Turgot, Remarques critiques sur les Réflexions philosophiques de Maupertuis (1750)

En 1750, Turgot est encore étudiant à la Sorbonne, mais son activité intellectuelle est déjà vive. Dans le domaine de l’économie politique, il compose une lumineuse Lettre sur le papier-monnaie, que nous avons déjà republié. Dans le domaine de l’étude des langues, dont nous avons dit récemment (dans des « Remarques sur l’article Étymologie de Turgot dans l’Encyclopédie ») qu’elle l’avait accompagnée de fraiche date et sa vie durant, Turgot précise ses idées en les confrontant à celle de Maupertuis, auteur de Réflexions philosophiques sur l’origine des langues et la signification des mots. On verra que si, en apparence, ses principes sont déjà assez affermis, il profite des travaux des autres pour les revoir et les passer sous l’œil de la critique, afin d’affiner ses positions. B.M.


Remarques critiques sur les Réflexions philosophiques de Maupertuis sur l’origine des langues et la signification des mots

Œuvres de Turgot et documents le concernant, édition Schelle, tome I, p.157-179

17. – Remarques critiques sur les Réflexions philosophiques de Maupertuis sur l’origine des langues et la signification des mots [1]

[A. L., Copie. — D. P., II, 102, avec d’assez nombreuses altérations.]

9 mars 1750.

I. — Les signes par lesquels les hommes ont désigné leurs premières idées ont tant d’influence sur toutes nos connaissances que je crois que des recherches sur l’origine des langues, et sur la manière dont elles se sont formées, méritent autant d’attention et peuvent être aussi utiles dans l’étude de la philosophie, que d’autres méthodes que bâtissent souvent des systèmes sur des mots dont on n’a jamais approfondi le sens[2].

Je n’ai que deux petites remarques à faire sur ce premier article :

1° On parle beaucoup de cette influence et personne n’en donne la façon ni les exemples, et c’est là ce qui serait le plus utile. En voici un en passant : les noms donnés à une chose ont été donnés à ce qui en approchait ; de là, l’origine des divisions par classes ; de là, une foule d’abus en théologie, morale, métaphysique, histoire naturelle, belles-lettres, etc. ; de là est peut-être née cette dispute au sujet des différents comiques, savoir s’ils méritent ce nom ou non. Les pauvres humains ont donné des noms in globo ; rarement on peint les nuances, et tout objet particulier en est formé et différencié. Voyez que d’abus doivent s’ensuivre.

2° Il me vient à l’esprit qu’il serait fort curieux d’examiner par quelle mécanique l’esprit humain bâtit des systèmes sur des mots purement mots ; comment on trouve ingénieuse une pensée fausse ; mais je n’ai pas le temps, ni la volonté, ni le papier.

II. — On voit assez que je ne veux pas parler ici de cette étude des langues, dont tout l’objet est de savoir que ce qu’on appelle pain en France s’appelle bread à Londres. Plusieurs langues ne paraissent être que des traductions les unes des autres ; les expressions des idées y sont coupées de la même manière, et dès lors, la comparaison de ces langues entre elles ne peut rien nous apprendre, mais on trouve des langues, surtout chez les peuples fort éloignés, qui semblent avoir été formées sur des plans d’idées si différents des nôtres, qu’on ne peut presque pas traduire dans nos langues ce qui a été une fois exprimé dans celles-là. Ce serait de la comparaison de ces langues avec les autres, qu’un esprit philosophique pourrait tirer beaucoup d’utilité.

1° Il n’y a aucune étude de langue qui se réduise à aussi peu de chose ; il y a toujours au moins conjugaison et syntaxe à étudier, et après cette étude, on sent malgré soi quel est génie d’une langue.

2° Il est bien vrai que des langues semblent n’être que des traductions, etc., mais on n’y sent pas moins je ne sais quoi de différent dont il est très bon de se rendre compte. Bien plus, la même langue ne se ressemble pas dans des auteurs différents ; Corneille et La Fontaine parlent-ils la même langue ? Ainsi l’anglais et le français doivent bien moins se ressembler.

3° Ces plans d’idées différents sont de l’invention de M. de Maupertuis. Tous les peuples ont les mêmes sens et, sur les sens, se forment les idées. Ainsi, nous voyons les fables de tous les peuples se ressembler beaucoup ; les hommes en sont le modèle.

4° Cette difficulté de traduire n’est pas si grande que l’imagine Maupertuis et elle ne vient pas d’un plan d’idées différent, mais de métaphores qui, à la longue, s’adoucissent dans une langue policée. Deux langues imparfaites se ressemblent ainsi que deux parfaites. Il me vient une comparaison sensible. Une langue imparfaite dira : sa conduite est pleine de sauts de chèvres et nous, nous disons, est pleine de caprices ; c’est la même chose, et l’un vient de l’autre ; mais l’idée accessoire, comme trop grossière, s’en est allée.

5° Il est bien vrai pourtant que l’étude des langues sauvages serait très utile.

III. — Cette étude est importante non seulement par l’influence que les langues ont sur nos connaissances, mais encore parce qu’on peut retrouver dans la construction des langues des vestiges des premiers pas qu’a faits l’esprit humain. Peut-être sur cela, les jargons des peuples les plus sauvages pourraient nous être plus utiles que les langues des peuples les plus exercés dans l’art de parler, et nous apprendraient mieux l’histoire de notre esprit. À peine sommes-nous nés que nous entendons répéter une infinité de mots qui expriment plutôt les préjugés de ceux qui nous environnent que les premières idées qui naissent dans notre esprit : nous retenons ces mots, nous leur attachons des idées confuses ; et voilà bientôt notre provision faite pour tout le reste de notre vie, sans que le plus souvent nous nous soyons avisés d’approfondir la vraie valeur des mots, ni la sûreté des connaissances qu’ils peuvent nous procurer ou nous faire croire que nous possédons.

1° Il est bien sûr que les langues sauvages nous apprendraient mieux les premiers pas qu’a faits l’esprit humain ; sans cela, ils ne sont pas inconnus : beaucoup d’onomatopées, des noms de choses sensibles, enfin des métaphores, voilà les trois premiers pas : pas une construction régulière, beaucoup d’expressions, de gestes, des signes abstraits, mais des choses corporelles. Les idées abstraites paraissent avoir dû venir plus tard à bien des gens ; je ne suis pas de cet avis-là ; j’en ai convaincu l’abbé T.[3] et plus bas, je vous dirai mes raisons. Mais pour connaître notre esprit, il faudrait, vu les choses présentes, nous instruire, par des observations suivies, comment les mots s’arrangent dans notre tête et comment les signes font naître les idées.

Quant à ces idées confuses dont parle Maupertuis, je dirai : 2° que nous n’attachons aucune idée aux mots, mais nous faisons un arrangement méthodique des signes qui sont pour nous comme une tablature qui nous sert à raisonner. Ce qu’on appelle idées confuses sont des idées abstraites ; voici mon raisonnement en deux mots : rien n’assimile autant les objets que l’ignorance ; les arbres vus de loin ne sont que des arbres. Voyez un peintre qui peint des lointains, il travaille comme l’esprit de l’ignorant ; rien de différencié ; les hommes sont des hommes ; les maisons sont des maisons ; voilà tout et voilà nos idées confuses.

IV. — Il est vrai que, excepté ces langues qui ne paraissent que des traductions les unes des autres, toutes les autres étaient simples dans leurs commencements ; elles ne doivent leurs origines qu’à des hommes simples et grossiers, qui ne formèrent d’abord que le peu de signes dont ils avaient besoin pour exprimer leurs premières idées. Mais bientôt, les idées se combinèrent les unes avec les autres et se multiplièrent ; on multiplia les mots, et souvent même au delà du nombre des idées.

1° Si, par langue simple, Maupertuis entend celle où il y a peu de mots, il a tort, et s’il entend autrement, il a tort de dire que les premières langues furent simples.

2° Des hommes grossiers ne font rien de simple ; il faut des hommes perfectionnés, et une langue ne devient simple que lorsque les mots sont de purs signes, ce qui n’est pas dans l’origine où tout mot est métaphore souvent forcée.

3° Les mots sont répétés, mais jamais inventés sans idée ou sensation répondante ; c’est toujours idée.

V. — Cependant ces nouvelles expressions qu’on ajouta dépendirent beaucoup des premières qui leur servirent de bases : et de là est venu que, dans les mêmes contrées du monde, dans celles où ces bases ont été les mêmes, les esprits ont fait assez le même chemin, et les sciences ont pris à peu près le même tour.

1° Ce cinquième article suppose qu’il y a des bases différentes et ce sont partout les sens.

2° Il est faux que les mêmes bases suffisent pour les mêmes progrès ; les langues aident les progrès, mais seules ne les font pas naître.

VI. — Puisque les langues sont sorties de cette première simplicité, et qu’il n’y a peut-être plus au monde de peuple assez sauvage pour nous instruire dans la recherche d’une vérité pure que chaque génération a obscurcie ; et que, d’un autre côté, les premiers moments de mon existence ne sauraient me servir dans cette recherche ; que j’ai perdu totalement le souvenir de mes premières idées, de l’étonnement que me causa la vue des objets lorsque j’ouvris les yeux pour la première fois, et des premiers jugements que je portai dans cet âge où mon âme plus vide d’idées m’aurait été plus facile à connaître qu’elle ne l’est aujourd’hui, parce qu’elle était, pour ainsi dire, plus elle-même, puisque, dis-je, je suis privé de ces moyens de m’instruire, et que je suis obligé de recevoir une infinité d’expressions établies, ou du moins de m’en servir, tâchons d’en connaitre le sens, la force et l’étendue, remontons à l’origine des langues, et voyons par quels degrés elles se sont formées.

1° Maupertuis suppose toujours que c’est aux langues sauvages à nous instruire sur la nature de notre esprit : j’ai dit plus haut ce qu’il faudrait, les choses étant ce qu’elles sont.

2° Je ne comprends pas ce que c’est qu’une âme vide d’idées et encore moins comment elle pouvait se connaître dans cet état-là. Maupertuis est ici la dupe de l’imagination ; il est bien sûr que je vois mieux les compartiments d’une chambre vide de meubles ; mais une âme, pour se voir, a besoin d’idées ; rien n’en suppose peut-être autant que le retour sur soi.

3° Maupertuis ne dit rien, dans tout son ouvrage, qui serve à connaître le sens, la force des mots, et ce n’est que par des observations suivies sur les différents usages des mots, qu’on trouvera leurs sens fixe ou du moins qu’on trouvera leur non-valeur.

VII. — Je suppose qu’avec les mêmes facultés que j’ai d’apercevoir et de raisonner, j’eusse perdu le souvenir de toutes les perceptions que j’ai eues jusqu’ici, et de tous les raisonnements que j’ai faits ; qu’après un sommeil qui m’aurait fait tout oublier, je me trouvasse subitement frappé de perceptions telles que le hasard me les présenterait ; que ma première perception fut, par exemple, celle que j’éprouve aujourd’hui lorsque je dis : je vois un arbre ; qu’ensuite j’eusse la même perception que j’ai aujourd’hui lorsque je dis : je vois un cheval. Dès que je recevrais ces perceptions, je verrais aussitôt que l’une n’est pas l’autre, je chercherais à les distinguer, et comme je n’aurais point de langage formé, je les distinguerais par quelques marques et pourrais me contenter de ces expressions, A et B, pour les mêmes choses que j’entends aujourd’hui quand je dis, je vois un arbre, je vois un cheval. Recevant ensuite de nouvelles perceptions, je pourrais toutes les désigner de la sorte ; et lorsque je dirais par exemple R, j’entendrais la même chose que j’entends aujourd’hui quand je dis : je vois la mer.

1° Cette supposition est ridicule ; la faculté d’apercevoir ne subsiste que par les perceptions mêmes et peut-être même suppose-t-elle les signes ; du moins est-il bien vrai que l’homme tel qu’il est à présent a besoin des signes pour raisonner.

2° Un homme seul, tel que le suppose ici Maupertuis, ne serait pas tenté de chercher des marques pour désigner ses perceptions ; ce n’est que vis-à-vis des autres qu’on en cherche.

3° Il s’ensuit de là, et d’ailleurs c’est une chose claire, que le premier dessein du langage et le premier pas est d’exprimer les objets et non les perceptions ; ce second dessein ne vient à l’esprit que lorsque, dans le sang-froid du retour sur soi-même, la perception elle-même devient un objet de perception. Cela paraîtra d’autant plus évident que nos premières idées sont des sensations et que, par l’effet naturel des sensations, nous les rapportons promptement aux objets extérieurs.

Cette observation renverse presque tout l’ouvrage de Maupertuis ; mais j’ai d’autres choses à observer.

VIII. — Mais parmi ce grand nombre de perceptions dont chacune aurait son signe, j’aurais bientôt peine à distinguer à quelle perception chaque signe appartiendrait, et il faudrait avoir recours à un autre langage. Je remarquerais que certaines perceptions ont quelque chose de semblable, et une même manière de m’affecter, que je pourrais comprendre sous un même signe. Par exemple, dans les perceptions précédentes, je remarquerais que chacune des deux premières a certains caractères qui sont les mêmes, et que je pourrais désigner par un signe commun : c’est ainsi que je changerais mes premières expressions A et B en celles-ci, C D, C E, qui ne différeraient des premières que par une nouvelle convention, et répondraient aux perceptions que j’ai maintenant, lorsque je dis : je vois un arbre, je vois un cheval.

1° Maupertuis, qui prêche tant qu’il faut remonter aux premiers pas de l’esprit humain, suppose ici un philosophe qui forme un langage de sang-froid : c’est porter l’esprit de système partout. Comment veut-on me faire concevoir la formation d’un langage qui est né dans la chaleur de la sensation et qui est un résultat presque forcé du sentiment actuel qui opérait dans divers instants et sans suites ?

2° Je ne comprends pas comment, dans une langue parlée, on pourrait substituer ainsi des expressions à d’autres ; cela est bon dans un cabinet : je sais bien que Maupertuis traite cela de supposition, mais il sera bien adroit si, avec des suppositions opposées à la vérité, il en tire une explication de l’origine des langues.

IX. — Tant que les caractères semblables de mes perceptions demeureraient les mêmes, je les pourrais désigner par le seul signe C ; mais j’observe que ce signe simple ne peut plus subsister lorsque je veux désigner les perceptions : je vois deux lions, je vois trois corbeaux; et que pour ne désigner dans ces perceptions, par un même signe, que ce qu’elles ont d’entièrement semblable, il faut subdiviser ces signes, et augmenter le nombre de leurs parties. Je marquerai donc les deux perceptions : je vois deux lions, je vois trois corbeaux, par C G H et C I K, et j’acquerrai ainsi des signes pour des parties de ces perceptions qui pourraient entrer dans la comparaison des signes dont je me servirai pour exprimer d’autres perceptions qui auront des parties semblables à celles des deux perceptions précédentes.

Le 9e article n’est qu’une paraphrase du 8e ; ainsi, même défaut.

X. — Ces caractères H et K, qui répondent à lions et à corbeaux, ne pourront suffire que tant que je n’aurai point à faire la description des lions et des corbeaux; car si je veux analyser ces parties de perceptions, il faudra encore subdiviser les signes.

Je n’ai rien à dire sur le 10e article.

XI — Mais le caractère C, qui répond à je vois, subsistera dans toutes les perceptions de ce genre, et je ne le changerai que lorsque j’aurai à désigner des perceptions en tout différentes, comme celles-ci : j’entends des sons, je sens des fleurs, etc.

Si je voulais faire une mauvaise chicane à Maupertuis, je lui dirais que le caractère C pourrait ne signifier que perception en général et subsister éternellement, soit pour je vois, soit pour j’entends ; de là naîtrait non pas de la fausseté, mais une inexactitude étonnante dans le langage, et il y a à parier que, dans les langues les plus policées, il y a beaucoup de mots vagues pour des choses très différentes : J’ai faim, j’ai soif ; pourquoi ne disons-nous pas : j’ai son, j’ai couleur, ou quelque chose de pareil ; la faim et la soif sont peut-être, ainsi que l’a observé Montaigne, deux sens ; mais le malheur a voulu qu’ils n’eussent pas des noms particuliers affectés pour l’espèce de leur sensation.

Un autre exemple : dixi, en latin, signifie le passé : j’ai dit, et l’aoriste : je dis.

En voilà assez, je n’ai pas assez de courage pour faire d’autres recherches.

XII. — C’est ainsi que se sont formées les langues ; et comme les langues une fois formées peuvent induire en plusieurs erreurs et altérer toutes nos connaissances, il est de la plus grande importance de bien connaitre l’origine des premières propositions, ce qu’elles étaient avant les langages établis, ou ce qu’elles seraient si l’on avait établi d’autres langages. Ce que nous appelons nos sciences, dépend si intimement des manières dont on s’est servi pour désigner les perceptions, qu’il me semble que les questions et les propositions seraient toutes différentes si l’on avait établi d’autres expressions des mêmes perceptions.

1° Il y a grande apparence qu’avant les langages établis, il n’y avait aucune proposition ; toutes nos idées devaient être des sensations ou des peintures de l’imagination.

2° Si l’on avait établi d’autres langages, ç’aurait été sur la base des sens ; ainsi, les propositions auraient été à peu près les mêmes, et toute la différence aurait été dans les progrès.

3° Si pourtant les premières expressions eussent été plus relatives à un sens qu’à un autre (au goût par exemple), qu’à la vue (dont maintenant plusieurs expressions des autres sens dépendent), cela aurait introduit une métaphysique différente et dans le cas, je suppose, du goût, elle eût été, selon toutes les apparences, plus obscure et moins détaillée, ainsi que les effets du goût.

XIII. — Il me semble qu’on n’aurait jamais fait ni questions ni propositions, si l’on s’en était tenu aux premières expressions simples A B C D, etc., si la mémoire avait été assez forte pour pouvoir désigner chaque perception par un signe simple, et retenir chaque signe sans le confondre avec les autres. Il me semble qu’aucune des questions qui nous embarrassent tant aujourd’hui, ne serait jamais même entrée dans notre esprit, et que, dans cette occasion plus que dans aucune autre, on peut dire que la mémoire est opposée au jugement.

Après avoir composé, comme nous l’avons dit, les expressions de différentes parties, nous avons méconnu notre ouvrage : nous avons pris chacune des parties des expressions pour des choses, nous avons combiné les choses entre elles pour y découvrir des rapports de convenance et d’opposition et, de là, est né ce que nous appelons nos sciences.

Mais qu’on suppose pour un moment un peuple qui n’aurait qu’un nombre de perceptions assez petit pour pouvoir les exprimer par des caractères simples : croira-t-on que de tels hommes eussent aucune idée des questions et des propositions qui nous occupent ? Et, quoique les sauvages et les Lapons ne soient pas dans le cas d’un aussi petit nombre d’idées qu’on le suppose ici, leur exemple ne prouve-t-il pas le contraire ?

Au lieu de supposer ce peuple dont le nombre des perceptions serait si resserré, supposons-en un autre qui aurait autant de perceptions que nous, mais qui aurait une mémoire assez vaste pour les désigner toutes par des signes simples indépendants les uns des autres, et qui les aurait, en effet, désignées par de tels signes : ces hommes ne seraient-ils pas dans le cas des premiers dont nous venons de parler ?

Voici un exemple des embarras où nous ont jetés les langages établis.

1° C’est une mauvaise pointe que fait là Maupertuis.

Est-il bien possible de s’en tenir aux expressions simples ? Et quand, par des expressions simples, on marquerait les perceptions de rapports, en serait-ce moins un jugement ?

2° Voilà qui est bien fin ; n’est-il pas évident qu’en diminuant le nombre des idées, vous diminuez les questions ; quant à ce que Maupertuis dit que nous avons pris nos perceptions pour des choses, cela est vrai quelquefois, mais nous verrons plus bas (art. XIV et XV) que Maupertuis a tort en poussant cela trop loin.

3° Supposons, puisque Maupertuis le veut, un peuple tel qu’il le peint ici ; je soutiens qu’il nous ressemblera beaucoup ; il dira cogito au lieu de ego sum cogitans. Supposons qu’au lieu de cogito, il dise simplement A, ce n’en sera pas moins un jugement qui pourra servir au raisonnement.

J’observe encore que les idées de rapport ou de liaison auront toujours un caractère générique, soit qu’il affecte le signe même de l’idée, comme dans les déclinaisons latines, où les différentes terminaisons marquent les différents rapports, soit qu’il ait son être, comme dans les langues d’aujourd’hui.

XIV. — Dans les dénominations qu’on a données aux perceptions, lors de l’établissement de nos langues, comme la multitude des signes simples surpassait trop l’étendue de la mémoire, et aurait jeté à tous moments dans la confusion, on a donné des signes généraux aux parties qui se trouvaient le plus souvent dans les perceptions, et l’on a désigné les autres par des signes particuliers, dont on pouvait faire usage dans tous les signes composés des expressions où ces mêmes parties se trouvaient : on évitait, par là, la multiplication des signes simples. Lorsqu’on a voulu analyser les perceptions, on a vu que certaines parties se trouvent communes à plusieurs, et plus souvent répétées que les autres ; on a regardé les premières comme des sujets sans lesquels les dernières ne pouvaient subsister. Par exemple, dans cette partie de perception que j’appelle arbre, on a vu qu’il se trouvait quelque chose de commun à cheval, à lion et à corbeau, etc., pendant que les autres choses variaient dans ces différentes perceptions.

On a formé pour cette partie uniforme dans les différentes perceptions un signe général, et on l’a regardé comme la base ou le sujet sur lequel résident les autres parties des perceptions qui s’y trouvent le plus souvent jointes : par opposition à cette partie uniforme des perceptions, on a désigné les autres parties les plus sujettes à varier par un autre signe général ; et c’est ainsi qu’on s’est formé l’idée de substance, attribuée à la partie uniforme des perceptions, et l’idée de mode qu’on attribue aux autres.

XV. — Je ne sais pas s’il y a quelque autre différence entre les substances et les modes. Les philosophes ont voulu établir ce caractère distinctif, que les premières se peuvent concevoir seules, et que les autres ne le sauraient et ont besoin de quelque support pour être conçues. Dans arbre, ils ont cru que la partie de cette perception qu’on appelle étendue, et qu’on trouve aussi dans cheval, lion, etc., pouvait être prise pour cette substance ; et que les autres parties comme couleur, figure, etc., qui diffèrent dans arbre, dans cheval, dans lion, ne doivent être regardées que comme des modes. Mais je voudrais bien qu’on examinât si, en cas que tous les objets du monde fussent verts, on n’aurait pas eu la même raison de prendre la verdeur pour substance.

1° Dans ces articles-ci je ferai la critique de presque toute la suite de l’ouvrage. Et ce que je vais dire, je l’emprunte de l’abbé T. (Trublet). C’est l’idée d’être en général et non celle de substance qui répond à ce qu’il y a d’uniforme, non dans les perceptions, mais dans les objets ; c’est l’idée de moi qui est la seule chose uniforme dans les perceptions. Si les hommes s’étaient formé l’idée de substance comme le dit Maupertuis, s’ils entendaient par substance la partie uniforme des perceptions, ils seraient donc spinosistes, mais c’est tout le contraire, et l’idée de substance suppose une existence déterminée et singulière ; de plus, si les hommes avaient toujours considéré leurs perceptions, comme fait ici Maupertuis, indépendamment de leurs objets, ils n’auraient jamais eu l’idée de substance ou plutôt, elle se serait confondue avec le sentiment de leur existence propre ; mais naturellement portés à supposer hors d’eux-mêmes un objet de leur perception, tous leurs sens et tous les raisonnements qu’ils ont pu faire sur leurs sens, les ont conduits à la même opinion. Comme je ne crois pas nécessaire de prouver cela, je vais vous donner la génération de l’idée de substance comme je la conçois.

Plusieurs perceptions du même objet variant entre elles et cependant leur variétés paraissant venir d’un changement de l’objet indépendant de nous, on conçut que l’objet existant hors de nous pouvait recevoir quelques changements ; on l’appela par une métaphore naturelle, substantia, subjectum, substratum, etc. ; et les changements qui survenaient à l’objet, on les appela, à cause de cela même, accidents ou, parce qu’ils déterminaient un certain état de l’objet, on leur donna le nom de qualités, de modes, de manières d’être.

De là, les différentes questions sur les substances qu’il faut distinguer soigneusement ; on demande d’un arbre par exemple, est-il une substance ou un mode ? Alors, en supposant l’existence des objets hors de nous, l’on considère l’objet total, et l’on ne saurait se tromper en répondant que c’est une substance, car le mot de substance est un nom que les hommes ont donné à l’objet existant hors d’eux auquel se rapportent leurs différentes perceptions ; tous les hommes sont d’accord là-dessus, et Spinosa n’a fait que changer la signification des mots ; il a fait un langage plutôt qu’un système nouveau.

On fait une seconde question plus difficile, on demande : dans tel objet quelle est la substance, qui est-ce qui existe indépendamment de tous les changements ? La réponse à cette question qui dépend du plus ou moins de connaissances que l’on a de l’objet en lui-même a varié selon que les lumières ont varié. On a bientôt vu que la figure, les couleurs, n’étaient pas la substance ; et quand même la couleur serait la même dans tous les corps, le tact nous aurait bien appris qu’on peut séparer l’idée du corps d’avec celle de couleur. Les Cartésiens, voyant qu’on ne pouvait dépouiller les corps de l’étendue en ont conclu que c’était en cela que consistait la substance des corps. Mais, est-ce l’étendue qui est la substance, ou n’est-elle pas elle-même le résultat de plusieurs substances, comme le veulent les Leibnitiens ? Et qui est-ce qui fait que les monades sont substances ? C’est ce que nous ne pouvons savoir, sans connaître la nature des choses, dont, hélas ! nous ne connaissons que les rapports. Vouloir dire quelque chose de plus, c’est confondre les bornes de notre esprit et celles de la nature.

XVI. — Si l’on dit qu’on peut dépouiller l’arbre de sa verdeur, et qu’on ne le peut de son étendue, je réponds que cela vient de ce que, dans le langage établi, on est convenu d’appeler arbre ce qui a une certaine figure, indépendamment de sa verdeur. Mais si la langue avait un mot tout différent pour exprimer un arbre sans verdeur et sans feuilles, et que le mot arbre fût nécessairement attaché à la verdeur, il ne serait pas plus possible d’en retrancher la verdeur que l’étendue.

Si la perception que j’ai d’arbre est bien fixée et limitée, on ne saurait en rien retrancher sans la détruire. Si elle n’est composée que d’étendue, figure et verdeur, et que je la dépouille de verdeur et figure, il ne restera qu’une perception vague d’étendue ; mais n’aurais-je pas pu, par de semblables abstractions, dépouiller l’arbre de l’étendue et de la figure, et ne serait-il pas resté tout de même une idée vague de verdeur ?

1° Cette réponse est adroite, mais elle n’est pas sûre. Nos sens seront toujours plus forts que nos abstractions.

2° On ne peut, il est vrai, ni retrancher ni ajouter à une notion complète, mais toute idée n’est pas notion.

XVII. — Rien n’est plus capable d’autoriser mes doutes sur la question que je fais ici, que de voir que tous les hommes ne s’accordent pas sur ce qu’ils appellent substance et mode. Qu’on interroge ceux qui n’ont point fréquenté les écoles, et l’on verra, par l’embarras où ils seront pour distinguer ce qui est mode et ce qui est substance, si cette distinction parait être fondée sur la nature des choses.

L’embarras des gens du monde ne me surprendrait pas et ne conclurait rien. Demandez-leur ce que c’est que monnaie ; ils seront aussi embarrassés et je suis sûr qu’en les aidant à s’exprimer, on trouvera chez eux l’idée de substance que j’ai donnée plus haut.

XVIII. — Mais si l’on rejette le jugement de ces sortes de personnes, ce qui ne me paraît pas trop raisonnable ici, où l’on doit plutôt consulter ceux qui ne sont imbus d’aucune doctrine que ceux qui ont embrassé déjà des systèmes ; si l’on veut consulter les philosophes, on verra qu’ils ne sont pas eux-mêmes d’accord sur ce qu’il faut prendre pour substance et pour mode ; ceux-ci prennent l’espace pour une substance, et croient qu’on le peut concevoir seul indépendamment de la matière ; ceux-là n’en font qu’un mode, et croient qu’il ne saurait subsister sans la matière. Les uns ne regardent la pensée que comme le mode de quelque autre substance ; les autres la prennent pour substance elle-même.

1° Maupertuis raisonne bien ici en homme du monde qui, du désaccord des savants, conclut à l’impossibilité de l’accord entre eux.

2° Ce que dit ici Maupertuis prouve bien que les philosophes ne savent pas assigner où est la substance, parce que, effectivement, vu les bornes de notre esprit, cela est très difficile, mais cela empêche-t-il que tous les philosophes ne sachent ce qui est substance et ce qui ne l’est pas ? D’ailleurs, il arrive souvent que ce qui est le plus clair, dès qu’il faut remonter à l’origine, devient embrouillé.

XIX. — Si l’on trouve les idées si différentes chez les hommes d’un même pays, et qui ont longtemps raisonné ensemble, que serait-ce si nous nous transportions chez des nations fort éloignées, dont les savants n’eussent jamais eu de communication avec les nôtres et dont les premiers hommes eussent bâti leur langue sur d’autres principes ? Je suis persuadé que si nous venions tout à coup à parler une langue commune dans laquelle chacun voudrait traduire ses idées, on trouverait de part et d’autre des raisonnements bien étranges ou plutôt on ne s’entendrait point du tout. Je ne crois pas cependant que la diversité de leur philosophie vint d’aucune diversité dans les premières perceptions ; mais je crois qu’elle viendrait du langage accoutumé de chaque nation, de cette destination des signes aux différentes parties des perceptions : destination dans laquelle il entre beaucoup d’arbitraire, et que les premiers hommes ont pu faire de manières différentes, mais qui, une fois faite de telle ou telle manière, jette dans telle ou telle proposition, et a des influences continuelles sur toutes nos connaissances.

Maupertuis suppose toujours des langues bâties sur d’autres principes, et cependant, plus bas, il convient que la différence ne serait pas dans les premières perceptions qui effectivement ne peuvent pas différer, étant prises des sens.

Son idée d’une langue commune dans laquelle chacun traduirait ses idées est ingénieuse, mais je crois que ce serait moins des raisonnements que des expressions étranges qui en résulteraient. Voici pourquoi : les premières perceptions étant les mêmes, ce ne serait plus que dans les métaphores tirées de différents de nos sens que serait la différence, et c’est ce qui ferait, surtout pour les expressions de pur esprit et d’agrément, un effet singulier ; mais pour le raisonnement, on serait toujours à même d’apprécier la juste valeur des métaphores ; je n’ai pas le temps de m’expliquer au long par des exemples.

2° Il est bien sûr que les langues, une fois faites de certaines façons, mettent plutôt sur les voies de telles connaissances que de telles autres, mais ne croyez pas, dans le sens de Maupertuis, que cela ferait des connaissances opposées à celles que nous avons à présent. Ainsi, une langue où les signes qui peignent les nombres sont courts et rentrant sur eux-mêmes, comme ils sont à présent, conduit à une parfaite arithmétique, au lieu qu’on peut dire hardiment que le peuple qui, pour énoncer le nombre trois, a dix-sept syllabes n’ira de longtemps jusqu’à exprimer cent. Il aura pourtant la même idée que nous du nombre trois.

XX. — Revenons au point où j’en étais demeuré, à la formation de mes premières notions. J’avais déjà établi des signes pour mes perceptions ; j’avais formé une langue, inventé des mots généraux et particuliers d’où étaient nés les genres, les espèces, les individus. Nous avons vu comment les différences qui se trouvaient dans les parties de mes perceptions m’avaient fait changer mes expressions simples A et B, qui répondaient d’abord à je vois un arbre, je vois un cheval, comment j’étais venu à des signes plus composés, CD, CE, dont une partie qui répondait à je vois, demeurait la même dans les deux propositions, pendant que les deux parties exprimées par D et par E, qui répondaient à un arbre et à un cheval, avaient changé. J’avais encore plus composé mes signes, lorsqu’il avait fallu exprimer des perceptions plus différentes, comme je vois deux lions, je vois trois corbeaux; mes signes étaient devenus pour ces deux perceptions, CGH et CIK ; enfin, on voit comment le besoin m’avait fait étendre et composer les signes de mes premières perceptions, et commencer un langage.

XXI. — Mais je remarque que certaines perceptions, au lieu de différer par leurs parties, ne diffèrent que par une espèce d’affaiblissement dans le tout ; ces perceptions ne paraissent que des images des autres ; et alors, au lieu de dire CD, je vois un arbre, je pourrais dire c d, j’ai vu un arbre.

XXII. — Quoique deux perceptions semblent être les mêmes, l’une se trouve quelquefois jointe à d’autres perceptions qui me déterminent encore à changer leur expression. Si par exemple, la perception c d, j’ai vu un arbre, se trouve jointe à ces autres, je suis dans mon lit, j’ai dormi, etc., ces perceptions me feront changer mon expression c d, j’ai vu un arbre, en y s, j’ai rêvé d’un arbre.

XXIII — Toutes ces perceptions se ressemblent si fort qu’elles ne paraissent différer que par le plus ou le moins de force ; et elles ne paraissent être que de différentes nuances de la même perception, ou l’association de quelques autres perceptions qui me font dire : je vois un arbre, je pense à un arbre, j’ai rêvé d’un arbre, etc.

J’ai dit d’avance tout ce qu’il y a à dire sur les articles XX, XXI, XXII, XXIII.

Au lieu de remarques, je hasarderai quelques idées sur l’origine des langues et sur leurs progrès et sur leur influence ; j’irai plus vite que la nature, mais je tâcherai de suivre sa trace.

Les langues ne sont point l’ouvrage d’une raison présente à elle-même.

Dans une émotion vive, un cri, avec un geste qui indique l’objet, voilà la première langue.

Un spectateur tranquille, pour rappeler ce qu’il a vu, imita le son que donnait l’objet ; voilà les premiers mots un peu articulés.

Quelques mots pour peindre les choses et quelques gestes qui répondaient à nos verbes, voilà un des premiers pas. Souvent, on a donné pour nom, aux choses que l’on voyait, un mot analogue au cri que le sentiment de la chose faisait naître : c’est ainsi que Leibnitz pensait que les noms avaient été imposés aux animaux par Adam.

Suivant qu’un sens était plus exercé ou plus flatté qu’un autre, suivant qu’un objet était plus familier, plus frappant qu’un autre, il fut la source des métaphores ; soit que les métaphores soient nées du besoin, ou de la paresse, il est sûr que les premiers progrès des langues se sont faits par ce chemin-là. Pour moi, je crois que les premières métaphores sont nées de ce que le nouveau se peint par l’ancien dans notre cerveau et que l’ancien est en quelque sorte un commencement du nouveau, les métaphores, faisant d’abord presque tout le fonds d’une langue, et les métaphores devant naître d’un sens plutôt que d’un autre, d’un objet plutôt que d’un autre, suivant les circonstances.

De là, sont venues les différentes langues, suivant que le peuple était chasseur, pasteur ou laboureur, et encore, suivant le spectacle qu’offrait le pays.

Le chasseur a dû avoir peu de mots, très vifs, peu liés et les progrès ont dû être lents ; le pasteur, dans le repos, a dû faire une langue plus douce, plus polie ; le laboureur, plus froide et plus suivie. Le mélange des différents peuples fit naître les synonymes, mais comme aucun peuple n’a pris l’objet dans les mêmes circonstances et de la même manière, ces synonymes ne l’ont pas été parfaitement.

Ce ne fut qu’après un long temps que l’analogie put s’établir, parce qu’il a fallu le temps de sentir la similitude des cas dont on parlait. Cette analogie fit disparaître beaucoup d’onomatopées et de métaphores ; les premières disparurent lorsqu’on eut établi des désinences semblables ; et les métaphores, dans l’emprunt ou dans le long usage, durent disparaître aussi. En voilà assez pour le présent.

XXIV. — Mais j’éprouve une perception, composée de la répétition des perceptions précédentes et de l’association de quelques circonstances qui lui donnent plus de force et semblent lui donner plus de réalité ; j’ai la perception : j’ai vu un arbre, jointe à la perception : j’étais dans un certain lieu ; j’ai celle : j’ai retourné dans ce lieu, j’ai vu cet arbre : j’ai retourné encore dans le même lieu, j’ai vu le même arbre, etc. Cette répétition, et les circonstances qui l’accompagnent, forment une nouvelle perception : je verrai un arbre toutes les fois que j’irai dans ce lieu ; enfin, il y a un arbre.

1° Qu’entend Maupertuis par ces mots « donner plus de réalité ». À l’aide de cette équivoque, il fait bien des sophismes.

2° C’est un raisonnement et non pas une perception nouvelle. Il s’agit de voir s’il est bon et je le crois, quand les impressions que les objets font sur nous paraissent partir d’un centre commun, quand, en les suivant jusqu’à leur origine, on remonte à une cause commune ; alors, on a raison de la croire hors de nous : ainsi, le tact qui sent, par la résistance d’un objet aux mouvements de notre corps ; ainsi, la vue qui vient de la réflexion de la lumière par la surface des corps. Cette suite de perceptions d’un même objet, en divers temps et diverses circonstances, dont les ressemblances et les différences paraissent également fondées sur l’existence d’un objet toujours le même ou en différents états, tout cela prouve l’existence de cet objet ; et les gestes dont j’ai parlé ci-dessus prouvent que, naturellement, nous disons : voilà un objet hors de nous, la source de nos sensations.

3° Je ne vois pas comment Maupertuis a pu s’imaginer que cette idée, il y a un arbre, vînt de celles qu’il rapporte. Il est bien vrai que c’est ainsi qu’on prouve l’existence des corps, mais ce n’est point ainsi qu’a pu naître l’idée forte que nous avons de leur existence : une idée, née d’un raisonnement, ne porte pas avec soi le degré de sentiment qui nous entraîne à dire : voilà un corps.

Ceci réfute assez ce que va dire Maupertuis dans l’article XXV. Ce n’est qu’un petit sophisme, et je soutiens hardiment que, même en supposant que je n’eusse vu qu’une fois chaque objet, la proposition il y a pourrait bien paraître douteuse à ma raison ; mais elle n’en eût pas moins été la proposition la plus tôt prononcée par voie de sensation entraînante.

XXV. — Cette dernière perception transporte pour ainsi dire sa réalité sur son objet, et forme une proposition sur l’existence de l’arbre comme indépendante de moi. Cependant on aura peut-être beaucoup de peine à y découvrir rien de plus que dans les propositions précédentes, qui n’étaient que des signes de mes perceptions. Si je n’avais eu jamais qu’une seule fois chaque perception je vois un arbre, je vois un cheval, quelque vives que ces perceptions eussent été, je ne sais pas si j’aurais jamais formé la proposition il y a : si ma mémoire eût été assez vaste pour ne point craindre de multiplier les signes de mes perceptions, et que je m’en fusse tenu aux expressions simples A B C D, etc., pour chacune, je ne serais jamais parvenu à la proposition il y a, quoique j’eusse eu toutes les mêmes perceptions qui me l’ont fait prononcer. Cette proposition ne serait-elle qu’un abrégé de toutes les perceptions, je vois, j’ai vu, je verrai, etc. ?

1° Maupertuis suppose partout que nous cherchons des mots pour nos perceptions. Au contraire, ce sont les choses que nous cherchons surtout à exprimer.

2° Je trouve sa question adroite, mais en convenant que si l’on ne parle que de système, — cela peut être, — je dirai hardiment que quiconque a suivi la nature sentira combien cela est faux.

XXVI. — Dans le langage ordinaire, on dit : il y a des sons. La plupart des hommes se représentent les sons comme quelque chose qui existe indépendamment d’eux. Les philosophes cependant ont remarqué que tout ce que les sons ont d’existence hors de nous, n’est qu’un certain mouvement de l’air, causé par les vibrations des corps sonores et transmis jusqu’à notre oreille. Or, dans ce que je perçois, lorsque je dis : j’entends des sons, ma perception n’a certainement aucune ressemblance avec ce qui se passe hors de moi, avec le mouvement du corps agité. Voilà donc une perception qui est du même genre que la perception je vois, et qui n’a hors de moi aucun objet qui lui ressemble. La perception je vois un arbre n’est-elle pas dans le même cas ? Quoique je puisse peut-être suivre plus loin ce qui se passe dans cette perception, quoique les expériences de l’optique m’apprennent qu’il se peint une image de l’arbre sur ma rétine, ni cette image, ni l’arbre ne ressemblent à ma perception.

Voici l’article où Maupertuis montre le plus de subtilité, et, si je ne me trompe, c’est là la façon la plus ingénieuse pour proposer cette difficulté si connue dans les écoles : « Les qualités sensibles ne sont pas dans les corps, quoique nous les y rapportions ; donc aussi, les corps peuvent bien ne pas exister quoique, etc. ».

Mais j’oserai dire que cette difficulté est très faible : voici ma raison. Notre erreur même, en rapportant les qualités sensibles aux objets extérieurs, est une preuve de la réalité d’un objet extérieur par les raisons ci-dessus (remarque sur l’art. XXIV).

Pour répondre entièrement à la difficulté, je dis, en premier lieu, qu’il y a des sensations que nous ne rapportons pas aux objets extérieurs, mais à notre corps ; d’autres, à notre corps que nous ne rapportons pas aux objets extérieurs ; d’autres à tous les deux ensemble. Pourquoi cette différence ? La voici : elle est fondée sur l’existence des corps, car, ne serait-ce pas un jeu puérile de la divinité que toutes ces différences (différences toujours uniformes) s’il n’existe que mon âme.

En second lieu, toutes ces différences se rapportent à la conservation ou au plaisir de notre vie ; elles ont quelque chose de fixe qui peut nous servir de règle, du moins vis-à-vis de ce double objet.

En troisième lieu, je voudrais que Maupertuis fit attention que les hommes les plus grossiers n’attachent pas la même idée à cette proposition : il y a des sons, des couleurs, qu’à celle-ci, il y a des corps. Un paysan ne saura pas expliquer la différence ; mais il sent, je l’ai éprouvé, qu’il y a plus de réalité dans l’une que dans l’autre, et il verra bien qu’un son n’est qu’un effet et non pas un corps réel ; une couleur, l’extérieur d’un corps, un effet aussi. Voilà tout.

Et enfin, ou Maupertuis ne sera pas de bonne foi, ou il verra que sa façon de raisonner est sophistique en ce qu’il ne compare que les perceptions et qu’il faut de plus comparer l’effet de ces perceptions sur notre esprit : effet qui n’est pas le même quand je dis j’entends des sons, je vois un arbre.

Avant de finir, j’ai encore une observation à faire ; dès que nous sommes sujets à recevoir des sensations, çà dut en être une suite que nous les rapportassions aux objets qui les feraient naître. En voici la raison. Laissant à part la nature des sensations (sur laquelle Bouiller a dit de bonnes choses dans son second tome) il est sûr qu’elles sont un effet qui n’indique point son comment et qui pourtant, pour notre bonheur, a dû indiquer sa cause et l’organe (du moins quelquefois) sur lequel il s’opérait ; or, dans cette supposition qui n’en est pas une, nous avons dû placer partout cet effet même, sans quoi, il nous faudrait tout ensemble et la sensation et l’idée du comment afin de ne rapporter au dehors que le comment, et alors nous aurions dû être très philosophes dès le berceau.

Tout ce que je viens de dire, joint à ce que j’ai dit en d’autres endroits, me paraît lever la difficulté.

XVII. — On dira peut-être qu’il y a de certaines perceptions qui nous viennent de plusieurs manières. Celle-ci : je vois un arbre, qui est due à ma vue, est encore confirmée par mon toucher. Mais quoique le toucher paraisse s’accorder avec la vue dans plusieurs occasions, si l’on examine bien, l’on verra que ce n’est que par une espèce d’habitude que l’un de ces sens peut confirmer les perceptions que l’on acquiert par l’autre. Si l’on n’avait jamais rien touché de ce qu’on a vu, et qu’on le touchât dans une nuit obscure, ou les yeux fermés, on ne reconnaîtrait pas l’objet pour être le même ; les deux perceptions : je vois un arbre, je touche un arbre, que j’exprime aujourd’hui par les signes CDPQ ne pourraient plus s’exprimer que par les signes CD et PQ, qui n’auraient aucune partie commune, et seraient absolument différentes. La même chose se peut dire des perceptions qui paraîtraient confirmées d’un plus grand nombre de manières.

1° Il est vrai, cela est bien vu, que souvent c’est par habitude qu’un sens confirme l’autre, mais cela n’est pas général, et c’est mal raisonner de dire : « Il y a des préjugés, donc tout l’est ».

Je ne peux pas me refuser le plaisir de faire une observation sur les revenants, les spectres, etc.

On expliquerait bien des choses en disant, un sens confirme l’autre par habitude et souvent un sens se confirme lui-même.

2° Maupertuis raisonne ici sur le principe de Locke, que le tact ne discernerait pas une boule d’un carré après l’œil et de la même façon, mais ce principe est faux et très faux. Pour le prouver, je me contenterai ici de vous dire que la lumière peint l’objet, comme par autant de filets qui partent des points de vue de l’objet, et le toucher le peint en un sens dans nôtre âme, comme par autant de filets qui partent des points touchés. Cela étant, les images doivent se ressembler.

Je pourrais ajouter que tout se fait par tact, mais il faudrait de plus amples explications.

XXVIII. — Les philosophes seront, je crois, presque tous d’accord avec moi sur ces deux derniers paragraphes, et diront seulement qu’il y a toujours hors de moi quelque chose qui cause ces deux perceptions, je vois un arbre, j’entends des sons ; mais je les prie de relire ce que j’ai dit sur la force de la proposition il y a, et sur la manière dont on la forme. D’ailleurs, que sert-il de dire qu’il y a quelque chose qui est cause que j’ai les perceptions je vois, je touche, j’entends, si jamais ce que je vois, ce que je touche, ce que j’entends, ne lui ressemble ? J’avoue qu’il y a une cause dont dépendent toutes nos perceptions, parce que rien n’est comme il est, sans raison. Mais quelle est-elle cette cause ? Je ne puis la pénétrer, puisque rien de ce que j’ai ne lui ressemble. Renfermons-nous sur cela dans les bornes qui sont prescrites à notre intelligence.

J’avoue à Maupertuis que je ne saurai peut-être pas quelle est cette cause, mais il suffira que je sache qu’elle est hors de moi et que c’est un être réel distingué de Dieu et de moi.

XXIX. — On pourrait faire encore bien des questions sur la succession de nos perceptions. Pourquoi se suivent-elles dans un certain ordre ? Pourquoi se suivent-elles avec de certains rapports les unes aux autres ? Pourquoi la perception que j’ai, je vais dans l’endroit où j’ai vu un arbre, est-elle suivie de celle, je verrai un arbre ? Découvrir la cause de cette liaison est vraisemblablement au-dessus de nos forces.

XXX. — Mais il faut bien faire attention à ce que nous ne pouvons être nous-mêmes les juges sur la succession de nos perceptions. Nous imaginons une durée dans laquelle sont répandues nos perceptions, et nous comptons la distance des unes aux autres par les parties de cette durée qui se sont écoulées entre elles : mais cette durée, quelle est-elle ? Le cours des astres, les horloges et semblables instruments, auxquels je ne suis parvenu que comme je l’ai expliqué, peuvent-ils en être des mesures suffisantes ?

XXXI. — Il est vrai que j’ai dans mon esprit la perception d’une certaine durée, mais je ne la connais elle-même que par le nombre des perceptions que mon âme y a placées.

Cette durée ne paraît plus la même lorsque je souffre, lorsque je m’ennuie, lorsque j’ai du plaisir ; je ne puis la connaître que par la supposition que je fais que mes perceptions se suivent toujours d’un pas égal. Mais ne pourrait-il pas s’être écoulé des temps immenses entre deux perceptions que je regarderais comme se suivant de fort près ?

XXXII. — Enfin, comment ne connais-je les perceptions passées que par le souvenir, qui est une perception présente ? Toutes les perceptions passées sont-elles autre chose que des parties de cette perception présente ? Dans le premier instant de mon existence, ne pourrais-je pas avoir une perception composée de mille autres comme passées, et n’aurais-je pas le même droit que j’ai de prononcer sur leur succession ?

Je vais faire tout de suite des remarques sur les quatre derniers articles de l’ouvrage de Maupertuis et je dirai quelles sont mes idées sur la succession de nos perceptions et sur la mémoire.

J’avoue d’abord que je ne saurais expliquer toute la succession de nos idées, mais j’observe que nos premières idées viennent de nos sens, de nos besoins ; elles sont gravées d’autant plus profondément dans notre esprit que nos sens sont plus exercés sur le même objet et que nos besoins continuent à être les mêmes. Elles se lient entre elles d’autant plus que nos sens ont plus d’analogie et que nos besoins ont plus de rapport les uns avec les autres. J’omets ici les circonstances passagères et les liaisons de la société et je dis que les idées, liées entre elles, s’excitent et se succèdent facilement, parce qu’elles sont placées dans notre esprit en forme de chaînes.

Il arrive cependant quelquefois qu’une idée n’excite pas les idées qui sont le plus liées avec elle ; il faut prendre garde aux circonstances.

Il me semble voir un tas de boules placées sur une table auprès les unes des autres ; suivant le côté où l’on frappe, il en sort plutôt une qu’une autre. Un spectateur tranquille, d’une conversation quelque brillante et sautillante qu’elle fût, pourrait en voir toutes les transitions souvent liées à un mot, et il pourrait aisément deviner les tours d’esprit et les caractères par le mot qui fait passer l’un plutôt que l’autre, et plutôt sur telle matière que sur telle autre.

Quant à la raison pourquoi l’idée, je vois un arbre (art. XXIX de Maupertuis) succède à celui-ci, je vais dans un endroit où j’ai vu un arbre, elle est simple, c’est que l’arbre y est et Maupertuis me fait rire.

Quant à la durée dont il parle, je conviens qu’il n’y a guère là-dessus qu’une estimation relative qui devient suffisamment exacte pour asseoir un jugement certain. On dirait, à l’entendre parler sur les astres, les horloges, etc., que tout cela est une affaire de simple imagination ; pour moi, je ne sais pas goûter un pareil pyrrhonisme et il annonce, ou un fou, ou un jeu d’esprit assez déplacé pour quiconque n’est plus étudiant en métaphysique.

J’ai dit un mot sur l’analogie de nos sens en parlant de la façon dont nos idées se liaient : c’est une matière sur laquelle, si on faisait des observations un peu fines, on pourrait parvenir à une théorie des sens assez curieuse.

Voici comment je voudrais en partie que l’on s’y prît : il est sûr que les analogies sont de ces choses plutôt senties que perçues et que le peuple sent longtemps avant que le philosophe en sache rendre raison, car, en passant, ces philosophes me font enrager. Ils dissertent volontiers sur ce que personne ne sait qu’eux et ils ne parlent presque jamais de ce que tout le monde sait. Or, pour revenir à mon sujet, ce que le peuples sent se peint dans les langues ; je voudrais donc qu’on examinât dans les langues les métaphores que l’on a faites d’un sens à un autre et des sens à l’esprit ; cela nous mènerait à connaître l’analogie des sens et, en passant, nous montrerait peut-être le comment de plusieurs de nos façons de penser. Voici des exemples : on dit une vue perçante, un son perçant, une oreille perçante ; le dernier est le moins en usage ; on ne dit pas un goût perçant, une odeur perçante et l’on dit aussi un esprit perçant et non un sentiment, un cœur, etc. ; le papier va me manquer.

J’observe en général que l’ouïe, la vue et l’esprit sont analogues ; le tact, le goût, l’odorat, le cœur, etc., le sont. Il faudrait suivre cela dans les différentes métaphores, voire même dans les différentes langues ; on trouverait des métaphores hardies et agréables qui pourraient donner des vues ; d’autres qui prouveraient le mauvais goût d’une nation.

Je viens à la mémoire, l’article XXXII est le plus sot de tous. Qu’est-ce que ces perceptions passées qui font partie de la perception présente ? Qu’est-ce que cette supposition pyrrhonienne, par où il finit ?

Voici ma pensée : toute idée ou signe aperçu fait une impression ; elle se lie avec d’autres ou non. Cette impression liée avec d’autres est plus aisée à rappeler. Se rappelle-t-elle, ou rappelle-t-elle la marque qu’elle a laissée, ou en quelque sorte le chaînon qu’elle a fait avec d’autres ? Quand elle se représente, elle porte avec soi le sentiment de son autorité ; sa place y était et cette place n’était propre qu’à elle ; l’esprit le sent ; voilà la mémoire. Si elle ne s’était liée avec aucune autre idée, elle voltigerait dans l’esprit et l’on n’aurait pas le sentiment sûr de sa mémoire ; et je ne sais si vous avez senti, comme moi, voltiger de ces idées-là dans votre tête si bien que l’on ne sait si on les a eues ou non. Il y a d’autres cas où cela arrive : lorsque, sans avoir déjà été dans l’esprit, elles sont une suite de celles qui y sont ; on doute si on ne les a point eues. J’appelle ces idées-là les remords de l’esprit ; elles font une espèce de reproche de ce que l’on ne les a pas eues.

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[1] Les Réflexions de Maupertuis auxquelles répond Turgot sont en petit texte.

[2] Maupertuis (1698-1759), philosophe spiritualiste, avait adopté en partie l’idéalisme de Berkeley. Il soutenait qu’il était impossible de mesurer la durée et de découvrir la cause de la liaison et de la succession de nos idées « Toute réalité dans les objets, disait-il, n’est et ne peut être que ce que j’énonce lorsque je suis parvenu à dire, il y a. »

Les remarques de Turgot sont basées sur l’opinion que tout vient des sens. Elles tendent à confondre la sensation avec la perception. Maine de Biran (Note sur les Réflexions de Maupertuis et de Turgot, Œuvres II, 319) l’a reproché à Turgot, mais il convient d’observer que les doctrines de Reid (1710-1795) qui ont attribué à l’esprit le pouvoir de connaître directement les choses n’étaient pas encore répandues.

[3] Trublet, d’après Du Pont. L’abbé Trublet (1697-1770), chanoine de Saint-Malo et trésorier de l’Église de Nantes, de l’Académie française.

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