Simple observation sur le droit de propriété. Par Louis Leclerc (1848)

guillaumin journalLouis Leclerc, “Simple observation sur le droit de propriété” (Oct. 1848)

Source: [JDE, T. 21, N° 90. — 15 octobre 1848. Simple observation sur le droit de propriété, par M. LOUIS LECLERC, p. 300-06]

Edition numérique réalisée par David Hart pour l’Institut Coppet

Jean-Louis Leclerc (né le 3 septembre 1786 au Havre et mort le 22 novembre 1873 à Fécamp) est un homme politique français. À la suite des élections législatives de 1831 il est élu député du 6e collège de la Seine-inférieure. Ce texte est une défense de la propriété comme un prolongement de soi. Nier la propriété c’est attaquer la nature même de la personne humaine. Le moi use de ce qui lui appartient, au même titre qu’il s’appartient soi-même.

Le moi, voilà la propriété primordiale et originelle.
Justice et Charité (M. V. Cousin).

J’ai lu avec le plaisir, avec le respect que mérite et que donne tout ce qu’écrit l’illustre philosophe à qui j’emprunte cette épigraphe, le petit et récent travail d’où elle est tirée. Mon attention, je l’avoue, s’est concentrée sur la partie de l’ouvrage qui traite de la propriété, si fort battue en brèche par le temps qui court, et il m’a semblé que ce morceau laissait quelque chose à désirer. Il n’a peut-être point la clarté limpide qui coule si naturellement d’une aussi belle plume, et je crains qu’il ne produise pas tout ce qu’on avait droit d’attendre d’un aussi grand esprit, pour l’édification des lecteurs incertains mais de bonne foi. Peut-être la pensée de cet esprit, très-généralisateur cependant, se préoccupait-elle trop d’une espèce de propriété, celle du sol. Peut-être aussi qu’absorbé par l’étude plus attrayante de sciences étrangères à de telles recherches, il n’a pas encore assez profondément pénétré les phénomènes du travail. Trop d’intelligences éminentes, en effet, se tiennent dans un éloignement volontaire et fâcheux de l’économie politique, science qu’elles croient sans entrailles, parce que, sans nier ou repousser les vérités de sentiment qui ne seraient point de son domaine, elle écarte d’une main ferme le voile des illusions enivrantes, et se maintient sévèrement dans la limite de ses attributions. Mais voyez! à de certaines heures, les questions économiques prennent tout à coup des dimensions colossales; on les aborde forcément alors, bien qu’en détournant la tête, et à la suite de la foule qui s’y précipite éperdue. Et comment la guider, cette foule, dans les sentiers inexplorés où elle s’égare, si l’on n’a hanté jamais que la voie fleurie que suivent les poètes, ou les régions radieuses de la philosophie transcendante?

Certes, je n’aurai pas la témérité de combattre M. Cousin; mais enfin, il reconnaît que la théorie qui fonde le droit de propriété sur le travail est déjà plus profonde que ne le sauraient être la doctrine des jurisconsultes et celle du Contrat social; cette théorie plus profonde, il la dit incomplète, cependant. Or, les économistes ne peuvent accepter ni le compliment ni le reproche. Il doit leur être permis de démontrer que leur théorie est très-complète, fort simple, claire jusqu’à l’évidence, et de force à satisfaire même les plus humbles esprits, point capital en ce moment difficile. Sans.reprendre une à une ici les preuves qu’ont accumulées nos maîtres, je voudrais aborder cette intéressante question par un côté qu’à ma connaissance ils n’ont pas exploré encore. Il leur aura paru trop peu considérable, après de si puissantes démonstrations; mais aujourd’hui, nous n’avons le droit de rien négliger, pas même le plus faible rayon de lumière. Précisément, l’axiome de M. Cousin: — Le moi, voilà la propriété primordiale et originelle, — me semble résumer avec élégance et justesse cette théorie contestée, qui fonde le droit de propriété sur le travail. La philosophie, en cela, serait-elle donc plus d’accord qu’elle ne pense avec l’économie politique? —Je tente de le prouver.

Le moi se révèle à lui-même par la pensée ; il existe donc : c’est l’argument de Descartes. La vie organique, qui se rattache à ce grand phénomène par un lien mystérieux, est pourvue de toutes les conditions nécessaires à l’accomplissement de notre destinée. Si le moi s’appartient, de par la puissance créatrice, dira-t-on que la vie ne nous appartient pas, et que nous la devons à notre patrie ?—Erreur et vérité noyées dans une figure de rhétorique. La patrie peut accidentellement réclamer de nous un noble effort, dans lequel la vie court grand risque de s’éteindre; voilà tout. Mieux vaut pour la patrie que l’effort soit heureux, et que la vie demeure, glorieuse et triomphante. Il y a eu dévouement et beau sacrifice, parce que nous lui avons donné réellement, ou exposé tout au moins pour elle ce qui est bien à nous un cher et précieux trésor.

Y a-t-il identité native entre toutes les âmes? Je n’en sais rien, mais je le crois; j’admets donc le fait comme réel, et j’en conclus une destinée commune. Par exemple, je vois clairement que les organes mis au service de cette âme, bien qu’en général les mêmes dans toute l’humanité, sont, au particulier et dès l’origine, fort dissemblables et inégaux, remplissant toujours mieux ou moins bien leur emploi. Il paraît impossible de nier leur action sur le développement et la puissance des facultés morales ; d’où peut se conclure la destinée individuelle.

Donc, le moi, immortel;

Sa manifestation, l’intelligence, c’est-à-dire, attention, mémoire, imagination, etc., qui se développent et se perfectionnent, puis s’éclipsent momentanément dans la maladie, et tombent graduellement dans la misère, quand vient le soir de l’existence;

Ses moyens de manifestation, c’est-à-dire les organes, qui se dégradent aussi jusqu’à l’anéantissement complet de leur admirable structure.

Qu’on me permette ici une comparaison familière, sous toute réserve de l’infirmité qui s’attache nécessairement aux comparaisons, —-Voici Léopold. On me dit que c’est un grand pianiste; qui s’en douterait à le voir? je l’aurais pris pour un guerrier. Il s’est livré à d’opiniâtres études, soit; mais tel musicien, demeuré très-médiocre, a cependant plus travaillé que le brillant Léopold. N’importe, une coupure au doigt va supprimer tout moyen de prouver son superbe talent pendant quinze grands jours, et, hélas! la goutte en trois mois peut le rayer du tableau des illustres; las! un débris, un brillant souvenir. Mais en attendant, ne voulez-vous pas l’entendre?…. Quoi! c’est là le grand Léopold, cet homme sublime? Il est vrai qu’on l’a fait asseoir devant une affreuse épinette à quatre octaves, ébréchée, sans âme, Veuve de plusieurs cordes et, le demeurant, en désaccord parfait. Placez-le donc devant un véritable et bon piano, instrument indispensable à l’éclatante manifestation de ce beau talent! Mais le génie n’en était pas moins génie lors de l’épinette.—Revenons.

Le moi et ses serviteurs, fort imbéciles [1] au commencement, trouvent aux alentours un autre moi providentiel qui les enveloppe de tendresse; sans quoi, l’on sait trop ce que deviendrait la pauvre petite chétive propriété primordiale. Le fait est que par de certains artifices connus, cette propriété d’abord si précaire est sauvegardée ; puis elle s’étend ; puis on la cultive, on la féconde, et le temps vient où elle peut pourvoir à sa propre durée, et porter d’abondantes récoltes, si le fonds est bon. Pour qu’elle continue d’être, selon les conditions terrestres, en effet, il faut qu’elle s’entretienne par sa propre activité, et qu’elle puise en elle-même sa propre force, son propre moteur; à moins, toutefois, qu’il n’y ait provision, et je reviendrai sur ce dernier point. Dans les cas ordinaires, il y a nécessité de consacrer la vie à la vie même, et de l’employer avec effort pour qu’elle se renouvelle sans cesse. La vie ne se continue et ne se prolonge qu’à ce prix, et pour combien de temps? Bientôt, mon Dieu! ces organes magnifiques, qui ne sont pas nous, mais à nous, comme le remarque si justement M. Cousin, ces dociles serviteurs usés par leur activité dévorante, tomberont dans l’impuissance et se briseront dans la mort. Il arrive un moment où le moi s’effraye; il a senti qu’il s’amoindrissait. L’attention est moins soutenue, la mémoire moins soumise, l’imagination moins fraîche et moins féconde; le pied prend de la pesanteur, la main frémit, et l’œil est un peu troublé. Tout échappe et fuit, et les moyens immédiats de pourvoir à la prolongation de la vie perdent leur énergique ressort. Enfance ou vieillesse, il y a donc nécessité de provision. Dirai-je que l’entretien brut de la vie, si le mot n’est point déplacé en un tel sujet, dirai-je que cela ne suffit pas au moi ? Il a des aspirations plus élevées, et il redouble d’efforts pour y atteindre. Mais, ceci encore m’éloignerait trop : impossible d’écrire en quelques pages ce qui exigerait les dimensions d’un volume.

Et qu’est-ce donc, rigoureusement, que ce travail, pris dans le sens absolu du mot, ce phénomène qui est à nos yeux le seul fondement du droit de propriété? C’est la vie même se consacrant avec effort à sa propre durée ; c’est son emploi plus ou moins énergique et fructueux, en vue d’abord de sa propre conservation. Les facultés intellectuelles admirablement aidées de ces autres facultés, l’ouïe, la vue, la main, produisant un effet utile, cela s’appelle travail. M. Cousin assure que, dans notre théorie, il manque des instruments : mais les voilà, ce me semble; ils naissent et se développent avec le moi; ils l’accompagnent et le servent; ils s’appliquent et se fatiguent avec lui. Ce n’est point le marteau qui frappe, apparemment, ni le burin qui grave; ce n’est ni la main ni l’œil non plus. Le moi use ingénieusement de ce qui lui appartient, au même titre qu’il s’appartient soi-même; il en use pour modifier la matière, qui est également à son service ; car, en tant que matière, nous allons le voir, elle est un don gratuit. A la vérité, cette possession de la matière, M. Cousin la dit antérieure au travail, et c’est à ses yeux une très-grave objection qui infirme les prétentions du travail à se déclarer base et fondement du droit de propriété. Mais n’y aurait-il pas là quelque méprise dans les termes? il me semble que la matière inerte et inutile est seule antérieure au travail ; mise gratuitement à la portée de l’homme, il ne l’utilise qu’en la modifiant, et le travail, l’effort seul la modifie. La vraie possession de la matière, la propriété efficace qu’elle constitue, est donc l’effet du travail. La brute elle-même est obligée de lever ou de baisser la tête pour se repaître: c’est un effort; et nous, il nous faut au moins cueillir le fruit pour le manger. Le moi n’a été jeté sur ce globe qu’après la matière, cela est incontestable; mais si elle est la première en date, son utilisation est postérieure, puisqu’elle est incapable, à moins que le travail ne l’approprie à nos besoins. L’air, la lumière du jour ne sont la propriété de personne, parce qu’aucun travail ne leur infuse l’utilité. Je n’achète point l’eau, je paye l’effort de qui me l’apporte. Au fond, et cela a été parfaitement démontré, dans l’acte qui se nomme achat, nous ne payons point la matière, mais l’utilité dont le travail l’a revêtue; nous obtenons de la sorte toute une série de services que nous payons avec nos propres services, ou avec le fruit direct de nos services.

Le phénomène de la consommation graduelle et de l’extinction finale, non pas du moi, il est immortel, répétons-le, mais de la vie; cet inconcevable affaissement des facultés et des organes, quand il s’accomplit par suite de l’effort utile appelé travail, me paraît très-digne d’attention; car, si le résultat est indispensable, soit pour entretenir la force même qui agit, soit pour suppléer à celle qui ne peut agir encore, ou bien à celle qui ne peut plus agir, il est certain que ce résultat est acquis à titre onéreux; il a réellement coûté la portion de durée, et, si cela peut se dire, la portion de facultés et d’organes irrévocablement consommée pour l’obtenir. Cette quotité de ma vie et de ma puissance, est perdue sans retour; je ne la recouvrerai jamais; la voici comme déposée dans le résultat de mes efforts; lui seul représente donc ce que je possédais légitimement, et ce que je n’ai plus. Je n’usais pas seulement de mon droit naturel en pratiquant cette substitution, j’obéissais à l’instinct conservateur, je me soumettais à la plus impérieuse des nécessités : mon droit de propriété est là! Le travail est donc le fondement certain, la source pure, l’origine sainte du droit de propriété; ou bien le moi n’est point propriété primordiale et originelle, ou bien les facultés expansion du moi, et les organes mis à son service ne lui appartiennent pas, ce qui serait insoutenable.

Employer son temps, le perdre, en user bien ou mal; se tuer pour vivre ; donner une heure, un jour : voilà des paroles familières proférées depuis des siècles, parties intégrantes de tout langage humain, qui lui-même est la pensée visible. Le moi a donc conscience parfaite de la consommation folle ou sage, utile ou improductive de sa propre puissance, et, comme il sait aussi que cette puissance lui appartient, il en conclut sans peine un droit exclusif et virtuel sur les résultats utiles de cette inévitable extinction, quand elle s’est laborieusement et fructueusement accomplie. La conscience publique va droit et d’elle-même à ces grands principes, à ces vérités éclatantes d’évidence, sans se livrer apparemment aux longues dissertations auxquelles nous nous croyons obligés, nous autres.

Oui, ma vie m’appartient, avec le droit d’en faire librement le généreux sacrifice à l’humanité, à ma patrie, à mon semblable, à mon ami, à ma femme, à mon enfant ! Ma vie m’appartient ; j’en consacre une portion pour obtenir ce qui doit la prolonger; ce que j’ai obtenu est donc à moi, et je puis également en faire abandon aux chers objets de ma tendresse. Si l’effort est heureux, ce que la religion explique par la faveur divine ; si l’effort est habile, ce que l’économiste peut attribuer au jeu plus parfait des facultés; s’il arrive que le [305] résultat dépasse le besoin, de toute évidence cet excédant m’appartient encore. J’ai donc le droit d’en user pour ajouter d’autres satisfactions à celle de vivre; j’ai droit de mettre en réserve pour l’enfant qui peut me naître, et pour l’époque terrible de l’impuissante vieillesse. Que je transforme l’excédant, que je l’échange, utilité contre utilité, valeur contre valeur, toujours, c’est toujours mien, car, on ne saurait trop insister, c’est toujours la représentation manifeste d’une portion de mon existence, de mes facultés, de mes organes, usée dans le travail qui produit cet excédant. Pour posséder à titre honorable et légitime ce qu’en fermant les yeux je laisse à ceux que j’aime, le vêtement, le meuble, la marchandise, la maison, la terre, le contrat, l’argent, qu’importe ! n’ai-je point dépensé partie du temps que j’avais à vivre sur la terre ? N’est-ce point, en réalité, léguer à ceux que j’aime ma vie et mes facultés? Je pouvais m’épargner quelque effort ou me le rendre moins pénible, ou bien accroître mes satisfactions; ah! combien il m’est plus doux de reporter sur mes bien-aimés ce qui était de mon droit ! Pensée généreuse et consolante, qui soutient le courage, charme le cœur, inspire et sauvegarde la vertu, dispose aux nobles dévouements, unit les générations, et conduit à l’amélioration du sort de l’humanité totale, par l’accroissement graduel des capitaux.

Le propriétaire d’un capital, en effet, n’en jouit point seul, et ne peut pas en jouir seul; de près ou de loin, tous, oui, tous en profitent. Dans les pays libres, partout où règne l’ordre, au lieu d’enfouir un trésor on le dépense, ou bien on le place, double opération par laquelle on rend toujours l’effort, le travail de quelqu’un plus facile ou plus fructueux. Vraiment, il n’y a pas de colère plus folle ou plus inepte que celle dont la propriété, le capital, quel qu’il soit, serait l’objet. Je voudrais, pour mon compte, qu’il y eût cent fois plus de capitalistes, et qu’ils fussent mille fois plus riches, dussé-je n’être jamais inscrit sur le catalogue. Le loyer des capitaux deviendrait moins coûteux; l’accès des capitaux serait évidemment plus facile à qui n’en possède pas, et se montre capable de les utiliser. D’où il suit, que favoriser la formation et l’extension des capitaux, par la sécurité et le respect, est l’une des œuvres les plus belles, les plus humaines, les plus profondément politiques et philosophiques.

Chose étrange ! on ne blâme point celui qui loue pour un certain prix, son âne, son cheval, son bateau, sa charrette, sa maison; mais si le capital, et on a la faiblesse alors de ne le voir que sous forme de numéraire; si le capital, se confiant à une entreprise qui serait infructueuse sans son concours, réclame une portion des fruits, on crie à l’usure, on crie à la concussion! et cependant, on paraît faire grand cas de ce maudit capital ; on veut même que l’État en fournisse à outrance. Mais, où donc le prendra-t-il, si le droit de propriété est inquiété ou contesté , si l’intérêt devient chose illégitime et coupable? Point de revenu, point d’intérêt, à la bonne heure; mais alors plus d’épargne, partant, plus de capitaux. Pourquoi l’épargne? pour qui? à quoi bon?

En résumé, la puissance productrice du moi réduit à ses propres forces, est fort bornée; l’homme fait peu avec l’unique secours de ses ongles et de ses dents ; il vit, mais il ne s’élance dans une voie plus facile que quand il a produit plus que l’indispensable, et accumulé cet excédant au moyen de l’épargne. Des merveilles surgissent avec l’aide de cet auxiliaire si péniblement formé. Bientôt naissent les conséquences sublimes de la division du travail: les beaux-arts, la science, les lettres, toutes les grandeurs de l’esprit s’épanouissent aux rayons du droit et de la liberté. La charité devient possible, alors; car, pour donner il faut avoir, et l’on n’a légitimement que par le travail, ou bien par le don ou l’hérédité, résultats du travail.

LOUIS LECLERC

 1. Faibles; le sens latin.

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