Une loi libérale : la loi bancaire chilienne de 1860

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil

Il est commun d’entendre des libéraux dire : il suffirait d’établir la liberté. Seulement, aucun domaine ne peut être réformé de cette manière. À un moment où un autre, il faut rentrer dans le détail des opérations et indiquer quels seraient les dispositions prises à l’égard de tous ces détails. C’est ce que dut faire le gouvernement chilien en 1860, lorsqu’il accepta de conduire la libéralisation complète du secteur bancaire, proposée par l’économiste français Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, alors professeur d’économie à l’Université de Santiago du Chili.

Voici la traduction inédite du texte de loi complet, qui accorda aux banques chiliennes la liberté la plus complète. [disponible aussi en .pdf]

La traduction a été réalisée par Benoît Malbranque à partir du Boletín de las Leyes i Decretos del Gobierno, Lib. XXVIII, Num. 6

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Les banques d’émission

Santiago, Chili

23 Juillet 1860

Article 1

     Les personnes capables de mener des opérations commerciales pourront établir et diriger librement des banques d’émission sur le territoire de la République, conformément aux dispositions énoncées dans la présente loi.

Article 2

     Par suite de cette loi seront considérées comme banques d’émission les banques qui, aux autres opérations propres aux établissements de ce type, réuniront celle d’émettre des billets payables à vue et au porteur, quelque soit la forme dans laquelle ils sont diffusés.

Article 3

     Quiconque désirera établir une banque d’émission devra déposer au Ministère des Finances, au moins quinze jours avant toute opération, une déclaration dans laquelle seront indiqués : 1- le nom de la future banque ; 2- la ville dans laquelle on se propose de l’établir ; 3- le nombre de succursales, s’il doit y en avoir, et le lieu dans lequel chacun d’elles seront disposées ; 4- le montant du capital effectif de la banque ; et 5- le jour où l’on pense que commenceront les opérations. Si la banque est fondée par une société commerciale, une copie des statuts[1] devra être ajoutée aux déclarations indiquées.

Article 4

     Celui qui administre une banque d’émission, en tant que propriétaire ou en tant que directeur, devra également déposer au Ministère des Finances une copie de tous les règlements intérieurs et statuts de ladite banque ; des inventaires annuels, des actes et résolutions de toute assemblée d’actionnaires, et en particulier de celles qui auront pour objet l’augmentation ou la diminution du capital de la banque, ou sa liquidation.

Article 5

     Avant le jour indiqué pour le début des opérations, le Président de la République se réserve le droit de vérifier, de la manière qu’il juge convenable, l’existence du capital de la future banque.

Article 6

     Ne sera considéré comme capital d’une banque que le capital effectivement réalisé en monnaie légale du pays, en lingot d’or ou d’argent, ou en obligations et titres souscrits par des personnes dont la solvabilité, dans les derniers six mois, est hors de tout doute. Les immeubles, obligations ordinaires, hypothèques ou garanties publiques peuvent bien sécuriser le capital, mais ne sauraient en aucun cas constituer ce capital, et il est interdit aux propriétaires ou directeurs de banque de présenter lesdites valeurs ou garanties comme parties intégrantes du capital de la banque, dans les avis, affiches, ou annonces publiées pour la banque, sous peine d’une amende de cent pesos pour chaque publication. La même sanction serait encourue par l’éditeur responsable d’une feuille ou d’un journal qui réaliserait ces publications contre l’avis des propriétaires ou des directeurs de la banque.

Article 7

     Afin d’effectuer la vérification du capital, le propriétaire, le directeur ou les directeurs de la banque déclareront sous serment au fonctionnaire de l’Etat en charge de la vérification, que le capital appartient réellement à la personne ou à la société qui se propose de fonder ladite banque, et qu’il sera fidèlement et exclusivement employé pour ses opérations. Le fonctionnaire de l’État rédigera un acte de cette déclaration sous serment et de la vérification du capital. L’acte, signé par le propriétaire et par le directeur, sera ajouté aux pièces prescrites par l’article 3.

Article 8

     Les propriétaires ou directeurs de toute banque d’émission devront fournir au Ministère des Finances, au cours des quinze premiers jours de chaque mois, le bilan qui témoigne de manière sommaire de la situation de la banque à la fin du mois précédent. Dans ce bilan devront apparaître les parties indiquées à l’article 30.

Article 9

     Le directeur d’une banque par action sera solidairement responsable des engagements contractés par la banque durant le temps où elle sera sous sa direction, dès le moment où la société est constituée en société anonyme. Il se devra de posséder dans l’entreprise un nombre d’actions équivalent à 10% du capital total de la banque, ou une participation dans ses actifs à hauteur de 10% également ; néanmoins, quel que soit le montant du capital social il est nécessaire que les actions du directeur dépassent 40 000 pesos ou que ses participations dépassent 10 000 pesos.

     Les actions du directeur seront nominales et resteront en caisse, libres de toute obligation à l’égard des tiers, en tant que garantie pendant tout le temps de sa direction et six mois après la fin de celle-ci. Jusqu’à ce moment, les créances de la banque seront préférées par privilèges, en cas d’exercice de ladite garantie, aux créances personnelles du directeur.

Article 10

     Les prêts ou facilités consentis, que ce soit aux directeurs, aux membres du Conseil d’Administration, de crédit, de censure, de vigilance, aux autres agents qui prennent part à la direction ou à l’administration d’une banque par action, ou que ce soit aux personnes ayant garanti à l’égard des tiers les obligations contractées par une banque seront l’objet d’un compte spécial dans les livres et dans le bilan. Les documents qui porteront la signature des personnes précédemment mentionnées, quel que soit leur titre, devront être inscrites dans ce compte.

Article 11

     Il est interdit à toute banque de prêter une quelconque somme contre le dépôt de ses propres actions.

Article 12

     Le transfert d’actions d’une banque, de quelque manière qu’il soit fait, devra être retranscrit dans ses livres et le nom des nouveaux actionnaires devra être publié dans les journaux.

Article 13

     Le Président de la République se réserve le droit de contrôler, à un intervalle de temps qu’il jugera convenable, et grâce à un ou plusieurs agents missionnés à cet effet, les livres, caisses, et portefeuilles des banques d’émission.

Article 14

     Les billets de banque seront numérotés et porteront un double talon. Ils devront porter la signature et le tampon du surintendant de la Casa de Moneda. [2] L’un des talons sera conservé à la Casa de Moneda.

Article 15

Les billets de banque seront de vingt, cinquante, cent, et cinq cents pesos.

Article 16

     Les billets qui auront été détériorés ou rendus inutilisables, quel qu’en soit la cause, pour servir à la circulation, seront remplacés par des nouveaux, et détruits par le feu à la fin de chaque mois en présence du Surintendant de la Casa de Moneda et des propriétaires ou directeurs des banques ou de leurs agents, et on établira un acte de leur destruction.

Article 17

     Les billets de banque, avant d’être émis, devront être signés par le propriétaire ou le directeur principal.

Article 18

     La falsification des billets sera sujette aux peines prévues par les lois relatives à la faux-monnayage.

Article 19

     Six mois avant la liquidation d’une banque, l’émission de billets payables à vue et au porteur devra cesser.

     Les propriétaires ou directeurs devront remettre à la Casa de Moneda les billets restés en leur possession, ainsi que chaque semaine ceux qui seront entrés en caisse. Ces billets seront détruits à la fin du mois en suivant les prescriptions de l’article 16.

Article 20

     Il est interdit à toute banque d’émission d’émettre du papier payable à moins de quinze jours et portant intérêt, sous peine d’une amende de cent pesos pour chaque titre émis en violation de cette interdiction.

Article 21

     Le propriétaire ou directeur d’une banque d’émission qui aura émis des billets à vue et au porteur différents de ceux qui sont mentionnés dans les articles 14 et 15 de la présente loi, sera puni par une amende de mille à dix mille pesos.

Article 22

     Le propriétaire ou directeur de banque qui commencerait ses opérations sans avoir accompli toutes les prescriptions de l’article 3, sera condamné à une amende de cent à mille pesos ; la même peine sera appliquée au propriétaire ou directeur qui omettrait de publier les documents exigés par l’article 12.

Article 23

     Le propriétaire, directeur, commissaire ou agent quelconque d’une banque d’émission, qui après avoir été dûment sollicité par le fonctionnaire missionné à cet effet, refuserait de communiquer immédiatement les libres, caisses et portefeuilles de la banque, sera condamné à une amende de mille pesos. La banque paiera cette amende au Trésor Public.

Article 24

     Le propriétaire ou directeur d’une banque qui aurait effectué sciemment une fausse déclaration sur l’origine ou l’utilisation du capital de la banque, ou fourni un bilan faux, ou dissimulé, au moyen de documents frauduleux, la situation réelle de la banque, et en particulier des sommes versées par la banque à ses directeurs, propriétaires, surveillants, administrateurs ou garants, soit directement soit par l’intermédiaire de documents portant sa signature, sera condamné à une amende qui n’excèdera pas dix mille pesos.

     Au cas où il quitterait la banque, le directeur ou propriétaire qui aurait commis les fraudes précédemment indiquées, sera considéré comme responsable et puni comme tel.

Article 25

     Le retard dans la transmission des documents et des comptes au Ministère des Finances sera puni par une amende de vingt pesos par jour de retard.

Article 26

     Les billets à la vue et au porteur seront des titres exécutoires face aux biens et à la personne des propriétaires et directeurs des banques, exerçables sur simple requête et sans reconnaissance de signature.

Article 27

     Le paiement des billets à la vue et au porteur devra se faire en monnaie d’or et d’argent, pour autant que ces valeurs n’aient pas subi une baisse de plus de 20%.

Article 28

     Les banques et leurs succursales maintiendrons ouverts leurs établissements à la disposition du public tous les jours non fériés, de dix heures du matin jusqu’à quatre heures de l’après midi, sous peine d’une amende qui ne pourra excéder mille pesos pour chaque occasion où, sans raison valable, elles auront contrevenu à cette disposition.

Article 29

     Aucune banque ne pourra émettre en billets au porteur une somme supérieure à 150% de son capital effectif, selon la définition de l’article 6.

     Le surintendant de la Casa de Moneda devra refuser de signer et d’imprimer des billets s’ils dépassaient le plafond indiqué dans le présent article.

Article 30

     Dans le bilan qui, conformément à l’article 8, sera présenté mensuellement, devront apparaître : à l’Actif : les valeurs en monnaie légale ; les lingots d’or et d’argent ; les valeurs en titres, billet à ordre, ou comptes courants, en paiements anticipés, ou en dettes des agents ou employés, et en billets d’autres banques ; et au Passif : le capital de la banque, le fonds de réserve, les billets en circulation, les comptes courants et les dépôts portant intérêt et ceux n’en portant pas.

     Les propriétaires et directeurs de banques d’émission devront se conformer aux dispositions de la présente loi au plus tard six mois après sa promulgation.

 

 

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[1] Escritura de sociedad

[2] Equivalent chilien de la Monnaie de Paris en France.

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