Sur la révolution d’Amérique. Par Diderot

DiderotSur la révolution d’Amérique [1]. Par Diderot

Après avoir cédé, l’Angleterre veut être obéie par ses colonies. Mesures qu’elles prennent pour lui résister

Le ministère, trompé par ses délégués, croyait sans doute les dispositions changées dans le Nouveau Monde lorsqu’en 1773 il ordonna la perception de l’impôt sur le thé.

À cette nouvelle, l’indignation est générale dans l’Amérique septentrionale. Dans quelques provinces, on arrête des remerciements pour les navigateurs qui avaient refusé de prendre sur leurs bords cette production. Dans d’autres, les négociants auxquels elle est adressée refusent de la recevoir. Ici, on déclare ennemi de la patrie quiconque osera la vendre. Là, on charge de la même flétrissure ceux qui en conserveront dans leurs magasins. Plusieurs contrées renoncent solennellement à l’usage de cette boisson. Un plus grand nombre brûlent ce qui leur reste de cette feuille, jusqu’alors l’objet de leurs délices. Le thé expédié pour cette partie du globe était évalué cinq ou six millions, et il n’en fut pas débarqué une seule caisse. Boston fut le principal théâtre de ce soulèvement. Ses habitants détruisirent, dans le port même, trois cargaisons de thé qui arrivaient d’Europe.

Cette grande ville avait toujours paru plus occupée de ses droits que le reste de l’Amérique. La moindre atteinte qu’on portait à ses privilèges était repoussée sans ménagement. Cette résistance, quelquefois accompagnée de troubles, fatiguait depuis quelques années le gouvernement. Le ministère, qui avait des vengeances à exercer, saisit trop vivement la circonstance d’un excès blâmable, et il en demanda au Parlement une punition sévère.

Les gens modérés souhaitaient que la cité coupable fût seulement condamnée à un dédommagement proportionné au dégât commis dans sa rade et à l’amende qu’elle méritait pour n’avoir pas puni cet acte de violence. On jugea cette peine trop légère, et le 13 mars 1774 il fut porté un bill qui fermait le port de Boston et qui défendait d’y rien débarquer, d’y rien prendre.

La Cour de Londres s’applaudissait d’une loi si rigoureuse, et ne doutait pas qu’elle n’amenât les Bostoniens à cet esprit de servitude qu’on avait travaillé vainement jusqu’alors à leur donner. Si, contre toute apparence, ces hommes hardis persévéraient dans leurs prétentions, leurs voisins profiteraient avec empressement de l’interdit jeté sur le principal port de la province. Au pis-aller, les autres colonies, depuis longtemps jalouses de celle de Massachusetts, l’abandonneraient avec indifférence à son triste sort et recueilleraient le commerce immense que ses malheurs feraient refluer sur elles. De cette manière serait rompue l’union de ces divers établissements qui depuis quelques années avait pris trop de consistance au gré de la métropole.

L’attente du ministère fut généralement trompée. Un acte de rigueur en impose quelquefois. Les peuples qui ont murmuré tant que l’orage ne faisait que gronder au loin se soumettent souvent lorsqu’il vient à fondre sur eux. C’est alors qu’ils pèsent les avantages de la résistance, qu’ils mesurent leurs forces et celles de leurs oppresseurs, qu’une terreur panique saisit ceux qui ont tout à perdre et rien à gagner, qu’ils élèvent la voix, qu’ils intimident, qu’ils corrompent, que la division s’élève entre les esprits et que la société se partage entre deux factions qui s’irritent, en viennent quelquefois aux mains, et s’entre-égorgent sous les yeux de leurs tyrans qui voient couler ce sang avec une douce satisfaction. Mais les tyrans ne trouvent guère de complices que chez les peuples déjà corrompus. Ce sont les vices qui leur donnent des alliés parmi ceux qu’ils oppriment. C’est la mollesse qui s’épouvante et n’ose faire l’échange de son repos contre des périls honorables. C’est la vile ambition de commander qui prête ses bras au despotisme et consent à être esclave pour dominer, à livrer un peuple pour partager sa dépouille, à renoncer à l’honneur pour obtenir des honneurs et des titres. C’est surtout l’indifférente et froide personnalité, dernier vice d’un peuple, dernier crime des gouvernements, car c’est toujours le gouvernement qui la fait naître ; c’est elle qui, par principe, sacrifie une nation à un homme, et le bonheur d’un siècle et de la postérité à la jouissance d’un jour et d’un moment. Tous ces vices, fruits d’une société opulente et voluptueuse, d’une société vieillie et parvenue à son dernier terme, n’appartiennent point à des peuples agriculteurs et nouveaux. Les Américains demeurèrent unis. L’exécution d’un bill qu’ils appelaient inhumain, barbare et meurtrier ne fit que les affermir dans la résolution de soutenir leurs droits avec plus d’accord et de constance.

À Boston, les esprits s’exaltent de plus en plus. Le cri de la religion renforce celui de la liberté. Les temples retentissent des exhortations les plus violentes contre l’Angleterre. C’était sans doute un spectacle intéressant pour la philosophie de voir que dans les temples, aux pieds des autels, où tant de fois la superstition a béni les chaînes des peuples, où tant de fois les prêtres ont flatté les tyrans, la liberté élevait sa voix pour défendre les privilèges d’une nation opprimée ; et, si l’on peut croire que la divinité daigne abaisser ses regards sur les malheureuses querelles des hommes, elle aimait mieux sans doute voir son sanctuaire consacré à cet usage et des hymnes à la liberté devenir une partie du culte que lui adressaient ses ministres. Ces discours devaient produire un grand effet, et lorsqu’un peuple libre invoque le Ciel contre l’oppression il ne tarde pas à courir aux armes.

Les autres habitants de Massachusetts dédaignent jusqu’à l’idée de tirer le moindre avantage du désastre de la capitale. Ils ne songent qu’à resserrer avec les Bostoniens les liens qui les unissent, disposés à s’ensevelir sous les ruines de leur commune patrie, plutôt que de laisser porter la moindre atteinte à des droits qu’ils ont appris à chérir plus que leur vie.

Toutes les provinces s’attachent à la cause de Boston, et leur affection augmente à proportion du malheur et des souffrances de cette ville infortunée. Coupables à peu de chose près d’une résistance si sévèrement punie, elles sentent bien que la vengeance de la métropole contre elles n’est que différée, et que toute la grâce dont peut se flatter la plus favorisée sera d’être la dernière sur qui s’appesantira un bras oppresseur.

Ces dispositions à un soulèvement général sont augmentées par l’acte contre Boston, qu’on voit circuler dans tout le continent sur du papier bordé de noir, emblème du deuil de la liberté. Bientôt l’inquiétude se communique d’une maison à l’autre. Les citoyens se rassemblent et conversent dans les places publiques. Des écrits, pleins d’éloquence et de vigueur, sortent de toutes les presses.

« Les sévérités du Parlement britannique contre Boston, dit-on dans ces imprimés, doivent faire trembler toutes les provinces américaines. Il ne leur reste plus qu’à choisir entre le fer, le feu, les horreurs de la mort et le joug d’une obéissance lâche et servile. La voilà enfin arrivée cette époque d’une révolution importante, dont l’événement heureux ou funeste fixera à jamais les regrets ou l’admiration de la postérité.

« Serons-nous libres, serons-nous esclaves ? C’est de la solution de ce grand problème que va dépendre, pour le présent, le sort de trois millions d’hommes, et pour l’avenir la félicité ou la misère de leurs innombrables descendants.

« Réveillez-vous donc, ô Américains ! jamais la région que vous habitez ne fut couverte d’aussi sombres nuages. On vous appelle rebelles parce que vous ne voulez être taxés que par vos représentants. Justifiez cette prétention par votre courage, ou scellez-en la perte de tout votre sang.

« Il n’est plus temps de délibérer. Lorsque la main de l’oppresseur travaille sans relâche à vous forger des chaînes, le silence serait un crime et l’inaction une infamie. La conservation des droits de la république : voilà la loi suprême. Celui-là serait le dernier des esclaves qui, dans le péril où se trouve la liberté de l’Amérique, ne ferait pas tous ses efforts pour la conserver. »

Cette disposition était commune, mais l’objet important, la chose difficile, au milieu d’un tumulte général, était d’amener un calme à la faveur duquel il se formât un concert de volontés qui donnât aux résolutions de la dignité, de la force, de la consistance. C’est ce concert qui, d’une multitude de parties éparses et toutes faciles à briser, compose un tout dont on ne vient point à bout si l’on ne réussit à le diviser, ou par la force ou par la politique. La nécessité de ce grand ensemble fut saisie par les provinces de New Hampshire, de Massachusetts, de Rhode Island, de Connecticut, de New York, de New Jersey, des trois comtés de la Delaware, de Pennsylvanie, de Maryland, de Virginie, des deux Carolines. Ces douze colonies, auxquelles se joignit depuis la Géorgie, envoyèrent dans le mois de septembre 1774, à Philadelphie, des députés chargés de défendre leurs droits et leurs intérêts.

Les démêlés de la métropole avec ses colonies prennent, à cette époque, une importance qu’ils n’avaient pas eue. Ce ne sont plus quelques particuliers qui opposent une résistance opiniâtre à des maîtres impérieux. C’est la lutte d’un corps contre un autre corps, du Congrès de l’Amérique contre le Parlement d’Angleterre, d’une nation contre une nation. Les résolutions prises de part et d’autre échauffent de plus en plus les esprits. L’animosité augmente. Tout espoir de conciliation s’évanouit. Des deux côtés on aiguise le glaive. La Grande-Bretagne envoie des troupes dans le Nouveau Monde. Cet autre hémisphère s’occupe de sa défense. Les citoyens y deviennent soldats. Les matériaux de l’incendie s’amassent, et bientôt va se former l’embrasement.

Gage, commandant des troupes royales, fait partir de Boston, dans la nuit du 18 avril 1775, un détachement chargé de détruire un magasin d’armes et de munitions, assemblé par les Américains à Concord. Ce corps rencontre à Lexington quelques milices qu’il dissipe sans beaucoup d’efforts, continue rapidement sa marche, et exécute les ordres dont il était porteur. Mais à peine a-t-il repris le chemin de la capitale qu’il se voit assailli, dans un espace de quinze milles, par une multitude furieuse, à laquelle il donne, de laquelle il reçoit la mort. Le sang anglais, tant de fois versé en Europe par des mains anglaises, arrose à son tour l’Amérique, et la guerre civile est engagée.

Sur le même champ de bataille sont livrés, les mois suivants, des combats plus réguliers. Warren devient une des victimes de ces actions meurtrières et dénaturées. Le Congrès honore sa cendre.

« Il n’est point mort, dit l’orateur, il ne mourra pas, cet excellent citoyen. Sa mémoire sera éternellement présente, éternellement chère à tous les gens de bien, à tous ceux qui aimeront leur patrie. Dans le cours borné d’une vie de trente-trois ans, il avait déployé les talents de l’homme d’Etat, les vertus d’un sénateur, l’âme du héros.

« Vous tous qu’un même intérêt anime, approchez-vous du corps sanglant de Warren. Lavez de vos pleurs ses blessures honorables, mais ne vous arrêtez pas trop longtemps auprès de ce cadavre inanimé. Retournez dans vos demeures pour y faire détester le crime de la tyrannie. Qu’à cette peinture horrible les cheveux de vos enfants se dressent sur leurs têtes, que leurs yeux s’enflamment, que leurs fronts deviennent menaçants, que leurs bouches expriment l’indignation. Alors, alors, vous leur donnerez des armes, et votre dernier vœu sera qu’ils reviennent vainqueurs, ou qu’ils finissent comme Warren. »

Les troubles qui agitaient Massachusetts se répétaient dans les autres provinces. Les scènes n’y étaient pas, à la vérité, sanglantes, parce qu’il n’y avait point de troupes britanniques, mais partout les Américains s’emparaient des forts, des armes, des munitions, partout ils expulsaient leurs chefs et les autres agents du gouvernement, partout ils maltraitaient ceux des habitants qui paraissaient favorables à la cause de la métropole. Quelques hommes entreprenants portent l’audace jusqu’à s’emparer des ouvrages anciennement élevés par les Français sur le lac Champlain, entre la Nouvelle-Angleterre et le Canada, jusqu’à faire une irruption dans cette vaste région.

Tandis que de simples particuliers ou des districts isolés servent si utilement la cause commune, le Congrès s’occupe du soin d’assembler une armée. Le commandement en est donné à George Washington, né en Virginie et connu par quelques actions heureuses dans les guerres précédentes. Aussitôt le nouveau général vole à Massachusetts, pousse de poste en poste les troupes royales, et les force à se renfermer dans Boston. Six mille de ces vieux soldats, échappés au glaive, à la maladie, à toutes les misères, et pressés par la faim ou par l’ennemi, s’embarquent le 24 mars 1776 avec une précipitation qui tient de la fuite. Ils vont chercher un asile dans la Nouvelle-Écosse, restée, ainsi que la Floride, fidèle à ses anciens maîtres.

Les colonies étaient en droit de se séparer de leur métropole, indépendamment de tout mécontentement

Ce succès fut le premier pas de l’Amérique anglaise vers la révolution. On commença à la désirer hautement. On répandit de tous côtés les principes qui la justifiaient. Ces principes, nés en Europe et particulièrement en Angleterre, avaient été transplantés en Amérique par la philosophie. On se servait contre la métropole de ses propres lumières, et l’on disait : il faut bien se donner garde de confondre ensemble les sociétés et le gouvernement. Pour les connaître, cherchons leur origine.

L’homme, jeté comme au hasard sur ce globe, environné de tous les maux de la nature, obligé sans cesse de défendre et de protéger sa vie contre les orages et les tempêtes de l’air, contre les inondations des eaux, contre les feux et les incendies des volcans, contre l’intempérie des zones ou brûlantes ou glacées, contre la stérilité de la terre qui lui refuse des aliments, ou sa malheureuse fécondité qui fait germer sous ses pas des poisons ; enfin, contre les dents des bêtes féroces qui lui disputent son séjour et sa proie, et le combattant lui-même, semblent vouloir se rendre les dominatrices de ce globe dont il croit être le maître ; l’homme, dans cet état, seul et abandonné à lui-même, ne pouvait rien pour sa conservation. Il a donc fallu qu’il se réunît et s’associât avec ses semblables, pour mettre en commun leur force et leur intelligence. C’est par cette réunion qu’il a triomphé de tant de maux, qu’il a façonné ce globe à son usage, contenu les fleuves, asservi les mers, assuré sa subsistance, conquis une partie des animaux en les obligeant de le servir et repoussé les autres loin de son empire, au fond des déserts ou des bois, où leur nombre diminue de siècle en siècle. Ce qu’un homme seul n’aurait pu, les hommes l’ont exécuté de concert, et tous ensemble ils conservent leur ouvrage. Telle est l’origine, tels sont l’avantage et le but de la société.

Le gouvernement doit sa naissance à la nécessité de prévenir et de réprimer les injures que les associés avaient à craindre les uns de la part des autres. C’est la sentinelle qui veille pour empêcher que les travaux communs ne soient troublés.

Ainsi la société est née des besoins des hommes, le gouvernement est né de leurs vices. La société tend toujours au bien ; le gouvernement doit toujours tendre à réprimer le mal. La société est la première, elle est dans son origine indépendante et libre ; le gouvernement a été institué pour elle et n’est que son instrument. C’est à l’une à commander ; c’est à l’autre à la servir. La société a créé la force publique ; le gouvernement, qui l’a reçue d’elle, doit la consacrer tout entière à son usage. Enfin, la société est essentiellement bonne ; le gouvernement, comme on le sait, peut être et n’est que trop souvent mauvais.

On a dit que nous étions tous nés égaux : cela n’est pas. Que nous avions tous les mêmes droits. J’ignore ce que c’est que des droits où il y a inégalité de talents ou de force et nulle garantie, nulle sanction. Que la nature nous offrait à tous une même demeure et les mêmes ressources : cela n’est pas. Que nous étions doués indistinctement des mêmes moyens de défense : cela n’est pas ; et je ne sais pas en quel sens il peut être vrai que nous jouissons des mêmes qualités d’esprit et de corps.

Il y a entre les hommes une inégalité originelle à laquelle rien ne peut remédier. Il faut qu’elle dure éternellement, et tout ce qu’on peut obtenir de la meilleure législation ce n’est pas de la détruire, c’est d’en empêcher les abus.

Mais, en partageant ses enfants en marâtre, en créant des enfants débiles et des enfants forts, la nature n’a-t-elle pas formé elle-même le germe de la tyrannie ? Je ne crois pas qu’on puisse le nier, surtout si l’on remonte à un temps antérieur à toute législation, temps où l’on verra l’homme aussi passionné, aussi déraisonnable que la brute.

Que les fondateurs des nations, que les législateurs se sont-ils donc proposé ? D’obvier à tous les désastres de ce germe développé, par une sorte d’égalité artificielle, qui soumît sans exception les membres d’une société à une seule autorité impartiale. C’est un glaive qui se promène indistinctement sur toutes les têtes, mais ce glaive était idéal. Il fallait une main, un être physique qui le tînt.

Qu’en est-il résulté ? C’est que l’histoire de l’homme civilisé n’est que l’histoire de sa misère. Toutes les pages en sont teintes de sang, les unes du sang des oppresseurs, les autres du sang des opprimés.

Sous ce point de vue, l’homme se montre plus méchant et plus malheureux que l’animal. Les différentes espèces d’animaux subsistent aux dépens les unes des autres, mais les sociétés des hommes n’ont pas cessé de s’attaquer. Dans une même société, il n’y a aucune condition qui ne dévore et qui ne soit dévorée, quelles qu’aient été ou que soient les formes du gouvernement ou d’égalité artificielle qu’on ait opposées à l’inégalité primitive ou naturelle.

Mais ces formes de gouvernement, du choix et du choix libre des premiers aïeux, quelque sanction qu’elles puissent avoir reçue, ou du serment, ou du concert unanime, ou de leur permanence, sont-elles obligatoires pour leurs descendants ? Il n’en est rien, et il est impossible que vous, Anglais, qui avez subi successivement tant de révolutions différentes dans votre constitution politique, ballottés de la monarchie à la tyrannie, de la tyrannie à l’aristocratie, de l’aristocratie à la démocratie, de la démocratie à l’anarchie, il est impossible que vous puissiez, sans vous accuser de rébellion et de parjure, penser autrement que moi.

Nous examinons les choses en philosophes, et l’on sait bien que ce ne sont pas nos spéculations qui amènent les troubles civils. Point de sujets plus patients que nous. Je vais donc suivre mon objet, sans en redouter les suites. Si les peuples sont heureux sous la forme de leur gouvernement, ils le garderont. S’ils sont malheureux, ce ne seront ni vos opinions ni les miennes ; ce sera l’impossibilité de souffrir davantage et plus longtemps qui les déterminera à la changer, mouvement salutaire que l’oppresseur appellera révolte, bien qu’il ne soit que l’exercice légitime d’un droit inaliénable et naturel de l’homme qu’on opprime, et même de l’homme qu’on n’opprime pas.

On veut, on choisit pour soi. On ne saurait vouloir ni choisir pour un autre ; il serait insensé de vouloir, de choisir pour celui qui n’est pas encore né, pour celui qui est à des siècles de son existence. Point d’individu qui, mécontent de la forme du gouvernement de son pays, n’en puisse aller chercher ailleurs une meilleure. Point de société qui n’ait à changer la sienne, la même liberté qu’eurent ses ancêtres à l’adopter. Sur ce point, les sociétés en sont comme au premier moment de leur civilisation. Sans quoi il y aurait un grand mal ; que dis-je, le plus grand des maux serait sans remède. Des millions d’hommes auraient été condamnés à un malheur sans fin. Concluez donc avec moi :

Qu’il n’est nulle forme de gouvernement dont la prérogative soit d’être immuable.

Nulle autorité politique qui, créée hier ou il y a mille ans, ne puisse être abrogée dans dix ans ou demain.

Nulle puissance, si respectable, si sacrée qu’elle soit, autorisée à regarder l’Etat comme sa propriété.

Quiconque pense autrement est un esclave. C’est un idolâtre de l’œuvre de ses mains.

Quiconque pense autrement est un insensé, qui se dévoue à une misère éternelle, qui y dévoue sa famille, ses enfants, les enfants de ses enfants, en accordant à ses ancêtres le droit de stipuler pour lui lorsqu’il n’était pas et en s’arrogeant le droit de stipuler pour ses neveux qui ne sont pas encore.

Toute autorité dans ce monde a commencé ou par le consentement des sujets, ou par la force du maître. Dans l’un et l’autre cas, elle peut finir légitimement. Rien ne prescrit pour la tyrannie contre la liberté.

La vérité de ces principes est d’autant plus essentielle que, par sa nature, toute puissance tend au despotisme, chez la nation même la plus ombrageuse, chez vous, Anglais, oui chez vous.

J’ai entendu dire à un Whig, fanatique peut-être, mais il échappe quelquefois aux insensés des paroles d’un grand sens, je lui ai entendu dire que tant qu’on ne mènerait pas à Tyburn un mauvais souverain, ou du moins un mauvais ministre, avec aussi peu de formalités, d’appareil, de tumulte et de surprise qu’on y conduit le plus obscur des malfaiteurs, la nation n’aurait de ses droits ni la juste idée ni la pleine jouissance qui convenait à un peuple qui osait se croire ou s’appeler libre ; et cependant une administration de votre aveu même ignorante, corrompue, audacieuse vous précipite impérieusement et impunément dans les abîmes les plus profonds.

La quantité de vos espèces circulantes est peu considérable. Vous êtes accablés de papiers. Vous en avez sous toutes sortes de dénominations. Tout l’or de l’Europe ramassé dans votre Trésor suffirait à peine à l’acquit de votre dette nationale. On ne sait par quel incroyable prestige cette monnaie fictive se soutient. L’événement le plus frivole peut du soir au matin la jeter dans le décri. Il ne faut qu’une alarme pour amener une banqueroute subite. Les suites affreuses qu’aurait ce manque de foi sont au-dessus de notre imagination. Et voilà l’instant qu’on vous désigne pour vous faire déclarer à vos colonies, c’est-à-dire pour vous susciter à vous-même, une guerre injuste, insensée, ruineuse. Que deviendrez-vous, lorsqu’une branche importante de votre commerce sera détruite, lorsque vous aurez perdu un tiers de vos possessions, lorsque vous aurez massacré un ou deux millions de vos compatriotes, lorsque vos forces seront épuisées, vos marchands ruinés, vos manufacturiers réduits à mourir de faim, lorsque votre dette sera augmentée et votre revenu diminué ? Prenez-y garde, le sang des Américains retombera tôt ou tard sur vos têtes. Son effusion sera vengée par vos propres mains, et vous touchez au moment.

« Mais, dites-vous, ce sont des rebelles… » Des rebelles ! et pourquoi ? parce qu’ils ne veulent pas être vos esclaves. Un peuple soumis à la volonté d’un autre peuple qui peut disposer à son gré de son gouvernement, de ses lois, de son commerce, l’imposer comme il lui plaît, limiter son industrie et l’enchaîner par des prohibitions arbitraires est serf, oui il est serf ; et sa servitude est pire que celle qu’il subirait sous un tyran. On se délivre de l’oppression d’un tyran ou par l’expulsion ou par la mort. Vous avez fait l’un et l’autre. Mais une nation, on ne la tue point, on ne la chasse point. On ne peut attendre la liberté que d’une rupture, dont la suite est la ruine de l’une ou l’autre nation, et quelquefois de toutes les deux. Le tyran est un monstre à une seule tête, qu’on peut abattre d’un seul coup. La nation despote est une hydre à mille têtes qui ne peuvent être coupées que par mille glaives levés à la fois. Le crime de l’oppression exercée par un tyran rassemble toute l’indignation sur lui seul. Le même crime commis par une nombreuse société en disperse l’horreur et la honte sur une multitude qui ne rougit jamais. C’est le forfait de tous, ce n’est le forfait de personne ; et le sentiment du désespoir égaré ne sait où se porter.

« Mais ce sont nos sujets… » Vos sujets ! pas plus que les habitants de la province de Galles ne sont les sujets du comté de Lancastre. L’autorité d’une nation sur une autre ne peut être fondée que sur la conquête, le consentement général, ou des conditions proposées et acceptées. La conquête ne lie pas plus que le vol. Le consentement des aïeux ne peut obliger les descendants ; et il n’y a point de condition qui ne soit exclusive du sacrifice de la liberté. La liberté ne s’échange pour rien, parce que rien n’est d’un prix qui lui soit comparable. C’est le discours que vous avez tenu à vos tyrans, et nous vous le tenons pour vos colons.

« La terre qu’ils occupent est la nôtre… » La vôtre ! c’est ainsi que vous l’appelez parce que vous l’avez envahie. Mais soit. La charte de concession ne vous oblige-t-elle pas à traiter les Américains en compatriotes ? Le faites-vous ? Mais il s’agit bien ici de concessions de chartes, qui accordent ce dont on n’est pas le maître, ce qu’en conséquence on n’a pas le droit d’accorder à une poignée d’hommes faibles et forcés par les circonstances de recevoir en gratification ce qui leur appartient de droit naturel. Et puis les neveux qui vivent aujourd’hui ont-ils été appelés à un pacte signé par leurs ancêtres ? Ou confessez la vérité de ce principe, ou rappelez les descendants de Jacques. Quel droit avez-vous eu de le chasser que nous n’ayons de nous séparer de vous, vous disent les Américains, et qu’avez-vous à leur répondre ?

« Ce sont des ingrats, nous sommes leurs fondateurs ; nous avons été leurs défenseurs ; nous nous sommes endettés pour eux… » Dites pour vous autant et plus que pour eux. Si vous avez pris leur défense, c’est comme vous auriez pris celle du sultan de Constantinople, si votre ambition ou votre intérêt l’eussent exigé. Mais ne se sont-ils pas acquittés en vous livrant leurs productions ; en recevant exclusivement vos marchandises au prix exorbitant qu’il vous a plu d’y mettre ; en s’assujettissant aux prohibitions qui gênaient leur industrie, aux restrictions dont vous avez grevé leurs propriétés ? Ne vous ont-ils pas secourus ? Ne se sont-ils pas endettés pour vous ? N’ont-ils pas pris les armes et combattu pour vous ? Lorsque vous leur avez adressé vos demandes, comme il convient d’en user avec des hommes libres, n’y ont-ils pas accédé ? Quand en avez-vous éprouvé des refus, si ce n’est lorsque, leur appuyant la baïonnette sur la poitrine, vous leur avez dit : « Vos trésors ou la vie ; mourez ou soyez mes esclaves ! » Quoi ! parce que vous avez été bienfaisants vous avez le droit d’être oppresseurs ? Quoi ! les nations aussi se feront-elles de la reconnaissance un titre barbare pour avilir et fouler aux pieds ceux qui ont eu le malheur de recevoir leurs bienfaits ? Ah ! les particuliers peut-être, quoique ce ne soit point un devoir, peuvent dans des bienfaiteurs supporter des tyrans. Pour eux, il est beau, il est magnanime sans doute de consentir à être malheureux pour n’être point ingrats. Mais la morale des nations est différente. Le bonheur public est la première loi, comme le premier devoir. La première obligation de ces grands corps est avec eux-mêmes. Ils doivent avant tout liberté et justice aux individus qui les composent. Chaque enfant qui naît dans l’Etat, chaque nouveau citoyen qui vient respirer l’air de la patrie qu’il s’est faite, ou que lui a donnée la nature, a droit au plus grand bonheur dont il puisse jouir. Toute obligation qui ne peut se concilier avec celle-là est rompue. Toute réclamation contraire est un attentat à ses droits. Et que lui importe qu’on ait obligé ses ancêtres, s’il est destiné lui-même à être victime ? De quel droit peut-on exiger qu’il paie cette dette usuraire de bienfaits qu’il n’a pas même éprouvés ? Non, non. Vouloir s’armer d’un pareil titre contre une nation entière et sa postérité, c’est renverser toutes les idées d’ordre et de politique ; c’est trahir toutes les lois de la morale en invoquant son nom. Que n’avez-vous pas fait pour Hanovre ? Commandez-vous à Hanovre ? Toutes les républiques de la Grèce furent liées par des services réciproques : aucune exigea-t-elle en reconnaissance le droit de disposer de l’administration de la république obligée ?

« Notre honneur est engagé… » Dites celui de vos mauvais administrateurs, et non le vôtre. En quoi consiste le véritable honneur de celui qui s’est trompé ? Est-ce à persister dans son erreur ou à la reconnaître ? Celui qui revient au sentiment de la justice a-t-il à rougir ? Anglais, vous vous êtes trop hâtés. Que n’attendiez-vous que la richesse eût corrompu les Américains, comme vous l’êtes ? Alors, ils n’auraient pas fait plus de cas de leur liberté que vous de la vôtre. Alors, subjugués par l’opulence, vos armes seraient devenues inutiles. Mais quel instant avez-vous pris pour les attaquer ? Celui où ce qu’ils avaient à perdre, la liberté, ne pouvait être balancé par ce qu’ils avaient à conserver.

« Mais plus tard ils seraient devenus plus nombreux… » J’en conviens. Qu’avez-vous donc tenté ? L’asservissement d’un peuple que le temps affranchira malgré vous. Dans vingt, dans trente ans, le souvenir de vos atrocités sera récent, et le fruit vous en sera ravi. Alors, il ne vous restera que la honte et le remords. Il est un décret de la nature que vous ne changerez pas : c’est que les grandes masses donnent la loi aux petites. Mais, répondez-moi, si alors les Américains entreprenaient sur la Grande-Bretagne ce que vous avez entrepris aujourd’hui sur eux : que diriez-vous ? Précisément ce qu’ils vous disent en ce moment. Pourquoi des motifs qui vous touchent peu dans leur bouche vous paraîtraient-ils plus solides dans la vôtre ?

« Ils ne veulent ni obéir à notre parlement, ni adopter nos constitutions… » Les ont-ils faites ? Peuvent-ils les changer ?

« Nous y obéissons bien, sans avoir eu dans le passé, et sans avoir pour le présent, aucune influence sur elles… » C’est-à-dire que vous êtes des esclaves, et que vous ne pouvez pas souffrir des hommes libres. Cependant, ne confondez point la position des Américains avec la vôtre. Vous avez des représentants, et ils n’en ont point. Vous avez des voix qui parlent pour vous, et personne ne stipule pour eux. Si les voix sont achetées et vendues, c’est une excellente raison pour qu’ils dédaignent ce frivole avantage.

« Ils veulent être indépendants de nous… » Ne l’êtes-vous pas d’eux ?

« « Jamais ils ne pourront se soutenir sans nous… » Si cela est, demeurez tranquilles. La nécessité vous les ramènera.

« Et si nous ne pouvions subsister sans eux… » Ce serait un grand malheur, mais les égorger pour vous en tirer, c’est un singulier expédient.

« C’est pour leur intérêt, c’est pour leur bien que nous sévissons contre eux, comme on sévit contre des enfants insensés… » Leur intérêt ! leur bien ! Et qui vous a constitués juges de ces deux objets qui les touchent de si près et qu’ils doivent connaître mieux que vous ? S’il arrivait qu’un citoyen s’introduisît de vive force dans la maison d’un autre, par la raison qu’il est lui homme de beaucoup de sens et que personne n’est plus en état de maintenir le bon ordre et la paix chez son voisin, ne serait-on pas en droit de le prier de se retirer et de se mêler de ses propres affaires ? Et si les affaires de cet officieux hypocrite étaient très mal rangées ? Si ce n’était qu’un ambitieux qui sous prétexte de régir voulût usurper ? S’il ne cachait sous le masque de la bienveillance que des vues pleines d’injustice, telles, par exemple, que de se tirer de presse aux dépens de son concitoyen ?

« Nous sommes la mère patrie… » Quoi ? toujours les noms les plus saints pour servir de voile à l’ambition et à l’intérêt ! La mère patrie ! Remplissez-en donc les devoirs. Au reste, la colonie est formée de différentes nations, entre lesquelles les unes vous accorderont, les autres vous refuseront ce titre ; et toutes vous diront à la fois : il y a un temps où l’autorité des pères et des mères sur leurs enfants cesse, et ce temps est celui où les enfants peuvent se pourvoir par eux-mêmes. Quel terme avez-vous fixé à notre émancipation ? Soyez de bonne foi, et vous avouerez que vous vous étiez promis de nous tenir sous une tutelle qui n’aurait pas de fin. Si du moins cette tutelle ne se changeait pas pour nous en une contrainte insupportable, si notre avantage n’était pas sans cesse sacrifié au vôtre, si nous n’avions pas à souffrir une foule d’oppressions de détail de la part des gouverneurs, des juges, des gens de finance, des gens de guerre que vous nous envoyez, si la plupart, en arrivant dans nos climats, ne nous apportaient pas des caractères avilis, des fortunes ruinées, des mains avides et l’insolence de tyrans subalternes, qui, fatigués dans leur patrie d’obéir à des lois, viennent se dédommager dans un Nouveau Monde en y exerçant une puissance trop souvent arbitraire. Vous êtes la mère patrie, mais, loin d’encourager nos progrès, vous les redoutez, vous enchaînez nos bras, vous étouffez nos forces naissantes. La nature, en vous favorisant, trompe vos vœux secrets ; ou plutôt vous voudriez que nous restassions dans une éternelle enfance pour tout ce qui peut nous être utile, et que cependant nous fussions des esclaves robustes pour vous servir et fournir sans cesse à votre avidité de nouvelles sources de richesses. Est-ce donc là une mère ? est-ce une patrie ? Ah, dans les forêts qui nous environnent, la nature a donné un instinct plus doux à la bête féroce qui, devenue mère, ne dévore pas du moins ceux qu’elle a fait naître.

« En souscrivant à toutes leurs prétentions, bientôt ils seraient plus heureux que nous… » Et pourquoi non ? Si vous êtes corrompus, faut-il qu’ils se corrompent ? Si vous penchez vers l’esclavage, faut-il aussi qu’ils vous imitent ? S’ils vous avaient pour maîtres, pourquoi ne conféreriez-vous pas la propriété de leur contrée à une autre puissance, à votre souverain ? Pourquoi ne le rendriez-vous pas leur despote, comme vous l’avez déclaré par un acte solennel despote du Canada ? Faudrait-il alors qu’ils ratifiassent cette extravagante concession ? Et quand ils l’auraient ratifiée, faudrait-il qu’ils obéissent au souverain que vous leur auriez donné, et qu’ils prissent les armes contre vous s’il l’ordonnait ? Le roi d’Angleterre a le pouvoir négatif. On n’y saurait publier une loi sans son consentement. Ce pouvoir dont vous éprouvez chaque jour l’inconvénient, pourquoi les Américains le lui accorderaient-ils chez eux ? Serait-ce pour l’en dépouiller un jour, les armes à la main, comme il vous arrivera, si votre gouvernement se perfectionne ? Quel avantage trouvez-vous à les assujettir à une constitution vicieuse ?

« Vicieuse ou non, cette constitution, nous l’avons ; et elle doit être généralement reconnue et acceptée par tout ce qui porte le nom Anglais : sans quoi chacune de nos provinces se gouvernant à sa manière, ayant ses lois et prétendant à l’indépendance, nous cessons de former un corps national, et nous ne sommes plus qu’un amas de petites républiques isolées, divisées, sans cesse soulevées les unes contre les autres, et faciles à envahir par un ennemi commun. Le Philippe adroit et puissant capable de tenter cette entreprise, nous l’avons à notre porte… »

S’il est à votre porte, il est loin des Américains. Un privilège qui peut avoir quelque inconvénient pour vous n’en est pas moins un privilège. Mais, séparées de la Grande-Bretagne par des mers immenses, que vous importe que vos colonies acceptent ou rejettent vos constitutions ? Qu’est-ce que cela fait pour ou contre votre force, pour ou contre votre sécurité ? Cette unité, dont vous exagérez les avantages, n’est encore qu’un vain prétexte. Vous leur objectez vos lois lorsqu’ils en sont vexés ; vous les foulez aux pieds lorsqu’elles réclament en leur faveur. Vous vous taxez vous-mêmes, et vous voulez les taxer. Lorsqu’on porte la moindre atteinte à ce privilège, vous poussez des cris de fureur, vous prenez les armes, vous êtes prêts à vous faire égorger, et vous portez le poignard sur la gorge de votre concitoyen pour le contraindre à y renoncer. Vos ports sont ouverts à toutes les nations, et vous leur fermez les ports de vos colons. Vos marchandises se rendent partout où il vous plaît, et les leurs sont forcées de passer chez vous. Vous manufacturez, et vous ne voulez pas qu’ils manufacturent. Ils ont des peaux, ils ont des fers, et ces peaux, ces fers, il faut qu’ils vous les livrent bruts. Ce que vous acquérez à bas prix, il faut qu’ils l’achètent de vous au prix qu’y met votre rapacité. Vous les immolez à vos commerçants, et parce que votre Compagnie des Indes périclitait il fallait que les Américains réparassent ses pertes. Et vous les appelez vos concitoyens ; et c’est ainsi que vous les invitez à recevoir votre constitution. Allez, allez. Cette unité, cette ligue qui vous semble si nécessaire n’est que celle des animaux imbéciles de la fable, entre lesquels vous vous êtes réservé le rôle du lion.

Peut-être ne vous êtes-vous laissés entraîner à remplir de sang et de ravages le Nouveau Monde que par un faux point d’honneur. Nous aimons à nous persuader que tant de forfaits n’ont pas été les conséquences d’un projet froidement concerté. On vous avait dit que les Américains n’étaient qu’un vil troupeau de lâches que la moindre menace amènerait tremblants et consternés à tout ce qu’il vous plairait d’exiger. A la place des hommes pusillanimes qu’on vous avait peints et promis, vous rencontrez de braves gens, de véritables Anglais, des concitoyens dignes de vous. Etait-ce une raison de vous irriter ? Quoi ! vos aïeux ont admiré le Batave secouant le joug espagnol, et ce joug, vous seriez étonnés, vous leurs descendants, que vos compatriotes, vos frères, ceux qui sentaient votre sang circuler dans leurs veines, eussent préféré d’en arroser la terre et de mourir plutôt que de vivre esclaves ? Un étranger sur lequel vous eussiez formé les mêmes prétentions vous aurait désarmés si, vous montrant sa poitrine nue, il vous eût dit : « Enfonce le poignard ou laisse-moi libre », et vous égorgez votre frère, et vous l’égorgez sans remords parce qu’il est votre frère ! Anglais ! quoi de plus ignominieux que la férocité de l’homme, fier de sa liberté et attentant à la liberté d’autrui. Voulez-vous que nous croyions que le plus grand ennemi de la liberté c’est l’homme libre ? Hélas ! nous n’y sommes que trop disposés. Ennemis des rois, vous en avez la morgue. Ennemis de la prérogative royale, vous la portez partout. Partout vous vous montrez des tyrans. Eh bien, tyrans des nations et de vos colonies, si vous êtes les plus forts, c’est que le Ciel aura fermé l’oreille aux vœux qui s’élèvent de toutes les contrées de la terre.

Puisque les mers n’ont pas englouti vos fiers satellites, dites-moi ce qu’ils deviendront s’il s’élève dans le Nouveau Monde un homme éloquent qui promette le salut éternel à ceux qui périront les armes à la main martyrs de la liberté. Américains ! qu’on voie incessamment vos prêtres dans leurs chaires, les mains chargées de couronnes, et vous montrant les cieux ouverts. Prêtres du Nouveau Monde, il en est temps, expiez l’ancien fanatisme qui a désolé et ravagé l’Amérique, par un fanatisme plus heureux, né de la politique et de la liberté. Non, vous ne tromperez pas vos concitoyens. Dieu, qui est le principe de la justice et de l’ordre, hait les tyrans. Dieu a imprimé au cœur de l’homme cet amour sacré de la liberté ; il ne veut pas que la servitude avilisse et défigure son plus bel ouvrage. Si l’apothéose est due à l’homme, c’est à celui sans doute qui combat et meurt pour son pays. Mettez son image dans vos temples, approchez-la des autels. Ce sera le culte de la patrie. Formez un calendrier politique et religieux où chaque jour soit marqué par le nom de quelqu’un de ces héros qui aura versé son sang pour vous rendre libres. Votre postérité les lira un jour avec un saint respect : elle dira, voilà ceux qui ont affranchi la moitié d’un monde et qui, travaillant à notre bonheur quand nous n’étions pas encore, ont empêché qu’à notre naissance nous entendissions des chaînes retentir sur notre berceau.

Du droit de coloniser [2]

Les Européens ont-ils été en droit de fonder des colonies dans le Nouveau Monde ?

La raison et l’équité permettent les colonies, mais elles tracent les principes dont il ne devrait pas être permis de s’écarter dans leur fondation.

Un nombre d’hommes, quel qu’il soit, qui descend dans une terre étrangère et inconnue doit être considéré comme un seul homme. La force s’accroît par la multitude, mais le droit reste le même. Si cent, si deux cents hommes peuvent dire : « ce pays nous appartient », un seul homme peut le dire aussi.

Ou la contrée est déserte, ou elle est en partie déserte et en partie habitée, ou elle est toute peuplée.

Si elle est toute peuplée, je ne puis légitimement prétendre qu’à l’hospitalité et aux secours que l’homme doit à l’homme. Si l’on m’expose à mourir de froid ou de faim sur un rivage, je tirerai mon arme, je prendrai de force ce dont j’aurai besoin, et je tuerai celui qui s’y opposera. Mais, lorsqu’on m’aura accordé l’asile, le feu et l’eau, le pain et le sel, on aura rempli ses obligations envers moi. Si j’exige au-delà, je deviens voleur et assassin. On m’a souffert. J’ai pris connaissance des lois et des mœurs. Elles me conviennent. Je désire de me fixer dans le pays. Si l’on y consent, c’est une grâce qu’on me fait, et dont le refus ne saurait m’offenser. Les Chinois sont peut-être mauvais politiques, lorsqu’ils nous ferment la porte de leur empire, mais ils ne sont pas injustes. Leur contrée est assez peuplée, et nous sommes des hôtes trop dangereux.

Si la contrée est en partie déserte, en partie occupée, la partie déserte est à moi. J’en puis prendre possession par mon travail. L’ancien habitant serait barbare s’il venait subitement renverser ma cabane, détruire mes plantations et piller mes champs. Je pourrais repousser son irruption par la force. Je puis étendre mon domaine jusque sur les confins du sien. Les forêts, les rivières et les rivages de la mer nous sont communs, à moins que leur usage exclusif ne soit nécessaire à sa subsistance. Tout ce qu’il peut encore exiger de moi, c’est que je sois un voisin paisible et que mon établissement n’ait rien de menaçant pour lui. Tout peuple est autorisé à pourvoir à sa sûreté présente, à sa sûreté à venir. Si je forme une enceinte redoutable, si j’amasse des armes, si j’élève des fortifications, ses députés seront sages s’ils viennent me dire : « Es-tu notre ami ? es-tu notre ennemi ? Ami : à quoi bon tous ces préparatifs de guerre ? Ennemi : tu trouveras bon que nous les détruisions », et la nation sera prudente si à l’instant elle se délivre d’une terreur bien fondée. A plus forte raison pourra-t-elle, sans blesser les lois de l’humanité et de la justice, m’expulser et m’exterminer si je m’empare de ses femmes, de ses enfants, de ses propriétés ; si j’attente à sa liberté civile ; si je la gêne dans ses opinions religieuses ; si je prétends lui donner des lois ; si j’en veux faire mon esclave. Alors je ne suis dans son voisinage qu’une bête féroce de plus, et elle ne me doit pas plus de pitié qu’à un tigre. Si j’ai des denrées qui lui manquent et si elle en a qui nie soient utiles, je puis proposer des échanges. Nous sommes maîtres elle et moi de mettre à notre chose tel prix qu’il nous conviendra. Une aiguille a plus de valeur réelle pour un peuple réduit à coudre avec l’arête d’un poisson les peaux de bête dont il se couvre que son argent n’en peut avoir pour moi. Un sabre, une cognée seront d’une valeur infinie pour celui qui supplée à ces instruments par des cailloux tranchants, enchâssés dans un morceau de bois durci au feu. D’ailleurs, j’ai traversé les mers pour rapporter ces objets utiles, et je les traverserai derechef pour rapporter dans ma patrie les choses que j’aurai prises en échange. Les frais du voyage, les avaries et les périls doivent entrer en calcul. Si je ris en moi-même de l’imbécillité de celui qui me donne son or pour du fer, le prétendu imbécile se rit aussi de moi qui lui cède mon fer dont il connaît toute l’utilité, pour son or qui ne lui sert à rien. Nous nous trompons tous les deux, ou plutôt nous ne nous trompons ni l’un ni l’autre. Les échanges doivent être parfaitement libres. Si je veux arracher par la force ce qu’on me refuse, ou faire accepter violemment ce qu’on dédaigne d’acquérir, on peut légitimement ou m’enchaîner ou me chasser. Si je me jette sur la denrée étrangère sans en offrir le prix, ou si je l’enlève furtivement, je suis un voleur qu’on peut tuer sans remords.

Une contrée déserte et inhabitée est la seule qu’on puisse s’approprier. La première découverte bien constatée fut une prise de possession légitime.

D’après ces principes, qui me paraissent d’éternelle vérité, que les nations européennes se jugent et se donnent à elles-mêmes le nom qu’elles méritent. Leurs navigateurs arrivent-ils dans une région du Nouveau Monde qui n’est occupée par aucun peuple de l’Ancien, aussitôt ils enfouissent une petite lame de métal sur laquelle ils ont gravé ces mots : « CETTE CONTRÉE NOUS APPARTIENT. » Et pourquoi vous appartient-elle ? N’êtes-vous pas aussi injustes, aussi insensés que des sauvages portés par hasard sur vos côtes s’ils écrivaient sur le sable de votre rivage ou sur l’écorce de vos arbres : « CE PAYS EST À NOUS » ? Vous n’avez aucun droit sur les productions insensibles et brutes de la terre où vous abordez, et vous vous en arrogez un sur l’homme votre semblable. Au lieu de reconnaître dans cet homme un frère, vous n’y voyez qu’un esclave, une bête de somme. O mes concitoyens ! vous pensez ainsi, vous en usez de cette manière ; et vous avez des notions de justice, une morale, une religion sainte, une mère commune avec ceux que vous traitez si tyranniquement. Ce reproche doit s’adresser plus particulièrement aux Espagnols, et il va être malheureusement justifié encore par leurs forfaits dans le Chili.

Programme de réformes adressé à Louis XVI [3]

Jeune prince, toi qui as pu conserver l’horreur du vice et de la dissipation, au milieu de la Cour la plus dissolue et sous le plus inepte des instituteurs, daigne m’écouter avec indulgence, parce que je suis un homme de bien et un de tes meilleurs sujets, parce que je n’ai aucune prétention à tes grâces et que, le matin et le soir, je lève des mains pures vers le ciel, pour le bonheur de l’espèce humaine et pour la prospérité et la gloire de ton règne. La hardiesse avec laquelle je te dirai des vérités que ton prédécesseur n’entendit jamais de la bouche de ses flatteurs, et que tu n’entendras pas davantage de ceux qui t’entourent, est le plus grand éloge que je puisse faire de ton caractère.

Tu règnes sur le plus bel empire de l’univers. Malgré la décadence où il est tombé, il n’y a aucun endroit de la terre où les arts et les sciences se soutiennent avec autant de splendeur. Les nations voisines ont besoin de toi, et tu peux te passer d’elles. Si tes provinces jouissaient de la fécondité dont elles sont susceptibles, si tes troupes, sans être beaucoup plus nombreuses, étaient aussi bien disciplinées qu’elles peuvent l’être, si tes revenus, sans s’accroître, étaient mieux administrés, si l’esprit d’économie dirigeait les dépenses de tes ministres et celles de ton palais, si tes dettes étaient acquittées, quelle puissance serait aussi formidable que la tienne ?

Dis-moi, quel est le monarque qui commande à des sujets aussi patients, aussi fidèles, aussi affectionnés ? Est-il une nation plus franche, plus active, plus industrieuse ? L’Europe entière n’y a-t-elle pas pris cet esprit social qui distingue si heureusement notre âge des siècles qui l’ont précédé ? Les hommes d’Etat de tous les pays n’ont-ils pas jugé ton empire inépuisable ? Toi-même, tu connaîtras toute l’étendue de ses ressources si tu te dis sans délai : « Je suis jeune, mais je veux le bien. La fermeté triomphe de tous les obstacles. Qu’on me présente un tableau fidèle de ma situation : quel qu’il soit, je n’en serai point effrayé. » Tu as ordonné, je vais obéir. Ah ! si, tandis que je parlerai, deux larmes s’échappent de tes yeux, nous sommes sauvés.

Lorsqu’un événement inattendu fit passer le sceptre dans tes mains inexpérimentées, la marine française, un moment, un seul moment redoutable, avait cessé d’exister. La faiblesse, le désordre et la corruption l’avaient replongée dans le néant, d’où elle était sortie à l’époque la plus brillante de la monarchie. Elle n’avait pu ni défendre nos possessions éloignées ni préserver nos côtes de l’invasion et du pillage. Sur toutes les plages du globe, nos navigateurs, nos commerçants étaient exposés à des avanies ruineuses et à des humiliations cent fois plus intolérables.

Les forces et les trésors de la nation avaient été prodigués pour des intérêts étrangers et peut-être opposés aux nôtres. Mais qu’est-ce que l’or, qu’est-ce que le sang en comparaison de l’honneur ! Nos armes, autrefois si redoutées, n’inspiraient plus aucun effroi. A peine nous accordait-on du courage.

Nos envoyés, qui si longtemps allèrent moins négocier dans les autres cours qu’y manifester les intentions, j’ai presque dit les volontés de leur maître, nos envoyés étaient dédaignés. Les transactions les plus importantes y étaient conclues sans qu’on s’en fût expliqué avec eux. Des puissances alliées partageaient entre elles des empires à notre insu : à notre insu ! A-t-on jamais annoncé d’une manière plus outrageante et moins équivoque le peu de poids dont on nous comptait dans la balance générale des affaires politiques de l’Europe ? O splendeur, ô respect du nom Français, qu’étais-tu devenu ?

Voilà, jeune souverain, ta position hors des limites de ton empire. Tu baisses les yeux, tu n’oses la regarder. Au-dedans, elle n’est pas meilleure.

J’en atteste cette continuité de banqueroutes exécutées d’année en année, de mois en mois, sous le règne de tes prédécesseurs. C’est ainsi qu’on a conduit insensiblement à la dernière indigence une multitude de sujets [4], à qui l’on n’eut d’autre reproche à faire que d’avoir indiscrètement confié leur fortune à leurs souverains et d’avoir ignoré la valeur de leur promesse sacrée. On rougirait de manquer à son ennemi, et les rois, les pères de la patrie, ne rougissent point de manquer aussi cruellement, aussi bassement à leurs enfants ! O prostitution abominable de leurs serments ! Encore si ces malheureuses victimes pouvaient se consoler par la nécessité des circonstances, par l’urgence toujours renaissante des besoins publics ; mais c’est après des années d’une longue paix que ces perfidies ont été consenties, sans qu’on en vît d’autre motif que le pillage des finances abandonnées à une foule de mains aussi viles que rapaces. Vois-en la chaîne descendre du trône vers ses premières marches, et de là s’étendre vers les derniers confins de la société. Vois ce qui arrive lorsque le monarque sépare ses intérêts des intérêts de ses peuples.

Jette les yeux sur la capitale de ton empire, et tu y trouveras deux classes de citoyens. Les uns, regorgeant de richesses, étalent un luxe qui indigne ceux qu’il ne corrompt pas ; les autres, plongés dans l’indigence, l’accroissent encore par le masque d’une aisance qui leur manque ; car telle est la puissance de l’or, lorsqu’il est devenu le dieu d’une nation, qu’il supplée à tout talent, qu’il remplace toute vertu, qu’il faut avoir des richesses ou faire croire qu’on en a. Au milieu de ce ramas d’hommes dissolus, tu verras quelques citoyens laborieux, honnêtes, économes, industrieux, à demi proscrits par des lois vicieuses que l’intolérance a dictées, éloignés de toutes les fonctions publiques, toujours prêts à s’expatrier, parce qu’il ne leur est pas permis de s’enraciner par des propriétés, dans un Etat où ils existent sans honneur civil et sans sécurité.

Fixe tes regards sur les provinces où s’éteignent tous les genres d’industrie. Tu les verras succombant sous le fardeau des impositions et sous les vexations aussi variées que cruelles de la nuée des satellites du traitant.

Abaisse-les ensuite sur les campagnes et considère d’un œil sec, si tu le peux, celui qui nous enrichit condamné à mourir de misère, l’infortuné laboureur auquel il reste à peine des terres qu’il a cultivées, assez de paille pour couvrir sa chaumière et se faire un lit. Vois le concussionnaire protégé tourner auprès de sa pauvre demeure, pour trouver dans l’apparence de quelque amélioration à son triste sort le prétexte de redoubler ses extorsions. Vois des troupes d’hommes qui n’ont rien quitter dès l’aurore leur habitation et s’acheminer, eux, leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux, sans salaire, sans nourriture, à la confection des routes, dont l’avantage n’est que pour ceux qui possèdent tout.

Je le vois. Ton âme sensible est accablée de douleur, et tu demandes, en soupirant, quel est le remède à tant de maux. On te le dira, tu te le diras à toi-même. Mais auparavant sache que le monarque qui n’a que des vertus pacifiques peut se faire aimer de ses sujets, mais qu’il n’y a que la force qui le fasse respecter de ses voisins ; que les rois n’ont point de parents et que les pactes de famille ne durent qu’autant que les contractants y trouvent leur intérêt ; qu’il y a encore moins de fonds à faire sur ton alliance avec une maison artificieuse, qui exige rigoureusement l’observation des traités faits avec elle, sans jamais manquer de prétextes pour en éluder les conditions, lorsqu’elles traversent son agrandissement ; qu’un roi ; le seul homme qui ignore s’il a à ses côtés un véritable ami, n’en a point hors de ses Etats et ne doit compter que sur lui-même ; qu’un empire ne peut pas plus subsister, sans mœurs et sans vertu, qu’une famille particulière ; qu’il s’avance comme elle à sa ruine par les dissipations et ne se peut relever comme elle que par l’économie ; que le faste n’ajoute rien à la majesté du trône ; qu’un de tes aïeux ne se montra jamais plus grand que lorsque, accompagné de quelques gardes qui lui étaient inutiles, plus simplement vêtu qu’un de ses sujets, le dos appuyé contre un chêne, il écoutait les plaintes et décidait les différends ; et que ton état sortira de l’abîme creusé par tes aïeux si tu te résous à conformer ta conduite à celle d’un particulier riche, mais obéré, et cependant assez honnête pour vouloir satisfaire aux engagements inconsidérés de ses pères et assez juste pour s’indigner de tous les moyens tyranniques et les rejeter.

Demande-toi pendant le jour, pendant la nuit, au milieu du tumulte de ta Cour, dans le silence de ton cabinet, lorsque tu méditeras, et quel est l’instant où tu ne dusses pas méditer sur le bonheur de vingt-deux millions d’hommes que tu chéris, qui t’aiment et qui pressent par leurs vœux le moment de t’adorer, demande-toi si ton intention est de perpétuer les profusions insensées de ton palais.

De garder cette multitude d’officiers grands et subalternes qui te dévorent.

D’éterniser le dispendieux entretien de tant de châteaux inutiles et les énormes salaires de ceux qui les gouvernent.

De doubler, tripler les dépenses de ta maison par des voyages non moins coûteux qu’inutiles.

De dissiper en fêtes scandaleuses la subsistance de ton peuple.

De permettre qu’on élève sous tes yeux des tables d’un jeu ruineux, source d’avilissement et de corruption.

D’épuiser ton Trésor pour fournir au faste des tiens et leur continuer un état dont la magnificence soit l’émule de la tienne.

De souffrir que l’exemple d’un luxe perfide dérange la tête de nos femmes et fasse le désespoir de leurs époux.

De sacrifier chaque jour à la nourriture de tes chevaux des subsistances dont l’équivalent nourrirait plusieurs milliers de tes sujets qui meurent de faim et de misère.

D’accorder à des membres qui ne sont déjà que trop gratifiés et à des militaires largement stipendiés pendant de longues années d’oisiveté des sommes extraordinaires pour des opérations qui sont de leur devoir et que dans tout autre gouvernement que le tien ils exécuteraient à leurs dépens.

De persister dans l’infructueuse possession de domaines immenses qui ne te rendent rien, et dont l’aliénation, en acquittant une partie de ta dette, accroîtrait et ton revenu et la richesse de la nation. Celui à qui tout appartient comme souverain ne doit rien avoir comme particulier.

De te prêter à l’insatiable avidité de tes courtisans et des courtisans de tes proches.

De permettre que les grands, les magistrats, tous les hommes puissants ou protégés de ton empire continuent d’écarter loin d’eux le fardeau de l’impôt pour le faire retomber sur le peuple : espèce de concussion contre laquelle le gémissement des opprimés et les remontrances des hommes éclairés réclament inutilement et depuis si longtemps.

De confirmer dans un corps qui possède le quart des biens du royaume [5] le privilège absurde de s’imposer à sa discrétion, et, par l’épithète de gratuits qu’il ne rougit pas de donner à ses subsides, de te signifier qu’il ne te doit rien, qu’il n’en a pas moins droit à ta protection et à tous les avantages de la société, sans en acquitter aucune des charges, et que tu n’en as aucun à sa reconnaissance.

Lorsqu’à ces questions tu auras fait toi-même les réponses justes et vraies que ton âme sensible et royale t’inspirera, agis en conséquence. Sois ferme. Ne te laisse ébranler par aucune de ces représentations que la duplicité et l’intérêt personnel imagineront pour t’arrêter, peut-être même pour t’inspirer de l’effroi, et sois sûr d’être bientôt le plus honoré et le plus redoutable des potentats de la terre.

Oui, Louis XVI, tel est le sort qui t’attend, et c’est dans la confiance que tu l’obtiendras que je suis attaché à la vie. Il ne me reste plus qu’un mot à te dire, mais il est important. C’est de regarder comme le plus dangereux des imposteurs, comme l’ennemi le plus cruel de notre bonheur et de ta gloire, le flatteur impudent qui ne balancera pas à t’assoupir dans une tranquillité funeste, soit en affaiblissant à tes yeux la peinture affligeante de ta situation, soit en t’exagérant l’indécence, le danger, la difficulté de l’emploi des ressources qui se présenteront à ton esprit.

Tu entendras murmurer autour de toi : « Cela ne se peut, et quand cela se pourrait, ce sont des innovations. » Des innovations [6] ! Soit. Mais tant de découvertes dans les sciences et dans les arts n’en ont-elles pas été ? L’art de bien gouverner est-il donc le seul qu’on ne puisse perfectionner ? L’assemblée des états d’une grande nation, le retour à la liberté primitive, l’exercice respectable des premiers actes de la justice naturelle, seraient-ce donc des innovations ?


[1] Livre XVIII, chapitres XLI et XLII. Ces deux chapitres sont essentiellement l’œuvre de Diderot.

[2] Livre VIII, chapitre I. Texte de Diderot.

[3] Livre IV, chapitre XVIII. Texte de Diderot qui s’inspire d’un programme déjà exposé par lui devant Catherine II, et aussi du programme très voisin de d’Holbach dans l’Ethocratie (1776).

[4] Les rentiers.

[5] Le clergé.

[6] Mot employé par Louis XVI lui-même.

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