Une lettre de Voltaire à N. Baudeau, sur la liberté économique et le ministère Turgot (1775)

D19396, Voltaire à Nicolas Baudeau

(Oeuvres de Voltaire, tome 125, pp.385-386)

Avril 1775

 Je ne puis assez vous remercier, Monsieur, de la bonté que vous avez de me faire envoyer vos Éphémérides. Les vérités utiles y sont si clairement énoncées, que j’y apprends toujours quelque chose, quoique à mon âge on soit d’ordinaire incapable d’apprendre. La liberté du commerce des grains y est traitée comme elle doit l’être ; et cet avantage inestimable serait encore plus grand si l’État avait pu dépenser en canaux de province à province la vingtième partie de ce qu’il nous en a coûté pour deux guerres, dont la première fut entièrement inutile, et l’autre funeste. S’il y a jamais eu quelque chose de prouvé, c’est la nécessité d’abolir pour jamais les corvées. Voilà deux services essentiels que M. Turgot veut rendre à la France ; et, en cela, son administration sera très supérieure à celle du grand Colbert. J’ai toujours admiré cet habile ministre de Louis XIV, bien moins pour ce qu’il fit que pour ce qu’il voulut faire ; car vous savez que son plan était d’écarter pour jamais les traitants. La guerre plus brillante que sage de 1672 détruisit toute son économie. Il fallut servir la gloire de Louis XIV, au lieu de servir la France ; il fallut recourir aux emprunts onéreux, au lieu d’imposer un tribut égal et proportionné, comme celui du dixième. Que la France soit administrée comme l’a été la province de Limoges, et alors cette France, sortant de ses ruines, sera le modèle du plus heureux gouvernement.

Je suis bien content, monsieur, de tout ce que vous dites sur les entraves des artistes, sur les maîtrises, sur les jurandes. J’ai sous mes yeux un grand exemple de ce que peut une liberté honnête et modérée en fait de commerce, aussi bien qu’en fait d’agriculture. Il y avait dans le plus bel aspect de l’Europe après Constantinople, mais dans le sol le plus ingrat et le plus malsain, un petit hameau habité par quarante malheureux dévorés d’écrouelles et de pauvreté. Un homme, avec un bien honnête, acheta ce territoire affreux, exprès pour le changer. Il commença par faire dessécher des marais empestés ; il défricha ; il fit venir des artistes étrangers de toute espèce, et surtout des horlogers, qui ne connurent ni maîtrise, ni jurande, ni compagnonnage, mais qui travaillèrent avec une industrie merveilleuse, et qui furent en état de donner des ouvrages finis à un tiers meilleur marché qu’on ne les vend à Paris.

M. le duc de Choiseul les protégea avec cette noblesse et cette grandeur qui ont donné tant d’éclat à toute sa conduite. M. Dogny les soutint par des bontés sans lesquelles ils étaient perdus. M. Turgot, voyant en eux des étrangers devenus Français, et des gens de bien devenus utiles, leur a donné toutes les facilités qui se concilient avec les lois. Enfin, en peu d’années, un repaire de quarante sauvages est devenu une petite ville opulente, habitée par douze cents personnes utiles, par des physiciens de pratique, par des sages dont l’esprit occupe les mains. Si on les avait assujettis aux lois ridicules inventées pour opprimer les arts, ce lieu serait encore un désert infect, habité par les ours des Alpes et du mont Jura.

Continuez, monsieur, à nous éclairer, à nous encourager, à préparer les matériaux avec lesquels nos ministres élèveront le temple de la félicité publique.

J’ai l’honneur d’être avec une reconnaissance respectueuse, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Voltaire.