Vauban, prophète et martyr

Dans cette conférence sur Vauban, Georges Renaud retrace le destin tragique de ce précurseur des économistes, qui vécut en proscrit à la fin de sa vie, pour avoir osé dire et écrire les maux économiques de la France de l’Ancien régime.


Les prophètes de la monarchie

L’économie politique et ses premiers martyrs

 

Vauban et l’assiette de l’impôt[1]

 

Le cultivateur qui sème de l’ivraie ne saurait recueillir du froment.
J.-B. SAY (Traité d’économie politique, Discours préliminaire).

 

 

I

MESDAMES, MESSIEURS,

Vous avez pu lire sur l’affiche que je parlerais aujourd’hui du maréchal de Vauban. On s’est trompé. Je ne parlerai que de Vauban tout court, non pas tant du maréchal ou de l’ingénieur que du patriote[2] et du citoyen. Sans doute, je vous remémorerai qu’il fut « l’âme de tous les sièges que le roi a faits[3] », et que sa haute habileté militaire, en étendant la domination de la France au dehors, contribua à accroître l’ambition insatiable et à affermir le despotisme effréné du monarque absolu qui gouvernait alors la France. Mais je n’insisterai pas sur le Vauban, premier stratégiste de l’Europe, servant par ses talents l’avidité de son maître, et lui permettant de se livrer à toutes les folies de son orgueil, qui eurent pour conséquence d’ensanglanter plus tard le glorieux et généreux élan de nos pères en 1789. Ce personnage-là, nous l’abandonnerons aux historiens du passé, qui se passionnent si souvent, trop souvent pour les gloires et la puissance des grands, et s’intéressent si peu au sort et aux malheurs des peuples opprimés.

Ce que nous rechercherons, messieurs, dans Vauban, ce sera le citoyen, le citoyen honnête et vertueux, même dans les grandeurs ; ce sera l’homme dont le nom seul inspire le respect et l’admiration ; ce sera « l’homme de basse mine, modeste, réservé, dont la physionomie ne promettait rien[4] », mais dont le cœur n’a cessé de battre à la vue des souffrances du peuple ; ce sera enfin ce démocrate, offrant, au milieu de la cour corrompue de Louis XIV, le trop rare spectacle d’une vie entièrement pure de toute cupidité, de toute intrigue, de toute ambition personnelle. Figure noble entre toutes, près de laquelle paraissent bien petits et bien vulgaires et ces courtisans à l’eau de rose, et ces ministres d’antichambres, et ces généraux en bas de soie, et ces diplomates à bouffettes, et ces littérateurs à encensoirs, et ces princesses libertines, et ces dames d’atour qui ne pouvaient pas dire comme François Ier, au lendemain de la bataille de Pavie : « Tout est perdu, fors l’honneur » ; enfin toute cette plèbe aristocratique qui escortait le souverain et faisait la génuflexion à la première parole qui sortait de sa bouche ! Qu’était toute cette illustre valetaille auprès de l’homme assez hardi pour aimer et professer la vérité, à une époque où la vérité vous conduisait dans les cachots de la Bastille ? assez hardi pour aimer et défendre le bien public, dans un temps où les yeux d’un seul français ne pouvaient, sans crime, se reposer un instant sur un autre homme que sur ce roi, qualifié à tort de grand par l’histoire ? assez hardi pour dérober au service de son roi quelques instants consacrés aux intérêts de sa patrie, et pour croire qu’il n’y a pas dans le gouvernement que les intérêts du souverain en jeu, et qu’un fonctionnaire doit servir le pays avant de servir le souverain, dans le cas où, par impossible, il y aurait opposition entre l’un et l’autre ? assez désintéressé enfin pour sacrifier honneurs, fortune, faveurs, toutes les fois qu’il s’agit de défendre ce pauvre peuple que l’on s’est tant plu à pressurer de tout temps ?

Oui, messieurs, c’était là du courage et du désintéressement, à une époque où toutes les illustrations, prêtres ou guerriers, magistrats ou littérateurs, se laissaient absorber à plaisir par la monstrueuse personnalité de ce chef de l’État, qui s’écriait un jour : « Il me semble qu’on m’ôte de ma gloire quand on en peut avoir sans moi » ; à une époque où un prince de l’Église, un Bossuet, félicitait un chancelier, de sinistre mémoire, d’avoir assez vécu pour signer la révocation de l’édit de Nantes, c’est-à-dire un acte qui allait affaiblir profondément le pays et outrager un million de Français, une de ces mesures que l’on ne peut qualifier, car il n’y a pas dans la langue d’expression assez énergique pour la flétrir.

« Quand le sage chancelier reçut l’ordre de dresser ce pieux édit qui donna le dernier coup à l’hérésie (on aurait pu ajouter : et à la richesse du pays), il avait déjà ressenti l’atteinte de la maladie dont il est mort ; mais un ministre si zélé pour la justice ne devait pas mourir avec le regret de ne l’avoir pas rendue à tous ceux dont les affaires étaient préparées. Malgré cette fatale faiblesse qu’il commença de sentir, il écouta, il jugea, et il goûta le repos d’un homme heureusement dégagé, à qui ni l’Église, ni le monde, ni son prince, ni sa patrie, ni les particuliers, ni le public, n’avaient plus rien à demander. Seulement Dieu lui réservait l’accomplissement du grand ouvrage de la religion ; et il dit, en scellant la révocation du fameux édit de Nantes, qu’après ce triomphe de la foi et un si beau monument de la piété du roi, il ne se souciait plus de finir ses jours : c’est la dernière parole qu’il ait prononcée dans la fonction de sa charge, parole digne de couronner un si glorieux ministère ! … » (Oraison funèbre de Michel Letellier, prononcée le 25 janvier 1680).

Cette page d’un des plus illustres écrivains de l’Église n’éveille-t-elle pas en nous, messieurs, un sentiment d’indignation et de révolte ? Cependant elle ne fait que peindre l’époque.

Quelques hommes méritent d’être mis à part dans le grand siècle, hommes honnêtes, citoyens vertueux, patriotes sincères. C’est le maréchal Catinat, l’archevêque Fénelon, l’ingénieur Vauban et le ministre Colbert.

C’était Colbert qui écrivait à M. de Lamoignon, à l’issue d’un conseil où ce magistrat, gagné par Louvois, venait de faire prévaloir l’avis d’un emprunt en rentes perpétuelles :

« Vous triomphez, mais croyez-vous avoir fait l’action d’un homme de bien ? Croyez-vous que je ne pense pas comme vous qu’on pourrait trouver de l’argent à emprunter ? Mais connaissez-vous, comme moi, l’homme auquel nous avons affaire, sa passion pour la représentation, pour les grandes entreprises, pour tout genre de dépenses ? Voilà donc la carrière ouverte aux emprunts, par conséquent à des dépenses et à des impôts illimités ! Vous en répondez à la nation et à la postérité. »

Paroles vieilles de dates, mais dont la vérité a résisté au temps ! C’était Fénelon qui, relevant le christianisme par son humilité et par sa tolérance, osait dire, dans ce siècle de bigotisme orgueilleux et d’intolérance barbare, que les cérémonies extérieures ne sont que l’accessoire du culte[5] ; qui écrivait pour un jeune prince appelé à régner dans l’avenir : « Aimez les peuples, n’oubliez rien pour en être aimé[6] » et jugeait qu’il y avait mieux à faire pour un roi que d’entreprendre des conquêtes ou que de se tenir « toujours caché et toujours impraticable, comme les rois de l’Orient » ; qui enfin croyait « qu’un état réuni et médiocre, quand il est bien peuplé, bien policé, bien cultivé pour les arts et pour les sciences utiles ; quand il est d’ailleurs gouverné selon ses lois, avec modération, par un prince qui rend lui-même la justice et va lui-même à la guerre, promet quelque chose de plus heureux qu’une vaste monarchie qui n’a plus de tête pour réunir le gouvernement[7]. »

C’était Catinat, qui, monté par son simple mérite des rangs les plus infimes de l’armée au grade de maréchal de France, donnait, au jour de la disgrâce, un éclatant exemple de modération et de vertu en se retirant sans bruit dans sa maison de Saint-Gratien ; mais qui, au jour du devoir, reprenait un commandement, l’abandonnant de nouveau plutôt que d’obéir à un ordre intempestif de la cour ; qui savait parler en face au roi, et avec fermeté, repoussant énergiquement tout service ultérieur dans ses armées, et refusant d’être chevalier de l’ordre du Saint-Esprit que le roi lui avait conféré, attendu, disait-il, qu’il n’avait rien fait pour le mériter ; Catinat, enfin, dont Saint-Simon disait, à sa mort :

« J’ai si souvent parlé ici du maréchal Catinat, de sa vertu, de sa sagesse, de sa modestie, de son désintéressement, de la supériorité si rare de ses sentiments, de ses grandes parties de capitaine, qu’il ne me reste plus à dire que sa mort dans un âge très avancé, sans avoir été marié ni avoir acquis aucunes richesses, dans sa petite maison de Saint-Gratien, près Saint-Denis, où il s’était retiré, d’où il ne sortait plus depuis quelques années, et où il ne voulait presque plus recevoir personne. Il y rappela, par sa simplicité, par sa frugalité, par le mépris du monde, par la paix de son âme et l’uniformité de sa conduite, le souvenir de ces grands hommes qui, après les triomphes les mieux mérités, retournaient tranquillement à leur charrue, toujours amoureux de leur patrie, et peu sensibles à l’ingratitude de Rome qu’ils avaient si bien servie… Il déplorait les fautes signalées qu’il voyait se succéder sans cesse, l’extinction suivie de toute émulation, le luxe, le vice, l’ignorance, la confusion des états, l’inquisition mise à la place de la police, il voyait tous les signes de destruction, et il disait qu’il n’y avait qu’un comble très dangereux de désordre qui pût enfin rappeler l’ordre dans le royaume. »

Catinat avait bien vu, et de loin. Mais, s’il revenait sur la terre, ne parlerait-il point encore de même ? En entendant ce récit de Saint-Simon, ne croiriez-vous point que tout cela a été écrit, non pas il y a cent cinquante ans, mais hier, mais aujourd’hui, il n’y a qu’un instant. Les leçons profitent si peu aux peuples que les mêmes événements se reproduisent à des époques différentes, et que cependant ils ne s’en garent pas plus la seconde fois que la première !

C’était enfin Vauban, ce Romain, « a dit Fontenelle, qu’il semblait que notre siècle eût dérobé aux plus heureux temps de la République » ; Vauban qui savait réclamer auprès du roi en faveur de la misère du peuple ; Vauban qui, ne voulant point accroître les horreurs d’un siège en tirant sur les monuments et les maisons de la ville, s’écriait : « Nous mettrons deux jours, trois jours de plus ; mais nous épargnerons la vie de cinquante soldats. »

II

Son nom véritable était Sébastien Le Prestre, seigneur de Vauban, Bazoches, Pierre-Perthuis et autre lieux. Il était né le 1er mai 1633, vers la dernière période du règne de Louis XIII, en Bourgogne, près d’Avallon, à Saint-Léger de Fougeret, dans la paroisse de Morvan. Il était fils d’Urbain Le Prestre et d’Aimée de Carmagnol. Cette famille appartenait à une bonne noblesse, comme on disait alors, puisqu’elle possédait la terre de Vauban depuis deux cent cinquante ans. J’indique ce fait comme une curiosité historique et non comme un titre. Dieu merci ! dans notre société démocratique, ces titres-là ne sont plus d’aucune valeur ; le mérite de chacun n’a d’autre mesure que ses actions personnelles.

Son père s’était ruiné au service du roi, comme la plupart des gentilshommes n’ayant aucun appui à la cour. Vauban naquit donc, il l’a dit lui-même, le plus pauvre gentilhomme de France. Son père, Sébastien Le Prestre, seigneur de Vauban, n’avait conservé de cette même seigneurie qu’une maison couverte en chaume, qu’on montre encore dans le Morvan bourguignon. « Si c’est bien celle où naquit Vauban, qu’elle reste éternellement debout pour attester que les vertus les plus glorieuses n’ont pas besoin de riches lambris autour de leur berceau[8]. »

Ce père, en mourant, laissait des affaires très embarrassées. Sa veuve ne lui survécut que peu de temps, et la terre de Vauban fut mise sous le séquestre. L’enfant n’avait pas dix ans et était dénué de toutes ressources. Le futur grand homme dut le peu d’éducation qu’il reçut à la bienfaisance de M. de Fontaines, prieur de Saint-Jean, à Semur[9]. Il payait son hospitalité comme il pouvait. Il soignait le cheval, ou bien il jardinait[10]. Le prieur lui apprit tout ce qu’il savait, lecture, écriture, grammaire, calcul et la pratique de l’arpentage. L’arpentage le mit sur le chemin de la géométrie, et la géométrie sur celui de l’art de la fortification. Là se bornèrent les connaissances que reçut l’enfant, qui allait devenir le plus grand ingénieur de l’Europe. Mais, en même temps, il était élevé avec les enfants du peuple ; il jouait avec eux, jouissant de la même liberté. Il apprit ainsi tout jeune à connaître et leurs souffrances et leurs plaisirs. Cette éducation toute démocratique porta ses fruits, car elle lui valut plus tard le beau surnom, nouveau dans la langue française, de patriote. 

En 1651, Vauban a dix-huit ans. Il est petit de taille, mais robuste de corps et d’intelligence. Il quitte son village un beau matin, à l’insu de tous, traverse à pied la Bourgogne et la Champagne, et vient offrir ses services à Condé, alors en guerre contre la France, ou plutôt contre Mazarin. Cette faute, qu’il faut attribuer à l’esprit du temps et non au manque de patriotisme, fut la première et la dernière que commit cet homme de cœur.

En 1652, Condé l’emploie aux fortifications de Clermont, en Lorraine. Là, nous le voyons se plonger jour et nuit dans l’étude de la trigonométrie et de toutes les sciences accessoires nécessaires à l’étude de l’art auquel il avait dès lors résolu de se livrer entièrement. En même temps, il donne des preuves d’un haut courage en traversant une rivière, au siège de Sainte-Ménehould, sous le feu de l’ennemi. En 1653, il est fait prisonnier par une patrouille de l’armée royale, dans des conditions qui attirent l’attention du cardinal-ministre. Celui-ci n’a pas de peine à le détacher de la cause de Condé et le pourvoit, le 3 mai 1655, d’un brevet d’ingénieur.

Jusqu’à la paix des Pyrénées, il fait siège sur siège, reçoit une blessure à Stenay, une autre à Valenciennes, et trois à Montmédy. Le maréchal de La Ferté lui fait don d’une compagnie dans son régiment pour le récompenser de son intrépidité. Il voulait même lui en donner une seconde dans un autre régiment pour lui tenir lieu de pension.

Des années de calme suivent la paix des Pyrénées. Vauban les utilise à réparer les vieilles places fortes, à en construire de nouvelles et à rendre Dunkerque formidable aux Anglais en dotant cette ville d’un bassin susceptible de recevoir trente vaisseaux de guerre. Sa réputation d’ingénieur est faite, et désormais il sera, dans tous les sièges de Flandre et de Franche-Comté, le bras droit de ce roi, qui, a dit plaisamment Voltaire, aimait toujours à mettre sa gloire en sûreté.

Pour caractériser le mérite de Vauban comme ingénieur, il nous suffit de citer quelques lignes d’un homme compétent, de l’illustre Carnot :

« La fortification de M. de Vauban, dit-il, n’offre à l’œil qu’une suite d’ouvrages connus avant lui ; mais elle offre à l’esprit de celui qui sait observer, des résultats sublimes, des combinaisons profondes, des chefs-d’œuvre multipliés d’industrie. C’est dans l’art de disposer respectivement ces ouvrages connus avant lui ; c’est dans l’art de profiter de toutes les circonstances locales ; c’est dans les manœuvres d’eau ingénieusement disposées ; c’est dans l’art de placer une simple redoute dans un lieu inaccessible, d’où elle prenne de revers sur les tranchées ; c’est dans l’art d’enfiler une branche d’ouvrages si habilement, qu’on ne puisse la battre ni en brèche, ni par ricochet ; c’est, dis-je, en tout cela que consiste l’art de Vauban[11]. »

Mais laissons de côté le preneur de villes, et arrivons à ce Vauban, dont l’irréprochable caractère faisait dire à Jean-Baptiste Rousseau, quand il voulait louer quelqu’un :

De sa vertu Vauban même fait cas.

Il prit une part active à la conquête de la Hollande, cette folie enfantée par l’esprit de Louis XIV dans un accès de délire et d’orgueil. La pauvre France devait la payer cher. Dans cette campagne, comme dans les autres, Vauban ne fit pas seulement preuve d’intrépidité, mais aussi d’une vive sollicitude pour le bien-être et la conservation du soldat. Froid et prudent, il ne se lassait point de dire :

« Il ne faut jamais faire à découvert ni par force ce qu’on peut faire par industrie. La précipitation ne hâte point la prise des places, la recule souvent, et ensanglante toujours la scène. »

Ce qu’il disait, il le faisait.

Citons encore cette parole adressée au roi, en réponse à un officier qui, au siège de Cambrai, proposait de brusquer l’attaque. « Vous perdrez, dit-il, tel homme qui vaut mieux que le fort. » Le roi ne l’écouta pas, le fort ne fut pas pris ; les Français furent repoussés avec perte. « Une autre fois, je vous croirai », lui dit alors le roi. Le fort pris, le conseil de guerre voulut donner l’assaut à la ville et passer la garnison au fil de l’épée. Vauban fut seul à s’y opposer. Il eut assez d’autorité pour se faire écouter. « J’aimerais mieux, s’écria-t-il, avoir conservé cent soldats à Votre Majesté, que d’en avoir ôté trois mille à l’ennemi. »

C’est là un beau langage, messieurs, et un langage rare, surtout dans la bouche d’un militaire qui, à force d’exposer sa propre vie, le plus souvent en arrive à ne se guère soucier plus de celle des autres que de la sienne. Honneur à celui qui témoignait ainsi de son respect pour la vie humaine, ce don précieux que nous tenons de Dieu seul, et que Dieu seul a le droit de nous retirer ! Il serait à désirer qu’à notre époque, les chefs d’armée eussent toujours partagé ce respect ! À l’extrémité du Cambodge, dernièrement, un amiral, consulté, pendant qu’il était à table, sur le sort de huit prisonniers indigènes, répondait machinalement et avec insouciance : « Pendez-les ! » L’officier du navire, frappé au cœur par une réponse aussi insolite, croyant à un moment d’absence, vint au bout d’un quart d’heure répéter la même question. — « Mais je vous ai déjà dit de les pendre » repartit l’amiral. L’officier sortit la tête basse et cria aux matelots d’exécuter l’ordre. Le dîner terminé, l’amiral vint faire un tour sur le pont, et, prenant son lorgnon, se mit à contempler les cadavres pendus aux vergues. — « Mais ils sont neuf ! ils ne devaient être que huit ? — Imbéciles, dit-il aux matelots, vous avez pendu l’interprète. » En effet, l’un des neuf indigènes avait fait une vive résistance ; mais les matelots ne l’avaient point compris et avaient exécuté l’ordre donné. On devrait renvoyer des amiraux aussi légers à l’école de Vauban, aussi bien que certains officiers-généraux. L’un de ceux-ci dirigeait un siège dans l’Amérique centrale. Un officier supérieur du génie lui propose de prendre la ville d’un coup de main et sans effusion de sang. L’officier-général laisse engager et écraser l’intrépide commandant, craignant que la ville ne soit trop facile à prendre et que cette prise n’ait pas assez d’éclat. Le maréchalat était au bout. Un maréchalat qui ne serait point taché de sang n’aurait point de valeur. Vauban, cependant, n’était point de cet avis.

Nommé brigadier d’infanterie en 1664, gouverneur de la citadelle de Lille en 1668, maréchal de camp en 1676, il remplaça, en 1678, le chevalier de Clerville comme commissaire général des fortifications. Il obtint tous ces grades, sans jamais en solliciter un seul ; et, le jour où Louis XIV voulut lui donner le bâton de maréchal, le Souverain dut user de son autorité pour lui faire accepter cette haute récompense. Laissons parler Saint-Simon. Son jugement ne saurait nous être suspect :

« Vauban s’appelait Leprêtre, petit gentilhomme de Bourgogne tout au plus, mais peut-être le plus honnête homme et le plus vertueux de son siècle, et avec la plus grande réputation du plus savant homme dans l’art des sièges et de la fortification, le plus simple, le plus vrai et le plus modeste. C’était un homme de médiocre taille, assez trapu, qui avait fort l’air de guerre, mais en même temps un extérieur rustre et grossier, pour ne pas dire brutal et féroce. Il n’était rien moins. Jamais homme plus doux, plus compatissant, plus obligeant, mais respectueux, sans nulle politesse, et le plus avare ménager de la vie des hommes (peut-on tracer d’un trait plus vif et plus saillant le caractère de Vauban ?), avec une valeur qui pressait tout sur soi et donnait tout aux autres. Il est inconcevable qu’avec tant de droiture et de franchise, incapable de se prêter à rien de faux ni de mauvais, il ait pu gagner, au point qu’il fit, l’amitié et la confiance de Louvois et du roi.

« Ce prince s’était ouvert à lui un an auparavant de la volonté qu’il avait de le faire maréchal de France. Vauban l’avait supplié de faire réflexion que cette dignité n’était point faite pour un homme de son état, qui ne pouvait jamais commander ses armées, et qui les jetterait dans l’embarras si, faisant un siège, le général se trouvait moins ancien maréchal de France que lui. Un refus si généreux, appuyé de raisons que la seule vertu fournissait, augmenta encore le désir du roi de la couronner.

« Vauban avait fait cinquante-trois sièges en chef, dont une vingtaine en présence du roi qui crut se faire maréchal de France soi-même (notons en passant, Messieurs, cette belle expression !), et honorer ses propres lauriers en donnant le bâton à Vauban. Il le reçut avec la même modestie qu’il avait marqué de désintéressement. Tout le monde applaudit à ce comble d’honneur, où aucun autre de ce genre n’était parvenu avant lui et n’est arrivé depuis. Je n’ajouterai rien ici sur cet homme véritablement fameux ; il se trouvera ailleurs occasion d’en parler encore. » 

N’oublions pas que celui qui parle ainsi est ce même écrivain qui a jugé si sévèrement la plupart de ses contemporains.

Admirons, messieurs, cet amour du bien public, amour sincère, amour profond, et je dirai presque amour sublime ! Mais Vauban n’était pas seulement patriote. Il joignait à ces hautes qualités une générosité sans bornes, secourant de sa bourse les officiers malheureux, en disant qu’il « leur restituait ce qu’il avait reçu des bienfaits du roi. »

En dehors de ses travaux militaires, Vauban s’est adonné à d’autres travaux essentiellement pacifiques. C’est à lui que l’on doit l’aqueduc de Maintenon, resté inachevé, qui eût amené à Versailles les eaux de l’Eure. C’est encore à lui qu’on est redevable du projet qu’on songe en ce moment à mettre à exécution, consistant dans la construction de canaux destinés à remplacer les nombreuses sinuosités décrites par la Seine entre Paris et Mantes.

Il était ainsi parvenu à l’apogée des honneurs et de la faveur royale. Tous les généraux recherchaient son amitié, et Louvois lui écrivait que la conservation de sa personne était une « affaire d’État. » Il n’en était pas pour cela moins modeste, moins charitable, moins humain, celui qui, en 1693, à Charleroi, prononçait ces paroles : « Il vaut mieux verser moins de sang et brûler un peu plus de poudre. »

Si Vauban revenait au milieu de nous, qu’il assistât au progrès accompli dans les idées, il n’y a pas à douter qu’il ne s’écriât avec énergie : « Plus de sang ! plus de sang ! Respect à la vie de l’homme. » Oui, respect à la vie de l’homme, car c’est ce respect seul qui fait les nations grandes et puissantes ! respect à la vie de l’homme, car de quel droit vient-on jeter le trouble et la douleur dans les familles ! respect à la vie de l’homme, car, en manquant à ce respect, on creuse d’insondables abîmes sous les fondements de la société, on avive cette plaie béante du paupérisme, déjà si difficile à soulager ! respect à la vie de l’homme, car y attenter, c’est attenter aux droits avec lesquels l’homme vient au monde, c’est attenter aux droits de Dieu même !

La révocation de l’édit de Nantes le frappa au cœur.

« Aussi grand par le cœur que par l’intelligence, dit Saint-Simon, il fit entendre au pouvoir (1689) la voix de la France, non pas de la France égarée un moment par les préjugés et l’esprit de système, mais la voix du génie éternel de la patrie. Il parla comme eût fait l’Hospital. Il demanda au plus redoutable agent du mal de réparer le mal. Il présenta à Louvois un mémoire où il exposait les funestes conséquences politiques et morales qu’avait eues la révocation et proposait hardiment la rétractation de tout ce qui s’était fait depuis 1680, le rétablissement des temples, le rappel des ministres (protestants), la liberté du choix pour les protestants qui avaient abjuré par contrainte, avec l’amnistie générale pour les fugitifs ; enfin la réhabilitation de tous les condamnés pour cause de religion. »

La sincérité de son patriotisme éclata dans une autre circonstance où celui des plus honnêtes gens se serait peut-être obscurci. Il avait pour adversaire l’ingénieur Cohorn, au service du prince d’Orange. Il y eut un moment de mécontentement entre cet habile ingénieur et Guillaume d’Orange. Vauban, sans songer s’il allait attirer en France un rival redoutable, qui pourrait bien le rendre lui-même moins nécessaire au roi, et ne voyant avant tout que l’intérêt de sa patrie, proposa de s’entremettre pour gagner l’ingénieur au parti de la France. Les négociations n’aboutirent pas, pour des raisons qu’il importe peu de rappeler ici.

III.

Après la paix de Ryswick, Vauban jouit de trois années de repos, qu’il a modestement appelées ses oisivetés. Depuis 1651, c’est-à-dire depuis quarante-six ans, il n’avait cessé de diriger des travaux de première importance. Ces trois années, il les employa à écrire ses vues sur la bonne administration de l’État, à édifier un monument plus durable que tous les monuments de pierre ou de bronze et qui fait mieux connaître l’homme que toutes les images sculptées ; car ce monument est formé de sa vie, de sa chair, de son âme.

Il s’agit du beau livre de la Dîme Royale[12], livre qu’on ne lit plus et que cependant tout homme instruit devrait connaître ; car là seulement on peut se rendre compte du profond état de misère de la France d’alors, et constater d’une manière indubitable comment cette misère était bien le résultat du gouvernement absolu.

Mais avant d’entrer dans cette étude, il est important de connaître la situation générale du pays. J’en emprunte l’exposé à M. Henri Martin[13] :

« Des signes effrayants de décomposition se manifestaient dans le corps social ; le faux-saulnage (contrebande du sel) était exercé sur une immense échelle par les soldats, qu’on ne payait pas. Ils couraient le nord et le centre de la France par bandes de deux et trois cents fantassins et cavaliers, vendant, les armes à la main, le sel qu’ils enlevaient dans les greniers royaux ; une de ces bandes vint jusqu’à Meudon, sous les yeux du dauphin. Le faux-monnayage n’était pas pratiqué moins en grand. Une bonne partie de la haute noblesse, dans certaines provinces et particulièrement en Provence, faisait de ses châteaux des ateliers de fausse monnaie… Après avoir soumis à l’insinuation (enregistrement) presque tous les contrats de la vie civile, on avait frappé d’un droit les actes de baptême, de mariage et de sépulture, sous prétexte d’assurer la régularité des registres tenus par les curés et contrôlés par des officiers royaux (juin 1705). Beaucoup de pauvres gens, pour éviter le droit, s’étaient mis à baptiser eux-mêmes leurs enfants et à se marier en secret par simple consentement devant témoins. On voulut faire des recherches : les paysans se révoltèrent dans le Quercy et le Périgord (mars-avril 1707). »

Nous allons entrer avec Vauban dans le détail de cette esquisse superficielle et faire connaissance avec cet homme clairvoyant, que J.-B. Say appelait un esprit judicieux. Il va nous exposer lui-même le dessein qu’il s’est proposé en composant ce bel ouvrage.

« Je dis donc, de la meilleure foi du monde, que ce n’a été ni l’envie de m’en faire accroire, ni de m’attirer de nouvelles considérations, qui m’ont fait entreprendre cet ouvrage. Je ne suis ni lettré ni homme de finances, et j’aurais mauvaise grâce de chercher de la gloire et des avantages par des choses qui ne sont pas de ma profession. Mais je suis Français, très affectionné à ma patrie, et très reconnaissant des grâces et des bontés avec lesquelles il a plu au roi de me distinguer depuis si longtemps, reconnaissance d’autant mieux fondée que c’est à lui, après Dieu, à qui je dois tout l’honneur que je me suis acquis par les emplois dont il lui a plu m’honorer, et par les bienfaits que j’ai tant de fois reçus de sa libéralité. C’est donc cet esprit de devoir et de reconnaissance qui m’anime, et me donne une attention très vive pour tout ce qui peut avoir rapport à lui et au bien de son État. Et comme il y a déjà longtemps que je suis en droit de ressentir cette obligation, je puis dire qu’elle m’a donné lieu de faire une infinité d’observations sur tout ce qui pouvait contribuer à la sûreté de son royaume, à l’augmentation de sa gloire et de ses revenus, et au bonheur de ses peuples, qui lui doit être d’autant plus cher que, plus ils auront de bien, moins il sera en état d’en manquer.

« La vie errante que je mène depuis quarante ans et plus, m’ayant donné occasion de voir et visiter plusieurs fois, et de plusieurs façons, la plus grande partie des provinces de ce royaume, tantôt seul avec mes domestiques, et tantôt en compagnie de quelques ingénieurs, j’ai souvent eu occasion de donner carrière à mes réflexions, et de remarquer le bon et le mauvais des pays, d’en examiner l’état et la situation, et celui des peuples, dont la pauvreté, ayant excité souvent ma compassion, m’a donné lieu d’en rechercher la cause. »

Quelle est la situation ? se demande-t-il tout d’abord. D’une part, un « nombre prodigieux » de personnes exemptées de payer l’impôt. De l’autre, une affreuse misère.

« Il est certain que ce mal est poussé à l’excès, et que si on n’y remédie, le menu peuple tombera dans une extrémité dont il ne se relèvera jamais, les grands chemins de la campagne, et les rues des villes et des bourgs étant pleins de mendiants que la faim et la nudité chassent de chez eux. »

Et, pour montrer les illusions de cette prospérité si vantée de la France sous le règne de Louis XIV, à la suite des grandes guerres qui l’ont signalé et qui, selon l’énergique expression du maréchal, « ont consommé beaucoup de peuple », il ajoute :

« Par toutes les recherches que j’ai pu faire, depuis plusieurs années que je m’y applique, j’ai fort bien remarqué que, dans ces derniers temps, près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité et mendie effectivement ; que des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là, parce qu’eux-mêmes sont réduits, à très peu de chose près, à cette malheureuse condition ; que des quatre autres parties qui restent, les trois sont fort malaisées, et embarrassées de dettes et de procès ; et que dans la dixième, où je mets tous les gens d’épée, de robes, ecclésiastiques ou laïques, toute la noblesse haute, la noblesse distinguée, et les gens en charge militaire et civile, les bons marchands, les bourgeois rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles ; et je ne croirais pas mentir quand je dirais qu’il n’y en a pas dix mille, petites ou grandes, qu’on puisse dire être fort à leur aise, et qui en ôterait les gens d’affaires, leurs alliés et adhérents couverts et découverts, et ceux que le roi soutient par ses bienfaits, quelques marchands, etc., je m’assure que le reste serait en petit nombre. »

N’oublions pas que cette page appartient à l’histoire du gouvernement absolu et sans contrôle, véritable panthéisme politique, et à celle des désastres inséparables de toute puissance et de toute gloire acquises par la force des armes.

Vauban estime que la réforme fondamentale, dont toutes les autres découleront nécessairement, est la réforme de l’impôt. Et il va y appliquer tous ses efforts, toutes ses études et toutes ses recherches.

Le système financier de la France au XVIIe siècle consistait dans huit branches principales mais distinctes d’impôt, à savoir : la taille, la capitation, les dixièmes, les gabelles, les aides, les traites ou douanes, le domaine et la ferme du tabac. 

La taille correspondait à nos deux contributions foncière, personnelle et mobilière. On la distinguait en taille réelle et en taille personnelle ; la première était une taxe purement territoriale ; la seconde consistait dans une taxe établie à la fois sur le revenu foncier et sur le revenu de l’industrie, quelle qu’en fût la nature. La première était appliquée dans les pays d’États ; la seconde, dans les pays d’élections. La taille réelle ne portait pas sur les biens nobles et ecclésiastiques. La taille personnelle se décomposait en taille d’exploitation et en taille d’occupation, quand elle était levée à l’occasion de propriétés immobilières ; la première pesant sur les terres et les bâtiments susceptibles de donner un profit, comme les moulins, forges, usines, etc. ; la dernière frappant sur les maisons d’habitation. Cette taille personnelle, imposée sur les biens mobiliers, n’avait d’autre base que les facultés présumées des contribuables.

Les biens nobles et ecclésiastiques, déjà dispensés de la taille réelle, ne payaient pas non plus la taille d’occupation ; ils n’avaient à acquitter d’autre impôt que celui d’exploitation. Tous les autres biens étaient censés payer les deux tailles ; seulement toute personne riche ou puissante affranchissait, de fait, une partie au moins de ses domaines de ce double impôt. Vauban nous le dira.

La législation du temps accordait encore la franchise de taille aux gentilshommes pour quatre charrues, aux bourgeois de Paris pour une, quand ils faisaient valoir leurs domaines personnellement. On étendit cette concession, paraît-il, soixante ans après Vauban. Un édit de 1766 défendait d’imposer à la taille les châteaux et maisons de campagne, ainsi que les clos fermés de murs, fossés ou haies y attenant.

C’était ainsi qu’au XVIIe et au XVIIIe siècles on pratiquait l’égalité.

La capitation était personnelle et directe et devait frapper, proportionnellement, l’ensemble des revenus de tous les citoyens. Elle avait été créée en janvier 1695. À cet effet, les habitants du royaume étaient partagés en 22 classes. La première comprenait le dauphin seul, payant 2 000 livres ; la seconde, 1 500 ; la troisième, 1 000, etc., et la vingt-deuxième et dernière, 20 sous. Or, les bases de cette classification étant fort incertaines, elle laissait beaucoup de facilités à la fraude. Le clergé s’en racheta par un don gratuit de quatre millions ; les villes, les compagnies judiciaires et les corporations puissantes firent accepter des abonnements par le Trésor.

Par arrêt du conseil du 3 mars 1705, cette division en 22 classes ne subsista plus que pour les ordres privilégiés, y compris la magistrature, la finance et toutes les sommités du tiers-état. Pour tous les autres contribuables, la capitation devint taillable et personnelle. La gent taillable fut soumise à la capitation au marc la livre de la taille, de telle sorte qu’elle finit par payer à elle seule les trois quarts du contingent total de cette contribution.

Après la paix de Ryswick, cet impôt fut aboli. La guerre de la succession d’Espagne le fit rétablir. Il produisait 25 millions quatre cent mille livres. « Cet impôt, dit M. Eug. Daire[14], avait paru un affront à tout ce qui était puissant dans le royaume, et tous les grands, d’ordinaire si vils et si rampants, avaient bien su, quand il s’agissait de leurs intérêts, rappeler avec hauteur au roi la promesse qu’il avait faite d’abolir cet impôt, la guerre une fois finie. »

Cette taxe fit sa réapparition en 1701. En 1705, outre les modifications dont nous avons parlé et qui la faisaient peser surtout sur les petits contribuables, on y ajouta 2 sous par livre, que l’on doubla en 1715. On la laissa subsister, malgré les promesses de suppression, jusqu’à la fin de la monarchie. À cette dernière époque, elle donnait un produit de 41 millions cinq cent mille livres.

Les aides répondaient aux droits qui existent actuellement sur les boissons.

Les douanes provinciales, qui ont subsisté jusqu’en 1789, consistaient en un nombre considérable de droits divers, et sans tarif uniforme, levés sur la circulation des marchandises à l’intérieur du royaume. Elles gênaient le passage des produits, non pas seulement de province à province, mais d’un lieu à un autre, dans la même province. Cet impôt était réparti entre l’État, les localités et les seigneuries. Les droits des seigneurs étaient en nombre effrayant. Un document officiel de 1758 évalue à 2 millions cinq cent mille livres le produit des seuls péages appartenant aux seigneurs de paroisses.

Nous nous plaignons vivement, de nos jours, de l’impôt des octrois, comme trop lourd, comme inégal, comme injuste, comme trop coûteux de perception, comme gênant pour la circulation des marchandises, comme trop élastique et trop facile à modifier pour les municipalités à l’insu du contribuable. Mais que serait-ce, bon Dieu ! si nous remontions à l’époque des douanes provinciales. Sur la Loire, on comptait 28 péages, les droits de simple, de double et de triple cloison, pour l’entretien des fortifications d’Angers ; le droit de boète des marchands pour le curage et le balisage de la rivière ; le droit de méage ; le droit de trépas de la Loire, qui s’éleva, à lui seul, jusqu’à 12 deniers ou un sou par livre de la valeur de toutes les marchandises.

De Marseille à Lyon, il y avait au moins 14 droits à acquitter. C’était :

1° La douane de Valence ;

2° La douane de Lyon ;

3° La traite foraine du Dauphiné ;

4° La traite foraine de Lyon ;

5° La traite foraine du Languedoc ;

6° La traite domaniale ;

7° La traite foraine de Provence ;

8° La traite domaniale de Provence ;

9° Le 4 p. 100 des drogueries et épiceries ;

10° Le droit de table de mer ;

11° Le 2 p. 100 d’Arles ;

12° Le liard du baron ;

13° Le droit de poids et de casse ;

14° Le droit sur les aluns.

Le système prohibitif était enfin en pleine vigueur, non pas seulement à l’égard des marchandises étrangères, mais à l’égard même des marchandises françaises provenant de certaines provinces, telles que la Bretagne, la Guyenne, le Languedoc, la Bourgogne, le Dauphiné, la Provence.

Les affaires extraordinaires étaient alors l’équivalent des ressources extraordinaires du budget moderne.

Pour grossir ce fonds destiné à combler, en dehors de l’impôt, la détresse incessante du Trésor, on transforma toutes les professions en charges et on les vendit pour de l’argent ; ceux déjà pourvus d’offices purent augmenter leurs gages ou leurs attributions, moyennant finances. On fit commerce de lettres de création, de confirmation et de réhabilitation de noblesse ; on ne craignait pas enfin d’enlever au clergé la rédaction des actes de l’état civil, pour en vendre le privilège près de 400 000 livres aux traitants. Et l’on accompagnait ces misérables expédients de l’aliénation successive des droits domaniaux, de la coupe anticipée des forêts de l’État, d’emprunts itératifs en rentes viagères ou perpétuelles, de la création de tontines, de loteries, de l’abaissement et du rehaussement continuels des espèces, et même de l’invention du papier-monnaie.

En 1715, à la mort de Louis XIV, les affaires extraordinaires constituaient une dette de 2 milliards 45 millions, évaluation très modérée qui pouvait se répartir ainsi qu’il suit :

1° Dette flottante et exigible, comprenant la masse des ordonnances de paiement, non acquittées depuis 1707 ; l’arriéré des traitements payables par les receveurs généraux, les caisses de l’épargne ou des fermes, le montant des assignations, billets de crédits, arrérages de rentes                                             785 000 000 livres.

2° Capital de la dette constituée et finances des seuls offices ou augmentations de gages créés postérieurement à l’administration de Colbert                                               1 260 000 000

Soit                                                       2 045 000 000 livres

donnant, d’après le prix du marc d’argent fin, qui, de 1684 à 1716, était de 35 fr. 55 c., 3 milliards 81 millions 592 000 fr. de notre monnaie actuelle au minimum.

Voilà l’une des plus petites charges qu’ait transmis le gouvernement de Louis XIV à ses successeurs.

Vauban va, du reste, nous édifier complétement à ce sujet, et nous serons en droit d’en conclure que le grand roi aurait bien mieux fait de donner plus d’attention à l’administration intérieure du pays et un peu moins aux affaires de ses voisins.

IV

Vauban examine l’impôt de la taille dans son principe et dans son origine, l’ayant suivie, dit-il, dans sa pratique, dans son état d’innocence et dans sa corruption…

« J’ai trouvé que, dès le temps de Charles VII, on avait pris toutes les précautions qui avaient paru nécessaires pour prévenir les abus qui pourraient s’y glisser dans les suites, et que ces précautions ont été bonnes, ou du moins que le mal n’a été que peu sensible, tant que le fardeau a été léger, et que d’autres impositions n’ont point augmenté les charges ; mais dès qu’elles ont commencé à se faire un peu trop sentir, tout le monde a fait ce qu’il a pu pour les éviter ; ce qui ayant donné lieu au désordre et à la mauvaise foi de s’introduire dans le détail de la taille, elle est devenue arbitraire, corruptible, et en toute matière accablante à un point qui ne se peut exprimer. Ce qui est tellement compliqué et enraciné, que quand même on viendrait à bout de le ramener à son premier établissement, ce ne serait tout au plus qu’un remède palliatif qui ne durerait pas longtemps ; car les chemins de la corruption sont tellement frayés, qu’on y reviendrait incessamment ; et c’est ce qu’il faut sur toute chose éviter. »

Vauban s’élève ensuite contre la taille réelle, « fondée sur les arpentages et les estimations des revenus des héritages », estimations facilement accessibles à la corruption et à l’erreur, soit par la faute des arpenteurs et estimateurs, soit par la fausseté de l’estimation, qui varie par cela seul que le sol passe des mains d’un bon ménager, « faisant toute la dépense nécessaire à une bonne culture », dans celles d’un mauvais ménager ou d’un homme ruiné, « qui n’ait pas moyen d’y faire de la dépense ».

Il en était de même pour les vingtièmes et les centièmes. Vauban prend pour exemple les pays montagneux du Morvand, où il a fallu diviser une terre de moins d’une demi-lieue carrée en 14 ou 15 cantons, pour en faire des estimations différentes, et encore dans chacun de ces cantons « il y avait presque autant de différences que de pièces de terre ». Il en est de même des répartitions qui se font par feux ou fouages, taille assise sur les cheminées et datant de l’année 1370, sous le règne de Charles V.

Il traite alors la question du cadastre et condamne cette pratique ; Adam Smith la condamnera également, à moins toutefois « que le gouvernement ne donne une attention vive et continuelle à toutes les variations qui surviennent dans l’état et le produit de toutes les différentes fermes du pays. » En France, de 1803 à 1840, on a confectionné un cadastre qui a coûté 137 918 000 fr. ; seulement on a oublié de le conserver et de l’entretenir[15]. J.-B. Say considérait le cadastre comme une opération dispendieuse, et, ajoutait-il, « il n’est pas certain qu’elle soit utile dans la pratique ». Sur ce point, il semble que Vauban et Say se montrent d’un radicalisme exagéré et que la vérité se trouve plutôt dans la réserve d’Adam Smith.

L’auteur de la Dîme royale passe à l’examen des impôts de consommation.

« Il y a des pays où l’on met toutes les impositions sur les denrées qui s’y consomment, même sur le pain, le vin et les viandes ; mais cela en rend les consommations plus chères, et par conséquent plus rares. »

On voit que l’opinion de Vauban sur les taxes de consommation est la même que celle de Jean-Baptiste Say, écrivant : « On peut affirmer que les impôts sur les consommations sont les plus inégalement répartis de tous ; et que, dans les nations où ils dominent, les familles les plus indigentes sont sacrifiées. » Ainsi Vauban, avant Jean-Baptiste Say, a condamné les douanes et les octrois.

Il ne veut pas non plus de l’impôt unique sur le sel. « Cela le rendrait si cher, qu’il faudrait tout forcer pour obliger le menu peuple à s’en servir. »

Tous ces systèmes étant défectueux, il en propose un qui n’est autre chose que la Dîme royale.

« Ce système n’est pas nouveau ; il y a trois mille ans que l’Écriture sainte en a parlé, et l’histoire profane nous apprend que les plus grands États s’en sont heureusement servis…

« En effet, la Dîme royale imposée sur tous les petits de la terre, d’une part, et sur tout ce qui fait du revenu aux hommes, de l’autre, me paraît le moyen le mieux proportionné de tous ; parce que l’une suit toujours son héritage qui rend à proportion de sa fertilité, et que l’autre se conforme au revenu notoire et non contesté. C’est le système le moins susceptible de corruption de tous, parce qu’il n’est soumis qu’à son tarif et non à l’arbitrage des hommes. »

À l’appui de cette proposition, il mentionne la Dîme ecclésiastique, qui ne fait aucun procès, n’excite aucune plainte ; « depuis qu’elle est établie, nous n’apprenons pas qu’il s’y soit fait aucune corruption ; aussi n’a-t-elle pas eu besoin d’être corrigée… » C’est celui de tous les revenus qui emploie le moins de gens à sa perception, qui cause le moins de frais, et qui s’exécute avec le plus de facilité et de douceur. C’est aussi le plus simple, parce que, une fois le tarif arrêté, « il n’y aura qu’à le faire publier au prône des paroisses, et le faire afficher aux portes des églises : chacun saura à quoi s’en tenir, sans qu’il puisse y avoir lieu de se plaindre de son voisin. » Il serait vivement à désirer qu’une semblable publicité fût donnée de nos jours à la répartition de l’impôt, afin que tous les citoyens pussent la contrôler efficacement et baser leurs réclamations sur des données certaines. On peut avancer avec certitude qu’aujourd’hui encore, dans les villes et les campagnes, les répartiteurs ont trop souvent des complaisances pour les personnes riches et influentes.

L’auteur continue à exposer les avantages de son système, « manière de lever les impôts la plus pacifique de toutes et qui excitera le moins de bruit et de haines parmi les peuples » ; rendant le roi indépendant du clergé, indépendant des pays d’États, « à qui il ne sera plus obligé de faire aucune demande » ; lui permettant de hausser ou d’abaisser le tarif uniformément, selon les besoins de l’État, « sans peine et sans embarras » ; et enfin, chose importante pour le Gouvernement comme pour les citoyens, assurant l’indépendance du souverain vis-à-vis des traitants, devenus inutiles, et lui permettant de n’établir « aucun impôt extraordinaire, de quelque nature qu’il puisse être » ; ni de faire aucun emprunt, ni de nuire aux charges d’ancienne ou de nouvelle création dont l’État n’aura plus que faire. « L’établissement de la Dîme royale assurerait les revenus du roi sur les biens certains et réels, qui ne pourront jamais lui manquer. »

Simultanément avec la Dîme, Vauban propose de conserver, après les avoir réformés, l’impôt sur le sel et le revenu fixe, se composant des revenus du domaine (bois, biens ruraux, etc., appartenant à la couronne, droits distincts, etc.), et des revenus casuels, consistant dans les droits de mutation des offices, dans le centième denier de ces offices, droits de maîtrise, droits de confirmation de la noblesse.

Vauban ne demandait point l’adoption brusque de son plan, mais seulement son adoption graduelle, ajoutant toutefois avec conviction :

« L’établissement de la Dîme royale me paraît enfin le seul moyen capable de procurer un vrai repos au royaume, et celui qui peut le plus ajouter à la gloire du roi, et augmenter avec plus de facilité ses revenus, parce qu’il est évident qu’à mesure qu’elle s’affermira, ils s’accroîtront de jour en jour, ainsi que ceux des peuples, car l’un ne saurait faire son chemin sans l’autre. » 

C’est ici que l’on reconnaît la supériorité de l’esprit de Vauban, lorsque, l’un des premiers, il émet cette théorie que les intérêts du peuple sont ceux du roi. Même dans notre siècle, la politique s’est trop peu préoccupée de cette doctrine. Vauban voulait aussi procurer au royaume un repos qui lui avait manqué durant un si long espace de temps. Repos, sécurité, confiance, mots synonymes !… Puissions-nous, nous aussi, jouir longtemps de ce repos, mais surtout du repos de l’esprit ; car c’est là ce qui manque à la France actuelle, qui s’inquiète peut-être outre mesure des gros nuages qui paraissent obscurcir l’horizon politique.

Vauban, convaincu de la bonté de son projet, aurait été heureux de le voir adopter ; mais il ne voulait accepter aucun système, prétendant tout concilier et, au contraire, paralysant tout.

« Comme ce même système, dit-il, est fondé sur des maximes qui ne conviennent qu’à lui seul, quoiqu’elles soient très justes et très naturelles ; aussi est-il incompatible, dans son exécution, avec tout autre. C’est pourquoi ce serait tout gâter, que d’en vouloir prendre une partie pour l’insérer dans un autre, et laisser le reste : par exemple, la dîme des fruits de la terre, avec la taille et les aides, parce que cette dîme étant poussée dans ces Mémoires aussi loin qu’elle peut aller, on ne pourrait la mêler avec d’autres impositions de la nature de celles qui se lèvent aujourd’hui, sans tout déranger, et la rendre absolument insupportable. Il faut donc prendre ce système tout entier ou le rejeter tout à fait. »

Ce que Vauban redoutait le plus arriva, et le Gouvernement, non content de maltraiter l’auteur et de condamner son livre, y puisa un nouveau moyen de se procurer de l’argent. Quelle douleur pour Vauban ! Telle est souvent la destinée des grands citoyens. Le sort du maréchal fut partagé par Boisguillebert. Le poète Racine lui-même fut traité comme eux, lorsque Mme de Maintenon remit au roi un mémoire du grand tragique, sur la misère du peuple. « Parce qu’il sait faire des vers, s’écria le Souverain en agitant sa perruque, croit-il tout savoir ? Et parce qu’il est grand poète, veut-il être ministre ? » Voilà quels étaient les réponses du despote, lorsqu’on lui parlait de la misère de son peuple ! Que peuvent objecter à cela ceux qui ont prétendu[16] que Louis XIV « avait du peuple dans le cœur et dans l’esprit ? »

Vauban s’adresse ensuite au roi dans son mémoire, disant à Sa Majesté que :

« Cet ouvrage étant uniquement fait pour Elle et pour son royaume, sans aucune autre considération, il est nécessaire qu’Elle ait la bonté d’en commettre l’examen à de véritables gens de bien et absolument désintéressés. » — « Car, ajoute-t-il, le défaut le plus commun de la nation est de se mettre peu en peine des besoins de l’État ; et rarement en verra-t-on qui soient d’un sentiment avantageux au public, quand ils auront un intérêt contraire : LES MISÈRES D’AUTRUI LES TOUCHENT PEU QUAND ILS EN SONT À COUVERT. » 

Ces paroles, Messieurs, ne semblent-elles pas écrites pour nous, Français du XIXe siècle ! Combien de nous, quand on leur parle de réformes ou de transformations, manquent de ce courage civil, qui n’est autre chose que la persévérance nécessaire pour les mener à bonne fin ? Il ne s’agit point là du courage bouillant qui amène deux ou trois cent mille hommes sur un champ de bataille à la fois et en fait les victimes d’un accès d’amour-propre ou de folie ; mais de ce courage de tous les jours, qui consiste à dire : ceci étant vrai, ceci étant juste, ceci étant utile, j’aurai le courage d’affermir et de défendre cette vérité, cette justice, cette utilité : j’aurai le courage de la réaliser, ou de soutenir ceux qui chercheront à la mettre en pratique, et je ne m’inquiéterai point de savoir si je serai seul de mon avis ou si j’aurai la certitude de réussir. Je sacrifierai mon intérêt personnel ou seulement quelques instants de mes loisirs au triomphe de ce principe de justice et d’utilité ! Un peuple, dont chaque citoyen raisonnerait et agirait ainsi, serait un grand peuple, et sa voix serait écoutée des autres peuples. Mais, au lieu d’avoir un tel courage, une telle fermeté, que faisons-nous ? que disons-nous ? Notre maxime paraît être trop souvent celle-ci :

« Suivons le succès, encourageons-le, et n’encourageons que lui. »

C’est ainsi que, par manque d’initiative, il ne se fait ni ne se crée presque rien, et que l’on recourt sans cesse à l’État. On crie contre le Gouvernement à propos de tout et on lui dit : « Fais ceci, fais cela. Pourquoi n’encourages-tu pas telle chose ? Pourquoi n’entreprends-tu pas telle autre ? » L’État devrait répondre : « Pourquoi ne le faites-vous pas vous-mêmes. » On lui objectera : « mais la réglementation étroite des lois nous gêne dans nos mouvements. » Eh bien ! répondrons-nous, demandez, demandez, et redemandez avec insistance qu’on vous délivre de ces barrières ! L’opinion publique a assez de force en France pour que l’État ne sente pas qu’il y a danger à ne pas l’écouter. Montrons que nous sommes des hommes, que nous pouvons avoir une initiative, que nous sommes capables de réformer et d’améliorer par nous-mêmes ! Par cette fermeté courageuse de chaque jour, nous relèverons notre belle France et elle restera l’une des premières nations du monde.

En un mot, Messieurs, suivons l’exemple de Vauban, qui osait parler au roi de la misère du peuple, au contraire des serviteurs ordinaires des souverains, qui sans cesse leur répètent : « Sire, tout va pour le mieux ; Sire, le pays est prospère ; Sire, le peuple est heureux, l’industrie se développe et l’agriculture est plus riche que jamais. »

Je voudrais aviver votre sympathie pour l’homme qui disait encore au roi :

« Je me sens obligé, d’honneur et de conscience, de représenter à Sa Majesté qu’il m’a paru que de tout temps on n’avait pas eu assez d’égard en France pour le menu peuple, et qu’on en a fait trop peu de cas ; aussi c’est la partie la plus ruinée et la plus misérable du royaume ; c’est elle, cependant, qui est la plus considérable par son nombre et par les services réels et effectifs qu’elle lui rend ; car c’est elle qui porte toutes les charges, qui a toujours le plus souffert, et qui souffre encore le plus ; et c’est sur elle aussi que tombe toute la diminution des hommes qui arrivera dans le royaume par la guerre. »

L’illustre maréchal parle ensuite du mesurage qu’il a fait du territoire de la France sur les meilleures cartes. Il dit avoir ainsi obtenu une superficie totale de 30 000 lieues carrées[17]. En prenant la moyenne des terres cultivables et leur supposant une fertilité au-dessous du médiocre, il trouve que, la récolte faite, chaque lieue carrée doit produire par an de quoi nourrir 800 personnes de tous âges et de tous sexes[18], en supposant que chacune de ces personnes consommât, en moyenne, 5 hectolitres de blé, chiffre bien élevé, puisque la moyenne actuelle de la consommation par habitant n’est encore que de 1 hect. 1/2 à 2 au plus.

Ceci revient à dire qu’en admettant pour la moyenne des terres une fertilité au-dessous du médiocre, en admettant que chaque habitant reçût alors une aussi bonne nourriture que de nos jours, ce qui n’est certainement pas vrai, chaque lieue carrée aurait pu alimenter plus de 3 fois 800 habitants, ou 2 400. Or, il avait calculé que la densité de la population était de 627 habitants 1/2 par lieue carrée. Le pays, au lieu de nourrir ses 18 810 000 habitants, pouvait donc alors en nourrir 56 430 000, c’est-à-dire un nombre supérieur à celui de la France actuelle.

Assurément le pays devait souffrir de ce manque de population, eu égard à sa puissance de production, « et tout cela, ajoute-t-il, en diminution de la partie basse du peuple, qui remplit encore à ses dépens les vides qui se font dans la haute, par les gens qui s’élèvent ou qui font fortune. »

Il est évident, en effet, que l’impôt est d’autant moins lourd que la population est plus dense, certains frais généraux de l’État étant à peu près constants, quelle que soit cette population.

« C’est encore, continue-t-il, la partie basse du peuple qui, par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paye au roi, l’enrichit et tout son royaume ; c’est elle qui fournit tous les soldats et matelots de ses armées de terre et de mer, et grand nombre d’officiers, tous les marchands et petits officiers de judicature ; c’est elle qui exerce et remplit tous les arts et métiers ; c’est elle qui fait tout le commerce et les manufactures de ce royaume ; qui fournit tous les laboureurs, vignerons et manouvriers de la campagne ; qui garde et nourrit les bestiaux ; qui sème les blés et les recueille ; qui façonne les vignes et fait le vin ; et, pour achever de le dire en peu de mots, c’est elle qui fait tous les gros et menus ouvrages de la campagne et des villes.

« Voilà en quoi consiste cette partie du peuple si utile et si méprisée, qui a tant souffert et qui souffre tant, de l’heure que j’écris ceci…

« On peut espérer que l’établissement de la Dîme royale pourra réparer tout cela en moins de quinze années de temps, et remettre le royaume dans une abondance parfaite d’hommes et de biens ; quand les peuples ne seront pas si oppressés, ils se marieront plus hardiment ; ils se vêtiront et se nourriront mieux ; leurs enfants seront plus robustes et mieux élevés ; ils prendront un plus grand soin de leurs affaires ; enfin, ils travailleront avec plus de force et de courage, quand ils verront que la principale partie du profit qu’ils y feront leur demeurera…

« Il est constant que la grandeur des rois se mesure par le nombre de leurs sujets ; c’est en quoi consiste leur bien, leur bonheur, leurs richesses, leurs forces, leur fortune, et toute la considération qu’ils ont dans le monde. On ne saurait donc rien faire de mieux pour leur service et pour leur gloire, que de leur remettre souvent cette maxime devant les yeux ; car, puisque c’est en cela que consiste tout leur bonheur, ils ne sauraient trop se donner de soin pour la conservation et augmentation de ce peuple qui leur doit être si cher. »

Avais-je tort, Messieurs, quand je disais que Vauban avait été le premier démocrate qu’ait eu la France ? Vous en pouvez juger maintenant en toute connaissance de cause.

V

Vauban cherche à établir ensuite quel doit être le taux de l’impôt et démontre que la Dîme ne doit pas être poussée plus haut que le dixième ; il ne pense pas que le vingtième puisse toujours suffire.

« On se peut jouer entre ces deux termes par rapport aux besoins de l’État, et jamais autrement, parce qu’il est constant que, plus on tire des peuples, plus on ôte l’argent du commerce, et que celui du royaume le mieux employé est celui qui demeure entre leurs mains, où il n’est jamais inutile ni oisif. »

Avant d’entrer dans le détail de son plan, Vauban établit quelques maximes fondamentales d’une grande importance scientifique, qui devraient être celles de tous ceux qui ont charge d’administrer l’État. En voici le texte :

« I. Il est d’une évidence certaine et reconnue par tout ce qu’il y a de peuples policés dans tous les mondes, que tous les sujets d’un État ont besoin de sa protection, sans laquelle ils n’y sauraient subsister. »

Cela est incontestable, car, sans cela, pourquoi les hommes se seraient-ils groupés en nations ?

C’est la meilleure réponse que l’on puisse faire à ceux qui parlent de supprimer l’État.

« II. Que le prince, chef et souverain d’État, ne peut donner cette protection, si ses sujets ne lui en fournissent les moyens. » 

C’est la réponse claire et nette à cette question : Qu’est-ce que l’impôt ?

D’où cette conséquence :

III. « Qu’un État ne peut se soutenir, si les sujets ne le soutiennent. Or, ce soutien comprend tous les besoins de l’État, auxquels, par conséquent, tous les sujets sont obligés de contribuer.

« De cette nécessité il résulte :

« Premièrement, une obligation naturelle aux sujets de toutes conditions, de contribuer à proportion de leur revenu ou de leur industrie, sans qu’aucun d’eux s’en puisse raisonnablement dispenser ;

« Deuxièmement, qu’il suffit, pour autoriser ce droit, d’être sujet de cet État ;

« Troisièmement, que tout privilège, qui tend à l’exemption de cette contribution, est injuste et abusif, et ne peut ni ne doit prévaloir au préjudice du public. »

Suit maintenant le détail du projet de Vauban, qui est ainsi intitulé :

« Projet qui réduit les revenus du roi à une proportion géométrique, par l’établissement d’une Dîme royale, laquelle, en produisant un revenu considérable et suffisant pour tous les besoins de l’État, pourra donner lieu à la suppression de la caisse, des aides, des douanes provinciales, des décimes du clergé, et de toutes les autres impositions onéreuses et à charge au peuple, de quelque nature qu’elles puissent être ; à la réserve de la gabelle, réduite à la moitié ou aux deux tiers de ce qu’elle est ; des douanes, qu’il faudrait reléguer sur les frontières, et les beaucoup, beaucoup diminuer ; des vieux domaines de nos rois ; et de tous autres revenus fixes et de saison, dont il est parlé dans la suite de ces mémoires. »

L’auteur commence par poser comme prémisses de sa discussion que « ce n’est pas la grande quantité d’or et d’argent qui fait les grandes et véritables richesses de l’État, » témoin le Pérou et les autres contrées de l’Amérique espagnole. Ces pays « abondent en or et pierreries et manquent de pain. La vraie richesse d’un royaume consiste dans l’abondance des denrées. » Aussi la France est-elle puissante et riche ; car si, avec la monnaie des étrangers, elle reçoit quelques-unes de leurs denrées, « ce n’est que pour faciliter le commerce, et satisfaire au luxe de ses habitants ; hors cela, elle pourrait très bien s’en passer. »

Au point de vue de la science économique, toutes ces doctrines sont de la plus grande pureté.

Il signale, parmi les denrées le plus communément exportées, les vins, les eaux-de-vies, les sels, les blés, les toiles, des modes, des étoffes.

« La France a de plus chez elle des propriétés singulières, qui excitent un commerce intérieur qui lui est très utile : c’est qu’elle n’a guère de province qui n’ait besoin de sa voisine d’une façon ou d’autre, ce qui fait que l’argent se remue et que tout se consomme au-dedans, ou se vend au dehors, en sorte que rien ne demeure. »

L’auteur examine ensuite l’influence du climat sur cette face de la vie sociale, et il affirme une vérité hardie et méconnue dans tous les temps, même de nos jours. Le meilleur terroir ne diffère en rien du mauvais s’il n’est cultivé. Le travail de l’homme triomphe des inégalités que l’on rencontre dans la nature à chaque pas. Les différences de qualité des divers sols ne proviennent que de la quantité de travail intellectuel de l’homme.

Puis, jetant un regard sur la situation économique du pays, « Il y a longtemps qu’on s’est aperçu et qu’on se plaint que les biens de la campagne rendent le tiers moins de ce qu’ils rendaient il y a trente ou quarante ans. »

Quelles sont les causes de ce mal ? La principale est la politique belliqueuse de Louis XIV. Ce n’est pas la seule. La mauvaise administration en est une autre non moins importante. Les tailles en sont une troisième, non qu’elles soient trop grosses, « mais parce qu’elles sont assises sans proportion, non seulement en gros de paroisse à paroisse, mais encore de particulier à particulier ; en un mot, elles sont devenues arbitraires, n’y ayant point de proportion du bien du particulier à la taille dont on le charge. Elles sont de plus exigées avec une extrême rigueur et de si grands frais, qu’il est certain qu’ils vont au moins à un quart du montant de la taille. Il est même assez ordinaire de pousser les exécutions jusqu’à dépendre les portes des maisons, après avoir vendu ce qui était dedans, et on en a vu démolir pour en tirer les poutres, les solives et les planches, qui ont été vendues cinq ou six fois moins qu’elles ne valaient, en déduction de la taille. »

Cette rigueur était extrême ; et souvent, de nos jours, les agents des contributions agissent de même, sans aller cependant, il est vrai, jusqu’à décrocher les portes et les fenêtres. Les campagnes s’en sont plaintes dans l’enquête agricole.

« L’autorité des personnes puissantes et accréditées fait souvent modérer l’imposition d’une ou de plusieurs paroisses… Ces personnes puissantes sont payées de leur protection dans la suite par la plus-value de leurs fermes, ou de celles de leurs parents ou amis, causée par l’exemption de leurs fermiers et de ceux qu’ils protègent… Il est très ordinaire de voir qu’une ferme de 3 à 4 000 livres de revenu ne sera cotée qu’à 40 ou 50 livres de taille, tandis qu’une autre de 4 à 500 livres en payera 100 et souvent plus, ce qui fait que les terres n’ont pas la moitié de culture dont elles ont besoin. 

« Il en est de même de laboureur à laboureur, ou de paysan à paysan, le plus fort accable le plus faible… 

« Les choses sont réduites à un tel état que celui qui pourrait se servir du talent qu’il a de savoir faire quelque art ou quelque trafic, qui le mettrait, lui et sa famille, en état de vivre un peu plus à son aise, aime mieux demeurer sans rien faire ; et que celui qui pourrait avoir une ou deux vaches et quelques moutons ou brebis, plus ou moins, avec quoi il pourrait améliorer sa ferme ou sa terre, est obligé de s’en priver, pour n’être pas accablé de taille l’année suivante, comme il ne manquerait pas de l’être, s’il gagnait quelque chose et qu’on vît sa récolte plus abondante qu’à l’ordinaire. C’est par cette raison qu’il vit non seulement très pauvrement, lui et sa famille, et qu’il va presque tout nu, c’est-à-dire qu’il ne fait que très peu de consommation, mais encore qu’il laisse dépérir le peu de terre qu’il a, en ne la travaillant qu’à demi, de peur que si elle rendait ce qu’elle pourrait rendre, étant bien fermée et cultivée, on n’en prit occasion de l’imposer doublement à la taille. »

Il en est de même dans nos campagnes de nos jours. L’impôt y est trop lourd et trop inégalement réparti. On augmente la taxation de l’impôt au-delà de la proportion, quand on voit un individu acquérir plus d’aisance qu’auparavant et qu’il n’a pas une influence suffisante pour faire accueillir une réclamation. Ce fait est notoire.

Du reste, on ne saurait mieux combattre le système des lourds impôts que ne le fait Vauban. N’a-t-il pas dit :

« Plus on tire des peuples, plus on ôte d’argent du commerce, ET CELUI DU ROYAUME LE MIEUX EMPLOYÉ EST CELUI QUI DEMEURE ENTRE LEURS MAINS, OÙ IL N’EST JAMAIS INUTILE ET OISIF. »

Comme il limite avec netteté le rôle de l’État, en montrant qu’on doit restreindre son action autant qu’il est possible, et laisser un champ d’action plus vaste à l’initiative privée ! Cette lourdeur des impôts n’a-t-elle pas été l’une des causes de la crise agricole, qui vient de sévir si énergiquement dans nos campagnes, de même qu’au XVIIe siècle il était « manifeste que la première cause de la diminution des biens de la campagne est le défaut de culture ; et que ce défaut provient de la manière d’imposer les tailles et de les lever. »

« L’autre cause de cette diminution, ajoute Vauban, est le défaut de consommation. » Mais le défaut de consommation est le caractère et la conséquence de toute crise.

D’où provient ce défaut de consommation au XVIIe siècle ? « De deux causes, dont une est la hauteur et la multiplication des droits des AIDES et des DOUANES PROVINCIALES, qui emportent souvent le prix et la valeur des denrées, soit vin, bière et cidre ; ce qui fait qu’on a arraché tant de vignes, et qui, par la suite, fera arracher les pommiers en Normandie, où il y en a trop par rapport à la consommation présente de ce pays, laquelle diminue tous les jours ; l’autre, les vexations inexprimables que font les commis à la levée des aides, qui se sont faits depuis quelque temps marchands de vin ou de cidre : car il faut départir à tant des bureaux pour transporter les denrées, non seulement d’une province ou d’un pays à un autre, par exemple de Bretagne en Normandie, ce qui rend les Français étrangers aux Français mêmes, contre les principes de la vraie politique, qui conspire toujours à conserver une certaine uniformité entre les sujets qui les attache plus fortement au prince, mais encore d’un lieu à un autre dans la même province. »

Vauban vient de combattre l’impôt des douanes et des aides. Il attaque ensuite les différents inconvénients des affaires extraordinaires :

« Le premier de tous, est l’injustice de la taxe sur celui qui ne la doit pas plus qu’un autre qui ne la paye point, ou qui la paye beaucoup moindre, et pour laquelle on n’oppose d’autre raison que le besoin de l’État, laquelle est toujours bonne par rapport à l’État ; mais ce pauvre particulier est fort à plaindre qui paye déjà par tant d’endroits, et qui se voit encore distingué par l’imposition d’une nouvelle taxe qu’il est contraint de payer, sans qu’on lui permette de dire ses raisons… »

« Le second est l’usure que les traitants exigent de celui qui paye, qui est le particulier, et de celui qui reçoit, qui est le roi, qui ne va pas moins qu’au quart du total, et souvent plus. » Ainsi le contribuable payait plus du quart de l’impôt pour enrichir les traitants.

« Le troisième, ce sont les frais de contraintes, qui montent souvent plus haut que le principal même. » Ces frais, M. Necker les évaluait de son temps à 7 millions 1/2 de livres ; M. Le Trosne estimait à 3 millions les seuls frais de la perception des droits domaniaux ; M. Bailly enfin évaluait les frais de contrainte à 10 millions de livres. Ils durent être plus considérables encore sous Louis XIV.

« Le quatrième défaut consiste aux rentes, gages et appointements dont le roi a augmenté ses dettes par tant de créations de charges, d’offices et de rentes sur l’Hôtel-de-Ville de Paris, sur les postes, les tontines, augmentations de gages, etc.

« Le cinquième, en ce qu’on a affranchi un grand nombre de gens de la taille, dont l’exemption retombe directement sur les peuples, et indirectement sur le roi.

« Le sixième, en ce qu’en achevant de ruiner ceux qui avaient encore quelque chose, il n’y a plus, ou très peu, de ressource pour les paysans, qui dans les pressants besoins avaient recours à eux. »

Ce qui revient à dire que ces impôts sont un obstacle à l’accumulation des capitaux, à la création de l’épargne, cette branche de salut des humbles soldats du travail.

« Le septième défaut, en ce que les affaires extraordinaires ayant produit une multitude de petits impôts sur toutes sortes de denrées, ont troublé le commerce en diminuant notablement les consommations. Aussi, l’expérience fait connaître que de semblables impôts ne sont bons que pour enrichir les traitants, fatiguer les peuples et empêcher le débit des denrées, et ne portent que peu d’argent dans les coffres du roi. »

« Quel bien, ajoute-t-il, le roi ne ferait-il donc point à son État, s’il pouvait subvenir à ses besoins par des moyens aisés et naturels, sans être obligé d’en venir aux extraordinaires, dont le poids est toujours pesant et les suites très fâcheuses ? »

Il est de toute justice que chacun des citoyens contribue aux besoins de l’État proportionnellement à ses revenus. L’important est de veiller à ce que cette répartition s’opère selon la justice, que personne ne soit surchargé non plus qu’exempté, et que l’impôt « dans les temps fâcheux » fournisse les fonds nécessaires, « sans recourir à aucune affaire extraordinaire, en augmentant seulement la quotité des levées à proportion des besoins de l’État. » Cette quotité étant en temps ordinaire du vingtième, on pourra l’élever au quinzième ou au dixième, mais chacun ne payant qu’à proportion de son revenu, « sans que personne paye jamais deux fois pour raison d’un même revenu », sans grands frais de contrainte, le recouvrement devenant plus facile, puisque l’impôt serait moins lourd.

Ces principes sont inattaquables devant la science, et il serait facile de démontrer que, cependant, ils sont loin d’être mis en pratique ; car, dans le système fiscal si compliqué que possède la France, certains contribuables payent deux, trois et même quatre fois l’impôt pour un même revenu.

Ainsi Vauban, dans son beau mémoire, ne recherche autre chose que le moyen d’approcher aussi près que possible de cet idéal : l’égalité de l’impôt. Forbonnais, inspecteur général des monnaies et conseiller au Parlement de Metz, écrivait en 1758 :

« La France serait trop puissante, si la répartition des impôts était faite également… Mais, si l’édit d’un tel impôt (un impôt égal) paraissait, on n’entendrait que clameurs, que murmures de la part de deux ou trois millions d’hommes environ. Ne leur demandez rien, épuisez les campagnes, ces mêmes hommes diront froidement : le peuple souffre, il est vrai, mais… il ne faut pas que cette espèce d’hommes soit à son aise. »

C’est en ces termes que Forbonnais flétrissait, au siècle dernier, ces hommes qui, ne sachant ce que c’est que le patriotisme, pensent avant tout à leur intérêt personnel, sans s’inquiéter s’ils ont sur terre des frères fléchissant sous un labeur ingrat et en proie à une misère qui abrutit et démoralise. « Il ne faut pas que cette espèce d’hommes soit à son aise. » Voilà ce qu’on disait il y a cent ans, et cette parole inqualifiable nous fait frémir. Pourquoi donc ne frémissons-nous pas aussi quand nous entendons autour de nous des gens qui osent dire : « Il ne faut pas que cette espèce d’hommes sache lire ni écrire. » L’intelligence est l’élément fondamental de la vie sociale. Ils sont donc aussi arriérés que leurs pères de 1758, ceux qui sont assez égoïstes pour prétendre au monopole de l’instruction et qui résistent avec tant d’acharnement à l’instruction populaire ! Encore aujourd’hui cependant, ces égoïstes, — je ne suis pas seul à constater ce fait déplorable — ces égoïstes se rencontrent en grand nombre parmi les membres de l’aristocratie française et même dans la bourgeoisie, qui a beaucoup trop perdu la mémoire de son origine et beaucoup trop oublié au prix de quelles souffrances ses ancêtres ont conquis son affranchissement. Aussi, quand les classes dirigeantes oublient leurs devoirs, il est important, il est nécessaire, il est urgent que le peuple se prépare à prendre lui-même en main la conduite de ses affaires.

VI

Vauban réduit la contribution générale à quatre fonds différents :

Premier fonds, qui comprend la dîme de tous les fruits de la terre, sans exception.

Second fonds, qui comprend la dîme des revenus des maisons des villes et gros bourgs du royaume, des moulins de toute espèce ; celle de l’industrie, des rentes sur le roi, des gages, pensions, appointements, et de toute autre sorte de revenus non compris dans le premier fonds.

Troisième fonds, le sel.

Quatrième fonds, revenu fixe.

Nous n’examinerons point en détail ce qu’il était possible de tirer de ces quatre fonds à cette époque.

Pour assurer la justice de la répartition, Vauban établit qu’on prélèvera la dîme sur les fruits de la terre en nature.

« C’est le plus naturel et le moins à charge au laboureur. Il a toujours une proportion si naturelle et si précise à la valeur présente de la terre, qu’il n’y a point d’expert ni de géomètre, pour habile qu’il soit, qui en puisse approcher par son estime et sur son calcul : si la terre est bonne et bien cultivée, elle rendra beaucoup ; au contraire, si elle est négligée ou qu’elle soit mauvaise, médiocre ou sans culture, elle rendra peu…

« Le premier défaut de la disproportion se trouve donc heureusement sauvé, d’une manière qui n’est point sujette au changement de la part des hommes. » 

Une fois la dîme payée, le laboureur est tranquille, et il n’a plus à craindre qu’on vienne lui réclamer aucun supplément d’impôts. On le mettrait ainsi à l’abri des vexations de toute espèce auxquelles les commis des aides se livraient à l’égard des contribuables.

« On se plaint partout, et avec raison, de la supercherie et de l’infidélité avec laquelle les commis et les aides font leurs exercices. On est forcé de leur ouvrir les portes autant qu’ils le souhaitent ; et, si un malheureux, pour la subsistance de sa famille, d’un muid de cidre ou de poiré en fait trois, en y ajoutant les deux tiers d’eau, comme il se pratique très souvent, il est en risque non seulement de tout perdre, mais encore de payer une grosse amende, et il est bien heureux quand il en est quitte pour payer l’eau qu’il boit.

« … Ce n’est ni la bonne ou mauvaise chère, ni la bonne ou mauvaise fortune, qui règlent la proportion de l’imposition, mais l’envie, le support, la faveur et l’animosité, et que la véritable pauvreté, ou la feinte, y sont presque toujours également accablées, que si quelqu’un s’en tire, il faut qu’il cache si bien le peu d’aisance où il se trouve, que ses voisins n’en puissent pas avoir la moindre connaissance. Il faut même qu’il pousse sa précaution jusqu’au point de se priver du nécessaire, pour ne pas paraître accommodé. Car un malheureux taillable est obligé de préférer, sans balancer, la pauvreté à une aisance, laquelle, après lui avoir coûté bien des peines, ne servirait qu’à lui faire sentir plus vivement le chagrin de la perdre, suivant le caprice ou la jalousie de son voisin. »

« Enfin, les habitants des paroisses de la banlieue se pourvoient d’un habit contre les injures de l’air, sans craindre qu’on tire de cette précaution des conséquences de leur fortune ; tandis qu’à un quart de lieue, ils voient leurs voisins, qui ont souvent bien plus de terres qu’eux, exposés au vent et à la pluie avec un habit qui n’est que de lambeaux, persuadés qu’ils sont qu’un bon habit serait un prétexte infaillible pour les surcharger l’année suivante. »

Et, ce qui prouve bien que le maréchal n’exagérait pas, c’est que la ville de Honfleur préféra s’abonner pour une somme de 27 000 livres qu’elle payait annuellement, et que, pour obtenir cet abonnement, elle emprunta 100 000 livres, dont elle eut à acquitter l’intérêt.

Le dire de Vauban est justifié par le témoignage de J.-J. Rousseau, qui rapporte dans ses Confessions une scène qui se passait en 1732 aux environs de Lyon.

« Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un paysan, dont la maison n’avait pas belle apparence ; mais c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse, où tous les habitants, à leur aise, sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et du gros pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délices, et je mangeais ce pain, paille et tout ; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Le paysan, qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après avoir dit qu’il voyait bien que j’étais un bon jeune homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de la cuisine, descendit et revint un moment après avec un bon pain de pur froment, un jambon très appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin, dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste ; on joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent ; il ne voulait pas de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire ; et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça, en frémissant, ces mots terribles de commis, de rats de cave ; il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il se voit un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis, dans mon cœur, contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées, à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. »

Vauban étudie ensuite l’organisation de la production du sel. La contrebande du sel ou faux-saunage était punie, d’après l’ordonnance de 1680, d’une amende de 300 livres, dont le non payement dans le mois de la sentence entraînait 3 ans de galères contre les délinquants ; si les faux-sauneurs étaient armés mais non attroupés, ils étaient punis de 300 livres d’amende et de 8 années de galères ; s’ils étaient armés et attroupés, ils étaient punis de mort. En 1744, on ajouta à la peine des galères la flétrissure des lettres G. A. L., marqués au fer chaud. Ce régime donnait lieu par an à environ 3 700 saisies domiciliaires, à 2 300 arrestations d’hommes, à 1 800 de femmes et 6 600 d’enfants, et à la confiscation de 1 100 chevaux et 50 voitures. Enfin 300 hommes étaient annuellement envoyés aux galères.

Ainsi, première réforme, plus de distinction de pays à l’égard de l’impôt du sel. « Il n’est pas juste que tout un corps souffre, et que son économie soit troublée, pour mettre quelqu’un de ses membres plus à son aise que les autres. » Les socialistes et, du reste, la plus grande partie de la nation française, qui est socialiste sans le savoir, devraient bien apprendre par cœur cet important précepte de Vauban et ne jamais l’oublier.

Deuxième réforme, acheter tous les salins du pays pour le roi.

Troisième réforme, bâtir des greniers, y établir des bureaux où l’on vendrait le sel à raison de 18 livres le minot à tous ceux qui voudraient en acheter, et le faire débiter dans tout le royaume comme une autre denrée.

Vauban passe à l’étude de la consommation du « sel du pot et de la salière », c’est-à-dire du sel de la table et de la cuisine. Celui vendu à cet effet ne pouvait recevoir une autre destination ; c’était le sel forcé, le sel du devoir. Pour opérer une salaison ou en donner aux bestiaux, il fallait venir en chercher dans les greniers du roi une quantité nouvelle. Il estimait que 14 personnes consommaient un minot de sel par an. De cette façon il l’évaluait à 1 300 000.

Il y a dans le livre de Vauban des erreurs graves au point de vue de la science orthodoxe. Mais, si on tient compte de l’époque, on n’en est pas moins émerveillé. Ainsi, il se fait le défenseur du droit de douane comme droit fiscal, à la condition qu’il soit assez faible pour ne point empêcher les étrangers de venir débarrasser les marchés du superflu et protéger suffisamment la production du dedans. Il croit à la moralisation par l’impôt, illusion dont l’expérience a démontré la fausseté, et, en cette circonstance, il se méprend sur le rôle de l’État et sur la fonction de l’impôt, rôle et fonction qui n’ont jamais été de moraliser. Il est ainsi amené à recommander l’établissement d’un impôt sur les boissons.

Il espérait que cet impôt, dont le rendement s’élèverait à 2 millions de livres, pourrait contenir un peu les paysans, « qui, les jours des dimanches et des fêtes, ne désemplissaient point les cabarets, ce qui pourrait peut-être obliger les plus sensés à demeurer chez eux. » On voit que, malgré la faiblesse des salaires des populations agricoles sous Louis XIV, une grande partie du nécessaire était consommée au cabaret. Avons-nous donc tort, nous, économistes, d’attribuer la misère aux vices des hommes et non à l’organisation sociale ? « Mais il faudrait toujours distinguer ce qui serait bu au cabaret de ce qui serait livré au dehors à pot et à puits, qui doit être exempt de cet impôt. »

C’était une manière d’encourager la consommation en famille et de sévir sur la consommation faite au cabaret. La difficulté et l’illusion étaient dans la possibilité de l’application.

VII

Les quatre fonds réunis devaient donner un total de recettes de 116 à 120 millions de livres, qui, au besoin, pourraient s’élever à 200 millions. Il fixe comme limite extrême le taux de la dîme au dixième, tenant cette imposition pour trop considérable, car cela ferait deux sous par livre ; or, la dîme ecclésiastique et les droits seigneuriaux prenaient déjà deux sous et le sel deux sous. Il ne serait resté que 14 sous au propriétaire, sur quoi il lui fallait faire tous les frais du labourage

Il demande que le roi emploie ses revenus, aussitôt qu’ils seront établis régulièrement, à « diminuer le plus possible » la dette, consistant surtout en rentes sur l’Hôtel-de-Ville, et forte d’environ 3 milliards. Que dirait-il aujourd’hui en présence d’une dette de 12 milliards ? Il demanderait assurément avec persistance que l’on consacrât à l’amortissement de la dette une somme considérable chaque année, 100 ou 200 millions au moins.

Il exprime, en terminant, l’espoir que le système d’impôts qu’il vient de proposer rendra la sécurité, la confiance et la prospérité au peuple, « et que le royaume, dont le peuple est fort diminué, se repeuplera bientôt, attendu qu’il s’y fera beaucoup de mariages, que les enfants y seront bien mieux nourris par rapport à la faiblesse de leur âge, et les paysans mieux vêtus… La pauvreté sera bannie du royaume, on n’y verra plus les rues des villes et des grands chemins pleins de mendiants… Le commerce de province à province et de ville à ville se remettra en vigueur, quand il n’y aura ni aides, ni douanes au dedans du royaume, ce qui fera que la consommation sera d’autant plus grande qu’elle sera plus libre. D’où naîtra l’abondance des denrées de toute espèce, laquelle, venant à se répandre par tout le royaume, se fera bientôt sentir jusque sur les côtes, où elle facilitera encore le commerce étranger. »

Le projet de Vauban, quoique dicté par des vues supérieures, présente de graves défauts au point de vue pratique. Le plus grave consiste dans la levée de l’impôt en nature. Un gouvernement qui lèverait l’impôt en nature ne pourrait jamais être assuré à l’avance de pouvoir disposer d’une recette fixe, la valeur étant chose essentiellement relative. La vente d’une telle masse des produits, surtout opérée par l’État, ne donnerait que de bien médiocres résultats. Elle ne serait praticable que d’une manière simultanée, afin d’éviter les pertes qui résulteraient de la détérioration des produits si on voulait les garder un certain temps, et cette apparition simultanée d’une si grande masse de produits sur le marché avilirait nécessairement les prix et diminuerait le rendement de l’impôt. Dans les moments de crise, l’avilissement serait bien plus grand encore ; et, au moment où l’État aurait le plus besoin de pouvoir compter sur le total de ses ressources, il en verrait subitement la moitié et plus lui échapper. Mais, si cette partie du projet de Vauban n’est plus applicable aujourd’hui, elle l’était à une époque où l’impôt était si mal assis et perçu, il présentait un grand progrès sur le mode d’impôt en usage au XVIIe siècle. Du reste, la plupart de ses autres propositions sont bonnes et acceptables, et, dans tous les cas, les principes sur lesquels il s’appuie sont presque tous irréprochables. L’idée générale, qui est de simplifier l’assiette de l’impôt, est excellente et de tous les temps.

Je ne vous montrerai point dans Vauban le consciencieux statisticien, le premier qui ait cherché à établir un recensement de la population et à mesurer avec exactitude la superficie totale du pays. Le temps me manquerait. Quand on pense qu’il a, lui seul, recueilli et fait recueillir tous les renseignements qui lui ont servi de base dans la confection de son mémoire, on est effrayé de l’énormité d’une pareille tâche. On admire de plus en plus l’amour profond de ce courageux patriote pour sa chère France ; on éprouve pour ses vertus et ses talents une véritable vénération et un enthousiasme impossible à décrire. Les mots, dans leur insuffisance, semblent incapables d’exprimer la grandeur de cette honnêteté si sincère, de cette vertu si pure, de cette gloire si modeste : et, désespérant de rendre dignement, dans un langage si mesquin, l’hommage dû à ce caractère supérieur, on se borne à exprimer un seul désir, un bien humble désir, c’est que tous les Français prennent modèle sur le patriotisme et le désintéressement de ce citoyen, c’est que tous les hommes d’État imitent ses vertus et écoutent ses enseignements ! Ce jour-là, le pays reprendra confiance en lui-même et les affaires acquerront un développement qu’on n’aura encore jamais vu.

VIII

Nous avons vu tout à l’heure les hésitations de Vauban lorsque le roi l’a nommé maréchal. Il avait bien prévu, en acceptant le bâton de maréchal, qu’il se priverait de la liberté de servir sa patrie dans mainte et mainte occasion. En 1703, il voulut aller seconder Villars, qui assiégeait le fort de Kehl.

« Vauban, dit Saint-Simon, avait proposé au roi de l’envoyer à Kehl, qui trouva que cela serait au-dessous de la dignité où il venait de l’élever (N’oublions pas que nous sommes ici en plein siècle d’étiquette) ; et, quoique Vauban insistât avec toute la reconnaissance, la modestie et la bonne volonté possibles, le roi ne voulut pas le lui permettre. »

C’est que Louis XIV eût considéré la France comme perdue, si l’on eût manqué seulement une seconde à l’observation insensée du code de l’étiquette. Cependant Vauban eût pu invoquer un précédent. Mme de Sévigné nous a tenus au courant de la querelle du maréchal de Créqui et d’autres maréchaux avec Turenne, sous qui le roi leur avait ordonné de servir, pendant la guerre de Hollande. Ce qu’il avait imposé en 1672, il le condamnait en 1703. Il ne savait même pas mettre de l’unité dans ses volontés. Et l’on parle de l’homogénéité du gouvernement d’une seule personne !

Un autre fait du même genre se produisit en 1705. L’armée française fut la victime des sots préjugés du souverain. Le duc de la Feuillade était chargé du siège de Turin.

« Vauban », dit Saint-Simon, dont je me plais à citer les jugements si droits qu’il a portés sur cet homme illustre, « Vauban fit là une grande action ; il s’offrit au roi et le pressa de l’envoyer à Turin pour y donner ses conseils et se tenir dans les intervalles, à deux lieues de l’armée (notons ce nouveau témoignage de sa modestie), sans s’y mêler de rien quand il y serait. Il ajouta qu’il mettrait son bâton derrière la porte, qu’il n’était pas juste que l’honneur auquel le roi l’avait élevé le rendît inutile à son service, et que, plutôt que cela fût, il aimerait mieux le lui rendre. Cette offre romaine ne fut point acceptée ; le contraste de Vauban et de La Feuillade eût été trop grand et l’obscurcissement de ce dernier trop accablant. »

On l’envoya en Flandre, après la bataille de Ramillies, avec mission de mettre Dunkerque à l’abri d’une attaque. On proposait, à cet effet, d’inonder les campagnes. Une telle mesure eût causé la ruine complète du pays et l’eût transformé en désert, comme jadis les armées de Louis XIV avaient fait du Palatinat. Vauban eût préféré perdre la ville que de la sauver à ce prix. Il se transporta sur les lieux mêmes, ranima, par sa présence, le courage des populations et les préserva de ce malheur. Celles-ci purent apprécier en ce jour combien est précieux pour une nation un général qui possède un cœur de citoyen, chose trop rare.

Pendant ce temps, au midi, l’incurie du général en chef faisait échouer l’armée française devant Turin. Les bagages, les provisions, les munitions et la caisse de l’armée qui favorisaient le siège tombaient entre les mains du prince Eugène.

« On avait fait venir, dit Voltaire[19], 140 pièces de canon, et il est à remarquer que chaque gros canon monté revient à environ deux mille écus. Il y avait 110 000 boulets, 106 000 cartouches d’une façon, et 300 000 d’une autre ; 21 000 bombes, 27 700 grenades, 15 000 sacs à terre, 30 000 instruments pour le pionnage, 1 200 000 livres de poudre. Ajoutez à ces munitions le plomb, le fer et le fer-blanc, les cordages, tout ce qui sert aux mineurs, le soufre et le salpêtre, les outils de toute espèce. Il est certain que les frais de tous ces préparatifs de destruction suffiraient pour fonder et pour faire fleurir la plus nombreuse colonie. Tout siège de grande ville exige ces frais immenses ; et, quand il faut réparer chez soi un village ruiné, on le néglige. »

Vauban pleura ce grand désastre, qu’il eût pu si bien prévenir si on le lui eût permis, lui qui avait construit 33 places neuves, qui en avait réparé 300 anciennes, qui avait conduit 53 sièges et pris part à 149 actions.

IX

Nous connaissons l’ingénieur, le maréchal, le citoyen, l’honnête homme, l’économiste même, car Vauban a droit à ce titre, puisqu’il a été persécuté comme tel. Nous connaissons donc l’homme complet.

« Nous l’allons voir réduit au tombeau par l’amertume de la douleur pour cela même qui le combla d’honneur, et qui, ailleurs qu’en France, lui eût tout mérité et acquis…

« Patriote comme il l’était, il avait toute sa vie été touché de la misère du peuple et des vexations qu’il souffrait. La connaissance que ses emplois lui donnaient de la nécessité des dépenses, et du peu d’espérance que le roi fût pour retrancher celles de splendeur et d’amusements, le faisait gémir de ne voir point de remède à un accablement qui augmentait son poids de jour en jour[20]. »

Que dire d’un roi qui construisait des châteaux et des parcs tandis que les enfants du peuple mouraient de faim ?

Vauban fit la connaissance d’un autre honnête homme, plus économiste que Vauban, mais non moins épris du bien public, Boisguillebert. Il lut ses premiers ouvrages et se mit alors à écrire sa Dîme royale. C’est un beau livre, Messieurs, car si la plupart de ceux qui l’ouvrent se rebutent en n’y trouvant que des chiffres et de la statistique, ceux qui savent y lire sont obligés de reconnaître que chacune des lignes de ce livre, Vauban l’a écrite avec son cœur ! Cet ouvrage reçut, au dire de Saint-Simon, « les applaudissements publics et l’approbation des personnes les plus capables de ces calculs et de ces comparaisons, et les plus versées en toutes ces matières, qui en admirèrent la profondeur, la justesse, l’exactitude et la clarté. »

Ainsi, voilà d’une part le public et les hommes compétents qui applaudissent. Mais tournons-nous du côté de la cour et des ministres. Applaudit-on aussi auprès de Louis XIV ?

« Ce livre avait un grand défaut, continue Saint-Simon. Il donnait à la vérité au roi plus qu’il ne tirait par les voies jusqu’alors pratiquées (au point de vue du fisc) ; il sauvait aussi les peuples de ruines et de vexations et les enrichissait en leur laissant tout ce qui n’entrait point dans les coffres du roi, à peu de chose près ; mais il ruinait une armée de financiers, de commis, d’employés de toute espèce ; il les réduisait à chercher à vivre à leurs dépens, et non plus à ceux du public, et il sapait par les fondements ces fortunes immenses qu’on voit naître en si peu de temps. C’était déjà de quoi échouer.

« Mais le crime fut qu’avec cette nouvelle pratique tombait l’autorité du contrôleur-général, sa faveur, sa fortune, sa toute-puissance, et, par proportion, celle des intendants des finances, des intendants de provinces, de leurs secrétaires, de leurs commis, de leurs protégés, qui ne pouvaient plus faire valoir leur capacité et leur industrie, leurs lumières et leur crédit, et qui de plus tombaient du même coup, de faire du bien ou du mal à personne. Il n’est donc pas surprenant que tant de gens si puissants en tout genre, à qui ce livre arrachait tout des mains, ne conspirassent contre un système si utile à l’État, si heureux pour le roi, si avantageux aux peuples du royaume, mais si ruineux pour eux. La robe entière en rugit pour son intérêt. »

Le tolle fut général du côté de Louis XIV, et il se passa alors ce qui se passerait encore aujourd’hui si quelqu’un proposait, par exemple, de réduire l’administration française des trois quarts, ce qui ne présenterait que peu d’inconvénients et beaucoup d’avantages. Quant au peuple, il était trop éloigné de toutes ces scènes pour qu’il pût s’imaginer qu’il s’agissait de son salut !

« Ce n’est donc pas merveille si le roi, prévenu et investi de la sorte, reçut très mal le maréchal de Vauban lorsqu’il lui présenta son livre, qui lui était adressé dans tout le contenu de l’ouvrage. On peut juger si les ministres à qui il le présenta lui firent un meilleur accueil. De ce moment, ses services, sa capacité militaire unique en son genre, ses vertus, l’affection que le roi y avait mise, jusqu’à croire se couronner de lauriers en l’élevant, tout disparut à l’instant à ses yeux. (Quarante ans de services oubliés en un instant pour avoir aimé le bien public, c’est un fait qu’il ne faut pas manquer d’inscrire au bilan de la monarchie absolue !) Il ne vit plus en lui qu’un insensé pour l’amour du public, et qu’un criminel qui attentait à l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne. Il s’en expliqua de la sorte sans ménagement…

« Le malheureux maréchal, porté dans tous les cœurs français, ne put survivre aux bonnes grâces de son maître pour qui il avait tout fait, et mourut peu de mois après, ne voyant plus personne, consumé de douleur et d’une affliction que rien ne put adoucir, et à laquelle le roi fut insensible, jusqu’à ne pas faire semblant de s’apercevoir qu’il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. Il n’en fut pas moins célébré par toute l’Europe, et par les ennemis même, ni moins regretté en France de tout ce qui n’était pas financier ou suppôt de financier. »

Son ouvrage fut saisi et condamné par arrêt du conseil, à la date du 14 février 1707. C’est ainsi que la monarchie refusait d’écouter le premier des prophètes qui précédèrent la révolution de 1789 et signalèrent le danger à une distance de cent années. Et notez que ce premier prophète, le lendemain de sa mort, arrachait au roi cette parole : « Je perds un homme fort affectionné à ma personne et à l’État. » Il avait donc eu toutes les chances de pouvoir faire écouter sa voix. Que sera-ce de ses successeurs qui ne se trouveront pas aussi favorablement placés ? La monarchie les repoussera, pour se précipiter encore plus avant dans le chemin de la ruine. Il mourut six semaines après la publication de l’arrêt, le 30 mars, dans son château de Bazoches, à l’âge de soixante-quatorze ans.

X

Messieurs, depuis Sully, une succession à peine interrompue de grands ministres avait relevé la France et amélioré son administration. Sully, Richelieu, Mazarin, Colbert surtout, avaient dégagé le pays d’une partie du fardeau qui l’empêchait de progresser. Mais, Colbert mort, il n’y eut plus personne pour poursuivre l’œuvre de réforme, tandis qu’il y en eut un grand nombre pour la défaire et la ruiner. L’étude que nous venons de faire nous montre qu’il existait bien quelqu’un capable de la continuer, mais il était trop modeste pour qu’on la lui confiât. Ce quelqu’un, c’était Vauban. Lui disparu, il ne se présenta plus personne d’une taille assez haute pour recueillir la succession de ces hommes éminents.

Le gouvernement tira parti du livre de Vauban, non pour prévenir la chute de la monarchie, mais pour l’accélérer. L’illustre maréchal proposait d’établir une dîme et de remplacer tous les autres impôts par cet impôt unique. On y puisa l’idée d’établir une dîme, mais en surplus de tous les impôts déjà existants et dont le fardeau faisait plier le peuple.

« Qui aurait dit au maréchal de Vauban, ajoute Saint-Simon, que tous ses travaux pour le soulagement de tout ce qui habite la France auraient uniquement servi et abouti à un nouvel impôt de surcroît, plus dur, plus permanent et plus cher que tous les autres ? C’est une terrible leçon pour arrêter les meilleures propositions en fait d’impôts et de finances. »

Les efforts de Vauban ne demeurèrent pas infructueux. Non seulement ils lui suscitèrent un digne émule et successeur dans Boisguillebert, mais ils donnèrent le branle aux recherches des esprits élevés, honnêtes et courageux, et ils les poussèrent dans une nouvelle direction d’études. De Vauban à Boisguillebert, et de Boisguillebert à Quesnay il n’y a qu’un pas.

Napoléon Ier s’est efforcé de réparer les injustices de la monarchie envers ce glorieux citoyen. Le 26 mai 1808, il rendait un éclatant hommage à sa mémoire en faisant déposer son cœur avec pompe sous le dôme de l’église des Invalides, vis-à-vis le tombeau de Turenne. Mais, si le monarque absolu a réparé les erreurs de la monarchie, comment le pays a-t-il témoigné de sa reconnaissance envers celui qui l’a tant aimé ? Où se trouve la statue qu’il lui a élevée de ses deniers ? Où s’est ouverte la souscription publique qui a dû en couvrir les frais ? Quand donc a-t-on pensé à faire appel aux deniers des citoyens pour consacrer au premier patriote et au premier démocrate qu’ait eu la France un monument sur l’une de nos places publiques ? C’est là un oubli, messieurs, que le peuple doit avoir hâte de réparer.

——————————

[1] Conférence faite le 6 janvier 1860 à la Société des Conférences du boulevard des Capucines, et le 31 mars à la Bibliothèque populaire de Versailles.

[2] Ce mot a été employé pour la première fois par Saint-Simon, à propos de Vauban.

[3] Saint-Simon, Mémoires.

[4] Saint-Simon, Mémoires.

[5] « Les cérémonies extérieures ne sont que des marques du culte intérieur, qui est tout l’essentiel. Ces cérémonies sont destinées à frapper l’homme grossier par les sens et à nourrir l’amour dans le fond du cœur. Ces cérémonies ne sont pas la principale partie du culte ; c’est dans le détail des mœurs, c’est dans la société de ce peuple, que le culte le plus parfait s’exerce par toutes les vertus que l’amour inspire. Voilà le culte public, unanime et invariable que nous cherchons. » (Lettres sur la religion.) 

[6] Télémaque. 

[7] Les dialogues des morts. 

[8] De Comberousse, Vauban.

[9] Notice sur Vauban, par Eug. Daire.

[10] De Comberousse, Vauban.

[11] Observation sur la lettre à MM. de l’Académie française. 

[12] Composé en 1698 et publié en 1707.

[13] Histoire de France, tome XIV.

[14] Notice historique sur Vauban.

[15] E. Daire, Notice historique sur la vie et les œuvres du maréchal de Vauban.

[16] M. Saint-Marc Girardin.

[17] Il a calculé que la lieue carrée d’alors était égale à 4 688 arpents 82 perches et demie (arpent : 100 perches carrées ; perche : 400 pieds carrés).

[18] À raison de 3 setiers de blé (mesure de Paris) par tête, setier pesant net : 240 livres, poids du sac défalqué ; setier : 5 hectolitres 35 litres,

[19] Siècle de Louis XIV.

[20] Saint-Simon, Mémoires.

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