait. Croyez-vous qu’on puisse juger d’après vous sur cette démarche ? 

Les faits que vous alléguez, pages 24, 25 et 26, vous paraissent contradictoires à l’expérience citée par le gentilhomme languedocien : mais, de bonne foi, le sont-ils ? L’exportation a été permise et pratiquée en Normandie : mais l’a-t-elle été, comme vous le dites, pendant quatre ou cinq ans ? Vous ajoutez qu’il y a eu bonne vente. Si vous entendez par bonne vente la cherté actuelle, nous vous l’avons dit, Monsieur, celle-là est du genre des bonnes ventes, qui retranche ou fait baisser les salaires du peuple. De plus, l’importation a-t-elle été permise ? A-t-elle été illimitée comme nous la demandons ? Vous ne pouvez pas le dire, puisqu’elle est très reteinte par l’édit même qui la permet. Donc les faits que vous alléguez ne prouvent rien contre l’expérience du Languedoc où l’agriculture a fait des progrès, et où les salaires n’ont point manqué, parce que liberté du commerce s’y est soutenue ; et qu’au contraire les salaires manquent en Normandie, et l’agriculture n’y est pas améliorée, parce que cette même liberté du commerce y a souffert les plus grandes contradictions. 

Je voudrais savoir, dites-vous page 28, ce que vous entendez par taux moyen du prix du blé. Il est juste de vous satisfaire, Monsieur. Nous entendons par taux moyen, le prix que le blé acquiert par la liberté du commerce des grains, qui est le prix commun entre les nations commerçantes ; condition la plus essentielle du bon prix, qui ne résulte que de la double concurrence des vendeurs et des acheteurs. Vous voyez que notre définition du taux moyen est bien différente de la vôtre. Nous avons trouvé, en la cherchant, un très grand avantage ; c’est que ce taux n’essuie presque pas de variation : autre condition aussi essentielle, parce qu’elle communique aux salaires la même invariabilité. Or, j’imagine qu’un moyen qui assure l’abondance des subsistances, l’accroissement de la culture, des salaires aux journaliers, qui ne peut essuyer d’autre variation que celle que le mieux apporte naturellement au bien ; que ce moyen, dis-je, vous paraîtra préférable à tout ce que peuvent produire et apprendre les résultats des registres de police. 

Je crois, dites-vous page 32, avoir suffisamment démontré que la cherté des grains n’a été en aucune façon profitable aux peuples de notre ressort. Oui, Monsieur, vous l’avez démontré ; et votre démonstration a même plus d’étendue que vous ne le dites, car elle prouve aussi que vous avez eu cherté dans un temps où vous n’avez pas joui de la liberté illimitée du commerce, puisque cette liberté doit nécessairement empêcher les chertés, et que la meilleure preuve qu’on puisse donner qu’il n’y a pas eu de liberté dans un pays, c’est de prouver qu’il y a eu cherté : et voilà pourquoi alors cette cherté ne peut pas être profitable, si ce n’est aux monopoleurs ; puisque, comme nous l’avons dit et répété, le profit ne vient pas de la cherté, mais du bon prix obtenu par la concurrence illimitée des vendeurs et des acheteurs. 

Votre Parlement doit demander que toute exportation étrangère soit interdite, lorsque la valeur du blé sera parvenue à neuf francs le quintal. Dieu préserve votre Parlement, Monsieur, d’obtenir ce qu’il doit demander ! Car alors vous auriez non seulement des chertés, mais même de fréquentes disettes. Ne voyez-vous pas combien il serait facile alors aux monopoleurs de porter le blé à ce prix ? Combien il leur serait aisé de se rendre maîtres de la denrée, et de la faire payer ensuite au peuple le prix qu’ils voudraient ? Ah, Monsieur ! que le Parlement de Rouen imite ceux de Provence et de Dauphiné ! Qu’il se réunisse aux États de Languedoc pour demander qu’on ne fixe point de prix, et qu’on accorde la liberté la plus illimitée, la plus invariable et la plus immune à l’exportation et à l’importation ; et il verra avec la plus grande satisfaction que les régnicoles et les étrangers s’empresseront d’acheter du blé dans son ressort, lorsqu’il y sera à plus bas prix que dans tous les marchés de l’Europe, et d’y en apporter lorsqu’il y sera plus cher ! Que le commerce du blé puisse se faire librement et sûrement dans le ressort du Parlement ; l’intérêt, le premier et le plus grand mobile des hommes, vous garantit qu’on ira comme partout ailleurs, pour vendre ou pour acheter, lorsqu’il y aura du profit à espérer. 

Puisque les moulins banaux de Rouen appartiennent au corps de ville, je suis bien étonné qu’ils ne soient pas encore en état de moudre économiquement. Un corps de ville peut-il balancer de saisir tout ce qui peut être utile aux habitants ? Quoi ! le pain est très cher à Rouen, la mouture économique peut en diminuer le prix au moins d’un quart, l’usage que l’Hôpital général de Paris fait de cette mouture est connu, comme le bénéfice qui en résulte ; et on diffère d’adopter cette méthode ! Et vous croyez qu’il faut beaucoup de temps pour l’établir ! Je vous l’avoue, c’est une énigme que je ne comprends pas. Le voyage de Lambert, meunier de Pontoise, a fait peu de bruit, me dites-vous ; mais la lettre du gentilhomme languedocien n’est pas ignorée, il y a trois mois qu’elle est publique. J’aime à croire qu’on a fait des démarches pour s’assurer des faits qu’elle articule, et je suis persuadé que le zèle du Parlement de Rouen et son amour pour les peuples de son ressort ne lui auront rien laissé négliger de ce qui peut adoucir la cruauté de leur situation. 

Je ne discuterai, Monsieur, ni les citations que vous faites des gazettes, ni les relevés des registres de police que vous ajoutez ; ces citations et ces relevés, portant sur un temps où la liberté que nous réclamons n’a pas eu lieu, ne peuvent rien prouver contre elle : tout ce qui peut en résulter, c’est la preuve des variations que le monopole fait introduire par l’abus des préférences qu’il a l’art de se procurer ; ce qui ne peut jamais arriver sous l’empire de la liberté illimitée du commerce des grains. 

Je suis de votre avis, Monsieur ; on ferait très bien, dans toutes les discussions, de n’employer que les expressions les plus ménagées : mais vous conviendrez aussi qu’il est des sujets qui enflamment plus les uns que les autres. Celui que nous traitons, par exemple, ne peut pas être discuté froidement : la prospérité de l’État, le bien-être du peuple : est-il des objets plus intéressants ? Toute l’âme reflue dans le cœur ; c’est là qu’elle pense, réfléchit, pèse, combine ; toutes ses opérations sont un sentiment. Quelles délices pour un cœur bienfaisant de travailler pour le bonheur des hommes ! Mais quelle amertume quand il trouve des obstacles ! Toute représentation lui paraît opiniâtreté ; toute objection, mauvaise volonté ; toute résistance, un crime : plus il a le sentiment affligeant de l’état malheureux du peuple, plus il est pénétré de la bonté de sa cause et de l’utilité de ses moyens, et plus il est indigné contre ceux qui, en les rejetant, s’opposent au soulagement des malheureux. Voilà la position où se trouvent les partisans de la liberté illimitée du commerce des grains : ils voient évidemment tout le bien que l’État peut retirer de cette liberté ; ils ont sous les yeux tous les maux dont l’humanité a été et continue d’être la victime sous le règne des prohibitions et de l’arbitraire : pourraient-ils traiter avec douceur ceux qui réclament la source de tant de malheurs ? Ils feraient mieux sans doute de se borner à les plaindre, et de tâcher de les éclairer ; mais le cœur ne raisonne pas toujours : pour prouver qu’il aime les hommes, il croit pouvoir se permettre des sorties contre ceux qui lui paraissent ne pas montrer le même sentiment.

 

 

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[1] En 1768, Jean-François Vauvilliers fit paraître une Lettre d’un gentilhomme des États du Languedoc à un magistrat du Parlement de Rouen, sur le commerce des blés, des farines et du pain, soutenant la pleine et entière liberté du commerce, et qui lui valut la réponse de l’intéressé, faite de plus de ménagements, sous le titre : Réponse du magistrat de Normandie au gentilhomme de Languedoc, sur le commerce des blés, des farines et du pain. Abeille, en sa double qualité de défenseur de la liberté illimitée du commerce des grains, et de natif du Languedoc, entra alors en lice avec cette brochure, qui faisait suite aux deux premières. (Note dans l’édition des Écrits physiocratiques d’Abeille.)

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