Turgot, article Etymologie de l’Encyclopédie (1756)

Encore jeune maître des requêtes, Turgot contribue dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avec cinq articles : Étymologie, Existence, Expansibilité, Foire, et Fondation. Dans le premier article, plus volumineux à lui seul que les quatre autres réunis, il détaille les principes à suivre dans les recherches sur l’origine des mots, si l’on veut éviter les explications alambiquées et fallacieuses. L’étendue de sa contribution et les détails dans lesquels il se croit forcé de rentrer illustre le goût que Turgot a toujours manifesté pour la littérature et l’étude des langues.

Demain seront publiées des « Remarques sur l’article Étymologie de Turgot dans l’Encyclopédie », par Benoît Malbranque, qui y approfondit le contexte d’écriture et offre un commentaire complet de l’article.


ÉTYMOLOGIE

article de l’Encyclopédie (1756)

Gustave Schelle (éd.), Œuvres de Turgot et documents le concernant, tome I, p.473-516

Étymologie [1], s. f. (Lit.) c’est l’origine d’un mot.

     Le mot dont vient un autre mot s’appelle primitif, et celui qui vient du primitif s’appelle dérivé. On donne quelquefois au primitif même le nom d’étymologie ; ainsi l’on dit que pater est l’étymologie de père.

     Les mots n’ont point avec ce qu’ils expriment un rapport nécessaire ; ce n’est pas même en vertu d’une convention formelle et fixée invariablement entre les hommes, que certains sons réveillent dans notre esprit certaines idées. Cette liaison est l’effet d’une habitude formée dans l’enfance à force d’entendre répéter les mêmes sons dans des circonstances à peu près semblables : elle s’établit dans l’esprit des peuples, sans qu’ils y pensent ; elle peut s’effacer par l’effet d’une autre habitude qui se formera aussi sourdement et par les mêmes moyens. Les circonstances dont la répétition a déterminé dans l’esprit de chaque individu le sens d’un mot, ne sont jamais exactement les mêmes pour deux hommes ; elles sont encore plus différentes pour deux générations. Ainsi, à considérer une langue indépendamment de ses rapports avec les autres langues, elle a dans elle-même un principe de variation. La prononciation s’altère en passant des pères aux enfants ; les acceptions des termes se multiplient, se remplacent les unes les autres ; de nouvelles idées viennent accroître les richesses de l’esprit humain ; il faut détourner la signification primitive des mots par des métaphores ; la fixer à certains points de vue particuliers, par des inflexions grammaticales ; réunir plusieurs mots anciens, pour exprimer les nouvelles combinaisons d’idées. Ces sortes de mots n’entrent pas toujours dans l’usage ordinaire : pour les comprendre, il est nécessaire de les analyser, de remonter des composés ou dérivés aux mots simples ou radicaux, et des acceptions métaphoriques au sens primitif. Les Grecs qui ne connaissaient guère que leur langue, et dont la langue, par l’abondance de ses inflexions grammaticales, et par sa facilité à composer des mots, se prêtait à tous les besoins de leur génie, se livrèrent de bonne heure à ce genre de recherches, et lui donnèrent le nom d’étymologie, c’est-à-dire, connaissance du vrai sens des mots ; car ἔτυμον τῆς λεξέως signifie le vrai sens d’un mot, d’ἔτυμος, vrai.

     Lorsque les Latins étudièrent leur langue, à l’exemple des Grecs, ils s’aperçurent bientôt qu’ils la devaient presque toute entière à ceux-ci. Le travail ne se borna plus à analyser les mots d’une seule langue, à remonter du dérivé à sa racine ; on apprit à chercher les origines de sa langue dans des langues plus anciennes, à décomposer non plus les mots, mais les langues ; on les vit se succéder et se mêler, comme les peuples qui les parlent. Les recherches s’étendirent dans un champ immense ; mais quoiqu’elles devinssent souvent indifférentes pour la connaissance du vrai sens des mots, on garda l’ancien nom d’étymologie. Aujourd’hui les Savants donnent ce nom à toutes les recherches sur l’origine des mots ; et c’est dans ce sens que nous l’emploierons dans cet article.

     L’Histoire nous a transmis quelques étymologies, comme celles des noms des villes ou des lieux auxquels les fondateurs ou les navigateurs ont donné, soit leur propre nom, soit quelque autre relatif aux circonstances de la fondation ou de la découverte. — À la réserve du petit nombre d’étymologies de ce genre, qu’on peut regarder comme certaines, et dont la certitude purement testimoniale ne dépend pas des règles de l’art étymologique, l’origine d’un mot est en général un fait à deviner, un fait ignoré, auquel on ne peut arriver que par des conjectures, en partant de quelques faits connus. Le mot est donné : il faut chercher dans l’immense variété des langues, les différents mots dont il peut tirer son origine. La ressemblance du son, l’analogie du sens, l’histoire des peuples qui ont successivement occupé la même contrée, ou qui y ont entretenu un grand commerce, sont les premières lueurs qu’on suit : on trouve enfin un mot assez semblable à celui dont on cherche l’étymologie. Ce n’est encore qu’une supposition qui peut être vraie ou fausse : pour s’assurer de la vérité, on examine plus attentivement cette ressemblance ; on suit les altérations graduelles qui ont conduit successivement du primitif au dérivé ; on pèse le plus ou le moins de facilité du changement de certaines lettres en d’autres ; on discute les rapports entre les concepts de l’esprit et les analogies délicates qui ont pu guider les hommes dans l’application d’un même son à des idées très différentes ; on compare le mot à toutes les circonstances de l’énigme : souvent il ne soutient pas cette épreuve, et on en cherche un autre ; quelquefois (et c’est la pierre de touche des étymologies, comme de toutes les vérités de fait) toutes les circonstances s’accordent parfaitement avec la supposition qu’on a faite ; l’accord de chacune en particulier forme une probabilité ; cette probabilité augmente dans une progression rapide, à mesure qu’il s’y joint de nouvelles vraisemblances ; et bientôt, par l’appui mutuel que celles-ci se prêtent, la supposition n’en est plus une, et acquiert la certitude d’un fait. La force de chaque vraisemblance en particulier, et leur réunion, sont donc l’unique principe de la certitude des étymologies, comme de tout autre fait, et le fondement de la distinction entre les étymologies possibles, probables, et certaines.

     Il suit de là que l’art étymologique est, comme tout art conjectural, composé de deux parties, l’art de former les conjectures ou les suppositions, et l’art de les vérifier ; ou en d’autres termes l’invention et la critique : les sources de la première, les règles de la seconde, sont la division naturelle de cet article ; car nous n’y comprendrons point les recherches qu’on peut faire sur les causes primitives de l’institution des mots, sur l’origine et les progrès du langage, sur les rapports des mots avec l’organe qui les prononce, et les idées qu’ils expriment. — La connaissance philosophique des langues est une science très vaste, une mine riche de vérités nouvelles et intéressantes. Les étymologies ne sont que des faits particuliers sur lesquels elle appuie quelquefois des principes généraux ; ceux-ci, à la vérité, rendent à leur tour la recherche des étymologies plus facile et plus sûre ; mais si cet article devait renfermer tout ce qui peut fournir aux étymologistes des conjectures ou des moyens de les vérifier, il faudrait qu’il traitât de toutes les Sciences. Nous renvoyons donc sur ces matières aux articles Grammaire, Interjection, Langue, Analogie, Mélange, Origine et Analyse des Langues, Métaphore, Onomatopée, Orthographe, Signe, etc. Nous ajouterons seulement, sur l’utilité des recherches étymologiques, quelques réflexions propres à désabuser du mépris que quelques personnes affectent pour ce genre d’étude.

Sources des conjectures étymologiques

     En matière d’étymologie, comme en toute autre matière, l’invention n’a point de règles bien déterminées.

     Dans les recherches où les objets se présentent à nous, où il ne faut que regarder et voir, dans celles aussi qu’on peut soumettre à la rigueur des démonstrations, il est possible de prescrire à l’esprit une marche invariable qui le mène sûrement à la vérité : mais toutes les fois qu’on ne s’en tient pas à observer simplement ou à déduire des conséquences de principes connus, il faut deviner ; c’est-à-dire qu’il faut, dans le champ immense des suppositions possibles, en saisir une au hasard, puis une seconde, et plusieurs successivement, jusqu’à ce qu’on ait rencontré l’unique vraie. C’est ce qui serait impossible, si la gradation qui se trouve dans la liaison de tous les êtres, et la loi de continuité généralement observée dans la nature, n’établissaient entre certains faits, et un certain ordre d’autres faits propres à leur servir de causes, une espèce de voisinage qui diminue beaucoup l’embarras du choix. En présentant à l’esprit une étendue moins vague, et en le ramenant d’abord du possible au vraisemblable, l’analogie lui trace des routes où il marche d’un pas plus sûr : des causes déjà connues indiquent des causes semblables pour des effets semblables. Ainsi une mémoire vaste et remplie, autant qu’il est possible, de toutes les connaissances relatives à l’objet dont on s’occupe, un esprit exercé à observer dans tous les changements qui le frappent, l’enchainement des effets et des causes, et à en tirer des analogies ; surtout l’habitude de se livrer à la méditation, ou, pour mieux dire peut-être, à cette rêverie nonchalante dans laquelle l’âme semble renoncer au droit d’appeler ses pensées, pour les voir en quelque sorte passer toutes devant elles, et pour contempler, dans cette confusion apparente, une foule de tableaux et d’assemblages inattendus, produits par la fluctuation rapide des idées, que des liens aussi imperceptibles que multipliés amènent à la suite les unes des autres : voilà, non les règles de l’invention, mais les dispositions nécessaires à quiconque veut inventer, dans quelque genre que ce soit ; et nous n’avons plus ici qu’à en faire l’application aux recherches étymologiques, en indiquant les rapports les plus frappants, et les principales analogies qui peuvent servir de fondement à des conjectures vraisemblables.

      1° Il est naturel de ne pas chercher d’abord loin de soi ce qu’on peut trouver sous sa main. L’examen attentif du mot même dont on cherche l’étymologie, et de tout ce qu’il emprunte, si j’ose ainsi parler, de l’analogie propre de la langue, est donc le premier pas à faire. Si c’est un dérivé, il faut le rappeler à sa racine, en le dépouillant de cet appareil de terminaisons et d’inflexions grammaticales qui le déguisent ; si c’est un composé, il faut en séparer les différentes parties : ainsi la connaissance profonde de la langue dont on veut éclaircir les origines, de sa grammaire, de son analogie, est le préliminaire le plus indispensable pour cette étude.

     2° Souvent le résultat de cette décomposition se termine à des mots absolument hors d’usage ; il ne faut pas perdre, pour cela, l’espérance de les éclaircir, sans recourir à une langue étrangère : la langue même dont on s’occupe s’est altérée avec le temps ; l’étude des révolutions qu’elle a essuyées fera voir dans les monuments des siècles passés ces mêmes mots dont l’usage s’est perdu, et dont on a conservé les dérivés ; la lecture des anciennes chartes et des vieux glossaires en découvrira beaucoup ; les dialectes ou patois usités dans les différentes provinces, qui n’ont pas subi autant de variations que la langue polie, ou qui du moins n’ont pas subi les mêmes, en contiennent aussi un grand nombre : c’est là qu’il faut chercher.

     3° Quelquefois les changements arrivés dans la prononciation effacent dans le dérivé presque tous les vestiges de sa racine. L’étude de l’ancien langage et des dialectes, fournira aussi des exemples des variations les plus communes de la prononciation ; et ces exemples autoriseront à supposer des variations pareilles dans d’autres cas. L’orthographe, qui se conserve lorsque la prononciation change, devient un témoin assez sûr de l’ancien état de la langue, et indique aux étymologistes la filiation des mots, lorsque la prononciation la leur déguise.

     4° Le problème devient plus compliqué, lorsque les variations dans le sens concourent avec les changements de la prononciation. Toutes sortes de tropes et de métaphores détournent la signification des mots ; le sens figuré fait oublier peu à peu le sens propre, et devient quelquefois à son tour le fondement d’une nouvelle figure ; en sorte qu’à la longue le mot ne conserve plus aucun rapport avec sa première signification. Pour retrouver la trace de ces changements entés les uns sur les autres, il faut connaître les fondements les plus ordinaires des tropes et des métaphores ; il faut étudier les différents points de vue sous lesquels les hommes ont envisagé les différents objets, les rapports, les analogies entre les idées, qui rendent les figures plus naturelles ou plus justes. En général, l’exemple du présent est ce qui peut le mieux diriger nos conjectures sur le passé ; les métaphores que produisent à chaque instant sous nos yeux les enfants, les gens grossiers, et même les gens d’esprit, ont dû se présenter à nos pères, car le besoin donne de l’esprit à tout le monde. Or, une grande partie de ces métaphores, devenues habituelles dans nos langues, sont l’ouvrage du besoin, les hommes, pour désigner aux autres les idées intellectuelles et morales, ne pouvant employer que les noms des objets sensibles : c’est par cette raison, et parce que la nécessité n’est pas délicate, que le peu de justesse des métaphores n’autorise pas toujours à les rejeter des conjectures étymologiques. Il y a des exemples de ces sens détournés, très bizarres en apparence, et qui sont indubitables.

     5° Il n’y a aucune langue dans l’état actuel des choses qui ne soit formée du mélange ou de l’altération de langues plus anciennes, dans lesquelles on doit retrouver une grande partie des racines de la langue nouvelle : lorsqu’on a poussé aussi loin qu’il est possible, sans sortir de celle-ci, la décomposition et la filiation des mots, c’est à ces langues étrangères qu’il faut recourir. Lorsqu’on sait les principales langues des peuples voisins, ou qui ont occupé autrefois le même pays, on n’a pas de peine à découvrir quelles sont celles d’où dérive immédiatement une langue donnée, parce qu’il est impossible qu’il ne s’y trouve une très grande quantité de mots communs à celle-ci, et si peu déguisés que la dérivation n’en peut être contestée : c’est ainsi qu’il n’est pas nécessaire d’être versé dans l’art étymologique, pour savoir que le français et les autres langues modernes du midi de l’Europe se sont formées par la corruption du latin mêlé avec le langage des nations qui ont détruit l’Empire romain. Cette connaissance grossière, où mène la connaissance purement historique des invasions successives du pays, par différents peuples, indiquent suffisamment aux étymologistes dans quelles langues ils doivent chercher les origines de celle qu’ils étudient.

     6° Lorsqu’on veut tirer les mots d’une langue moderne d’une ancienne, les mots français, par exemple, du latin, il est très bon d’étudier cette langue, non seulement dans sa pureté et dans les ouvrages des bons auteurs, mais encore dans les tours les plus corrompus, dans le langage du plus bas peuple et des provinces.

     Les personnes élevées avec soin et instruites de la pureté du langage, s’attachent ordinairement à parler chaque langue, sans la mêler avec d’autres : c’est le peuple grossier qui a le plus contribué à la formation des nouveaux langages ; c’est lui qui ne parlant que pour le besoin de se faire entendre, néglige toutes les lois de l’analogie, ne se refuse à l’usage d’aucun mot, sous prétexte qu’il est étranger, dès que l’habitude le lui a rendu familier ; c’est de lui que le nouvel habitant est forcé, par les nécessités de la vie et du commerce, d’adopter un plus grand nombre de mots ; enfin c’est toujours par le bas peuple que commence ce langage mitoyen qui s’établit nécessairement entre deux nations rapprochées, par un commerce quelconque ; parce que de part et d’autre personne ne voulant se donner la peine d’apprendre une langue étrangère, chacun de son côté en adopte un peu, et cède un peu de la sienne.

     7° Lorsque de cette langue primitive plusieurs se sont formées à la fois dans différents pays, l’étude de ces différentes langues, de leurs dialectes, des variations qu’elles ont éprouvées ; la comparaison de la manière différente dont elles ont altéré les mêmes inflexions, ou les mêmes sons de la langue mère, en se les rendant propres ; celle des directions opposées, si j’ose ainsi parler, suivant lesquelles elles ont détourné le sens des mêmes expressions ; la suite de cette comparaison, dans tout le cours de leur progrès, et dans leurs différentes époques, serviront beaucoup à donner des vues pour les origines de chacune d’entre elles : ainsi l’italien et le gascon qui viennent du latin, comme le français, présentent souvent le mot intermédiaire entre un mot français et un mot latin, dont le passage eût paru trop brusque et trop peu vraisemblable, si on eût voulu tirer immédiatement l’un de l’autre, soit que le mot ne soit effectivement devenu français que parce qu’il a été emprunté de l’italien ou du gascon, ce qui est très fréquent, soit qu’autrefois ces trois langues aient été moins différentes qu’elles ne le sont aujourd’hui.

     8° Quand plusieurs langues ont été parlées dans le même pays et dans le même temps, les traductions réciproques de l’une à l’autre fournissent aux étymologistes une foule de conjectures précieuses. Ainsi pendant que notre langue et les autres langues modernes se formaient, tous les actes s’écrivaient en latin ; et dans ceux qui ont été conservés, le mot latin nous indique très souvent l’origine du mot français, que les altérations successives de la prononciation nous auraient dérobée ; c’est cette voie qui nous a appris que Métier vient de ministerium ; Marguillier, de matricularius, etc. Le Dictionnaire de Ménage est rempli de ces sortes d’étymologies, et le Glossaire de Ducange en est une source inépuisable. Ces mêmes traductions ont l’avantage de nous procurer des exemples constatés d’altérations très considérables dans la prononciation des mots, et de différences très singulières entre le dérivé et le primitif, qui sont surtout très fréquentes dans les noms des saints ; et ces exemples peuvent autoriser à former des conjectures auxquelles, sans eux, on n’aurait osé se livrer. M. Fréret a fait usage de ces traductions d’une langue à une autre, dans sa dissertation sur le mot dunum, où, pour prouver que cette terminaison celtique signifie une ville, et non pas une montagne, il allègue que les Bretons du pays de Galles ont traduit ce mot dans le nom de plusieurs villes, par le mot de caër, et les Saxons par le mot de burgh, qui signifient incontestablement ville : il cite en particulier la ville de Dumbarton, en gallois, Caërbriton ; et celle d’Édimbourg, appelée par les anciens Bretons Dun-Eden, et par les Gallois d’aujourd’hui Caër-Eden.

     9° Indépendamment de ce que chaque langue tient de celles qui ont concouru à sa première formation, il n’en est aucune qui n’acquière journellement des mots nouveaux, qu’elle emprunte de ses voisins et de tous les peuples avec lesquels elle a quelque commerce. C’est surtout lorsqu’une nation reçoit d’une autre quelque connaissance ou quelque art nouveau, qu’elle en adopte en même temps les termes. Le nom de boussole nous est venu des Italiens, avec l’usage de cet instrument. Un grand nombre de termes de l’art de la Verrerie sont italiens, parce que cet art nous est venu de Venise. La Minéralogie est pleine de mots allemands. Les Grecs ayant été les premiers inventeurs des Arts et des Sciences, et le reste de l’Europe les ayant reçus d’eux, c’est à cette cause qu’on doit rapporter l’usage général parmi toutes les nations européennes, de donner des noms grecs à presque tous les objets scientifiques. Un étymologiste doit donc encore connaître cette source, et diriger ses conjectures d’après toutes ces observations, et d’après l’histoire de chaque art en particulier.

     10° Tous les peuples de la terre se sont mêlés en tant de manières différentes, et le mélange des langues est une suite si nécessaire du mélange des peuples, qu’il est impossible de limiter le champ ouvert aux conjectures des étymologistes. Par exemple, on voudra du petit nombre de langues dont une langue s’est formée immédiatement, remonter à des langues plus anciennes ; souvent même quelques-unes de ces langues seront totalement perdues : le celtique, dont notre langue française a pris plusieurs racines, est dans ce cas ; on en rassemblera les vestiges épars dans l’irlandais, le gallois, le bas-breton, dans les anciens noms des lieux de la Gaule, etc. Le saxon, le gothique, et les différents dialectes anciens et modernes de la langue germanique, nous rendront en partie la langue des Francs. On examinera soigneusement ce qui s’est conservé de la langue des premiers maîtres du pays, dans quelques cantons particuliers, comme la basse Bretagne, la Biscaye, l’Epire, dont l’âpreté du sol et la bravoure des habitants ont écarté les conquérants postérieurs. L’histoire indiquera les invasions faites dans les temps les plus reculés, les colonies établies sur les côtes par les étrangers, les différentes nations que le commerce ou la nécessité de chercher un asile, a conduits successivement dans une contrée. On sait que le commerce des Phéniciens s’est étendu sur toutes les côtes de la Méditerranée, dans un temps où les autres peuples étaient encore barbares ; qu’ils y ont établi un très grand nombre de colonies ; que Carthage, une de ces colonies, a dominé sur une partie de l’Afrique, et s’est soumis presque toute l’Espagne méridionale. On peut donc chercher dans le phénicien ou l’hébreu un grand nombre de mots grecs, latins, espagnols, etc. On pourra par la même raison supposer que les Phocéens établis à Marseille, ont porté dans la Gaule méridionale plusieurs mots grecs. Au défaut même de l’histoire on peut quelquefois fonder ses suppositions sur les mélanges de peuples plus anciens que les histoires même. Les courses connues des Goths et des autres nations septentrionales d’un bout de l’Europe à l’autre ; celles des Gaulois et des Cimmériens dans des siècles plus éloignés ; celles des Scythes en Asie, donnent droit de soupçonner des migrations semblables, dont les dates trop reculées seront restées inconnues, parce qu’il n’y avait point alors de nations policées pour en conserver la mémoire, et par conséquent le mélange de toutes les nations de l’Europe et de leurs langues, qui a dû en résulter. Ce soupçon, tout vague qu’il est, peut être confirmé par des étymologies qui en supposeront la réalité, si d’ailleurs elles portent avec elles un caractère marqué de vraisemblance ; et dès lors on sera autorisé à recourir encore à des suppositions semblables, pour trouver d’autres étymologies. Ἄμελγειν, traire le lait, composé de l’α privatif et de la racine μελγ, lait ; mulgeo et muleco en latin, se rapportent manifestement à la racine milk ou mulk, qui signifie lait dans toutes les langues du Nord ; cependant cette racine n’existe seule ni en grec ni en latin. Les mots styern, suédois, star, anglais ; ἀστήρ, grec ; stella, latin ; ne sont-ils pas évidemment la même racine, ainsi que le mot μήνη, la lune, d’où mensis en latin, et les mots moon, anglais ; maan, danois ; mond, allemand ? Des étymologies si bien vérifiées, m’indiquent des rapports étonnants entre les langues polies des Grecs et des Romains, et les langues grossières des peuples du Nord. Je me prêterai donc, quoiqu’avec réserve, aux étymologies d’ailleurs probables qu’on fondera sur ces mélanges anciens des nations, et de leurs langages.

     11° La connaissance générale des langues dont on peut tirer des secours pour éclaircir les origines d’une langue donnée, montre plutôt aux étymologistes l’espace où ils peuvent étendre leurs conjectures, qu’elle ne peut servir à les diriger ; il faut que ceux-ci tirent de l’examen du mot même dont ils cherchent l’origine, des circonstances ou des analogies sur lesquelles ils puissent s’appuyer. Le sens est le premier guide qui se présente : la connaissance détaillée de la chose exprimée par le mot, et de ses circonstances principales, peut ouvrir des vues. Par exemple, si c’est un lieu, sa situation sur une montagne ou dans une vallée ; si c’est une rivière, sa rapidité, sa profondeur ; si c’est un instrument, son usage ou sa forme ; si c’est une couleur, le nom des objets les plus communs, les plus visibles auxquels elle appartient ; si c’est une qualité, une notion abstraite, un être en un mot, qui ne tombe pas sous les sens, il faudra étudier la manière dont les hommes sont parvenus à s’en former l’idée, et quels sont les objets sensibles dont ils ont pu se servir pour faire naître la même idée dans l’esprit des autres hommes, par voie de comparaison ou autrement. La théorie philosophique de l’origine du langage et de ses progrès, des causes de l’imposition primitive des noms, est la lumière la plus sûre qu’on puisse consulter ; elle montre autant de sources aux étymologistes, qu’elle établit de résultats généraux, et qu’elle décrit de pas de l’esprit humain dans l’invention des langues. Si l’on voulait entrer ici dans les détails, chaque objet fournirait des indications particulières qui dépendent de sa nature, de celui de nos sens par lequel il a été connu, de la manière dont il a frappé les hommes, et de ses rapports avec les autres objets, soit réels, soit imaginaires. Il est donc inutile de s’appesantir sur une matière qu’on pourrait à peine effleurer ; l’article Origine des Langues, auquel nous renvoyons, ne pourra même renfermer que les principes les plus généraux : les détails et l’application ne peuvent être le fruit que d’un examen attentif de chaque objet en particulier. L’exemple des étymologies déjà connues, et l’analogie qui en résulte, sont le secours le plus général dont on puisse s’aider dans cette sorte de conjectures, comme dans toutes les autres, et nous en avons déjà parlé. Ce sera encore une chose très utile de se supposer soi-même à la place de ceux qui ont eu à donner des noms aux objets, pourvu qu’on se mette bien à leur place, et qu’on oublie de bonne foi tout ce qu’ils ne devaient pas savoir ; on connaîtra par soi-même, avec la difficulté, toutes les ressources et les adresses du besoin pour la vaincre l’on formera des conjectures vraisemblables sur les idées qu’ont voulu exprimer les premiers nomenclateurs, et l’on cherchera dans les langues anciennes les mots qui répondent à ces idées.

     12° Je ne sais si en matière de conjectures étymologiques, les analogies fondées sur la signification des mots, sont préférables à celles qui ne sont tirées que du son même. Le son paraît appartenir directement à la substance même du mot ; mais la vérité est que l’un sans l’autre n’est rien, et qu’ainsi l’un et l’autre rapport doivent être perpétuellement combinés dans toutes nos recherches. Quoi qu’il en soit, non seulement la ressemblance des sons, mais encore des rapports plus ou moins éloignés, servent à guider les étymologistes du dérivé à son primitif. Dans ce genre rien peut-être ne peut borner les inductions, et tout peut leur servir de fondement, depuis la ressemblance totale, qui, lorsqu’elle concourt avec le sens, établit l’identité des racines jusqu’aux ressemblances les plus légères ; on peut ajouter, jusqu’au caractère particulier de certaines différences. Les sons se distinguent en voyelles et en consonnes, et les voyelles sont brèves ou longues. La ressemblance dans les sons suffit pour supposer des étymologies, sans aucun égard à la quantité, qui varie souvent dans la même langue d’une génération à l’autre, ou d’une ville à une ville voisine : il serait superflu d’en citer des exemples. Lors même que les sons ne sont pas entièrement les mêmes, si les consonnes se ressemblent, on n’aura pas beaucoup d’égard à la différence des voyelles ; effectivement l’expérience nous prouve qu’elles sont beaucoup plus sujettes à varier que les consonnes : ainsi les Anglais, en écrivant grâce comme nous, prononcent grêce. Les Grecs modernes prononcent ita et épsilon, ce que les anciens prononçaient èta et upsilon ; ce que les Latins prononçaient ou, nous le prononçons u. On ne s’arrête pas même lorsqu’il y a quelque différence entre les consonnes, pourvu qu’il reste entre elles quelque analogie, et que les consonnes correspondantes dans le dérivé et dans le primitif, se forment par des mouvements semblables des organes ; en sorte que la prononciation, en devenant plus forte ou plus faible, puisse changer aisément l’une en l’autre. D’après les observations faites sur les changements habituels de certaines consonnes en d’autres, les Grammairiens les ont rangées par classes, relatives aux différents organes qui servent à les former : ainsi le p, le b et le m sont rangés dans la classe des lettres labiales, parce qu’on les prononce avec les lèvres (Voyez au mot Lettres, quelques considérations sur le rapport des lettres avec les organes). Toutes les fois donc que le changement ne se fait que d’une consonne à une autre consonne du même organe, l’altération du dérivé n’est point encore assez grande pour faire méconnaître le primitif. On étend même ce principe plus loin ; car il suffit que le changement d’une consonne en une autre soit prouvé par un grand nombre d’exemples, pour qu’on se permette de le supposer ; et véritablement on a toujours droit d’établir une supposition dont les faits prouvent la possibilité.

     13° En même temps que la facilité qu’ont les lettres à se transformer les unes dans les autres, donne aux étymologistes une liberté illimitée de conjecturer, sans égard à la quantité prosodique des syllabes, au son des voyelles, et presque sans égard aux consonnes même, il est cependant vrai que toutes ces choses, sans en excepter la quantité, servent quelquefois à indiquer des conjectures heureuses. Une syllabe longue (je prends exprès pour exemple la quantité, parce que qui prouve le plus prouve le moins) ; une syllabe longue autorise souvent à supposer la contraction de deux voyelles, et même le retranchement d’une consonne intermédiaire. Je cherche l’étymologie de pinus ; et comme la première syllabe de pinus est longue, je suis porté à penser qu’elle est formée des deux premières du mot picinus, dérivé de pix ; et qui serait effectivement le nom du pin, si on avait voulu le définir par la principale de ses productions. Je sais que le x, le c, le g, toutes lettres gutturales, se retranchent souvent en latin, lorsqu’elles sont placées entre deux voyelles ; et qu’alors les deux syllabes se confondent en une seule, qui reste longue : maxilla, axilla, vexillum, texela, mala, ala, velum, tela.

     14° Ce n’est pas que ces syllabes contractées et réduites à une seule syllabe longue, ne puissent, en passant dans une autre langue, ou même par le seul laps de temps, devenir brèves : aussi ces sortes d’inductions sur la quantité des syllabes, sur l’identité des voyelles, sur l’analogie des consonnes, ne peuvent guère être d’usage que lorsqu’il s’agit d’une dérivation immédiate. Lorsque les degrés de filiation se multiplient, les degrés d’altération se multiplient aussi à un tel point, que le mot n’est souvent plus reconnaissable. En vain prétendrait-on exclure les transformations de lettres en d’autres lettres très éloignées. Il n’y a qu’à supposer un plus grand nombre d’altérations intermédiaires, et deux lettres qui ne pouvaient se substituer immédiatement l’une à l’autre, se rapprocheront par le moyen d’une troisième. Qu’y a-t-il de plus éloigné qu’un b et une s ? Cependant le b a souvent pris la place de l’s consonne ou du digamma éolique. Le digamma éolique, dans un très grand nombre de mots adoptés par les Latins, a été substitué à l’esprit rude des Grecs, qui n’est autre chose que notre h, et quelquefois même à l’esprit doux ; témoin ἕσπερος, vesper, ἦρ, ver, etc. De son côté l’s a été substitué, dans beaucoup d’autres mots latins, à l’esprit rude des Grecs ; ὑπὲρ, super, ἑξ, sex, ὗς, sus, etc. La même aspiration a donc pu se changer indifféremment en b et en s. Qu’on jette les yeux sur le Vocabulaire hagiologique de l’abbé Chatelain, imprimé à la tête du Dictionnaire de Ménage, et l’on se convaincra par les prodigieux changements qu’ont subi les noms des saints depuis un petit nombre de siècles, qu’il n’y a aucune étymologie, quelque bizarre qu’elle paraisse, qu’on ne puisse justifier par des exemples avérés ; et que par cette voie on peut, au moyen des variations intermédiaires multipliées à volonté, démontrer la possibilité du changement d’un son quelconque, en tout autre son donné. En effet, il y a peu de dérivation aussi étonnante au premier coup d’œil, que celle de jour tirée de dies ; et il y en a peu d’aussi certaine. Qu’on réfléchisse de plus que la variété des métaphores entées les unes sur les autres, a produit des bizarreries peut-être plus grandes, et propres à justifier par conséquent des étymologies aussi éloignées par rapport au sens, que les autres le sont par rapport au son. Il faut donc avouer que tout a pu se changer en tout, et qu’on n’a droit de regarder aucune supposition étymologique comme absolument impossible.

     Mais faut-il conclure de là qu’on peut se livrer avec tant de savants hommes à l’arbitraire des conjectures, et bâtir sur des fondements aussi ruineux de vastes systèmes d’érudition ; ou bien qu’on doit regarder l’étude des étymologies comme un jeu puérile, bon seulement pour amuser des enfants ?

     Il faut prendre un juste milieu. Il est bien vrai qu’à mesure qu’on suit l’origine des mots, en remontant de degré en degré, les altérations se multiplient, soit dans la prononciation, soit dans les sons, parce que, excepté les seules inflexions grammaticales, chaque passage est une altération dans l’un et dans l’autre ; par conséquent la liberté de conjecturer s’étend en même raison. Mais cette liberté, qu’est-elle, sinon l’effet d’une incertitude qui augmente toujours ? Cela peut-il empêcher qu’on ne puisse discuter de plus près les dérivations les plus immédiates, et même quelques autres étymologies qui compensent par l’accumulation d’un plus grand nombre de probabilités, la distance plus grande entre le primitif et le dérivé, et le peu de ressemblance entre l’un et l’autre, soit dans le sens, soit dans la prononciation. Il faut donc, non pas renoncer à rien savoir dans ce genre, mais seulement se résoudre à beaucoup ignorer. Il faut, puisqu’il y a des étymologies certaines, d’autres simplement probables, et quelques-unes évidemment fausses, étudier les caractères qui distinguent les unes des autres, pour apprendre, sinon à ne se tromper jamais, du moins à se tromper rarement. Dans cette vue nous allons proposer quelques règles de critique, d’après lesquelles on pourra vérifier ses propres conjectures et celles des autres. Cette vérification est la seconde partie et le complément de l’art étymologique.

Principes de critique pour apprécier la certitude des étymologies.

     La marche de la critique est l’inverse, à quelques égards, de celle de l’invention : toute occupée de créer, de multiplier les systèmes et les hypothèses, celle-ci abandonne l’esprit à tout son essor, et lui ouvre la sphère immense des possibles ; celle-là au contraire ne paraît s’étudier qu’à détruire, à écarter successivement la plus grande partie des suppositions et des possibilités ; à rétrécir la carrière, à fermer presque toutes les routes, et à les réduire, autant qu’il se peut, au point unique de la certitude et de la vérité. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il faille séparer dans le cours de nos recherches ces deux opérations, comme nous les avons séparées ici, pour ranger nos idées sous un ordre plus facile : malgré leur opposition apparente, elles doivent toujours marcher ensemble dans l’exercice de la méditation ; et bien loin que la critique, en modérant sans cesse l’essor de l’esprit, diminue sa fécondité, elle l’empêche au contraire d’user ses forces, et de perdre un temps utile à poursuivre des chimères : elle rapproche continuellement les suppositions des faits ; elle analyse les exemples, pour réduire les possibilités et les analogies trop générales qu’on en tire, à des inductions particulières, et bornées à certaines circonstances : elle balance les probabilités et les rapports éloignés, par des probabilités plus grandes et des rapports plus prochains. Quand elle ne peut les opposer les uns aux autres, elle les apprécie ; où la raison de nier lui manque, elle établit la raison de douter. Enfin elle se rend très difficile sur les caractères du vrai, au risque de le rejeter quelquefois, pour ne pas risquer d’admettre le faux avec lui.

     Le fondement de toute la critique est un principe bien simple, que toute vérité s’accorde avec tout ce qui est vrai ; et que réciproquement ce qui s’accorde avec toutes les vérités, est vrai : de là il suit qu’une hypothèse imaginée pour expliquer un effet, en est la véritable cause, toutes les fois qu’elle explique toutes les circonstances de l’effet, dans quelque détail qu’on analyse ces circonstances, et qu’on développe les corollaires de l’hypothèse. On sent aisément que l’esprit humain ne pouvant connaître qu’une très petite partie de la chaîne qui lie tous les êtres, ne voyant de chaque effet qu’un petit nombre de circonstances frappantes, et ne pouvant suivre une hypothèse que dans ses conséquences les moins éloignées, le principe ne peut jamais recevoir cette application complète et universelle, qui nous donnerait une certitude du même genre que celle des mathématiques. Le hasard a pu tellement combiner un certain nombre de circonstances d’un effet, qu’elles correspondent parfaitement avec la supposition d’une cause qui ne sera pourtant pas la vraie. Ainsi l’accord d’un certain nombre de circonstances produit une probabilité toujours contrebalancée par la possibilité du contraire dans un certain rapport, et l’objet de la critique est de fixer ce rapport. Il est vrai que l’augmentation du nombre des circonstances augmente la probabilité de la cause supposée, et diminue la probabilité du hasard contraire, dans une progression tellement rapide, qu’il ne faut pas beaucoup de termes pour mettre l’esprit dans un repos aussi parfait que le pourrait faire la certitude mathématique elle-même.

     Cela posé, voyons ce que fait le critique sur une conjecture ou sur une hypothèse donnée. D’abord il la compare avec le fait considéré, autant qu’il est possible, dans toutes ses circonstances, et dans ses rapports avec d’autres faits. S’il se trouve une seule circonstance incompatible avec l’hypothèse, comme il arrive le plus souvent, l’examen est fini : si au contraire la supposition répond à toutes les circonstances, il faut peser celles-ci en particulier, discuter le plus ou le moins de facilité avec laquelle chacune se prêterait à la supposition d’autres causes ; estimer chacune des vraisemblances qui en résultent, et les compter, pour en former la probabilité totale.

     La recherche des étymologies a, comme toutes les autres, ses règles de critique particulières, relatives à l’objet dont elle s’occupe, et fondées sur sa nature. Plus on étudie chaque matière, plus on voit que certaines classes d’effets se prêtent plus ou moins à certaines classes de causes ; il s’établit des observations générales, d’après lesquelles on exclut tout d’un coup certaines suppositions, et l’on donne plus ou moins de valeur à certaines probabilités. Ces observations et ces règles peuvent sans doute se multiplier à l’infini ; il y en aurait même de particulières à chaque langue et à chaque ordre de mots ; il serait impossible de les renfermer toutes dans cet article, et nous nous contenterons de quelques principes d’une application générale, qui pourront mettre sur la voie : le bon sens, la connaissance de l’histoire et des langues, indiqueront assez les différentes règles relatives à chaque langue en particulier.

     1° Il faut rejeter toute étymologie qu’on ne rend vraisemblable qu’à force de suppositions multipliées. Toute supposition enferme un degré d’incertitude, un risque quelconque ; et la multiplicité de ces risques détruit toute assurance raisonnable. Si donc on propose une étymologie dans laquelle le primitif soit tellement éloigné du dérivé, soit pour le sens, soit pour le son, qu’il faille supposer entre l’un et l’autre plusieurs changements intermédiaires, la vérification la plus sûre qu’on en puisse faire sera l’examen de chacun de ces changements. L’étymologie est bonne, si la chaîne de ces altérations est une suite de faits connus directement, ou prouvés par des inductions vraisemblables ; elle est mauvaise, si l’intervalle n’est rempli que par un tissu de suppositions gratuites. Ainsi quoique jour soit aussi éloigné de dies dans la prononciation, qu’alfana l’est d’equus ; l’une de ces étymologies est ridicule, et l’autre est certaine. Quelle en est la différence ? Il n’y a entre jour et dies que l’italien giorno qui se prononce dgiorno, et le latin diurnus, tous mots connus et usités ; au lieu que fanacus, anacus, aquus pour dire cheval, n’ont jamais existé que dans l’imagination de Ménage. Cet auteur est un exemple frappant des absurdités dans lesquelles on tombe en adoptant sans choix ce que suggère la malheureuse facilité de supposer tout ce qui est possible : car il est très vrai qu’il ne fait aucune supposition dont la possibilité ne soit justifiée par des exemples. Mais nous avons prouvé qu’en multipliant à volonté les altérations intermédiaires, soit dans le son, soit dans la signification, il est aisé de dériver un mot quelconque de tout autre mot donné : c’est le moyen d’expliquer tout, et dès lors de ne rien expliquer ; c’est le moyen aussi de justifier tous les mépris de l’ignorance.

     2° Il y a des suppositions qu’il faut rejeter, parce qu’elles n’expliquent rien ; il y en a d’autres qu’on doit rejeter, parce qu’elles expliquent trop. Une étymologie tirée d’une langue étrangère n’est pas admissible, si elle rend raison d’une terminaison propre à la langue du mot qu’on veut éclaircir ; toutes les vraisemblances dont on voudrait l’appuyer, ne prouveraient rien, parce qu’elles prouveraient trop : ainsi avant de chercher l’origine d’un mot dans une langue étrangère, il faut l’avoir décomposé, l’avoir dépouillé de toutes ses inflexions grammaticales, et réduit à ses éléments les plus simples. Rien n’est plus ingénieux que la conjecture de Bochart sur le nom d’insula britannica, qu’il dérive de l’hébreu Baratanac, pays de l’étain, et qu’il suppose avoir été donné à cette île par les marchands phéniciens ou carthaginois, qui allaient y chercher ce métal. Notre règle détruit cette étymologie : Britannicus est un adjectif dérivé, où la grammaire latine ne connaît de radical que le mot britan. Il en est de même de la terminaison celtique magum, que Bochart fait encore venir de l’hébreu mohun, sans considérer que la terminaison um ou us (car magus est aussi commun que magum) est évidemment une addition faite par les Latins, pour décliner la racine celtique mag. La plupart des étymologistes hébraïsants ont été plus sujets que les autres à cette faute ; et il faut avouer qu’elle est souvent difficile à éviter, surtout lorsqu’il s’agit de ces langues dont l’analogie est fort compliquée et riche en inflexions grammaticales. Tel est le grec, où les augments et les terminaisons déguisent quelquefois entièrement la racine. Qui reconnaîtrait, par exemple, dans le mot ἡμμένος le verbe ἅπτω dont il est cependant le participe très régulier ? S’il y avait un mot hébreu hemmen, qui signifiât comme ἡμμένος, arrangé ou joint, il faudrait rejeter cette origine pour s’en tenir à la dérivation grammaticale. J’ai appuyé sur cette espèce d’écueil, pour faire sentir ce qu’on doit penser de ceux qui écrivent des volumes d’étymologies, et qui ne connaissent les langues que par un coup d’œil rapide jeté sur quelques dictionnaires.

     3° Une étymologie probable exclut celles qui ne sont que possibles. Par cette raison, c’est une règle de critique presque sans exception, que toute étymologie étrangère doit être écartée, lorsque la décomposition du mot dans sa propre langue répond exactement à l’idée qu’il exprime : ainsi celui qui, guidé par l’analogie de parabole, paralogisme, etc., chercherait dans la préposition grecque παρὰ l’origine de parasol et parapluie, se rendrait ridicule.

     4° Cette étymologie devrait être encore rebutée par une autre règle presque toujours sûre, quoiqu’elle ne soit pas entièrement générale : c’est qu’un mot n’est jamais composé de deux langues différentes, à moins que le mot étranger ne soit naturalisé par un long usage avant la composition ; en sorte que ce mot n’ait besoin que d’être prononcé pour être entendu. Ceux mêmes, qui composent arbitrairement des mots scientifiques, s’assujettissent à cette règle, guidés par la seule analogie, si ce n’est lorsqu’ils joignent à beaucoup de pédanterie beaucoup d’ignorance, ce qui arrive quelquefois ; c’est pour cela que notre règle a quelques exceptions.

     5° Ce sera une très bonne loi à s’imposer, si l’on veut s’épargner bien des conjectures frivoles, de ne s’arrêter qu’à des suppositions appuyées sur un certain nombre d’inductions, qui leur donnent déjà un commencement de probabilité, et les tirent de la classe trop étendue des simples possibles : ainsi quoiqu’il soit vrai en général que tous les peuples et toutes les langues se sont mêlés en mille manières, et dans des temps inconnus, on ne doit pas se prêter volontiers à faire venir de l’hébreu ou de l’arabe le nom d’un village des environs de Paris. La distance des temps et des lieux est toujours une raison de douter ; et il est sage de ne franchir cet intervalle, qu’en s’aidant de quelques connaissances positives et historiques des anciennes migrations des peuples, de leurs conquêtes, du commerce qu’ils ont entretenu les uns chez les autres ; et au défaut de ces connaissances, il faut au moins s’appuyer sur des étymologies déjà connues, assez certaines, et en assez grand nombre pour établir un mélange des deux langues. D’après ces principes, il n’y a aucune difficulté à remonter du français au latin, du tudesque au celtique, du latin au grec. J’admettrai plus aisément une étymologie orientale d’un mot espagnol, que d’un mot français ; parce que je sais que les Phéniciens et surtout les Carthaginois, ont eu beaucoup d’établissements en Espagne ; qu’après la prise de Jérusalem sous Vespasien, un grand nombre de Juifs furent transportés en Lusitanie, et que depuis toute cette contrée a été possédée par les Arabes.

     6° On puisera dans cette connaissance détaillée des migrations des peuples, d’excellentes règles de critique, pour juger des étymologies tirées de leurs langues, et apprécier leur vraisemblance. Les unes seront fondées sur le local des établissements du peuple ancien : par exemple, les étymologies phéniciennes des noms de lieu seront plus recevables, s’il s’agit d’une côte ou d’une ville maritime, que si cette ville était située dans l’intérieur des terres : une étymologie arabe conviendra dans les plaines et dans les parties méridionales de l’Espagne ; on préférera pour des lieux voisins des Pyrénées, des étymologies latines ou basques.

     7° La date du mélange des deux peuples, et du temps où les langues anciennes ont été remplacées par de nouvelles, ne sera pas moins utile ; on ne tirera point d’une racine celtique le nom d’une ville bâtie, ou d’un art inventé sous les rois francs.

     8° On pourra encore comparer cette date à la quantité d’altération que le primitif aura dû souffrir pour produire le dérivé ; car les mots, toutes choses d’ailleurs égales, ont reçu d’autant plus d’altération qu’ils ont été transmis par un plus grand nombre de générations, et surtout que les langues ont essuyé plus de révolutions dans cet intervalle. Un mot oriental qui aura passé dans l’espagnol par l’arabe, sera bien moins éloigné de sa racine que celui qui sera venu des anciens Carthaginois.

     9° La nature de la migration, la forme, la proportion, et la durée du mélange qui en a résulté, peuvent aussi rendre probables ou improbables plusieurs conjectures ; une conquête aura apporté bien plus de mots dans un pays, lorsqu’elle aura été accompagnée de transplantation d’habitants ; une possession durable, plus qu’une conquête passagère ; plus lorsque le conquérant a donné ses lois aux vaincus, que lorsqu’il les a laissés vivre selon leurs usages ; une conquête en général, plus qu’un simple commerce. C’est en partie à ces causes combinées avec les révolutions postérieures, qu’il faut attribuer les différentes proportions dans le mélange du latin avec les langues qu’on parle dans les différentes contrées soumises autrefois aux Romains ; proportions d’après lesquelles les étymologies tirées de cette langue auront, tout le reste égal, plus ou moins de probabilité ; dans le mélange, certaines classes d’objets garderont les noms que leur donnent le conquérant ; d’autres, celui de la langue des vaincus ; et tout cela dépendra de la forme du gouvernement, de la manière dont l’autorité et la dépendance sont distribuées entre les deux peuples ; des idées qui doivent être plus ou moins familières aux uns ou aux autres, suivant leur état, et les mœurs que leur donne cet état.

     10° Lorsqu’il n’y a eu entre deux peuples qu’une simple liaison sans qu’ils se soient mélangés, les mots qui passent d’une langue dans l’autre sont le plus ordinairement relatifs à l’objet de cette liaison. La religion chrétienne a étendu la connaissance du latin dans toutes les parties de l’Europe, où les armes des Romains n’avaient pu pénétrer. Un peuple adopte plus volontiers un mot nouveau avec une idée nouvelle, qu’il n’abandonne les noms des objets anciens, auxquels il est accoutumé. Une étymologie latine d’un mot polonais ou irlandais, recevra donc un nouveau degré de probabilité, si ce mot est relatif au culte, aux mystères, et aux autres objets de la religion. Par la même raison, s’il y a quelques mots auxquels on doive se permettre d’assigner une origine phénicienne ou hébraïque, ce sont les noms de certains objets relatifs aux premiers arts et au commerce ; il n’est pas étonnant que ces peuples, qui les premiers ont commercé sur toutes les côtes de la Méditerranée, et qui ont fondé un grand nombre de colonies dans toutes les îles de la Grèce, y aient porté les noms des choses ignorées des peuples sauvages chez lesquels ils trafiquaient, et surtout les termes de commerce. Il y aura même quelques-uns de ces mots que le commerce aura fait passer des Grecs à tous les Européens, et de ceux-ci à toutes les autres nations. Tel est le mot de sac, qui signifie proprement en hébreu une étoffe grossière, propre à emballer les marchandises. De tous les mots qui ne dérivent pas immédiatement de la nature, c’est peut-être le plus universellement répandu dans toutes les langues. Notre mot d’arrhes, arrhabon, est encore purement hébreu, et nous est venu par la même voie. Les termes de commerce parmi nous sont portugais, hollandais, anglais, etc. suivant la date de chaque branche de commerce, et le lieu de son origine.

     11° On peut, en généralisant cette dernière observation, établir un nouveau moyen d’estimer la vraisemblance des suppositions étymologiques, fondées sur le mélange des nations et de leurs langages ; c’est d’examiner quelle était au temps du mélange la proportion des idées des deux peuples ; les objets qui leur étaient familiers, leur manière de vivre, leurs arts, et le degré de connaissance auquel ils étaient parvenus. Dans les progrès généraux de l’esprit humain, toutes les nations partent du même point, marchent au même but, suivent à peu près la même route, mais d’un pas très inégal. Nous prouverons à l’article Langues, que les langues dans tous les temps sont à peu près la mesure des idées actuelles du peuple qui les parle ; et sans entrer dans un grand détail, il est aisé de sentir qu’on n’invente des noms qu’à mesure qu’on a des idées à exprimer. Lorsque des peuples inégalement avancés dans leurs progrès se mêlent, cette inégalité influe à plusieurs titres sur la langue nouvelle qui se forme du mélange. La langue du peuple policé plus riche, fournit au mélange dans une plus grande proportion, et le teint, pour ainsi dire, plus fortement de sa couleur : elle peut seule donner les noms de toutes les idées qui manquaient au peuple sauvage. Enfin l’avantage que les lumières de l’esprit donnent au peuple policé, le dédain qu’elles lui inspirent pour tout ce qu’il pourrait emprunter des barbares, le goût de l’imitation que l’admiration fait naître dans ceux-ci, changent encore la proportion du mélange en faveur de la langue policée, et contrebalancent souvent toutes les autres circonstances favorables à la langue barbare, celle même de la disproportion du nombre entre les anciens et les nouveaux habitants. S’il n’y a qu’un des deux peuples qui sache écrire, cela seul donne à sa langue le plus prodigieux avantage ; parce que rien ne fixe plus les impressions des mots dans la mémoire, que l’écriture. Pour appliquer cette considération générale, il faut la détailler ; il faut comparer les nations aux nations sous les différents points de vue que nous offre leur histoire, apprécier les nuances de la politesse et de la barbarie. La barbarie des Gaulois n’était pas la même que celle des Germains, et celle-ci n’était pas la barbarie des Sauvages d’Amérique ; la politesse des anciens Tyriens, des Grecs, des Européens modernes, forment une gradation aussi sensible ; les Mexicains barbares, en comparaison des Espagnols (je ne parle que par rapport aux lumières de l’esprit), étaient policés par rapport aux Caraïbes. Or l’inégalité d’influence des deux peuples dans le mélange des langues, n’est pas toujours relative à l’inégalité réelle des progrès, au nombre des pas de l’esprit humain, et à la durée des siècles interposés entre un progrès et un autre progrès ; parce que l’utilité des découvertes, et surtout leur effet imprévu sur les mœurs, les idées, la manière de vivre, la constitution des nations et la balance de leurs forces, n’est en rien proportionnée à la difficulté de ces découvertes, à la profondeur qu’il faut percer pour arriver à la mine et au temps nécessaire pour y parvenir : qu’on en juge par la poudre et l’imprimerie. Il faut donc suivre la comparaison des nations dans un détail plus grand encore, y faire entrer la connaissance de leurs arts respectifs, des progrès de leur éloquence, de leur philosophie, etc., voir quelle sorte d’idées elles ont pu se prêter les unes aux autres, diriger et apprécier ses conjectures d’après toutes ces connaissances, et en former autant de règles de critique particulières.

     12° On veut quelquefois donner à un mot d’une langue moderne, comme le français, une origine tirée d’une langue ancienne, comme le latin, qui, pendant que la nouvelle se formait, était parlée et écrite dans le même pays en qualité de langue savante. Or il faut bien prendre garde de prendre pour des mots latins, les mots nouveaux, auxquels on ajoutait des terminaisons de cette langue ; soit qu’il n’y eût véritablement aucun mot latin correspondant, soit plutôt que ce mot fût ignoré des écrivains du temps. Faute d’avoir fait cette légère attention, Ménage a dérivé marcassin de marcassinus, et il a perpétuellement assigné pour origine à des mots français de prétendus mots latins, inconnus lorsque la langue latine était vivante, et qui ne sont que ces mêmes mots français latinisés par des ignorants : ce qui est en fait d’étymologie, un cercle vicieux.

     13° Comme l’examen attentif de la chose dont on veut expliquer le nom, de ses qualités, soit absolues, soit relatives, est une des plus riches sources de l’invention, il est aussi un des moyens les plus sûrs pour juger certaines étymologies : comment fera-t-on venir le nom d’une ville, d’un mot qui signifie pont, s’il n’y a point de rivière ? M. Freret a employé ce moyen avec le plus grand succès dans sa dissertation sur l’étymologie de la terminaison celtique dunum, où il réfute l’opinion commune qui fait venir cette terminaison d’un prétendu mot celtique et tudesque, qu’on veut qui signifie montagne. Il produit une longue énumération des lieux, dont le nom ancien se terminait ainsi : Tours s’appelait autrefois Casarodunum ; Leyde, Lugdunum Batavorum ; Tours et Leyde sont situés dans des plaines. Plusieurs lieux se sont appelés Uxellodunum, et uxel signifiait aussi montagne ; ce serait un pléonasme. Le mot de Noviodunum, aussi très commun, se trouve donné à des lieux situés dans des vallées ; ce serait une contradiction.

     14° C’est cet examen attentif de la chose qui peut seul éclairer sur les rapports et les analogies que les hommes ont dû saisir entre les différentes idées, sur la justesse des métaphores et des tropes, par lesquels on a fait servir les noms anciens à désigner des objets nouveaux. Il faut l’avouer, c’est peut-être par cet endroit que l’art étymologique est le plus susceptible d’incertitude. Très souvent le défaut de justesse et d’analogie ne donne pas droit de rejeter les étymologies fondées sur des métaphores ; je crois l’avoir dit plus haut, en traitant de l’invention. Il y en a surtout deux raisons : l’une est le versement d’un mot, si j’ose ainsi parler, d’une idée principale sur l’accessoire ; la nouvelle extension de ce mot à d’autres idées, uniquement fondée sur le sens accessoire sans égard au primitif, comme quand on dit un cheval ferré d’argent ; et les nouvelles métaphores entées sur ce nouveau sens, puis les unes sur les autres, au point de présenter un sens entièrement contradictoire avec le sens propre. L’autre raison qui a introduit dans les langues des métaphores peu justes, est l’embarras où les hommes se sont trouvés pour nommer certains objets qui ne frappaient en rien le sens de l’ouïe, et qui n’avaient, avec les autres objets de la nature, que des rapports très éloignés. La nécessité est leur excuse. Quant à la première de ces deux espèces de métaphores si éloignées du sens primitif, j’ai déjà donné la seule règle de critique sur laquelle on puisse compter ; c’est de ne les admettre que dans le seul cas où tous les changements intermédiaires sont connus : elle resserre nos jugements dans des limites bien étroites, mais il faut bien les resserrer dans les limites de la certitude.

    Quant aux métaphores produites par la nécessité, cette nécessité même nous procurera un secours pour les vérifier : en effet, plus elle a été réelle et pressante, plus elle s’est fait sentir à tous les hommes, plus elle a marqué toutes les langues de la même empreinte. Le rapprochement des tours semblables dans plusieurs langues très différentes, devient alors une preuve que cette façon détournée d’envisager l’objet, était aussi nécessaire pour pouvoir lui donner un nom, qu’elle semble bizarre au premier coup d’œil. Voici un exemple assez singulier, qui justifiera notre règle. Rien ne paraît d’abord plus étonnant que de voir le nom de pupilla, petite fille, diminutif de pupa, donné à la prunelle de l’œil. Cette étymologie devient indubitable par le rapprochement du grec κόρη, qui a aussi ces deux sens, et de l’hébreu bathghnaïn, la prunelle, mot pour mot, la fille de l’œil : à plus forte raison ce rapprochement est-il utile pour donner un plus grand degré de probabilité aux étymologies fondées sur des métaphores moins éloignées. La tendresse maternelle est peut-être le premier sentiment que les hommes aient eu à exprimer ; et l’expression en semble indiquée par le mot de mama ou ama, le plus ancien mot de toutes les langues. Il ne serait pas extraordinaire que le mot latin amare en tirât son origine. Cette opinion devient plus vraisemblable, quand on voit en hébreu le même mot amma, mère, former le verbe amam, amavit ; et il est presque porté jusqu’à l’évidence, quand on voit dans la même langue rekhem, uterus, former le verbe rakham, vehementer amavit.

     15° L’altération supposée dans les sons forme seule une grande partie de l’art étymologique, et mérite aussi quelques considérations particulières. Nous avons déjà dit (8°) que l’altération du dérivé augmentait à mesure que le temps l’éloignait du primitif, et nous avons ajouté, toutes choses d’ailleurs égales, parce que la quantité de cette altération dépend aussi du cours que ce mot a dans le public. Il s’use, pour ainsi dire, en passant dans un plus grand nombre de bouches, surtout dans la bouche du peuple, et la rapidité de cette circulation équivaut à une plus longue durée ; les noms des saints et les noms de baptême les plus communs en sont un exemple ; les mots qui reviennent le plus souvent dans les langues, tels que les verbes être, faire, vouloir, aller, et tous ceux qui servent à lier les autres mots dans le discours, sont sujets à de plus grandes altérations ; ce sont ceux qui ont le plus besoin d’être fixés par la langue écrite. Le mot inclinaison dans notre langue, et le mot inclination, viennent tous deux du latin inclinatio. Mais le premier qui a gardé le sens physique est plus ancien dans la langue ; il a passé par la bouche des Arpenteurs, des Marins, etc. Le mot inclination nous est venu par les philosophes scholastiques, et a souffert moins d’altérations. On doit donc se prêter plus ou moins à l’altération supposée d’un mot, suivant qu’il est plus ancien dans la langue, que la langue était plus ou moins formée, était surtout ou n’était pas fixée par l’écriture lorsqu’il y a été introduit ; enfin suivant qu’il exprime des idées d’un usage plus ou moins familier, plus ou moins populaire.

     16° C’est par le même principe que le temps et la fréquence de l’usage d’un mot se compensent mutuellement pour l’altérer dans le même degré. C’est principalement la pente générale que tous les mots ont à s’adoucir ou à s’abréger qui les altère. Et la cause de cette pente est la commodité de l’organe qui les prononce. Cette cause agit sur tous les hommes : elle agit d’une manière insensible, et d’autant plus que le mot est plus répété. Son action continue, et la marche des altérations qu’elle a produites, a dû être et a été observée. Une fois connue, elle devient une pierre de touche sûre pour juger d’une foule de conjectures étymologiques ; les mots adoucis ou abrégés par l’euphonie ne retournent pas plus à leur première prononciation que les eaux ne remontent vers leur source. Au lieu d’obtinere, l’euphonie a fait prononcer optinere ; mais jamais à la prononciation du mot optare, on ne substituera celle d’obtare. Ainsi dans notre langue, ce qui se prononçait comme exploits, tend de jour en jour à se prononcer comme succès, mais une étymologie où son ferait passer un mot de cette dernière prononciation à la première ne serait pas recevable.

     17° Si de ce point de vue général on veut descendre dans les détails, et considérer les différentes suites d’altérations dans tous les langages que l’euphonie produisait en même temps, et en quelque sorte parallèlement les unes aux autres dans toutes les contrées de la terre ; si l’on veut fixer aussi les yeux sur les différentes époques de ces changements, on sera surpris de leur irrégularité apparente. On verra que chaque langue et dans chaque langue chaque dialecte, chaque peuple, chaque siècle, changent constamment certaines lettres en d’autres lettres, et se refusent à d’autres changements aussi constamment usités chez leurs voisins. On conclura qu’il n’y a à cet égard aucune règle générale.

     Plusieurs savants, et ceux en particulier qui ont fait leur étude des langues orientales, ont, il est vrai, posé pour principe que les lettres distinguées dans la grammaire hébraïque et rangées par classes sous le titre de lettres des mêmes organes, se changent réciproquement entre elles, et peuvent se substituer indifféremment les unes aux autres dans la même classe ; ils ont affirmé la même chose des voyelles, et en ont disposé arbitrairement, sans doute parce que le changement des voyelles est plus fréquent dans toutes les langues que celui des consonnes, mais peut-être aussi parce qu’en hébreu les voyelles ne sont point écrites.

     Toutes ces observations ne sont qu’un système, une conclusion générale de quelques faits particuliers démentie par d’autres faits en plus grand nombre.

     Quelque variable que soit le son des voyelles, leurs changements sont aussi constants dans le même temps et dans le même lieu que ceux des consonnes : les Grecs ont changé le son ancien de l’éta et de l’upsilon en i ; les Anglais donnent, suivant des règles constantes, à notre a l’ancien son de l’éta des Grecs ; les voyelles font comme les consonnes partie de la prononciation dans toutes les langues, et dans aucune langue la prononciation n’est arbitraire parce qu’en tous lieux on parle pour être entendu. Les Italiens sans égard aux divisions de l’alphabet hébreu qui met l’iod au rang des lettres du palais, et l’l au rang des lettres de la langue, changent l’l précédé d’une consonne en i tréma ou mouillé faible, qui se prononce comme l’iod des Hébreux : platea, piazza ; blanc, bianco. Les Portugais dans les mêmes circonstances changent constamment cet l en r, branco. Les Français ont changé ce mouillé faible ou i en consonne des Latins, en notre j consonne, et les Espagnols en une aspiration gutturale. Ne cherchons donc point à ramener à une loi fixe des variations multipliées à l’infini dont les causes nous échappent : étudions-en seulement la succession comme on étudie les faits historiques. Leur variété connue, fixée à certaines langues, ramenée à certaines dates, suivant l’ordre des lieux et des temps, deviendra une suite de pièges tendus à des suppositions trop vagues, et fondées sur la simple possibilité d’un changement quelconque. On comparera ces suppositions au lieu et au temps, et l’on n’écoutera point celui qui pour justifier, dans une étymologie italienne, un changement de l’l latin précédé d’une consonne en r, alléguerait l’exemple des Portugais et l’affinité de ces deux sons. La multitude des règles de critique qu’on peut former sur ce plan, et d’après les détails que fournira l’étude des grammaires, des dialectes et des révolutions de chaque langue, est le plus sûr moyen pour donner à l’art étymologique toute la solidité dont il est susceptible ; parce qu’en général la meilleure méthode pour assurer les résultats de tout art conjectural, c’est d’éprouver toutes ses suppositions en les rapprochant sans cesse d’un ordre certain de faits très nombreux et très variés.

     18° Tous les changements que souffre la prononciation ne viennent pas de l’euphonie. Lorsqu’un mot, pour être transmis de génération en génération, passe d’un homme à l’autre, il faut qu’il soit entendu avant d’être répété ; et s’il est mal entendu, il sera mal répété : voilà deux organes et deux sources d’altération. Je ne voudrais pas décider que la différence entre ces deux sortes d’altérations puisse être facilement aperçue. Cela dépend de savoir à quel point la sensibilité de notre oreille est aidée par l’habitude où nous sommes de former certains sons, et de nous fixer à ceux que la disposition de nos organes rend plus faciles (voyez Oreille). Quoi qu’il en soit, j’insérerai ici une réflexion qui, dans le cas où cette différence pourrait être aperçue, servirait à distinguer un mot venu d’une langue ancienne ou étrangère d’avec un mot qui n’aurait subi que ces changements insensibles que souffre une langue d’une génération à l’autre, et par le seul progrès des temps. Dans ce dernier cas c’est l’euphonie seule qui cause toutes les altérations. Un enfant naît au milieu de sa famille et de gens qui savent leur langue. Il est forcé de s’étudier à parler comme eux. S’il entend, s’il répète mal, il ne sera point compris, ou bien on lui fera connaître son erreur, et à la longue il se corrigera. C’est au contraire l’erreur de l’oreille qui domine et qui altère le plus la prononciation, lorsqu’une nation adopte un mot qui lui est étranger, et lorsque deux peuples différents confondent leurs langages en se mêlant. Celui qui ayant entendu un mot étranger le répète mal, ne trouve point dans ceux qui l’écoutent de contradicteur légitime, et il n’a aucune raison pour se corriger.

     19° Il résulte de tout ce que nous avons dit dans le cours de cet article, qu’une étymologie est une supposition ; qu’elle ne reçoit un caractère de vérité et de certitude que de sa comparaison avec les faits connus ; du nombre des circonstances de ces faits qu’elle explique ; des probabilités qui en naissent, et que la critique apprécie. Toute circonstance expliquée, tout rapport entre le dérivé et le primitif supposé produit une probabilité : aucun n’est exclu ; la probabilité augmente avec le nombre des rapports, et parvient rapidement à la certitude. Le sens, le son, les consonnes, les voyelles, la quantité, se prêtent une force réciproque.

     Tous les rapports ne donnent pas une égale probabilité. Une étymologie qui donnerait d’un mot une définition exacte, l’emporterait sur celle qui n’aurait avec lui qu’un rapport métaphorique. Des rapports supposés d’après des exemples, cèdent à des rapports fondés sur des faits connus ; les exemples indéterminés aux exemples pris des mêmes langues et des mêmes siècles. Plus on remonte de degrés dans la filiation des étymologies, plus le primitif est loin du dérivé ; plus toutes les ressemblances s’altèrent, plus les rapports deviennent vagues et se réduisent à de simples possibilités, plus les suppositions sont multipliées. Chacune est une source d’incertitude ; il faut donc se faire une loi de ne s’en permettre qu’une à la fois, et par conséquent de ne remonter de chaque mot qu’à son étymologie immédiate ; ou bien il faut qu’une suite de faits incontestables remplisse l’intervalle entre l’un et l’autre, et dispense de toute supposition. Il est bon en général de ne se permettre que des suppositions déjà rendues vraisemblables par quelques inductions. On doit vérifier par l’histoire des conquêtes et des migrations des peuples, du commerce, des arts, de l’esprit humain en général, et du progrès de chaque nation en particulier, les étymologies qu’on établit sur les mélanges des peuples et des langues ; par des exemples connus, celles qu’on tire des changements du sens, au moyen des métaphores ; par la connaissance historique et grammaticale de la prononciation de chaque langue et de ses révolutions, celles qu’on fonde sur les altérations de la prononciation : comparer toutes les étymologies supposées, soit avec la chose nommée, sa nature, ses rapports et son analogie avec les différents êtres, soit avec la chronologie des altérations successives, et l’ordre invariable des progrès de l’euphonie. Rejeter enfin toute étymologie contredite par un seul fait, et n’admettre comme certaines que celles qui seront appuyées sur un très grand nombre de probabilités réunies.

     20° Je finis ce tableau raccourci de tout l’art étymologique par la plus générale des règles, qui les renferme toutes ; celle de douter beaucoup. On n’a point à craindre que ce doute produise une incertitude universelle : il y a, même dans le genre étymologique, des choses évidentes à leur manière ; des dérivations si naturelles, qui portent un air de vérité si frappant, que peu de gens s’y refusent. À l’égard de celles qui n’ont pas ces caractères, ne vaut-il pas beaucoup mieux s’arrêter en deçà des bornes de la certitude, que d’aller au-delà ? Le grand objet de l’art étymologique n’est pas de rendre raison de l’origine de tous les mots sans exception, et j’ose dire que ce serait un but assez frivole. Cet art est principalement recommandable en ce qu’il fournit à la philosophie des matériaux et des observations pour élever le grand édifice de la théorie générale des langues ; or pour cela il importe bien plus d’employer des observations certaines, que d’en accumuler un grand nombre. J’ajoute qu’il serait aussi impossible qu’inutile de connaître l’étymologie de tous les mots : nous avons vu combien l’incertitude augmente dès qu’on est parvenu à la troisième ou quatrième étymologie, combien on est obligé d’entasser de suppositions, combien les possibilités deviennent vagues ; que serait-ce si l’on voulait remonter au-delà, et combien cependant ne serions-nous pas loin encore de la première imposition des noms ? Qu’on réfléchisse à la multitude de hasards qui ont souvent présidé à cette imposition ; combien de noms tirés de circonstances étrangères à la chose, qui n’ont duré qu’un instant, et dont il n’a resté aucun vestige ! En voici un exemple : un prince s’étonnait en traversant les salles du Palais[2], de la quantité de marchands qu’il voyait. « Ce qu’il y a de plus singulier, lui dit quelqu’un de sa suite, c’est qu’on ne peut rien demander à ces gens là, qu’ils ne vous le fournissent sur le champ, la chose n’eût-elle jamais existé. » Le prince rit ; on le pria d’en faire l’essai : il s’approcha d’une boutique, et dit : « Madame, vendez-vous des… des falbalas ? » La marchande, sans demander l’explication d’un mot qu’elle entendait pour la première fois, lui dit : « Oui, Monseigneur » ; et lui montrant des pretintailles et des garnitures de robes de femme : « voilà ce que vous demandez ; c’est cela même qu’on appelle des falbalas. » Ce mot fut répété, et fit fortune[3]. Combien de mots doivent leur origine à des circonstances aussi légères, et aussi propres à mettre en défaut toute la sagacité des étymologistes ! Concluons, de tout ce que nous avons dit, qu’il y a des étymologies certaines, qu’il y en a de probables, et qu’on peut toujours éviter l’erreur, pourvu qu’on se résolve à beaucoup ignorer.

     Nous n’avons plus pour finir cet article qu’à y joindre quelques réflexions sur l’utilité des recherches étymologiques, pour les disculper du reproche de frivolité qu’on leur fait souvent.

     Depuis qu’on connaît l’enchaînement général qui unit toutes les vérités ; depuis que la philosophie, ou plutôt la raison, par ses progrès, a fait dans les sciences, ce qu’avaient fait autrefois les conquêtes des Romains parmi les nations ; qu’elle a réuni toutes les parties du monde littéraire, et renversé les barrières qui divisaient les gens de lettres en autant de petites républiques étrangères les unes aux autres, que leurs études avaient d’objets différents, je ne saurais croire qu’aucune sorte de recherches ait grand besoin d’apologie : quoi qu’il en soit, le développement des principaux usages de l’étude étymologique ne peut être inutile ni déplacé à la suite de cet article.

     L’application la plus immédiate de l’art étymologique est la recherche des origines d’une langue en particulier : le résultat de ce travail, poussé aussi loin qu’il peut l’être sans tomber dans des conjectures trop arbitraires, est une partie essentielle de l’analyse d’une langue, c’est-à-dire de la connaissance complète du système de cette langue, de ses éléments radicaux, de la combinaison dont ils sont susceptibles, etc. Le fruit de cette analyse est la facilité de comparer les langues entre elles sous toutes sortes de rapports, grammatical, philosophique, historique, etc. (voyez au mot Langue, les deux articles Analyse et Comparaison des Langues). On sent aisément combien ces préliminaires sont indispensables pour saisir en grand et sous son vrai point de vue la théorie générale de la parole, et de la marche de l’esprit humain dans la formation et les progrès du langage ; théorie qui, comme toute autre, a besoin pour n’être pas un roman, d’être continuellement rapprochée des faits. Cette théorie est la source d’où découlent les règles de cette grammaire générale qui gouverne toutes les langues, à laquelle toutes les nations s’assujettissent en croyant ne suivre que les caprices de l’usage, et dont enfin les grammaires de toutes nos langues ne sont que des applications partielles et incomplètes (voyez Grammaire générale). L’histoire philosophique de l’esprit humain en général et des idées des hommes, dont les langues sont tout à la fois l’expression et la mesure, est encore un fruit précieux de cette théorie. Tout l’article Langues, auquel je renvoie, sera un développement de cette vérité, et je n’anticiperai point ici sur cet article. Je ne donnerai qu’un exemple des services que l’étude des langues et des mots, considérée sous ce point de vue, peut rendre à la saine philosophie, en détruisant des erreurs invétérées.

     On sait combien de systèmes ont été fabriqués sur la nature et l’origine de nos connaissances ; l’entêtement avec lequel on a soutenu que toutes nos idées étaient innées ; et la multitude innombrable de ces êtres imaginaires dont nos scholastiques avaient rempli l’univers, en prêtant une réalité à toutes les abstractions de leur esprit : virtualités, formalités, degrés métaphysiques, entités, quiddités, etc., etc. Rien, je parle d’après Locke, n’est plus propre à en détromper, qu’un examen suivi de la manière dont les hommes sont parvenus à donner des noms à ces sortes d’idées abstraites ou spirituelles, et même à se donner de nouvelles idées par le moyen de ces noms. On les voit partir des premières images des objets qui frappent les sens, et s’élever par degrés jusqu’aux idées des êtres invisibles et aux abstractions les plus générales. On voit les échelons sur lesquels ils se sont appuyés ; les métaphores et les analogies qui les ont aidés, surtout les combinaisons qu’ils ont faites de signes déjà inventés, et l’artifice de ce calcul des mots par lequel ils ont formé, composé, analysé toutes sortes d’abstractions inaccessibles aux sens et à l’imagination, précisément comme les nombres exprimés par plusieurs chiffres sur lesquels cependant le calculateur s’exerce avec facilité. Or de quel usage n’est pas dans ces recherches délicates l’art étymologique, l’art de suivre les expressions dans tous leurs passages d’une signification à l’autre, et de découvrir la liaison secrète des idées qui a facilité ce passage ? On me dira que la saine métaphysique et l’observation assidue des opérations de notre esprit doit suffire seule pour convaincre tout homme sans préjugé, que les idées, même des êtres spirituels, viennent toutes des sens : on aura raison ; mais cette vérité n’est-elle pas mise en quelque sorte sous les yeux d’une manière bien plus frappante, et n’acquiert-elle pas toute l’évidence d’un point de fait, par l’étymologie si connue des mots spiritus, animus, πνεῦμα, rouakh, etc., pensée, délibération, intelligence, etc. Il serait superflu de s’étendre ici sur les étymologies de ce genre, qu’on pourrait accumuler ; mais je crois qu’il est très désirable qu’on s’en occupe un peu d’après ce point de vue. En effet, l’esprit humain en se repliant ainsi sur lui-même pour étudier sa marche, ne peut-il pas retrouver dans les tours singuliers que les premiers hommes ont imaginés pour expliquer des idées nouvelles en partant des objets connus, bien des analogies très fines et très justes entre plusieurs idées, bien des rapports de toute espèce que la nécessité toujours ingénieuse avait saisis, et que la paresse avait depuis oubliés ? N’y peut-il pas voir souvent la gradation qu’il a suivie dans le passage d’une idée à une autre, dans l’invention de quelques arts, et, par-là, cette étude ne devient-elle pas une branche intéressante de la métaphysique expérimentale ? Si ces détails sur les langues et les mots dont l’art étymologique s’occupe, sont des grains de sable, il est précieux de les ramasser, puisque ce sont des grains de sable que l’esprit humain a jetés dans sa route, et qui peuvent seuls nous indiquer la trace de ses pas (voyez Origine des Langues). Indépendamment de ces vues curieuses et philosophiques, l’étude dont nous parlons, peut devenir d’une application usuelle, et prêter à la logique des secours pour appuyer nos raisonnements sur des fondements solides. Locke, et depuis M. l’abbé de Condillac, ont montré que le langage est véritablement une espèce de calcul, dont la grammaire, et même la logique en grande partie, ne sont que les règles ; mais ce calcul est bien plus compliqué que celui des nombres, sujet à bien plus d’erreurs et de difficultés. Une des principales est l’espèce d’impossibilité où les hommes se trouvent de fixer exactement le sens des signes auxquels ils n’ont appris à lier des idées que par une habitude formée dans l’enfance, à force d’entendre répéter les mêmes sons dans des circonstances semblables, mais qui ne le sont jamais entièrement ; en sorte que ni deux hommes, ni peut-être le même homme dans des temps différents, n’attachent précisément au même mot la même idée. Les métaphores multipliées par le besoin et par une espèce de luxe d’imagination, qui s’est aussi dans ce genre créé de faux besoins, ont compliqué de plus en plus les détours de ce labyrinthe immense, où l’homme, introduit, si j’ose ainsi parler, avant que ses yeux fussent ouverts, méconnaît sa route à chaque pas. Cependant tout l’artifice de ce calcul ingénieux dont Aristote nous a donné les règles, tout l’art du syllogisme, est fondé sur l’usage des mots dans le même sens ; l’emploi d’un même mot dans deux sens différents fait de tout raisonnement un sophisme ; et ce genre de sophisme, peut-être le plus commun de tous, est une des sources les plus ordinaires de nos erreurs. Le moyen le plus sûr, ou plutôt le seul de nous détromper, et peut-être de parvenir un jour à ne rien affirmer de faux, serait de n’employer dans nos inductions aucun terme, dont le sens ne fût exactement connu et défini. Je ne prétends assurément pas qu’on ne puisse donner une bonne définition d’un mot, sans connaître son étymologie ; mais du moins est-il certain qu’il faut connaître avec précision la marche et l’embranchement de ses différentes acceptions. Qu’on me permette quelques réflexions à ce sujet.

     J’ai crû voir deux défauts régnants dans la plupart des définitions répandues dans les meilleurs ouvrages philosophiques. J’en pourrais citer des exemples tirés des auteurs les plus estimés et les plus estimables, sans sortir même de l’Encyclopédie. L’un consiste à donner pour la définition d’un mot l’énonciation d’une seule de ses acceptions particulières ; l’autre défaut est celui de ces définitions dans lesquelles, pour vouloir y comprendre toutes les acceptions du mot, il arrive qu’on n’y comprend dans le fait aucun des caractères qui distinguent la chose de toute autre, et que par conséquent on ne définit rien.

     Le premier défaut est très commun, surtout quand il s’agit de ces mots qui expriment les idées abstraites les plus familières, et dont les acceptions se multiplient d’autant plus par l’usage fréquent de la conversation, qu’ils ne répondent à aucun objet physique et déterminé qui puisse ramener constamment l’esprit à un sens précis. Il n’est pas étonnant qu’on s’arrête à celle de ces acceptions dont on est le plus frappé dans l’instant où l’on écrit, ou bien la plus favorable au système qu’on a entrepris de prouver. Accoutumé, par exemple, à entendre louer l’imagination, comme la qualité la plus brillante du génie ; saisi d’admiration pour la nouveauté, la grandeur, la multitude, et la correspondance des ressorts dont sera composée la machine d’un beau poème, un homme dira : « J’appelle imagination cet esprit inventeur qui sait créer, disposer, faire mouvoir les parties et l’ensemble d’un grand tout. » Il n’est pas douteux que si dans toute la suite de ses raisonnements, l’auteur n’emploie jamais dans un autre sens le mot imagination (ce qui est rare), l’on n’aura rien à lui reprocher contre l’exactitude de ses conclusions : mais qu’on y prenne garde, un philosophe n’est point autorisé à définir arbitrairement les mots. Il parle à des hommes pour les instruire ; il doit leur parler dans leur propre langue, et s’assujettir à des conventions déjà faites, dont il n’est que le témoin, et non le juge. Une définition doit donc fixer le sens que les hommes ont attaché à une expression, et non lui en donner un nouveau. En effet, un autre jouira aussi du droit de borner la définition du même mot (imagination) à des acceptions toutes différentes de celles auxquelles le premier s’était fixé. Dans la vue de ramener davantage ce mot à son origine, il croira y réussir, en l’appliquant au talent de présenter toutes ses idées sous des images sensibles, d’entasser les métaphores et les comparaisons. Un troisième appellera imagination cette mémoire vive des sensations, cette représentation fidele des objets absents, qui nous les rend avec force, qui nous tient lieu de leur réalité, quelquefois même avec avantage, parce qu’elle rassemble sous un seul point de vue tous les charmes que la nature ne nous présente que successivement. Ces derniers pourront encore raisonner très bien, en s’attachant constamment au sens qu’ils auront choisi ; mais il est évident qu’ils parleront tous trois une langue différente, et qu’aucun des trois n’aura fixé toutes les idées qu’excite le mot imagination dans l’esprit des Français qui l’entendent, mais seulement l’idée momentanée qu’il a plu à chacun d’eux d’y attacher.

     Le second défaut est né du désir d’éviter le premier. Quelques auteurs ont bien senti qu’une définition arbitraire ne répondait pas au problème proposé, et qu’il fallait chercher le sens que les hommes attachent à un mot dans les différentes occasions où ils l’emploient. Or, pour y parvenir, voici le procédé qu’on a suivi le plus communément. On a rassemblé toutes les phrases où l’on s’est rappelé d’avoir vu le mot qu’on voulait définir ; on en a tiré les différents sens dont il était susceptible, et on a tâché d’en faire une énumération exacte. On a cherché ensuite à exprimer, avec le plus de précision qu’on a pu, ce qu’il y a de commun dans toutes ces acceptions différentes que l’usage donne au même mot : c’est ce qu’on a appelé le sens le plus général du mot ; et sans penser que le mot n’a jamais eu ni pu avoir dans aucune occasion ce prétendu sens, on a crû en avoir donné la définition exacte. Je ne citerai point ici plusieurs définitions où j’ai trouvé ce défaut ; je serais obligé de justifier ma critique ; et cela serait peut-être long. Un homme d’esprit, même en suivant une méthode propre à l’égarer, ne s’égare que jusqu’à un certain point, l’habitude de la justesse le ramène toujours à certaines vérités capitales de la matière ; l’erreur n’est pas complète, et devient plus difficile à développer. Les auteurs que j’aurais à citer sont dans ce cas ; et j’aime mieux, pour rendre le défaut de leur méthode plus sensible, le porter à l’extrême ; et c’est ce que je vais faire dans l’exemple suivant.

     Qu’on se représente la foule des acceptions du mot esprit, depuis son sens primitif spiritus, haleine, jusqu’à ceux qu’on lui donne dans la chimie, dans la littérature, dans la jurisprudence, esprit acide, esprit de Montagne, esprit des lois, etc. ; qu’on essaye d’extraire de toutes ces acceptions une idée qui soit commune à toutes, on verra s’évanouir tous les caractères qui distinguent l’esprit de toute autre chose, dans quelque sens qu’on le prenne. Il ne restera pas même l’idée vague de subtilité ; car ce mot n’a aucun sens, lorsqu’il s’agit d’une substance immatérielle ; et il n’a jamais été appliqué à l’esprit dans le sens de talent, que d’une manière métaphorique. Mais quand on pourrait dire que l’esprit, dans le sens le plus général, est une chose subtile, avec combien d’êtres cette qualification ne lui serait-elle pas commune, et serait-ce là une définition qui doit convenir au défini, et ne convenir qu’à lui ? Je sais bien que les disparates de cette multitude d’acceptions différentes sont un peu plus grandes, à prendre le mot dans toute l’étendue que lui donnent les deux langues latine et française ; mais on m’avouera que si le latin fût resté langue vivante, rien n’aurait empêché que le mot spiritus n’eût reçu tous les sens que nous donnons aujourd’hui au mot esprit.

     J’ai voulu rapprocher les deux extrémités de la chaîne, pour rendre le contraste plus frappant : il le serait moins, si nous n’en considérions qu’une partie ; mais il serait toujours réel. À se renfermer même dans la langue française seule, la multitude et l’incompatibilité des acceptions du mot esprit sont telles, que personne, je crois, n’a été tenté de les comprendre ainsi toutes dans une seule définition, et de définir l’esprit en général. Mais le vice de cette méthode n’est pas moins réel, lorsqu’il n’est pas assez sensible pour empêcher qu’on ne la suive : à mesure que le nombre et la diversité des acceptions diminue, l’absurdité s’affaiblit ; et quand elle disparaît, il reste encore l’erreur. J’ose dire que presque toutes les définitions où l’on annonce qu’on va définir les choses dans le sens le plus général, ont ce défaut, et ne définissent véritablement rien ; parce que leurs auteurs, en voulant renfermer toutes les acceptions du mot, ont entrepris une chose impossible : je veux dire, de rassembler sous une seule idée générale des idées très différentes entre elles, et qu’un même mot n’a jamais pu désigner que successivement, en cessant en quelque sorte d’être le même mot.

     Ce n’est point ici le lieu de fixer les cas où elle est indispensablement nécessaire et ceux où l’on pourrait s’en passer, ni de développer l’usage dont elle pourrait être pour comparer les mots entre eux (voyez Mots et Synonymes).

     On trouverait des moyens d’éviter ces deux défauts ordinaires aux définitions, dans l’étude historique de la génération des termes et de leurs révolutions. Il faudrait observer la manière dont les hommes ont successivement augmenté, resserré, modifié, changé totalement les idées qu’ils ont attachées à chaque mot ; le sens propre de la racine primitive, autant qu’il est possible d’y remonter ; les métaphores qui lui ont succédé ; les nouvelles métaphores entées souvent sur ces premières, sans aucun rapport au sens primitif. On dirait : « Tel mot, dans un temps, a reçu cette signification ; la génération suivante y a ajouté cet autre sens ; les hommes l’ont ensuite employé à désigner telle idée ; ils y ont été conduits par analogie ; cette signification est le sens propre ; cette autre est un sens détourné, mais néanmoins en usage ». On distinguerait dans cette généalogie d’idées un certain nombre d’époques : spiritus, souffle, esprit, principe de la vie ; esprit, substance pensante ; esprit, talent de penser, etc. Chacune de ces époques donnerait lieu à une définition particulière ; on aurait du moins toujours une idée précise de ce qu’on doit définir ; on n’embrasserait point à la fois tous les sens d’un mot ; et en même temps, on n’en exclurait arbitrairement aucun ; on exposerait tous ceux qui sont reçus ; et, sans se faire le législateur du langage, on lui donnerait toute la netteté dont il est susceptible, et dont nous avons besoin pour raisonner juste.

     Sans doute, la méthode que je viens de tracer est souvent mise en usage, surtout lorsque l’incompatibilité des sens d’un même mot est trop frappante ; mais, pour l’appliquer dans tous les cas, et avec toute la finesse dont il est susceptible, on ne pourra guère se dispenser de consulter les mêmes analogies, qui servent de guides dans les recherches étymologiques. Quoi qu’il en soit, je crois qu’il est toujours avantageux de s’en servir, et que le secours des étymologies y est utile dans tous les cas.

     Au reste, ce secours devient d’une nécessité absolue, lorsqu’il faut connaître exactement, non pas le sens qu’un mot a dû ou doit avoir, mais celui qu’il a eu dans l’esprit de tel auteur, dans tel temps, dans tel siècle. Ceux qui observent la marche de l’esprit humain dans l’histoire des anciennes opinions, et plus encore ceux qui, comme les théologiens, sont obligés d’appuyer des dogmes respectables sur les expressions des livres révélés, ou sur les textes des auteurs témoins de la doctrine de leur siècle, doivent marcher sans cesse le flambeau de l’étymologie à la main, s’ils ne veulent tomber dans mille erreurs. Si l’on part de nos idées actuelles sur la matière et ses trois dimensions ; si l’on oublie que le mot qui répond à celui de matière, materia, ὕλη, signifiait proprement du bois, et par métaphore, dans le sens philosophique, les matériaux dont une chose est faite, ce fonds d’être qui subsiste parmi les changements continuels des formes, en un mot ce que nous appelons aujourd’hui substance, on sera souvent porté mal à propos à charger les anciens philosophes d’avoir nié la spiritualité de l’âme, c’est-à-dire d’avoir mal répondu à une question que beaucoup d’entre eux ne se sont jamais faite. Presque toutes les expressions philosophiques ont changé de signification ; et toutes les fois qu’il faut établir une vérité sur le témoignage d’un auteur, il est indispensable de commencer par examiner la force de ses expressions, non dans l’esprit de nos contemporains et dans le nôtre, mais dans le sien et dans celui des hommes de son siècle. Cet examen fondé si souvent sur la connaissance des étymologies, fait une des parties les plus essentielles de la critique : nous exhortons à lire, à ce sujet, l’Art critique du célèbre Le Clerc ; ce savant homme a recueilli dans cet ouvrage plusieurs exemples d’erreurs très importantes, et donne en même temps des règles pour les éviter.

     Je n’ai point encore parlé de l’usage le plus ordinaire que les savants aient fait jusqu’ici de l’art étymologique, et des grandes lumières qu’ils ont crû en tirer, pour l’éclaircissement de l’Histoire ancienne. Je ne me laisserai point emporter à leur enthousiasme : j’inviterai même ceux qui pourraient y être plus portés que moi, à lire la Démonstration évangélique, de M. Huet ; l’Explication de la Mythologie, par Lavaur ; les longs Commentaires que l’évêque Cumberland et le célèbre Fourmont ont donnés sur le fragment de Sanchoniathon[4] ; l’Histoire du Ciel, de M. Pluche, les ouvrages du P. Pezron sur les Celtes, l’Atlantique de Rudbeck, etc. Il sera très curieux de comparer les différentes explications que tous ces auteurs ont données de la mythologie et de l’histoire des anciens héros. L’un voit tous les patriarches de l’Ancien Testament, et leur histoire suivie, où l’autre ne voit que des héros suédois ou celtes ; un troisième des leçons d’astronomie et de labourage, etc. Tous présentent des systèmes assez bien liés, à peu près également vraisemblables, et tous ont la même chose à expliquer. On sentira probablement, avant d’avoir fini cette lecture, combien il est frivole de prétendre établir des faits sur des étymologies purement arbitraires, et dont la certitude serait évaluée très favorablement en la réduisant à de simples possibilités. Ajoutons qu’on y verra en même temps que si ces auteurs s’étaient astreints à la sévérité des règles que nous avons données, ils se seraient épargné bien des volumes.

     Après cet acte d’impartialité, j’ai droit d’appuyer sur l’utilité dont peuvent être les étymologies, pour l’éclaircissement de l’ancienne histoire et de la fable. Avant l’invention de l’écriture, et depuis, dans les pays qui sont restés barbares, les traces des révolutions s’effacent en peu de temps ; et il n’en reste d’autres vestiges que les noms imposés aux montagnes, aux rivières, etc., par les anciens habitants du pays, et qui se sont conservés dans la langue des conquérants. Les mélanges des langues servent à indiquer les mélanges des peuples, leurs courses, leurs transplantations, leurs navigations, les colonies qu’ils ont portées dans des climats éloignés. En matière de conjectures, il n’y a point de cercle vicieux, parce que la force des probabilités consiste dans leur concert ; toutes donnent et reçoivent mutuellement : ainsi les étymologies confirment les conjectures historiques, comme nous avons vu que les conjectures historiques confirment les étymologies ; par la même raison, celles-ci empruntent et répandent une lumière réciproque sur l’origine et la migration des arts, dont les nations ont souvent adopté les termes avec les manœuvres qu’ils expriment. La décomposition des langues modernes peut encore nous rendre, jusqu’à un certain point, des langues perdues, et nous guider dans l’interprétation d’anciens monuments, que leur obscurité, sans cela, nous rendrait entièrement inutiles. Ces faibles lueurs sont précieuses, surtout lorsqu’elles sont seules ; mais, il faut l’avouer, si elles peuvent servir à indiquer certains événements à grande masse, comme les migrations et les mélanges de quelques peuples, elles sont trop vagues pour servir à établir aucun fait circonstancié. En général, des conjectures sur des noms me paraissent un fondement bien faible pour asseoir quelque assertion positive ; et si je voulais faire usage de l’étymologie, pour éclaircir les anciennes fables et le commencement de l’histoire des nations, ce serait bien moins pour élever que pour détruire : loin de chercher à identifier, à force de suppositions, les dieux des différents peuples, pour les ramener ou à l’histoire corrompue, ou à des systèmes raisonnés d’idolâtrie, soit astronomique, soit allégorique, la diversité des noms des dieux de Virgile et d’Homère, quoique les personnages soient calqués les uns sur les autres, me ferait penser que la plus grande partie de ces dieux latins n’avaient dans l’origine rien de commun avec les dieux grecs ; que tous les peuples assignaient aux différents effets qui frappaient le plus leurs sens, des êtres pour les produire et y présider ; qu’on partageait entre ces êtres fantastiques l’empire de la nature, arbitrairement, comme on partageait l’année entre plusieurs mois ; qu’on leur donnait des noms relatifs à leurs fonctions, et tirés de la langue du pays, parce qu’on n’en savait pas d’autre ; que par cette raison le dieu qui présidait à la navigation s’appelait Neptunus, comme la déesse qui présidait aux fruits s’appelait Pomona ; que chaque peuple faisait ses dieux à part et pour son usage, comme son calendrier ; que si dans la suite on a crû pouvoir traduire les noms de ces dieux les uns par les autres, comme ceux des mois, et identifier le Neptune des Latins avec le Poséidon des Grecs, cela vient de la persuasion où chacun était de la réalité des siens, et de la facilité avec laquelle on se prêtait à cette croyance réciproque, par l’espèce de courtoisie que la superstition d’un peuple avait, en ce temps là, pour celle d’un autre. Enfin j’attribuerais en partie à ces traductions et à ces confusions de dieux, l’accumulation d’une foule d’aventures contradictoires sur la tête d’une seule divinité ; ce qui a dû compliquer de plus en plus la mythologie, jusqu’à ce que les poètes l’aient fixée dans des temps postérieurs.

     À l’égard de l’histoire ancienne, j’examinerais les connaissances que les différentes nations prétendent avoir sur l’origine du monde ; j’étudierais le sens des noms qu’elles donnent dans leurs récits aux premiers hommes, et à ceux dont elles remplissent les premières générations ; je verrais dans la tradition des Germains, que Theut fut père de Mannus ; ce qui ne veut dire autre chose sinon que Dieu créa l’homme ; dans le fragment de Sanchoniathon, je verrais, après l’air ténébreux et le chaos, l’esprit produire l’amour ; puis naître successivement les être intelligents, les astres, les hommes immortels ; et enfin d’un certain vent Colpias et de la Nuit, Aeon et Protogonos, c’est-à-dire, mot pour mot, le Temps (que l’on représente pourtant comme un homme), et le premier homme ; ensuite plusieurs générations, qui désignent autant d’époques des inventions successives des premiers arts. Les noms donnés aux chefs de ces générations sont ordinairement relatifs à ces arts, le Chasseur, le Pêcheur, le Bâtisseur ; et tous ont inventé les arts dont ils portent le nom. À travers toute la confusion de ce fragment, j’entrevois bien que le prétendu Sanchoniathon n’a fait que compiler d’anciennes traditions qu’il n’a pas toujours entendues ; mais dans quelque source qu’il ait puisé, peut-on jamais reconnaître dans son fragment un récit historique ? Ces noms, dont le sens est toujours assujetti à l’ordre systématique de l’invention des arts, ou identique avec la chose même qu’on raconte, comme celui de Protogonos, présentent sensiblement le caractère d’un homme qui dit ce que lui ou d’autres ont imaginé et crû vraisemblable, et répugnent à celui d’un témoin qui rend compte de ce qu’il a vu ou de ce qu’il a entendu dire à d’autres témoins. Les noms répondent aux caractères dans les comédies, et non dans la société ; la tradition des Germains est dans le même cas : on peut juger par là ce qu’on doit penser des auteurs qui ont osé préférer ces traditions informes, à la narration simple et circonstanciée de la Genèse.

     Les Anciens expliquaient presque toujours les noms des villes par le nom de leur fondateur ; mais cette façon de nommer les villes est-elle réellement bien commune ; et beaucoup de villes ont-elles eu un fondateur ? N’est-il pas arrivé quelquefois qu’on ait imaginé le fondateur et son nom d’après le nom de la ville, pour remplir le vide que l’histoire laisse toujours dans les premiers temps d’un peuple ? L’étymologie peut, dans certaines occasions, éclaircir ce doute. Les historiens grecs attribuent la fondation de Ninive à Ninus ; et l’histoire de ce prince, ainsi que de sa femme Sémiramis, est assez bien circonstanciée, quoiqu’un peu romanesque. Cependant Ninive, en hébreu, langue presque absolument la même que le chaldéen, Nineveh, est le participe passif du verbe navah, habiter ; et suivant cette étymologie, ce nom signifierait habitation, et il aurait été assez naturel pour une ville, surtout dans les premiers temps, où les peuples bornés à leur territoire, ne donnaient guère un nom à la ville, que pour la distinguer de la campagne. Si cette étymologie est vraie, tant que ce mot a été entendu, c’est-à-dire jusqu’au temps de la domination persane, on n’a pas dû lui chercher d’autre origine, et l’histoire de Ninus n’aura été imaginée que postérieurement à cette époque. Les historiens grecs qui nous l’ont racontée, n’ont écrit effectivement que longtemps après ; et le soupçon que nous avons formé s’accorde d’ailleurs très bien avec les livres sacrés, qui donnent Assur pour fondateur à la ville de Ninive. Quoi qu’il en soit de la vérité absolue de cette idée, il sera toujours vrai qu’en général lorsque le nom d’une ville a, dans la langue qu’on y parle, un sens naturel et vraisemblable, on est en droit de suspecter l’existence du prince qu’on prétend lui avoir donné son nom, surtout si cette existence n’est connue que par des auteurs qui n’ont jamais su la langue du pays.

     On voit assez jusqu’où et comment on peut faire usage des étymologies, pour éclaircir les obscurités de l’histoire.

     Si, après ce que nous avons dit pour montrer l’utilité de cette étude, quelqu’un la méprisait encore, nous lui citerions l’exemple des Le Clerc, des Leibnitz, et de l’illustre Fréret, un des savants qui ont su le mieux appliquer la philosophie à l’érudition. Nous exhortons aussi à lire les Mémoires de M. Falconet, sur les étymologies de la langue française (Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres, tome XX), et surtout les deux Mémoires que M. le Président de Brosses a lus à la même académie, sur les Étymologies : titre trop modeste, puisqu’il s’y agit principalement des grands objets de la théorie générale des langues, et des raisons suffisantes de l’art de la parole. Comme l’auteur a bien voulu nous les communiquer, nous en avons quelquefois profité, et nous en eussions profité plus souvent, s’il ne fût pas entré dans notre plan de renvoyer la plus grande partie des vues profondes et philosophiques dont ils sont remplis, aux articles Langues, Lettres, Onomatopée, Métaphore, etc.

     Nous conclurons donc cet article, en disant, avec Quintilien : ne quis igitur tam parva fastidiat elementa… quia interiora velut sacri hujus adeuntibus apparebit multa rerum subtilitas, quæ non modo acuere ingenia, sed exercere altissimam quoque eruditionem possit[5].

________________

[1] Il existe dans les manuscrits de Turgot plusieurs fragments de deux projets d’articles, qui paraissent dater de 1753 ou 1754 et avoir été écrits pour l’Encyclopédie. Le premier pour le mot : Définition (Logique), les autres pour le mot : Dieu ; Existence de Dieu. Voici un extrait de ce dernier :

« On peut procéder de deux manières. On peut porter d’abord sa vue sur l’idée que les hommes se sont faits de la divinité, déterminer précisément ce que c’est que Dieu par l’énumération exacte des qualités qu’on lui attribue et chercher à prouver qu’un tel être existe ou bien jeter les yeux sur les phénomènes qui nous environnent, en rechercher les causes, trouver qu’en remontant, on arrive à une cause unique intelligente et montrer que l’idée de cette cause est précisément celle à laquelle les hommes ont attaché le nom de Dieu.

« De ces deux manières d’entrer en matière, quand la première serait possible, on aurait toujours fait un long circuit très inutile ; quand l’idée de Dieu serait très clairement développée, on aurait toujours à prouver la proposition : un tel être existe. Et comment la prouver, si ce n’est en remontant des phénomènes à leur cause ? Quel autre point fixe pouvons-nous prendre dans tous nos raisonnements, que les impressions faites sur notre âme dans le moment présent ? Il faut bien que toute notre certitude se réduise à notre sens intime puisque c’est nous qui sommes sûrs.

« Comment prouver cette proposition, si ce n’est en se laissant guider par les phénomènes eux-mêmes et en déduisant chaque propriété de la cause des circonstances du phénomène ?

« Les hommes, frappés des phénomènes, en ont cherché les causes. Ils ont vu des corps se mouvoir en cédant à l’impulsion d’autres corps. Ils ont senti en eux-mêmes une force à laquelle la matière obéissait. De là, la distinction des causes mécaniques et intelligentes ; on s’est servi des unes et des autres pour expliquer la nature, suivant ce que paraissaient exiger les circonstances des effets particuliers. Tout ce qui semblait se diriger à une fin marquée était rapporté à une cause intelligente ;  la philosophie bornée des premiers hommes assignait une cause à chaque effet, à peu près comme un voyageur qui n’aurait fait que raser les côtes de l’Égypte, y compterait autant de fleuves différents que le Nil aurait présenté d’embouchures à yeux. De là, le Polythéisme.

« Un examen plus approfondi des phénomènes montra les rapports et la liaison ; les effets particuliers indiquèrent des phénomènes généraux et féconds. Ceux-ci conduisirent à d’autres toujours plus généreux et d’autant moins nombreux. En suivant le cours de ces rameaux multipliés, en remontant vers leur origine, on les vit se confondre dans un canal unique. L’univers ne parut plus qu’un grand phénomène et l’on ne connut plus qu’une seule cause à laquelle on attribua toute la puissance et toutes les perfections qu’on avait jusque-là partagées entre une foule de divinités. Telle a été la marche générale de l’esprit humain, lorsqu’il n’a point été éclairé des lumières de la Révélation, et c’est aussi la route que nous prétendons suivre ; ainsi, nous n’entreprenons point, en commençant, de définir exactement la divinité…

« Si, avant d’avoir prouvé que Dieu existe, nous voulions le définir : de deux choses l’une, ou nous entreprendrions seulement d’exposer ce que les hommes ont entendu par ce mot, ou nous chercherions à décrire la nature de l’être auquel on a donné ce nom, tel qu’il existe hors de nous et indépendamment des notions de notre esprit.

« Dans le premier cas, nous aurions autant de définitions à donner qu’il y a eu de systèmes imaginés successivement sur la divinité ; ce serait l’histoire des opinions des hommes sur cette matière et ce n’est point ici notre objet ; nous nous permettrons seulement quelques réflexions là-dessus dans l’article Dieux (a).

« Dans le second cas, l’entreprise serait impossible, parce qu’il n’y a que les notions abstraites qu’on puisse ainsi fixer par avance. Elles sont notre ouvrage ; les définir, c’est rendre compte des opérations de notre esprit ; mais définir une substance considérée comme hors de nous, c’est rendre compte des propriétés qu’elle a réellement, et pour cela, il faut les connaître, c’est-à-dire prouver qu’elles existent réellement dans cette substance. Au reste, quand même il serait possible de développer très clairement l’idée de Dieu, nous aurions toujours à prouver qu’il existe un être conforme à cette idée ; mais nous ne le prouverions que par l’examen des phénomènes, par la recherche de leurs causes. »

(a) Ce membre de phrase laisse supposer que Turgot devait faire, pour l’Encyclopédie, les articles Dieu et Dieux.

[2] Le Palais de Justice.

[3] Littré dit que l’origine de ce mot date du temps de Louis XIV, mais est inconnue.

[4] Auteur d’une histoire de la Phénicie dont des fragments ont été conservés par Eusèbe.

[5] Au sujet de cet article, Morellet rapporte que les éditeurs de l’Encyclopédie lui en avaient confié la rédaction. Diderot lui remit dans ce but un manuscrit du président De Brosses, premier président du Parlement de Bourgogne (1709-1777), qui servit depuis à l’ouvrage de cet auteur : Traité de la formation mécanique des langues. Morellet réduisit en peu d’espaces, méthodiquement et clairement, les idées du Président, « trop souvent délayées et confuses », et y ajouta quelques vues nouvelles. Ayant communiqué son manuscrit à Turgot, celui-ci trouva qu’il ne convenait pas à l’article Étymologie, mais plutôt à celui d’Onomatopée ou mécanique de la formation des mots. Comme Turgot avait rassemblé un grand nombre d’idées sur le même sujet, il témoigna le désir de se charger de l’article Étymologie.

Une partie de ces faits fut connue et cela valut à Turgot une accusation de plagiat ; on prétendit qu’il avait copié De Brosses.

Le Président écrivit à ce propos à son oncle De Fargès la lettre ci-après qui mit les choses au point :

« Lorsque l’article de Turgot parut dans l’Encyclopédie, je m’attendais à lire mon propre ouvrage ; je trouvai une dissertation toute différente. Je m’en suis plaint, non de l’article qui est très philosophique, très critique et beaucoup mieux fait qu’il ne l’eût été de ma façon. Mais ce n’est pas la peine de demander pour s’en servir une chose que l’on connaît pour finir par n’en rien faire ; j’ai su depuis que l’article était de M. Turgot. On voit, à la vérité, en le lisant, qu’il a vu mon petit traité. Et comment lui en faire un reproche puisqu’il a la bonté de le répéter avec éloge dans l’article même.

« Nous avons certains principes communs, il en emploie d’autres dont je n’ai pas fait usage et réciproquement ; sa marche et son ordre sont différents des miens. Il a des dissertations sur la critique, sur les définitions, etc., dont il n’est nullement question dans mon traité. Nous convenons sur la division des dérivations en trois classes certaines, probables, et possibles ; mais nous différons essentiellement sur le fond de la chose. L’article composé par M. Turgot était déjà imprimé, lorsque je fus pressé de lire chez vous mon petit traité… L’article Étymologie est à lui, mon traité est à moi. » (Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, p.252, d’après les renseignements fournis par M. Th. Foisset, auteur d’un travail sur le Président De Brosses : Histoire des Lettres et du Parlement au XVIIIe siècle.)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.