Cette série de trois articles traduits par Sébastien Viguier pour l’Institut Coppet entend présenter la tradition conservatrice américaine, caricaturée et incomprise dans notre pays. Attaché à des personnalités comme Tocqueville ou Bastiat, l’Institut Coppet doit être naturellement sensible à ceux qui, deux siècles plus tard, s’en revendiquent. Mais bien au-delà, avec l’élection récente de Donald Trump, l’intérêt d’un tel panorama est devenu palpable pour chacun d’entre nous.
La tradition conservatrice en Amérique
Charles W. Dunn et J. Daniel Woodward
La définition que donne le dictionnaire du mot culture, « les idées, les coutumes, les compétences, et les arts d’un peuple donné », convient particulièrement au conservatisme. Les conservateurs ont toujours pensé que la structure politique d’un État, pour qu’elle soit stable, doit refléter les traditions et les coutumes de ce peuple. Tocqueville écrit : « On ne rencontrera jamais, quoi qu’on fasse, de véritable puissance parmi les hommes, que dans le concours libre des volontés. Or, il n’y a au monde que le patriotisme, ou la religion, qui puisse faire marcher pendant longtemps vers un même but l’universalité des citoyens ». Les conservateurs pensent que la société n’est pas une machine qui puisse être réglée et modifiée à souhait mais un organisme vivant nourrit de valeurs culturelles.
Les conservateurs craignent que la société américaine ne soit pas consciente des valeurs du passé qui la rendent exceptionnelle. Par conséquent, elle court le risque d’adopter de nouvelles idées, étrangères à son histoire. Les mouvements représentés par Darwin, Marx, et Freud, fondés sur leurs idées d’évolution, de déterminisme économique, et d’inconscient, et les avancées de la science et de la technologie modernes, peuvent détruire l’homme. Dans l’esprit des conservateurs, la crise américaine du moment consiste dans le remplacement progressif de la permanence métaphysique des choses de notre culture par l’état d’esprit du vingtième siècle, pour lequel de tels idéaux sont des produits primitifs de l’imagination. Dans un livre intitulé Out of My Life and Thought, Albert Schweitzer écrivait peu de temps avant sa mort que deux expériences avaient assombri son existence : la première, que le monde était plein de souffrances, et la deuxième, qu’il était né en un temps de déclin spirituel de l’humanité. Si Schweitzer a raison, la croyance conservatrice selon laquelle l’histoire répond à un dessein divin et l’homme a le devoir de se conformer aux lois morales immuables et données par Dieu, n’a plus de sens.
De toutes les nations occidentales industrialisées, les États-Unis restent celle dont l’engagement religieux et moral est le plus fort. Suivant l’exemple européen, les États-Unis devenant plus laïques, deviendraient moins religieux. Toutefois, les sondages montrent un noyau stable de croyants protestants, catholiques, et juifs aux États-Unis. Quand il s’agit des valeurs morales, la règle selon laquelle « ainsi va l’Europe, ainsi vont les États-Unis » a été démentie. L’Europe s’est d’abord modernisée et laïcisée ; les conservateurs craignent que l’Amérique ne suive cet exemple et n’adopte des valeurs qui déifient la politique et le pouvoir, et dénigrent la piété et le croyant.
L’âme de la nation
Au cours des années 1980, l’importance et l’emploi du terme conservateur se sont accrus. Un sondage du National Opinion Research Center a montré qu’environ 35 pour cent des personnes interrogées ont dit être conservatrices alors que 24 pour cent se sont classées parmi les libéraux. Les politiques économiques du président Reagan, réduisant les impôts tout en diminuant les dépenses fédérales, et augmentant les dépenses de défense, ont été caractérisées conservatrices.
En même temps, il y eut confusion quant à la signification du terme. Les conservateurs se sont opposé au big government et ont en même temps favorisé des projets gouvernementaux d’envergure tels le programme de la guerre des étoiles, davantage de dépenses en matière de défense, et le développement de la recherche en matière de guerre bactériologique. Les conservateurs se sont opposé à l’État policier mais ont désiré étendre les pouvoirs du FBI et de la CIA. Ils ont été favorables aux budgets équilibrés et à la responsabilité fiscale, bien que l’administration Reagan a enregistré d’importants déficits budgétaires. Les conservateurs ont affirmé être les défenseurs de la civilisation occidentale bien qu’en même temps ils n’aient pas fait front commun sur des questions comme la foi biblique et l’opposition à l’avortement. Tous ceux qualifiés de conservateurs ne prennent pas parti sur toutes les questions avec ceux partageant le même qualificatif. Comme l’a écrit Frank S. Meyer : « Au sein du consensus du conservatisme américain (…) il existe des désaccords et des tensions dont les origines sont à la fois historiques et intellectuelles ». Quelles sont donc les « véritables » idées conservatrices et comment ont-elles rendu unique l’histoire des États-Unis ? Certaines opinions sur diverses questions sont-elles en rapport les unes avec les autres ? Peut-on identifier un véritable conservateur en posant une série de questions ? S’il est difficile de définir le conservatisme, exposer ses canons idéologiques est presque impossible. Clinton Rossiter, dans Conservatism in America, et Russell Kirk, dans The Conservative Mind, ont donné deux descriptions de ses principes. Rossiter énumère vingt-et-un principes du conservatisme. Russell Kirk résume en six principes nombre des caractéristiques de Rossiter. Les dix canons du conservatisme ici développés sont une synthèse des idées de Kirk et de Rossiter ainsi que celles d’une grande partie d’autres penseurs, notamment Friedrich von Hayek, Richard Weaver, Peter Viereck, Eric Voegelin, William F. Buckley, Jr., Gertrude Himmelfarb, Leo Strauss, John Hallowell, Daniel Boorstin, et Robert Nisbet. Les dix canons ou principes idéologiques auxquels les conservateurs adhèrent généralement sont :
- La continuité : l’ordre et le rythme du changement
- L’autorité : le pouvoir et les limites de l’État
- La communauté : la décentralisation et les institutions sociales
- Dieu : l’homme et la morale
- Le devoir : la responsabilité contre les droits
- La démocratie : État limité et Constitution
- La propriété : le rôle de l’économie
- La liberté, grande sœur de l’égalité
- La méritocratie : la classe dirigeante
- L’antipathie : l’instinct anticommuniste
Ces dix canons représentent le meilleur résumé de ce que les conservateurs pensent généralement être les principes les plus importants du conservatisme. Ils forment ensemble la culture américaine unique qu’ils tentent d’enrichir et préserver.
La continuité : ordre et rythme du changement
Le principe conservateur le plus largement accepté est la croyance en l’importance de l’ordre social. Le conservateur pense que le respect de la tradition est l’exigence première d’un bon gouvernement. L’organisation d’ensemble de la société est dite contenir la stabilité et la sagesse des générations passées. Dieu même participe à son développement. Puisque le conservateur chérit si fortement un ordre social stable, il s’oppose à un changement de grande ampleur ou rapide, préférant au contraire un changement lent des institutions existantes, parfois appelé changement organique.
Edmund Burke, qui a longuement écrit sur la destruction des institutions et de l’ordre en France, au cours de la Révolution française, a développé les principes le plus souvent associés au conservatisme moderne. Burke voyait les radicaux français, qui désiraient totalement refaire le tissu social selon leur propre raison, à l’origine de « la maladie de la morale et des conventions sociales », et du mépris du droit de propriété dans ce pays. Eu égard aux traditions établies par la Providence, il trouvait faible la raison humaine : « C’est que nous craignons d’exposer l’homme à vivre et à commercer avec ses semblables en ne disposant que de son propre fonds de raison, et cela parce que nous soupçonnons qu’en chacun ce fonds est petit, et que les hommes feraient mieux d’avoir recours, pour les guider, à la banque générale et au capital constitué des nations et des siècles ».
Clinton Rossiter affirme que le caractère indispensable et sacré des institutions, les valeurs, les symboles, et les rituels hérités, sont des aspects essentiels d’une société stable. Il remarque que les attributs d’une bonne société sont l’ordre, l’unité, l’équité, la stabilité, la continuité, la sécurité, l’harmonie, et la maîtrise du changement. « L’Américain, observe-t-il, ressent plus profondément qu’il ne pense les principes politiques, et il ressent au plus profond de lui-même qu’ils sont des dons des grands hommes du passé ». Russell Kirk fait état de sa profonde méfiance à l’égard des « sophistes, des calculateurs, et des économistes », qui reconstruisent la société selon des desseins abstraits.
Les conservateurs ne sont pas hostiles au changement ; ils pensent simplement qu’il devrait être en accord avec les principes acceptés de la société. Peter Viereck, dans son livre Conservatism Revisited, cite Burke disant : « Un État sans certains moyens du changement (…) est sans moyens de conservation ». Les conservateurs voient le changement comme nécessaire à la conservation de l’ordre qu’ils aiment ; c’est la méthode et le rythme du changement qui le rendent dangereux. Le conservateur valorise la tradition, la continuité et l’ordre social. Les valeurs ne doivent pas être négligées, aussi séduisante ou raisonnable une réforme inédite puisse-t-elle être.
L’autorité : le pouvoir et ses limites
Les conservateurs sont parfois attaqués en raison de l’apparente contradiction entre leur soutien à des dépenses gouvernementales croissantes et leur condamnation des dépenses et des impôts trop importants. Derrière cette politique, il y a une philosophie cohérente, étroitement liée à la passion conservatrice de l’ordre. Dans la philosophie conservatrice, la fonction première de l’État est de protéger des menaces étrangères et assurer l’ordre intérieur.
M. Stanton Evans a écrit que « le gouvernement est moralement obligé de préserver les intérêts de l’Amérique » en matière d’affaires étrangères. Nombre d’auteurs conservateurs, allant de Irving Kristol à l’anticommuniste décidé James Burnham, soulignent qu’il faut davantage de puissance et de fermeté en politique étrangère. La puissance militaire se fonde sur l’idée selon laquelle l’ordre social américain est unique et qu’il importe de le protéger et de le respecter.
La position morale de l’Amérique signifie qu’elle doit nécessairement agir comme un arbitre dans un monde qui ignore le droit international. La force militaire est le plus sûr moyen d’éviter un conflit en contraignant des leaders malveillants qui, sinon, saisiraient l’occasion de détruire des nations et violer le droit international. Les réalités du vingtième siècle indiquent qu’une défense forte est le meilleur moyen d’éviter le banditisme international. La guerre de 1991 contre l’Iraq n’est que le dernier exemple de la détermination morale américaine face à l’injustice internationale.
Puisque le conservateur valorise si grandement l’ordre, il s’ensuit que le pouvoir de police est nécessaire au maintien des institutions sociales. M. Stanton Evans condamne la politique du gouvernement américain insistant sur la réhabilitation des criminels plutôt que leur punition. Dans Clear and Present Dangers, il conclut que « le taux de criminalité pourrait être purement et simplement divisé par deux en exigeant des criminels déjà condamnés qu’ils purgent leurs peines ». Le conservateur considère l’État comme le moyen le plus efficace de se protéger des appétits égoïstes des hommes, une telle agressivité se manifestant à la fois dans l’agression des nations étrangères et le mépris de l’autorité civile.
Il est en même temps sceptique à l’égard des tentatives d’utilisation du pouvoir d’État pour la planification sociale à grande échelle. L’essor du socialisme au cours de ce siècle, aux États-Unis et dans d’autres pays, a suscité une réaction contre l’intervention de l’État dans l’économie et, plus généralement, la société. Friedrich von Hayek a déclaré dans son maître ouvrage, La Route de la servitude, que la « direction centralisée de toute activité économique selon un plan unique » conduit à la « dictature » et à la « suppression de la liberté ». Alan Otten, Edward Banfield, et M. Stanton Evans ont tous constaté que les solutions libérales aux problèmes de criminalité, de pauvreté, de croissance économique, de la famille, et de la violence sociale, ont échoué. Banfield et Evans disent même que les réformes libérales ont été à l’origine du chômage ; ils expliquent que la situation difficile des sans-abris, et d’autres problèmes graves, trouvent leur origine dans les hypothèses sur l’homme et la société des années 1960.
La méfiance conservatrice à l’égard du pouvoir étatique centralisé et de la planification est directement liée au désir d’un changement qui soit uniquement lent, organique. Russell Kirk l’exprime ainsi : « Changement et réforme ne sont pas toujours identiques (…) l’innovation est bien plus souvent une flamme dévorante qu’elle n’est le flambeau du progrès ». Clinton Rossiter s’en fait l’écho : une croyance première du conservatisme est « la volonté de disséminer et contre-balancer le pouvoir social, économique, culturel et politique, notamment (…) le caractère indispensable et sacré des institutions héritées, des valeurs, des symboles, et des rituels, c’est-à-dire, la tradition ».
La communauté : la décentralisation des institutions sociales
Selon les conservateurs, la fonction de l’État n’est pas de concentrer le pouvoir, mais de le disséminer au sein des institutions de la société organique. Églises, syndicats, universités, journaux, associations d’avocats, syndicats agricoles, clubs d’hommes d’affaires, ont tous pour rôle particulier, dans la vision conservatrice, de s’interposer entre le citoyen et l’État. Institutions et associations régionales servent à contrebalancer le pouvoir de l’autorité centrale.
Liée à la méfiance à l’égard d’un pouvoir étatique trop grand et à une foi dans les valeurs traditionnelles, la croyance en la nécessité d’institutions sociales fortes – famille (y compris la famille élargie), Église, voisinage, et toute autre institution qui ne soit pas contrôlée par l’État – est une idée conservatrice importante. Robert Nisbet, l’un des principaux promoteurs de l’importance des institutions sociales, met en garde contre « l’avancée du pouvoir » étatique et le « caractère moribond de l’ordre social ». Selon Nisbet, si nous voulons « une société véritablement libre qui soit aussi stable », nous devons faire renaître « le prestige du privé par opposition au public ».
Nisbet souligne deux traditions dans la pensée politique et sociale occidentale : (1) la conviction selon laquelle l’État contrôle entièrement les institutions, telle qu’elle est formulée par Hobbes, Rousseau, Bentham et d’autres ; (2) la conviction selon laquelle institutions sociales et État sont clairement distingués, comme le formulent Cicéron, Thomas d’Aquin, Althusius, Burke, Tocqueville, et Proudhon. Il avance que « la proposition centrale du dogme démocratique », telle que Rousseau la concevait, était que « les structures comme les écoles publiques » pourraient tout aussi bien faire que les familles et d’autres institutions similaires, pour élever et éduquer les enfants. Nisbet répond en affirmant que les institutions sociales de la communauté locale peuvent mieux satisfaire les besoins que l’État a lui-même pris en charge. En d’autres termes, les familles élargies, en prenant en charge les besoins sociaux, font un meilleur travail que les programmes étatiques, et les écoles privées sont moins coûteuses que les écoles publiques.
L’insistance sur la proximité et le voisinage signifie que le conservateur attache plus d’importance au pouvoir décentralisé, local, qu’à la bureaucratie nationale. Aux États-Unis, la Deuxième Guerre mondiale fut un tournant après lequel le système éducatif et social est progressivement devenu plus centralisé, affirmant une influence significative au sein des communautés locales. Avec le New Deal, vinrent les grands programmes sociaux nationaux qui, après la Dépression, n’ont jamais été réduits. Les conservateurs sont encouragés par l’insistance récente sur le volontariat qu’ils voient comme une tendance vers un retour au niveau local. Nisbet réitère l’attachement conservateur à ce dernier, en affirmant que « l’esprit du nationalisme », contrairement à celui du niveau local, n’a que rarement « donné lieu à des résultats d’une grande créativité ».
Dieu : l’homme et la morale
« Révérer Dieu et respecter l’histoire » est une composante significative de la tradition conservatrice. Russell Kirk, William Harbour, et Ronald Lora, ainsi que d’autres chercheurs, Robert Nisbet, Clinton Rossiter, et Frances Wilson, la considèrent tous comme l’un de leurs principes. De manière générale, le conservateur croit fortement en Dieu et tient aux valeurs traditionnelles par opposition au « subjectivisme », aussi appelé « nominalisme » ou « relativisme ».
C.S. Lewis décrit le subjectivisme comme « la tentative d’écarter les valeurs traditionnelles subjectives et leur substituer un nouvel ensemble de valeurs ». Selon le thème central du livre de Richard Weaver, Ideas Have Consequences, l’homme occidental a pris une « décision maléfique » en suivant le « nominalisme » du vingtième siècle. « L’homme a une volonté irrésistible d’être lié d’une certaine manière à la totalité, et la religion révèle la profonde intuition de ses origines, de sa mission sur terre, et de sa situation à venir ».
La conception conservatrice de l’homme se fonde sur la doctrine du « péché originel » selon laquelle l’homme est moralement défaillant et imparfait. On doit toutefois remarquer, bien que certains conservateurs fondent cette croyance sur le récit biblique de la chute de l’homme, qu’elle n’est pas une condition nécessaire à la méfiance conservatrice envers la nature humaine. Un conservateur peut se méfier de la nature humaine parce qu’il ne fait pas confiance en la capacité de l’homme de s’en tenir à des valeurs morales ou gouverner sans faire de graves erreurs.
Russell Kirk décrit ce principe central comme « la croyance en un ordre transcendant, ou en la loi naturelle, qui gouverne la société ainsi que sa conscience ». Il affirme que les problèmes politiques sont, au fond, des problèmes moraux et religieux. La politique véritable est l’art d’appréhender la justice et de l’appliquer à la communauté des âmes.
Le devoir : les responsabilités contre les droits
La croyance en la prééminence des devoirs sur les droits est un corollaire important de la conception conservatrice de Dieu et de l’homme. Le conservateur est en désaccord avec Jean-Jacques Rousseau qui soutenait que l’homme était, au mieux, dans un état de nature qui n’est pas lié à la société. Au contraire, le conservateur affirme que la nature de l’homme doit être réfrénée. Puisque les appétits égoïstes et maléfiques de l’homme doivent être contrôlés, et puisque Dieu a toute autorité sur l’homme, les hommes devraient davantage insister sur leurs devoirs envers Dieu et leurs semblables, que sur leurs propres droits individuels. Comme le dit Edmund Burke dans un discours à la Chambre des Communes, les droits de l’homme « sont en effet chose sacrée », mais ils ne doivent « exister qu’en obéissant à Dieu ».
Clinton Rossiter affirme que « les droits sont acquis plutôt que donnés (…) les devoirs de l’homme – assistance, effort, obéissance, culture de la vertu, et autorestriction – sont le prix des droits ». Les conservateurs croient en des droits historiques et non pas humains, et conçoivent davantage les hommes dans le contexte de communautés établies qu’en tant que simples individus aliénés. La condition naturelle de l’homme, selon Aristote, est d’être en communauté, et sans cette identité collective, l’homme est perdu.
L’importance de ce principe conservateur durant le New Deal, et depuis celui-ci, est extraordinaire. Les initiatives contemporaines en matière de politiques publiques insistent sur les droits, mais les responsabilités ont été peu soulignées de la même manière. Pour les conservateurs, l’insistance libérale sur les droits encourage les Américains à davantage penser à ce que l’État peut faire pour eux qu’à leurs responsabilités à faire eux-mêmes des choses. Les conservateurs pensent qu’ils ont été fréquemment désavantagés dans le débat sur les politiques publiques, car il est politiquement difficile de s’opposer aux droits. Dans son discours d’investiture de 1961, le président John Fitzgerald Kennedy mettait au défi le peuple américain de « ne pas demander ce que votre pays peut faire pour vous mais ce que vous pouvez faire pour votre pays ». Aujourd’hui, le conservateur se demande si John F. Kennedy, ou tout autre président, pourrait faire une telle déclaration lors d’un discours d’investiture, puisque l’esprit américain est tant conditionné pour mettre l’accent sur les droits au détriment des responsabilités.
L’insistance conservatrice sur la responsabilité de l’État fédéré et des autorités locales pour résoudre leurs propres problèmes, plutôt que se tourner vers l’État fédéral est, bien sûr, mise à l’épreuve par celle sur les droits au détriment des responsabilités. Les politiques du New Deal, du Fair Deal, de la Nouvelle Frontière, et de la Grande Société, ont conduit les responsables publics à regarder vers Washington pour trouver des solutions et de l’argent, plutôt que résoudre eux-mêmes leurs problèmes sans recourir aux largesses du gouvernement fédéral. Les politiques gouvernementales conçues pour aider les communautés locales ont, au contraire, créé une dépendance à l’égard du gouvernement fédéral et contribué au sentiment qu’il n’est pas de la responsabilité des instances fédérées et locales de résoudre leurs propres problèmes. Sur le plan politique, les politiciens apprécient l’avantage de recevoir des fonds fédéraux, et les représentants fédéraux et locaux bénéficient d’argent pour des projets sans lever d’impôts. Les conservateurs pensent que ces pratiques sapent non seulement la responsabilité individuelle mais, aussi, la responsabilité d’entreprendre de la communauté locale.
La démocratie : État limité et Constitution
Un point essentiel du conservatisme américain est sa conception de la Constitution. Puisque les conceptions conservatrice et libérale de l’État sont si différentes, leur position respective à l’égard de la Constitution et de son interprétation est très différente. Des chercheurs libéraux comme Charles A. Beard et J. Allen Smith accusent les Pères fondateurs d’avoir créé un document qui protégeait leur propre richesse matérielle et leur pouvoir personnel. Martin Diamond, important auteur conservateur, défie le point de vue libéral dans son livre, Our Democratic Republic, en arguant que les fondateurs ont agi selon des principes plutôt que le désir du gain matériel. Forrest Macdonald a aussi attaqué l’interprétation « économique » de la Constitution avancée par Charles Beard, et a avancé que la combinaison de l’économie et de la politique a créé le singulier système politique américain.
La Constitution est attaquée par les chercheurs libéraux qui désirent davantage de planification et de changement alors que les chercheurs conservateurs louent la sagesse des fondateurs et défendent une interprétation constitutionnelle stricte. Les conservateurs avancent, lorsque cela est possible, que la Constitution devrait être interprétée selon l’ « intention originelle » des fondateurs, à moins que le texte n’ait été amendé, et jusqu’à ce qu’il soit amendé. Ne pas faire cela, selon les conservateurs, c’est permettre de refondre la Constitution selon les humeurs et les désirs du moment. Si la loi change avec les circonstances du temps, elle devient incertaine et instable. Dans de telles circonstances, les Américains vivent sous un gouvernement des hommes, et non des lois.
Conservateurs et libéraux divergent fréquemment sur les principes fondateurs, l’histoire de la démocratie, et la Constitution. De telles différences concernent même la description du système politique. Les conservateurs font référence à une démocratie constitutionnelle pour souligner les limites constitutionnelles imposées à la démocratie par les fondateurs. Ils peuvent aussi utiliser le terme « démocratie représentative » pour faire valoir que les fondateurs n’ont pas instauré une démocratie directe, mais plutôt une démocratie qui permet à des représentants d’agir au nom du peuple, ce qui est un principe conservateur. Certains conservateurs disent seulement que notre système hérité est une République fédérale. Quel qu’en soit le nom, il est clair que toutes les définitions impliquent des limites à la portée et au rôle du pouvoir.
La propriété : le rôle de l’économie
La conception conservatrice de l’économie remonte à John Locke, libéral du dix-huitième siècle qui, dans son Traité du gouvernement civil, a écrit que le but principal d’un gouvernement populaire est « la préservation mutuelle de la vie [des hommes], de leurs libertés, et de leurs biens, que j’appelle du nom général de propriété ». La théorie lockéenne de la propriété est devenue une défense du capitalisme et une prémisse essentielle de la pensée conservatrice.
Dans The Conservative Mind, Russell Kirk dit que « propriété et liberté sont indissolublement liées ». La propriété est davantage que les choses matérielles ; c’est aussi le moyen par lequel on développe sa personnalité en changeant les choses qui nous entourent. Le conservateur craint toute tentative de niveler l’économie, l’arbitraire du pouvoir qui prend et donne la propriété sans égard pour celui qui possède, pour distribuer plus équitablement la richesse de la société. La méfiance à l’égard de la planification étatique de grande envergure est étroitement liée au désir de préserver le droit à la propriété privée.
Outre le caractère sacré de la propriété privée, la plupart des conservateurs adhèrent à l’idée selon laquelle le laissez-faire capitaliste est le meilleur système économique. Le capitalisme se fonde sur l’hypothèse de la propriété privée, et le socialisme sur le principe de l’intervention étatique. Pour les conservateurs, le gouvernement devrait intervenir dans l’économie aussi peu que possible, permettant à la loi de l’offre et de la demande de guider les hommes, pour prendre des décisions bénéfiques.
La plupart des conservateurs approuvent un laissez-faire limité mais d’autres préconisent des logements sociaux et d’autres projets sociaux du même type. Selon Rossiter, le test ultime de tout programme gouvernemental est : « Cette loi accroît-elle l’égalité des chances ? ». L’accusation habituellement portée contre les conservateurs est que la foi dans le laissez-faire ne fait pas cas des véritables nécessiteux qui, bien qu’ils ne soient pas fautifs, ne peuvent pas satisfaire les besoins humains élémentaires. La réponse conservatrice souligne les solutions privées et collectives à ce problème, partant de l’hypothèse qu’une activité gouvernementale accrue fait plus de mal que de bien.
La liberté, grande sœur de l’égalité
Un autre point important du débat entre libéraux et conservateurs, qui souvent se centre sur des questions économiques, concerne l’équilibre entre liberté et égalité. Malgré l’éloge permanent de la liberté et de l’égalité dans la tradition de notre nation, les deux concepts vont à l’encontre l’un de l’autre. L’inégalité semble être un fait de nature élémentaire, mais de grandes différences entre riches et pauvres nécessitent une certaine mise à niveau. Rendre les membres d’une société plus égaux, en fait de richesse matérielle et de pouvoir politique, implique un certain changement de l’ordre des choses. Pour atteindre à l’égalité, l’État doit prendre à certains ce qu’ils possèdent, comme la propriété ou l’influence politique, et les donner à d’autres. Niveler empiète naturellement sur la liberté de ceux auxquels on prend richesse ou pouvoir politique. Permettre cependant à certains d’acquérir richesse et pouvoir politique illimités crée des inégalités.
Il n’y a aucune solution facile à ce débat. Théoriquement, une société où la liberté est totale n’est pas égalitaire ; l’anarchie en serait le résultat, tous les membres de la société ayant une totale liberté de faire ce qui leur plaît. Par ailleurs, une société où l’égalité est totale n’est pas libre, et nécessite un pouvoir totalitaire pour mettre en œuvre des normes communes à toutes les associations.
Le conservatisme favorise la liberté dans l’équation liberté-égalité mais ne sacrifie pas complètement l’égalité sur l’autel de la liberté. Selon la position conservatrice américaine, la liberté est relativement plus importante que l’égalité, mais toutes deux doivent exister au sein d’une société si elle doit devenir démocratique. La liberté crée la richesse d’une société, et la stabilité d’un régime n’est assurée que dans un contexte de croissance économique. Ainsi la liberté est-elle la grande sœur de l’égalité puisqu’elle crée les conditions d’une discussion sur la redistribution. Il y a trois raisons pour lesquelles les conservateurs pensent que les coûts politiques et économiques sont faibles dans une société où la liberté est plus importante. Premièrement, l’État n’a pas à être étendu jusqu’à devenir le maître d’œuvre oppressif de l’égalité. Comme le souligne Harvey Mansfield, « Une société d’égaux a besoin d’un État à la portée illimité, c’est-à-dire, d’une énorme inégalité politique pour préserver son égalité ». Deuxièmement, lorsque l’égalité surpasse la liberté en importance, les individus perdent leur motivation à exceller. Troisièmement, l’égalité matérielle n’est pas aussi importante que l’égalité morale devant Dieu. Edmund Burke a écrit que la richesse n’est pas la source véritable du bonheur, et que la vie civique instaure l’ordre aussi bien pour les pauvres que les riches. La stabilité sociale peut être difficile à atteindre si l’insistance sur l’égalité sape l’ordre social.
Dans la société contemporaine, avec l’avènement du New Deal dans les années 1930 et, plus récemment, le mouvement en faveur des droits civiques et de l’égalité, celle-ci est devenue sacrosainte et l’État s’est, en conséquence, étendu. Jusqu’aux années 1980, les conservateurs se sont souvent trouvés dans la position peu enviable d’être perçus comme ceux s’opposant à l’amélioration de la société. Mais une bureaucratie pesante et un pouvoir d’État en expansion ont finalement conduit à un contrecoup. L’insistance conservatrice sur la liberté a trouvé un public attentif quand l’économie s’est effondrée sous le poids des régulations étatiques et des exigences des groupes de pression.
L’exemple le plus dramatique de ce contrecoup a été la controverse au sujet de l’amendement sur l’égalité des droits, proposition qui devait étendre aux femmes une large gamme de droits. En 1972, le Congrès a largement adopté l’amendement et l’a soumis aux États fédérés. Au cours de la première année, les législatures de vingt-deux États ont ratifié l’amendement de manière écrasante. En 1974-1975, l’amendement a rencontré contre toute attente la vive opposition des conservateurs. Trente-cinq États ratifièrent l’amendement en 1978, trois de moins que les nécessaires trois-quarts, mais quatre États revinrent sur leur ratification antérieure. En 1982, l’amendement sur l’égalité des droits était mort. Il a finalement été une question symbolisant le conflit à propos d’une large gamme de valeurs culturelles aux États-Unis. Les conservateurs réussirent à brandir le spectre des femmes enrôlées pour le combat et à interdire des dispositions qui, alors, les protégeaient au travail. En somme, les dispositions égalitaires de l’amendement s’opposaient à la liberté dont jouissaient les femmes.
Méritocratie : la classe dirigeante
Croire en l’importance d’une classe aristocratique a longtemps été une ferme conviction conservatrice. Dans sa version américaine, cette croyance a changé de manière importante. Lorsque Edmund Burke défendait la classe aristocratique, il défendait un groupe spécifique de nobles titrés en Angleterre. Mais l’Amérique est une société fondée sur l’opposition aux titres de noblesse. Peter Viereck note qu’aux États-Unis, les conservateurs comme John Adams, parlaient d’une « aristocratie naturelle » à laquelle chacun pouvait se joindre selon son mérite et ses compétences.
Malgré la différence entre aristocratie américaine et anglaise, la raison élémentaire pour laquelle, dans les deux cas, les conservateurs font cas d’une classe aristocratique, est la même : une élite produit l’ordre. Kirk note que le conservateur pense que « la société civilisée nécessite ordres et classes ». La classe aristocratique américaine comprend, entre autres, les élus de notre démocratie républicaine qui représentent le peuple, protégeant ainsi d’une tyrannie de la majorité, crainte par les conservateurs. Viereck souligne le principe noblesse oblige plutôt qu’il n’insiste sur la classe dirigeante. Il souligne l’importance d’une aristocratie au service de la société. Pour Viereck, l’aristocratie n’est importante qu’au sens d’« héritage aristocratique ».
L’antipathie : l’instinct anticommuniste
Puisque les conservateurs pensent que les valeurs américaines sont uniques et méritent d’être respectées, l’anticommunisme a joué un rôle essentiel dans l’essor du mouvement, et est devenu une partie très reconnaissable de la philosophie conservatrice. Dans The Conservative Intellectual Movement in America, George H. Nash identifie les anticommunistes comme l’un des trois grands groupes qui ont contribué à la renaissance du conservatisme depuis 1945. La liste des principaux penseurs anticommunistes dressée par Nash comprend Whittaker Chambers, James Burnham, et Frank Meyer, qui embrassa le communisme dans les années 1940 et 1950. L’expérience de Meyer, qui n’avait précédemment adhéré au communisme que pour découvrir qu’il détruisait les droits individuels, et attentait aux intérêts de la communauté locale, n’était pas inhabituelle parmi les anticommunistes de l’époque.
L’anticommunisme, comme croyance, rassemble pratiquement tous les canons du conservatisme. Ceux qui tiennent particulièrement au maintien d’une défense nationale forte contre une invasion étrangère, et à la préservation de l’ordre intérieur, voyaient dans le communisme une menace extérieure provenant des actions soviétiques, et une menace intérieure venant des sympathisants communistes. Le communisme est l’expression dernière de la crainte conservatrice d’un pouvoir central puissant qui écrase la liberté pour imposer ses desseins. Pour paraphraser Whittaker Chambers, le communisme est aussi la foi de substitution à la croyance en Dieu. Les conservateurs sont affligés par l’effacement total des valeurs traditionnelles devant le « communisme athée ». L’expérience historique des paysans dans la Russie de Staline, systématiquement affamés par un système politique totalitaire qui niait la transcendance, hante la peur conservatrice du socialisme en Occident.
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