Sur le Cours d’économie politique du Collège de France par M. Michel Chevalier

Adolphe Blaise, Sur le Cours d’économie politique du Collège de France par M. Michel Chevalier (Journal des économistes, janvier 1842).


COURS D’ÉCONOMIE POLITIQUE

Du Collège de France

PAR M. MICHEL CHEVALIER.

L’ouverture du cours d’économie politique au Collège de France réunissait, il y a quelques jours, un nombreux auditoire dans le grand amphithéâtre de ce bel établissement. Le nom du professeur, M. Michel Chevalier, le mérite de ses ouvrages, les qualités particulières de son style, les sympathies qu’éveille la générosité de ses opinions, avaient attiré autour de la chaire si bien remplie par l’illustre J.-B. Say et par son savant successeur, M. Rossi, l’élite des hommes qui se sont fait un nom dans la science, dans l’enseignement, dans la presse et dans la haute administration.

Cette composition inusitée du public donnait à la séance un caractère singulier. L’assemblée comptant, pour ainsi dire, plus de juges que d’élèves, la leçon a paru devenir un discours ; et dès lors elle a été soumise à l’examen et à la contradiction. Nous-même, perdu dans la foule, nous n’avons pu résister à l’influence ; et maintenant encore nous y obéissons, car nous sommes plus disposé au rôle de critique qu’à celui de simple narrateur, qui nous avait été confié.

Suivant le professeur, « l’économie politique est la science des intérêts matériels ; il lui appartient d’enseigner comment ces intérêts se créent, comment ils se développent, comment ils S’ORGANISENT. »

C’est la première fois, à notre connaissance, qu’une pareille définition officielle est donnée de la science qui fait l’objet de nos études. Jusqu’à présent nous avions cru qu’une science, celle de l’économie politique comme toutes les autres, n’était, suivant l’expression si juste de M. Rossi, qu’il faut toujours citer, en économie politique comme en législation, que la possession de certaines vérités abstraites, dégagées de toutes les circonstances de temps et de lieu, de personnes et d’application, qui en modifient l’aspect.

De même que l’astronomie existe comme science indépendamment des naufrages et des sinistres, et que les vérités mathématiques sont rigoureusement exactes nonobstant les modifications que les faits physiques apportent à leur manifestation matérielle[1] ; de même aussi, croyons-nous, l’économie politique repose sur des données précises, les mêmes dans tous les temps et dans tous les lieux.

Son objet est l’étude de la formation des richesses ; elle en trouve la source dans le travail, l’accroissement dans l’épargne, et le développement dans l’association. Ce sont là des vérités économiques aussi incontestables, aussi absolues que toutes les vérités mathématiques possibles ; car elles sont telles, non pas seulement en France, non pas seulement à Paris, mais dans tout l’univers ; mais dans les pays absolus comme dans les républiques, mais dans les colonies à esclaves aussi bien qu’en Haïti. Or, cette universalité, cette complète indépendance de tous les faits extérieurs, est précisément ce qui a constitué les vérités dont nous parlons à l’état de science, et leur a donné le pouvoir de détruire les vieilles erreurs du système mercantile et de celui des physiocrates.

Ceci posé, il est bien évident que l’économie politique, nous voulons parler de la science, n’a pas pour mission, ainsi que le professe M. Michel Chevalier, d’enseigner comment les intérêts matériels s’organisent ; car l’organisation n’est pas la science, c’est l’art. L’organisateur doit nécessairement tenir compte du milieu sur lequel il veut agir ; il a besoin de disposer son terrain à l’avance et de préparer les moyens de transition qui doivent éviter des froissements douloureux aux différentes parties du corps qu’il organise. Le savant, lui, n’entre pas dans ces détails et repousse ces tempéraments ; il confesse la vérité telle qu’elle est, et ne descend pas dans l’application. Or, la vérité est une ; elle ne fléchit devant aucun pouvoir et surmonte tous les obstacles. E pur si muove est la vérité fondamentale qui a constitué l’astronomie. Les supplices et les bourreaux n’ont pu l’obscurcir ; les livres saints et les conciles ont été vaincus par elle ; quoi qu’ils aient pu dire et faire, — la terre tourne.

La même confusion entre la théorie et la pratique, entre la science et l’art, règne dans le discours de M. Michel Chevalier, quand il s’agit d’assigner un rang à l’économie politique.

« Ce n’est pourtant point à l’économie politique qu’il est réservé de poser les questions sociales. Elle les accepte telles quelles sont déterminées par la politique, et les élabore conformément aux préceptes enseignés par la religion ou par la philosophie, suivant que l’une ou l’autre est en possession du gouvernement des intelligences. Elle n’est point la fille aînée de la maison ; elle a au contraire plusieurs aînées dont elle reconnaît la préséance, l’autorité. On lui assigne sa tâche, et, ouvrière empressée, elle s’y livre avec zèle. Auxiliaire modeste, elle applique les faits matériels à la solution des problèmes qui lui sont indiqués d’après les besoins des temps, en les coordonnant et en les interprétant d’après les principes suprêmes qu’elle trouve établis autour d’elle. »

En vérité, on ne saurait admettre pour l’économie politique une semblable condition. Encore une fois, la science n’accepte ni ne pose les questions sociales ; elle découvre et signale des vérités dont elle fait des lois, c’est aux hommes ensuite à les appliquer. Elle ne consulte pas plus la morale que la philosophie, la politique que le droit ; elle leur est aussi étrangère qu’à l’astronomie et aux belles-lettres.

Quand elle prouve les avantages de la production la plus économique possible, elle fait comme les mathématiques à l’égard de la physique, elle suppose le vide ; c’est-à-dire qu’elle ne s’inquiète pas de savoir si l’emploi des femmes dans les fabriques entraîne ou non à sa suite la démoralisation et la débauche ; si celui des enfants ne compromet pas pour l’avenir le recrutement de l’armée. C’est à la morale et à la politique à observer ces faits ; ils ne sont pas de son domaine.

Les maîtres qui ont précédé M. Michel Chevalier dans la chaire qu’il occupe, distinguent, dans ce que le monde appelle l’économie politique, trois ordres de connaissances bien différents l’un de l’autre.

En premier lieu, disent-ils, il faut considérer l’économie politique pure. — C’est la science telle que nous avons essayé de la définir : — Une réunion de vérités abstraites sur la nature, les causes et les mouvements de la richesse ; vérités qui sont et demeurent les mêmes dans tous les temps et dans tous les lieux. — C’est pour la démonstration de ces vérités et l’enseignement de la science qu’elles composent, que le cours du Collège de France a été fondé. M. Michel Chevalier sait aussi bien que nous comment il y a été fait jusqu’ici.

À côté de la science rationnelle, et s’appuyant sur les principes qui en découlent, il faut ranger ce qu’on a appelé l’économie industrielle ou d’application. Pour celle-ci, la science pure n’est qu’un moyen, car il lui faut tenir compte des circonstances de temps et de lieu qui peuvent modifier les principes dans les applications qu’elle en fait. — C’est là le cours du Conservatoire des Arts et Métiers, tel que le professe M. Blanqui. L’exposition des principes y est sommaire ; l’attention est surtout portée sur l’examen des faits, et sur l’étude de la législation qui les régit.

Celle-ci est l’économie politique nationale ; — l’autre est l’économie politique générale.

Enfin, la science et l’art, la théorie et la pratique, se rencontrent parfois avec d’autres sciences, la morale et la politique, par exemple, qui, elles aussi, interviennent et commandent à leur tour, ainsi que nous l’avons indiqué à propos du travail des femmes et des enfants dans les manufactures. La réunion de ces trois sciences forment un art, — celui du gouvernement, qui ne s’apprend ni dans les livres, ni dans les académies, et que cependant tout le monde prétend posséder.

La leçon de M. Michel Chevalier n’appartient ni à la première ni à la seconde catégorie ; on la rangerait plus volontiers dans la troisième, si elle n’avait la prétention de faire une science, c’est-à-dire une vérité immuable et hors de contestation, de ce qui est essentiellement mobile et discutable, de ce qui est soumis à tous les événements et subordonné à toutes les révolutions.

Évidemment ce n’est point là ce que M. Michel Chevalier est chargé d’enseigner. Il y a en lui deux hommes. L’un, grand, fort et déjà célèbre, c’est le publiciste habitué à la lutte et dont le talent n’a jamais plus d’éclat que dans la discussion ; l’autre, né d’hier, et peu fait encore au silence de la chaire, à l’action de basilic exercée sur l’orateur par les mille regards de ceux qui l’écoutent, celui-là c’est le professeur. De deux choses l’une : ou les habitudes anciennes du publiciste l’ont emporté sur l’inexpérience du professeur, et voilà pourquoi nous avons eu un article de critique sociale au lieu d’une leçon d’économie politique ; ou bien l’intimidation dont nous parlions tout à l’heure a été si bien prévue à l’avance, que, pour briser la glace du silence et combattre l’action du regard, l’écrivain a cru devoir s’adresser aux opinions de ses auditeurs plutôt qu’à leur raison. Il ne voulait pas, sans doute, flatter les passions, de tels moyens sont indignes de lui ; mais, pour gagner sa cause, il a essayé d’un artifice du barreau, il a cherché à émouvoir.

Ce moyen peut être bon pour un avocat, il ne convient pas, suivant nous, à un professeur. Et nous disons suivant nous, parce qu’il s’est trouvé des écrivains pour louer cette introduction des ressources dramatiques dans l’enseignement, et que le Journal des Débats y a vu matière à décerner à son rédacteur, M. Michel Chevalier, le titre de chantre de l’économie politique.

Si nous n’avions un profond respect pour les grades universitaires du docte inventeur de cette plaisante qualification, nous répéterions pour lui ce que nous avons déjà dit plus haut, que l’économie politique est une science, et non pas un art ; une science de raisonnement et de logique, et point du tout un art d’imagination. En économie politique, il n’y a ni poésie, ni poète ; il y a des lois, pas autre chose.

Quant à cet autre titre d’oracle écouté et de praticien infaillible de l’économie politique, que le Journal des Débats donne encore à M. Michel Chevalier, c’est là un ridicule qu’il a trop d’esprit pour ne pas repousser. Il sait bien qu’en application il n’y a personne d’infaillible, pas plus à Paris qu’à Rome, et qu’il n’est pas d’opération, si bien combinée qu’elle soit, qui ne puisse échouer et devenir mauvaise par le fait de mille circonstances impossibles à prévoir.

Mais que M. Michel Chevalier se rassure. S’il n’est et ne peut être ni le chantre, ni le pape de l’économie politique, il a cependant devant lui une belle carrière à parcourir, et d’utiles services à rendre à la science et à son pays. Qu’il emploie son talent, et il a prouvé qu’il en avait beaucoup, à la démonstration de la vérité économique ; qu’il applique sa verve et sa logique à combattre l’erreur, à lutter contre les intérêts égoïstes qui propagent l’une et obscurcissent l’autre, et il aura bien mérité de tous. Il ne fera pas oublier ses prédécesseurs, c’est impossible ; — mais il les fera moins regretter.

A. BLAISE.

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[1] Voici la démonstration de M. Rossi. « Il est incontestablement vrai qu’un projectile lancé sous un certain angle décrit une certaine courbe ; c’est une vérité mathématique. Il est également vrai que la résistance opposée au projectile par le fluide qu’il traverse modifie plus ou moins en pratique la déduction spéculative ; c’est une vérité d’observation. — La déduction mathématique est-elle fausse ? — Nullement ; — mais elle suppose le vide. »

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