Voyage de Lafayette en Amérique en 1824 et 1825. Par Auguste Levasseur (1829)

LafayetteVoyage de Lafayette en Amérique en 1824 et 1825 ou journal d’un voyage aux États-Unis. Par Auguste Levasseur

L’ouvrage original a été édité par la Librairie Baudouin en 1829 à Paris. Vous pourrez retrouver la version numérisée ici.

Auguste Levasseur fut le secrétaire particulier de Lafayette. Il l’accompagna lors de son voyage d’adieux en Amérique. Un voyage triomphal, à l’image de cette déclaration du maire de New-York :  « Le peuple des États-Unis vous chérit comme un père vénéré ; la patrie vous considère comme son fils le plus aimé. »

L’Institut Coppet vous présente les extraits relatifs aux séjours à New York, Philadelphie et au Congrès, à Washington.

Extraits :

NEW YORK

Invitation du Congrès des Etats-Unis

Près d’un demi-siècle s’était écoulé depuis que Lafayette, inspiré par l’amour de la gloire et de la liberté, s’était arraché aux douces affections de famille et aux dangereuses séductions de la cour, pour aller offrir l’appui d’un nom illustre et d’une fortune puissante à une nation qui combattait courageusement, il est vrai, pour son indépendance, mais dont la faiblesse semblait devoir causer la ruine complète, dans une lutte, en apparence si inégale. Depuis sa rentrée en France, Lafayette, quoique entièrement occupé de la révolution française, pour le succès de laquelle il sacrifia sa fortune et son repos, et exposa quelquefois sa vie et sa popularité, reportait souvent ses souvenirs vers l’Amérique, théâtre de ses premiers exploits ; et dans les fers d’Olmutz, comme sous le despotisme impérial, il se consolait par la pensée que là, du moins, l’arbre de la liberté qu’il avait aidé à planter, portait des fruits aussi doux qu’abondants, et qu’un peuple heureux et digne de l’être, lui conservait un vif sentiment de reconnaissance ; mais retenu par des motifs de plus d’un genre, il ne pouvait que nourrir le désir de revoir l’Amérique sans prévoir cependant s’il pourrait y retourner un jour. La confiance de ses concitoyens, qui, après les événements de 1815, le rappela sur la scène politique, semblait être une raison de plus pour le retenir en France ; cependant, en 1824, les intrigues d’un ministère aussi corrompu que corrupteur l’ayant éloigné de la représentation nationale, il se trouva libre au moment où le président des États-Unis lui adressa la lettre suivante :

Washington-City, 7 février 1824

« Mon cher général, je vous ai écrit, il y a environ quinze jours, une lettre que j’ai confiée à M. Brown, et dans laquelle je vous exprimais le désir de vous envoyer, dans le port de France que vous m’indiqueriez, une frégate pour vous amener ici, dans le cas où vous seriez libre maintenant, pour visiter les États-Unis. Depuis, le congrès a pris à ce sujet une résolution dans laquelle il vous exprime le sincère attachement de la nation toute entière, qui désire ardemment vous revoir encore au milieu d’elle. L’époque à laquelle vous croirez pouvoir vous rendre à cette invitation, est laissée tout à fait à votre choix ; mais croyez que, quelle que soit votre décision, il vous suffira d’avoir la bonté de m’en instruire pour qu’aussitôt je donne des ordres pour qu’un vaisseau de l’état aille vous prendre au port que vous indiquerez, et vous amène dans cette patrie adoptive de votre jeunesse, qui a toujours conservé le plus reconnaissant souvenir de vos importants services. Je vous envoie ci-joint la résolution du congrès, et j’y ajoute l’assurance de ma haute considération et de mes sentiments affectueux. » (James Monroe)

Lafayette ne pouvait se refuser à une invitation aussi honorable et aussi pressante, et son départ fut fixé au mois de juillet. Il avait refusé les offres du congrès qui voulait lui envoyer un bâtiment de l’état pour le transporter plus sûrement et plus commodément. Il fut aussi obligé de repousser une foule de demandes de ses concitoyens, qui, croyant peut-être qu’il était question d’une nouvelle expédition en faveur de la liberté, voulaient en partager avec lui les périls et la gloire ; et sans autres compagnons de voyage que son fils et l’auteur de ce journal, il quitta Paris le 11 juillet, et le 12 arriva au Havre, où il était attendu depuis plusieurs semaines par le Cadmus, bâtiment de commerce américain.

Le patriotisme des citoyens du Havre lui avait préparé dans cette ville une réception bien capable de toucher son cœur ; mais le caractère ridiculement ombrageux de l’autorité troubla la fête, et l’aurait changée en une scène de désordre, et peut-être de sang, si les habitants eussent été moins sages. Agents de police, gendarmes et soldats suisses rivalisèrent de zèle pour comprimer les nobles sentiments des citoyens pendant le peu de temps que le général Lafayette resta parmi eux. Cependant, ce fut en présence de la population toute entière, et au milieu des plus vives démonstrations de l’esprit public, qu’il s’embarqua le 13 à midi.

Le ciel et la mer parfaitement calmes nous permirent de passer facilement à bord de notre navire, qui était en rade. Tous les hommes de l’équipage, rangés sur le pont, attendaient avec une expression de joie mêlée d’un noble orgueil, l’arrivée du général. Au moment où il passa sous ce pavillon américain qui lui doit une si grande partie de sa gloire et de son indépendance, l’équipage l’accueillit par un triple hourra, auquel répondirent toutes les embarcations du port, et la foule restée sur le rivage. Quelques amis particuliers du général, qui l’avaient accompagné jusqu’à bord du Cadmus, reçurent ses derniers adieux. Presqu’aussitôt un vent frais, enflant nos voiles, nous emporta au large, et nous fit perdre de vue cette terre chérie sur laquelle, quoi qu’on dise et qu’on fasse, la vertu et le patriotisme trouveront toujours de courageux défenseurs.

Avec un bon bâtiment aussi habilement commandé et manœuvré que l’était le Cadmus, nous ne pouvions que faire une heureuse traversée. Le coup de vent qui vint nous assaillir le lendemain matin, et qui nous brisa deux mâts de perroquet, n’eut d’autre résultat que de nous fournir l’occasion d’admirer le calme de notre excellent capitaine Allyn dans le commandement, et la vigueur de son équipage dans l’exécution.

Le premier août le vent tomba tout à coup ; la mer devint immobile, et notre course fut suspendue. Réunis sur le pont, autour du général, avec quatre jeunes passagers américains, nous contemplions avec plaisir la surface unie de la mer que rien n’agitait, quand tout à coup nous aperçûmes presque à l’horizon un point noir qui semblait s’avancer vers nous. Pendant près d’une demi-heure, nous nous perdîmes en conjectures sur ce que pouvait être cet objet qui évidemment s’approchait avec assez de rapidité ; enfin bientôt le mouvement des rames nous fit reconnaître une chaloupe ; et le son d’un bugle nous fit soupçonner qu’elle portait des soldats. Nous ne nous trompions pas. En moins de quelques minutes l’esquif léger portant sept hommes vêtus uniformément, dont deux étaient armés de fusils, vint se ranger près de notre navire. Le chef de cette troupe aventureuse, mesurant d’un œil hardi l’élévation de notre bord, demande l’échelle de corde pour parvenir jusqu’à nous ; on la lui jette, et aussitôt ses compagnons et lui sont sur notre pont. D’un ton un peu cavalier, ils annoncent qu’ils sont officiers anglais ; qu’un bâtiment de transport, qu’ils nous indiquent du doigt à l’horizon, et qui, comme le nôtre, est retenu par le calme, les conduit à Halifax (Nouvelle-Écosse), où ils vont tenir garnison ; enfin que la beauté de la mer, l’ennui, la curiosité, les avaient engagés à venir nous visiter. Notre capitaine les accueillit avec une froide politesse, nos matelots se détournèrent à peine de leurs occupations ; mais leur aspect ainsi que leur jactance semblèrent rappeler à nos jeunes passagers américains l’incendie du Capitole. Malgré cette réception peu encourageante, messieurs les officiers anglais commençaient déjà à multiplier leurs questions, quand le capitaine Allyn, pour toute réponse, leur montra et leur nomma le général Lafayette ; à ce nom, à cette vue inattendue, leurs manières changèrent entièrement. Ils se découvrirent, et reçurent avec respect la main qu’il leur présenta avec cordialité. Alors on les invita à descendre dans le salon, où on leur servit des rafraîchissements. La conversation s’engagea ; mais souvent pendant cette conversation, ils portaient leurs regards, tantôt sur le général, tantôt sur tous les détails admirables du bâtiment et de l’équipage, et cet examen semblait les jeter dans une grande préoccupation. Que de souvenirs en effet ne dut pas éveiller en eux la vue de ces Américains, hier leurs tributaires, aujourd’hui rivaux redoutables, conduisant au milieu d’eux l’homme qui les a si puissamment secondés dans cette lutte courageuse et juste de la liberté contre l’oppression !

Après une demi-heure d’entretien, comme le soleil commençait à baisser, ils nous quittèrent en acceptant de fort bonne grâce quelques bouteilles de Bordeaux et de Madère que notre capitaine avait fait porter dans leur chaloupe.

Nous continuâmes notre route sans autre événement important, jusqu’au 14, jour où nous découvrîmes enfin la terre. Le 15 au point du jour, le pilote était à notre bord, et quelques heures après nous pouvions facilement reconnaître la fraîche verdure qui décore Staten Island, et les délicieuses maisonnettes blanches qui l’animent, et le mouvement de ses habitants que l’attente d’un grand événement faisait descendre en toute hâte sur le rivage. Déjà la mer se couvrait autour de nous d’une foule de barques longues, étroites et légères, conduites par des matelots vigoureux, agiles, et dont la propreté des vêtements, la décence des expressions, contrastaient singulièrement avec les idées qu’en général fait naître en Europe la vue de simples marins. Aussitôt qu’une de ces barques arrivait près de notre navire, elle ralentissait son mouvement ; ses conducteurs, jetant un regard inquiet vers notre pont, s’informaient de nos matelots, s’ils avaient Lafayette à bord ; dès qu’ils avaient reçu la réponse affirmative, la joie éclatait dans tous leurs traits ; ils se précipitaient les uns vers les autres, en se serrant la main, en se félicitant du bonheur qu’ils allaient goûter ; et puis alors, se retournant vers le vaisseau, ils faisaient mille questions sur la santé du général, sur la manière dont il avait supporté la traversée, etc. ; mais sans cris, sans désordre, sans impatience. Nous les entendions se réjouir entre eux, de ce que le voyage de Lafayette avait été doux et rapide, de ce que sa santé n’en était point dérangée, de ce qu’enfin les vœux de leurs concitoyens allaient être comblés ; et tout cela comme l’aurait fait une famille qui se réjouit du retour d’un père chéri longtemps attendu. Pendant que je contemplais cette scène si intéressante et si nouvelle pour moi, le bruit du canon appela mon attention d’un autre côté ; c’était l’artillerie du fort Lafayette, qui annonçait à la ville de New York l’arrivée du Cadmus. Au même instant, un bateau à vapeur nous abordait, et nous recevions à notre bord une députation, à la tête de laquelle était le jeune Thompkins, fils du vice-président des États-Unis. Il venait annoncer au général que, ce jour étant un dimanche, la ville de New York, qui voulait lui faire une réception brillante, mais qui cependant ne voulait pas troubler le jour du Seigneur, et qui d’ailleurs avait encore quelques préparatifs à faire, le priait de remettre son entrée au lendemain, et qu’en attendant, le vice-président l’engageait à descendre chez lui à Staten Island. Le général accepta l’invitation, et peu d’instants après nous étions sur le rivage, où nous trouvâmes le second magistrat d’une grande république, à pied, en casquette et en veste, recevant cordialement son ancien ami, celui qui le lendemain allait commencer au milieu de douze millions d’hommes libres, le triomphe le plus éclatant et le plus pur. M. Thompkins nous fit monter à son habitation, où nous fûmes reçus affectueusement par Madame Thompkins et ses filles. Mais le bruit de l’arrivée de Lafayette s’était promptement répandu dans la vaste cité de New York, et déjà la baie était couverte d’embarcations qui amenaient en foule les citoyens qui se précipitaient vers Staten Island, pour lui adresser ce premier salut, ce welcome, qui ensuite fut répété avec tant d’enthousiasme par la nation toute entière.

Le lendemain 16, de grand matin, les préparatifs s’achevaient à New York pour la réception du général, et dans le même temps il recevait à Staten Island, une députation de la ville, plusieurs membres du corps municipal, et le commandant général des milices qui venaient lui annoncer l’arrivée du bateau à vapeur, le Chancellor Livingston, qui devait le porter à New York. À une heure, le canon du fort Lafayette donna le signal du départ. Nous descendîmes aussitôt au rivage, où nous trouvâmes plusieurs bateaux à vapeur, tous semblables à des palais flottants. À bord du Chancellor Livingston qui nous reçut, étaient les diverses députations de la ville, des généraux et officiers de milices de l’armée et de la marine, un détachement d’infanterie, et plus de deux cents des principaux citoyens de New York, parmi lesquels le général reconnut plusieurs de ses anciens compagnons d’armes, qui vinrent se précipiter dans ses bras, en se félicitant de le revoir encore, après tant d’années et de dangers passés. Pendant ces scènes touchantes de reconnaissance et de joie, une musique délicieuse exécutait l’air français, Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ; et la flottille se mettait en mouvement. Il est impossible de décrire la majesté de cette marche vers la ville. La mer était couverte de bâtiments de toute espèce, élégamment pavoisés, et chargés d’une foule innombrable. Ces bâtiments, dont tous les mouvements sont d’une légèreté et d’une rapidité inconcevables, semblaient voltiger autour de nous. Le Cadmus qui venait à notre suite, paraissait plutôt porté en triomphe que remorqué par les deux bateaux à vapeur qui l’accompagnaient. À mesure que nous avancions, les forts qui protègent le port, ensuite les maisons qui bordent les quais, se dessinaient plus distinctement à nos yeux. Bientôt nous pûmes reconnaître la foule qui partout couvrait le rivage, distinguer son agitation, comprendre ses cris d’allégresse. Enfin, à deux heures, le général débarqua à la batterie, au milieu des acclamations de deux cent mille voix, qui saluaient et bénissaient sa bienvenue. Les gardes de Lafayette, vêtus d’un uniforme à la fois élégant et simple, et portant sur leur poitrine le portrait de leur général, le reçurent au milieu d’eux, et l’accompagnèrent jusque devant une longue ligne de bataille formée par les milices qui l’attendaient. Il en parcourut le front, accompagné d’un état-major nombreux et brillant. À mesure qu’il s’avançait, chaque corps inclinait devant lui ses armes et ses drapeaux : tous étaient décorés d’un ruban empreint de son portrait et de cette légende : « Welcome Lafayette. » Ces mots se trouvaient écrits partout, étaient répétés par toutes les bouches. Pendant cette revue, le canon retentissait sur le rivage, dans les forts, et sur tous les bâtiments de guerre. « Ah ! puisse ce canon du welcome retentir en Europe ! » me disait un jeune officier américain qui nous accompagnait. « Puisse-t-il inspirer aux puissants qui vous gouvernent l’amour de la vertu, et aux peuples l’amour de la liberté ! » — Ces vœux, qui étaient aussi ceux de mon cœur, reportèrent mes pensées vers ma patrie, et je ne pus retenir un soupir.

À l’extrémité de la ligne de bataille étaient des voitures élégantes qui nous attendaient : le général fut placé sur un char attelé de quatre chevaux blancs, et au milieu de la foule qui le pressait de toutes parts, nous nous rendîmes à l’Hôtel de Ville. Sur son passage, toutes les rues étaient pavoisées et décorées de tentures, et de toutes les croisées on lui jetait des fleurs et des couronnes. Arrivé à l’Hôtel de Ville, il y fut reçu par le corps municipal à la tête duquel était le maire qui lui adressa la harangue suivante.

« Général,

Organe des autorités et de la population de New York, je viens vous exprimer le plaisir que nous avons à vous voir arriver sur un sol qui vous doit en partie son bonheur et sa liberté.

Vos compagnons d’armes, dont un bien petit nombre seulement existe encore, n’ont point oublié, et leurs descendants n’oublieront jamais le jeune et brave Français qui consacra à défendre leur cause, sa jeunesse, ses talents et sa fortune ; qui exposa sa vie, qui versa son sang pour leur bien-être et leur indépendance. Tant qu’ils seront dignes de la liberté dont ils jouissent, ils se souviendront que vous parûtes sur ces rivages, au moment le plus orageux de leur révolution ; que vous fîtes cause commune avec eux dans le temps où leur cause paraissait désespérée. Un demi-siècle s’est écoulé depuis ces grands événements, et pendant cet espace de temps votre nom est devenu aussi cher aux amis de la liberté de l’ancien continent qu’il l’était déjà à ceux du nouveau.

Le peuple des États-Unis vous regarde comme un de ses enfants les plus chers, et j’espère, général, que sa conduite prouvera l’erreur de ceux qui prétendent qu’une république est toujours ingrate envers ses bienfaiteurs. »

Après que le général eut exprimé ses sentiments de reconnaissance pour l’honorable accueil qu’il venait de recevoir, et pour les prodiges dont il venait d’être témoin, on nous conduisit sur le péristyle de l’Hôtel de Ville pour y voir défiler cette même armée de milices que nous avions trouvée en bataille sur la batterie. Nous pûmes tout à notre aise remarquer sa composition et sa tenue. Sa composition est telle que doit l’être celle d’une armée vraiment nationale, c’est-à-dire formée de tous les citoyens jeunes, vigoureux, capables de porter les armes et soutenir les fatigues, sans distinction de richesse et de naissance. La marche assurée des divisions, la tournure martiale des hommes me parurent une preuve du soin avec lequel chacun se prépare pour être au besoin un ferme défenseur de son pays. L’artillerie qui défila après l’infanterie, est formidable par le nombre, mais je crois qu’elle est loin de remplir les conditions nécessaires pour faire une bonne artillerie légère. La variété des calibres est nécessairement un embarras pour l’approvisionnement des munitions en campagne. Cet inconvénient disparaîtra bientôt, dit-on, parce que le gouvernement s’est maintenant chargé de fournir les pièces à chaque nouvelle compagnie d’artillerie qui s’organise, et qu’il n’a adopté qu’un très petit nombre de calibres.

Après que l’armée eut défilé, nous rentrâmes dans une vaste salle de l’Hôtel de Ville, décorée des portraits de beaucoup d’hommes qui, par leurs talents ou leur courage, ont rendu quelque service à la patrie ; parmi ces portraits était celui du général Lafayette. Les portes de cette salle restèrent ouvertes au public qui s’y précipita, et pendant plus de deux heures, le général fut comme livré à l’adoration du peuple. Des mères de famille l’entouraient en lui présentant leurs enfants pour lesquels elles lui demandaient sa bénédiction, et après l’avoir obtenue, elles les emportaient en les embrassant avec une nouvelle tendresse ; des vieillards débiles semblaient se ranimer en lui parlant des nombreux combats qu’ils avaient livrés avec lui pour la conquête de la liberté ; des hommes de couleur lui rappelaient avec attendrissement ses efforts philanthropiques, à plusieurs époques, pour les replacer au rang d’où les repoussent encore, dans quelques contrées, d’affreux préjugés ; des jeunes gens dont les mains rudes et noircies annonçaient l’obligation du travail, s’arrêtaient devant lui, et lui disaient avec fierté : « Nous aussi, nous sommes du nombre des dix millions qui te doivent le bonheur et la liberté ! » Beaucoup d’autres voulaient aussi lui parler, mais en étaient empêchés par leurs larmes d’attendrissement. Ceux qui ne pouvaient l’approcher cherchaient à s’en dédommager en s’adressant à George Lafayette qu’ils se plaisaient à presser dans leurs bras, en lui parlant de leur admiration pour son père. Enfin à cinq heures, le général s’arracha avec peine aux embrassements de ses nombreux amis, et fut conduit à City Hôtel qui avait été magnifiquement disposé pour le recevoir. Le pavillon national suspendu au-dessus de la porte, indiquait de loin la demeure de l’Hôte de la Nation, titre glorieux et touchant dont il fut salué avec acclamations lorsqu’il y entra. Un dîner splendide auquel assistèrent toutes les autorités civiles et militaires, et un grand nombre de citoyens, termina cette journée qui seule pourrait être considérée comme une belle récompense des plus grands sacrifices, et qui n’était cependant que le prélude du triomphe unique réservé à Lafayette.

Pendant les quatre jours qui suivirent, le général eut bien de la peine à diviser son temps de manière à satisfaire les vœux de tout le monde. Il consacra tous les jours deux heures au public dans la salle de l’Hôtel de Ville, dans laquelle la foule se pressait comme au premier jour, et où il reçut les nombreuses députations des villes environnantes ou de divers états qui lui faisaient exprimer le désir et l’espoir de le recevoir. Le reste du temps fut absorbé par les fêtes que lui offrirent les associations savantes de la ville.

La société historique convoquée en assemblée extraordinaire, sous la présidence du docteur Hossack, reçut le général et son fils, membres honoraires de la société. Le barreau, l’association de Cincinnatus, les Français résidants à New York, vinrent le complimenter. Ces derniers réunis au nombre de plus de deux cents, sous la présidence de M. Monneron, lui exprimèrent avec chaleur les sentiments que faisait naître en eux le triomphe de leur compatriote. « Général, lui dirent-ils, c’est au nom des Français établis dans cette ville, que nous venons vous féliciter de votre heureuse arrivée sur ce sol hospitalier, sur cette terre dont la vue doit avoir fait naître en vous des sentiments si doux ; où vous ne pouvez faire un pas sans rencontrer un souvenir qui vous soit cher. Pour un cœur tel que le vôtre, il n’est pas de plaisir plus pur que celui de voir les principes que vous avez défendus au champ d’honneur et à la tribune, consacrés par le bonheur d’un peuple entier. L’hommage libre et spontané de ce peuple généreux et éclairé, est une leçon frappante pour les puissances de la terre, elle leur apprend que si une nation oublie ses oppresseurs ou ne s’en souvient qu’avec indignation, elle lègue comme un héritage à la reconnaissance de ses descendants les noms d’un Washington et d’un Lafayette. Nous n’essaierons pas d’exprimer l’émotion que nous éprouvons en vous voyant l’hôte de l’Amérique. Nous ne pouvons nous empêcher de former un vœu digne de vous, c’est que cette belle France, notre patrie commune, qui fonda aussi des institutions libérales, soit pour toujours étrangère aux intrigues et aux passions du despotisme. » — À la fin de ce discours, une petite fille portée par son père, vint embrasser le général et lui poser une couronne d’immortelles sur la tête. « C’est un grand bonheur pour moi, » leur répondit-il avec une profonde émotion, « c’est un grand bonheur pour moi, à mon arrivée sur cette terre de liberté, d’y recevoir les félicitations de mes compatriotes. Déjà, au moment de mon départ, les témoignages de bienveillance de la bonne ville du Havre avaient laissé dans mon cœur de bien doux souvenirs. J’aime à partager avec vous les émotions que j’éprouve dans cet heureux pays américain auquel je suis attaché par tant de liens. Nous aussi, patriotes de 89, nous avons voulu établir la dignité, la prospérité, le bonheur de notre belle France sur les bases sacrées de la liberté et de l’égalité ; et, malgré nos mécomptes et nos malheurs, les contemporains de cette époque, et nommément votre respectable président, vous diront que la révolution de 89 a grandement amélioré le sort de l’immense majorité du peuple… »

À ce souvenir des beaux jours de notre révolution, chacun se sentit ému, chacun vint serrer la main du général, en lui disant : «Oui, le sort de l’immense majorité du peuple est amélioré. Puisse la France conserver avec soin ce qui lui reste de libertés publiques conquises par la révolution ! »

Le 18, la marine nationale voulut aussi donner sa fête à l’hôte de la nation, qui traversa la rivière de l’Est sur un bateau à vapeur pour se rendre à Brooklyn, où s’élèvent le chantier de construction et l’arsenal maritime. Dans cette courte traversée le général fut salué par l’artillerie de plusieurs frégates et vaisseaux de ligne qui se trouvaient dans la rade. Cette course, que les officiers de marine surent rendre à la fois agréable et intéressante, nous fournit l’occasion de visiter une belle frégate à vapeur. Cette machine formidable ressemble à une forteresse flottante ; ses bords, soutenus par une forte maçonnerie, sont à l’épreuve du boulet ; sa marche, nécessairement très lente, ne lui permet pas de manœuvrer en haute mer, mais ne la laisse pas moins très propre à la défense des côtes dont elle peut à volonté aller couvrir les points menacés par l’ennemi, en se mettant elle-même sous la protection des batteries de terre. Le gouvernement a, dit-on, l’intention de compléter son système de défense maritime par la construction de plusieurs frégates semblables.

De Brooklyn, nous pûmes à notre aise contempler l’aspect de New York, de son port et de sa baie immense. Il est difficile, je crois, de rien voir de plus pittoresque et de plus imposant à la fois. L’Hudson, et la rivière de l’Est qui n’est autre chose qu’un bras de mer qui court entre Long Island et le continent, baignent deux côtés du vaste triangle dans lequel est renfermée la ville, et viennent en avant de la batterie confondre leurs eaux dans la baie profonde que forment Long Island et Staten Island ; des larges quais qui bordent ces deux cours d’eau, on voit en toutes saisons une forêt de mâts qui montrent à l’œil étonné les pavillons de toutes les nations. La ville qui, en 1615, n’était qu’un petit fort, bâti par les Hollandais, est aujourd’hui la cité la plus populeuse, la plus vaste, la plus riche et la plus puissante du Nouveau Monde. À l’exception de l’Hôtel de Ville, il n’y a pas dans New York, un seul monument public qui mérite l’attention d’un artiste ; mais, en revanche, la largeur des rues, la beauté des trottoirs, la propreté des maisons, tout en un mot y est parfaitement calculé pour la santé et la commodité des habitants. Son étendue et sa population s’accroissent chaque année d’une manière remarquable. En 1820, elle renfermait cent vingt-huit mille neuf cent seize habitants ; on en compte maintenant cent soixante-dix mille. Il faut comprendre dans ce nombre la population de Brooklyn qui doit être considéré comme un faubourg de New York. Malgré les grands avantages de sa situation, de son commerce et de sa force, New York n’est cependant point le siège du gouvernement de l’état du même nom. Dans cet heureux pays, où tout est beaucoup plus calculé pour l’avantage et le bien-être des citoyens, que pour la satisfaction des autorités, il faut avant tout qu’une ville, pour être choisie comme capitale, soit le plus possible au centre de l’état, et New York est à une des extrémités. Du reste cette cité réunit assez d’autres avantages sans celui-là. La sûreté de son port, l’immensité de sa baie qui pourrait contenir toutes les flottes du monde entier, la facilité de ses communications intérieures par la navigation de l’Hudson, et surtout par celle du grand canal qui joint les eaux du lac Érié à celles de l’Océan, en feront toujours une des plus importantes places de commerce. Plus de quatre-vingts bateaux à vapeur, toujours prêts à braver les vents contraires, vont porter dans toutes les directions les produits, non seulement de l’état de New York, mais encore des états voisins.

Philadelphie

Le lundi 27 septembre, nous passâmes la Delawarre sur un pont d’environ neuf cents pieds de long et entièrement couvert, de manière à offrir aux voyageurs un bon abri contre le mauvais temps. Les piétons le parcourent sur un beau trottoir. Le chemin du milieu est partagé en deux, et les voitures sont obligées de prendre un côté en allant, et l’autre côté en revenant, pour éviter tous les accidents. Il est construit sur les dessins de M. Burr, qui en a posé la première pierre en 1804. Il a été achevé en 1812. En entrant sur le sol de Pennsylvanie, le général Lafayette fut reçu par le gouverneur de l’état à la tête de son état-major, et en présence des troupes et des citoyens de Morrisville réunis en grand nombre. De Morrisville, nous allâmes coucher à l’arsenal de Francfort, en passant par la charmante petite ville de Bristol. Nous reprîmes notre marche le lendemain matin au milieu d’une escorte plus nombreuse encore que celle de la veille, et à mesure que nous approchions de Philadelphie, les piétons, les cavaliers et les voitures augmentaient tellement le cortège, que nous n’avancions plus qu’avec la plus grande difficulté. À peu de distance de la ville, dans une plaine, étaient environ six mille hommes de milices volontaires et en belle tenue sous les armes, formant un carré au milieu duquel le général Lafayette fut reçu au bruit du canon par les autorités civiles et militaires. Après qu’il eut parcouru à pied les rangs des milices, et qu’elles eurent défilé devant lui sous les ordres du général Cadwallader, nous nous mîmes en marche avec elles pour entrer en ville. Jamais il ne fut plus vrai de dire que la population toute entière était venue au-devant du général Lafayette. Il ne restait d’habitants dans les maisons que ceux que l’âge ou la faiblesse avait empêchés de sortir. Des gradins avaient été élevés de chaque côté des rues jusqu’à la hauteur des toits pour porter les spectateurs. Dans la principale rue du faubourg par lequel nous entrâmes, étaient rangés en bataille tous les différents corps de métiers. À la tête de chaque corps était un atelier composé de quelques ouvriers exécutant des travaux de leur profession. A côté de chacun de ces ateliers était une bannière sur laquelle on voyait les portraits de Washington et de Lafayette, avec cette inscription : À leur sagesse et à leur courage nous devons le libre exercice de notre industrie. Parmi tous ces corps d’artisans on remarquait surtout celui des imprimeurs. Au-dessus d’une presse établie au milieu de la rue était cette inscription : Liberté de la presse, la plus sûre garantie des droits de l’homme. De cette presse sortaient avec profusion des odes à Lafayette et des chansons patriotiques, que l’on jetait dans nos voitures à mesure qu’elles passaient, ou que l’on distribuait au peuple qui suivait. Après les artisans étaient les écoles publiques ; maitres et écoliers, tous étaient décorés du ruban Welcome Lafayette. À la tête du cortège marchait un détachement de cavalerie. L’hôte de la nation était dans une magnifique calèche traînée par six chevaux ; à côté de lui, on avait placé le vénérable juge Peter, qui fut le secrétaire et l’âme du département de la guerre pendant toute la révolution ; venaient ensuite le gouverneur, le maire, le conseil municipal, les juges dans diverses voitures ; enfin George Lafayette et le secrétaire de son père dans une calèche semblable à celle du général, et derrière nous roulaient pesamment quatre grands chariots ressemblant parleur forme à des tentes, et renfermant chacun quarante vieux soldats révolutionnaires. On ne pouvait sans attendrissement contempler ces vétérans de la liberté, dont les yeux à demi éteints par l’âge, trouvaient encore des larmes pour exprimer leur joie et le bonheur inespéré qu’ils goûtaient de revoir leur ancien compagnon d’armes ; leurs voix affaiblies et tremblantes se ranimaient en se mêlant au son des instruments guerriers qui les accompagnaient, et trouvaient une vigueur nouvelle pour répéter leurs anciens chants de guerre, bénir les noms de Washington et de Lafayette, et crier vive la liberté ! Une longue colonne d’infanterie fermait la marche. Le cortège, après avoir parcouru toutes les rues principales, et passé sous treize arcs de triomphe, s’arrêta devant la maison de ville où nous descendîmes. Pendant que nous y prenions quelques instants de repos, les députés et les sénateurs de la Pennsylvanie, le conseil municipal, le corps judiciaire et les autorités militaires s’assemblaient dans la salle principale. Quelques instants après, à un signal donné par treize coups de canon, on nous introduisit dans cette salle, et le général ayant été conduit au pied de la statue de Washington, fut harangué par le maire, qui lui dit :

« Il y a quarante-huit ans, dans cette ville, dans cette salle même, qu’à juste titre on peut appeler le berceau de l’indépendance, une convention d’hommes tels que le monde en voit peu, éminents en vertus, en talents, en patriotisme, déclarèrent à la face du monde leur détermination de se gouverner par eux-mêmes, et de prendre pour eux et pour leurs descendants un rang parmi les nations. Bien peu de ceux qui vécurent alors respirent aujourd’hui ; mais dans ce nombre l’histoire trouvera, et nous nous enorgueillissons de placer le général Lafayette dont la vie entière a été consacrée au maintien de la liberté et à la défense des droits imprescriptibles de l’homme.

« Général ! plusieurs de ceux de vos compatriotes qui vinrent à notre secours ne sont plus ; mais ce peuple s’en souvient, et les âges futurs consacreront leur gloire. Efforçons-nous d’oublier un instant ces ombres glorieuses pour féliciter le héros que nous avons le bonheur de recevoir. »

En entendant ce discours, en reconnaissant cette salle dans laquelle fut signée la déclaration d’indépendance des États-Unis, cette salle à la porte de laquelle il attendit en 1777, avec tant d’anxiété, la permission de consacrer son bras et sa fortune à une cause alors presque désespérée, le général Lafayette éprouva une émotion qu’il eut peine à contenir, et qui plusieurs fois se manifesta dans sa réponse.

« Mon entrée dans cette grande et superbe cité », dit-il, « les solennels et touchants souvenirs qui m’y accompagnent, l’affectueuse réception qui m’y est faite, éveillent dans mon cœur le souvenir de tous les sentiments que j’ai éprouvés depuis cinquante ans.

« C’est ici, c’est dans cette enceinte sacrée, par un conseil de sages, que fut énergiquement déclarée l’indépendance des États-Unis. En anticipant celle de toute l’Amérique, elle commença pour le monde civilisé une ère nouvelle, celle de l’ordre social fondé sur les droits de l’homme, ordre dont le bonheur et le calme de votre république démontrent chaque jour les avantages. Ici, monsieur, fut formée notre brave et vertueuse armée révolutionnaire ; ici, fut inspirée par la Providence, l’heureuse idée d’en confier le commandement à notre bien aimé Washington, ce guerrier sans tache. Mais ces souvenirs et une foule d’autres sont mêlés avec le regret profond de la perte des hommes grands et bons que nous avons à pleurer. C’est à leurs services, monsieur, à votre respect pour leur mémoire, à l’amitié qui me liait à eux, que je dois rapporter une grande partie des honneurs que j’ai reçus ici et ailleurs, honneurs bien au-dessus de mon mérite personnel.

« C’est aussi sous les auspices de leurs noms vénérés, autant que par l’impulsion de mes propres sentiments, que je vous prie, monsieur le maire, et vous, membres des deux conseils et habitants de Philadelphie, d’agréer le tribut de mon respect, de mon affection et de ma profonde reconnaissance. »

Tout le peuple fut ensuite admis à défiler devant l’hôte de la nation, pour lui serrer la main. Cette cérémonie dura plusieurs heures et offrit le tableau de la plus parfaite égalité qu’il soit possible d’imaginer. Devant des généraux marchaient des artisans aux mains noires, aux bras nerveux, aux manches retroussées ; à côté d’un magistrat était un cultivateur vêtu d’une simple toile ; le prêtre et l’artiste venaient se tenant par la main, et des enfants, assurés de voir respecter leurs droits et leur faiblesse, marchaient hardiment devant des soldats et des matelots. Cette variété de costumes contrastait singulièrement avec l’uniformité des physionomies qui toutes exprimaient le même sentiment de reconnaissance et d’admiration.

Après cette réception, le général fut conduit à Washington-Hall, au milieu d’une foule toujours croissante ; un diner splendide y était servi. Toutes les autorités y assistèrent, et de nombreux toasts y furent portés. On y but à la Grèce régénérée, à laquelle on souhaita un Washington pour chef, et un Lafayette pour ami.

Le soir, une population de cent vingt mille âmes, augmentée de quarante mille étrangers accourus des divers points de l’Union, se promenait à la lueur des illuminations et des feux de joie, en chantant les exploits du champion de la liberté, et ces réjouissances du peuple, qui, en Europe, sous la protection de la police, auraient été signalées par des meurtres, des vols et des accidents de tous genres, se passèrent ici sans le plus léger désordre. Le lendemain matin, le maire vint faire une visite au général Lafayette : il tenait dans ses mains les rapports qu’il venait de recevoir de ses officiers de police : il nous les montra. « Voyez, » nous dit-il avec une vive expression de satisfaction, « Voyez comment se conduisent des hommes libres ! Plus de quarante mille étrangers sont venus se mêler aux fêtes de mes administrés, et moi je n’ai point cru, cependant, qu’il fût nécessaire d’augmenter le nombre de mes surveillants. Ils ne sont pourtant que cent seize, sans armes, et ils n’ont pas eu un seul délit à réprimer dans cette nuit de joyeuse effervescence populaire !

« Voici leurs rapports… pas une plainte… pas le plus léger trouble… » Et la joie brillait dans les yeux de ce vertueux administrateur dont tout le bonheur prenait sa source dans la sagesse de ses administrés. Je pensai que M. le maire de Philadelphie serait un bien mauvais préfet de police à Paris.

Les jours suivants, le général reçut, dans la salle de la déclaration d’indépendance, les adresses des diverses corporations, ou corps régulièrement constitués, tels que le clergé, la société philosophique, la société biblique, l’université, la chambre de commerce, le barreau, les enfants des écoles, l’infanterie légère de Washington, l’association bienfaisante de Lafayette, les soldats révolutionnaires, les Français résidants à Philadelphie, etc., etc. À chacune de ces adresses, le général Lafayette répondit par une improvisation facile, élégante, et tellement appropriée aux diverses circonstances qui l’entouraient, ou qu’on lui rappelait, que l’étonnement et l’admiration du public s’accroissaient à chaque instant.

La députation du clergé offrait un tableau bien intéressant et bien digne de fixer l’attention d’un Européen. Conduite par l’évêque White, qui fut aumônier du congrès pendant la guerre révolutionnaire, elle était composée de près de quatre-vingts pasteurs, presque tous de communion différente, mais tous animés d’un même esprit de tolérance et de charité. L’orateur s’exprimant toujours au nom des ministres des diverses communions de toutes dénominations, se rendit l’organe fidèle de leurs sentiments unanimes en disant :

« Tous, nous nous félicitons de devoir en partie à vos efforts le bonheur de vivre sous un gouvernement qui accorde une protection égale à toutes les communions religieuses, quelle que soit leur dénomination, en ne leur imposant d’autre obligation que de respecter la paix et l’ordre légal de la vie civile. »

Le général lui répondit:

« Les témoignages unanimes d’affection et d’estime dont je suis honoré par les respectables pasteurs des diverses communions religieuses de Philadelphie et des environs, pénètrent mon cœur des sentiments de la plus profonde reconnaissance, et me fournissent une nouvelle preuve de la sainte fraternité qui, sur cette heureuse terre, unit ensemble les ministres d’un Évangile de liberté et d’égalité.

« Les principes républicains, en effet, ne peuvent jamais trouver un plus puissant appui que celui que leur prêtent naturellement des pasteurs qui, à leurs éminentes vertus personnelles, joignent l’inappréciable avantage d’être librement élus par leurs congrégations respectives.

« Je vous prie, messieurs, de recevoir mes respectueux et tendres remerciements pour votre bonne adresse, qui est d’autant plus touchante pour moi, qu’elle m’est présentée par un vieux et respectable ami, par l’ami de Washington, dont les patriotiques prières et les bénédictions ont été si souvent, dans cette salle du congrès, associées aux plus grands événements de la révolution. »

Le discours de l’évêque White, et la réponse du général Lafayette éveillèrent en moi, je l’avoue, bien des idées nouvelles. Je commençai à comprendre que, sous un bon gouvernement, la religion et la liberté, loin d’être incompatibles, peuvent se prêter un mutuel appui, et que, pour obtenir cette heureuse alliance, inconnue en Europe, il ne faut qu’une chose, c’est que le gouvernement, renonçant à l’absurde et monstrueux système de vouloir se faire de la religion un instrument ou un appui, laisse aux citoyens le droit de choisir et de payer eux-mêmes les hommes auxquels ils veulent confier la direction de leurs consciences.

J’ai dit que les Français résidant à Philadelphie étaient venus exprimer au général Lafayette leurs sentiments personnels d’attachement, et le plaisir qu’ils éprouvaient de voir un de leurs compatriotes jouir d’un si beau triomphe. Ils s’étaient réunis sous la présidence de M. Duponceau, qu’ils chargèrent d’être leur organe, et qui s’en acquitta avec cette chaleureuse éloquence qui prend sa source dans la foi, et l’amour de la liberté.

M. Duponceau, que nous eûmes le plaisir d’entendre encore haranguer le général Lafayette, à la tête de la société philosophique dont il est membre, et du barreau de Philadelphie dont il est un des principaux ornements, habite les États-Unis depuis la guerre de l’indépendance, qu’il a faite avec distinction sous les ordres du baron de Steuben dont il était aide de camp. Comme jurisconsulte, littérateur et savant, M. Duponceau s’est acquis dans sa patrie adoptive une brillante réputation que rehausse encore la pratique de toutes les vertus. Pendant notre séjour à Philadelphie, nous avons compté au nombre de nos moments heureux ceux que nous avons passés dans sa société toujours aimable, toujours instructive.

Nous retrouvâmes aussi à Philadelphie un autre compatriote que nous eûmes bien du plaisir à presser dans nos bras : je veux parler du général Bernard, de cet homme aussi modeste qu’instruit, dont les talents et le patriotisme désintéressé ont été méconnus par le gouvernement français de 1815. Le général Bernard qui, comme on sait, a traversé avec éclat la cour impériale de Bonaparte sans rien perdre de sou républicanisme, ce qui peut être considéré comme un phénomène, a trouvé ici de justes appréciateurs de son mérite. Chargé par le gouvernement américain d’assurer la défense de l’Union par un système complet de fortification, et la prospérité de son commerce par la construction de canaux et de routes sur un immense développement, il nous donnera la satisfaction de voir un nom français noblement associé à toutes les belles entreprises d’une grande nation. On ne peut connaître le général Bernard sans lui accorder un sincère sentiment d’estime, d’admiration et d’amitié. (…)

La plupart des voyageurs qui ont visité Philadelphie s’accordent sur ce point, que la rigidité des mœurs et la gravité du caractère des quakers, qui sont en grand nombre dans cette ville, influent d’une manière fâcheuse sur la société en général, en lui imposant un air de froideur et de monotonie qui la rend insupportable pour les étrangers. Je ne puis ni contredire ces voyageurs, ni me ranger à leur avis ; car, comment pourrais-je raisonnablement porter un jugement sur une population que je n’ai vue que pendant un accès d’enthousiasme et de reconnaissance qui dominait tous les cœurs et entraînait les hommes les plus graves, les quakers eux-mêmes, sur les pas de celui qui en était l’objet. Il est difficile de croire, cependant, que la société manque de charmes et de ressources dans une ville où les arts et les sciences sont cultivés avec autant d’ardeur et de succès. Les hommes instruits qui appartiennent à la société philosophique, à la société médicale, à la société linnéenne, à l’académie des sciences naturelles, aux diverses sociétés d’agriculture, etc., etc. ; les vastes bibliothèques publiques, les riches musées, les nombreux journaux de toute espèce, etc., doivent offrir dans cette ville un aliment suffisant à l’esprit le plus actif, et peuvent bien, à mon avis, compenser largement le manque absolu de toutes les frivolités auxquelles nous attachons malheureusement un si haut prix en Europe.

On peut affirmer que Philadelphie est la ville la plus régulièrement belle, non seulement des États-Unis, mais du monde entier. Ses belles rues qui se coupent toutes à angles droits, ses larges trottoirs toujours propres, l’élégance de ses maisons bâties en briques et décorées de beau marbre blanc, la richesse et le bon goût de ses monuments publics, offrent au premier abord un aspect séduisant, mais qui peut à la longue fatiguer l’œil par son excessive régularité. Son plan, qui fut tracé par Penn lui-même, s’étend depuis la rive droite de la Delawarre jusqu’à la rive gauche du Schuylkil. Cette distance est d’environ deux milles sur un mille de large. Les deux tiers seulement de cette longueur sont couverts de constructions ; mais chaque jour voit s’élever de nouvelles maisons, et je crois que peu d’années suffiront pour remplir l’espace qui est encore libre entre le Schuylkil et la ville.

Parmi les monuments d’utilité publique qui ornent cette belle cité, on ne peut se dispenser d’indiquer l’ancienne banque des États-Unis, qui est le premier édifice que l’on ait construit à Philadelphie avec des colonnes et un portique. Il a été commencé en 1795 et terminé en 1798. Sa façade principale, toute en marbre blanc, ressemble beaucoup à celle de la bourse de Dublin, qui lui a, dit-on, servi de modèle. Cet édifice est aujourd’hui la maison.de banque du riche banquier Stephen Girard.

La nouvelle banque des États-Unis, ouvrage de l’architecte américain Strichland, est généralement considérée comme le plus beau morceau d’architecture de l’Union. Il offre, en petit, l’image assez exacte du temple de Minerve à Athènes. Toute sa construction est en beau marbre tiré des carrières du comté de Montgomery, dans l’état de Pennsylvanie.

Peut-être, avant de terminer ce chapitre, devrais-je reprendre la description des fêtes brillantes et variées que les habitants de Philadelphie offrirent à leur hôte national, pendant les huit jours qu’il passa au milieu d’eux ; mais leur simple énumération m’entraînerait de beaucoup au-delà du cercle dans lequel je veux renfermer le récit de ce voyage ou plutôt de ce triomphe ; et, malgré tout le plaisir que j’aurais eu à parler du dîner maçonnique, du bal de la ville, de la visite du général Lafayette à l’arsenal de la marine, de la soirée du général Cadwalader, etc., etc., je me vois forcé de quitter Philadelphie pour Baltimore, où l’hôte de la nation sera accueilli avec les mêmes transports de reconnaissance et d’amour.

Réception au Congrès

Pendant que le général Lafayette visitait ses amis, le congrès venait d’ouvrir sa session, le 6 décembre, selon l’usage. (…)

Le président [Monroe] rendit compte des motifs de la visite du général Lafayette aux États-Unis, et des circonstances qui l’avaient accompagnée. « Conformément à une résolution du congrès, prise pendant la dernière session, » dit-il, « le général Lafayette avait été invité à visiter les États-Unis, et avait reçu l’avis qu’un bâtiment de l’état se rendrait dans le port français qu’il voudrait bien désigner, pour le conduire sur tel point de l’Amérique où il jugerait convenable d’aborder. Sa modestie le porta à refuser cette offre ; mais il répondit que dès longtemps il avait le projet de visiter l’Union, et que certainement il l’exécuterait dans le courant de l’année. En août dernier il arriva à New York, où il fut reçu avec les témoignages d’affection et de reconnaissance auxquels l’importance de ses services et les sacrifices qu’il a faits pour nous lui donnent tant de titres. Un sentiment unanime à son égard s’est manifesté sur tous les points de l’Amérique, et de tous les États il a reçu des invitations de vouloir bien les visiter. Partout où il s’est montré, la population des environs s’est réunie pour le recevoir et l’honorer. Partout il éveille le plus vif intérêt en appelant les regards sur les héros survivants de notre révolution, qui en ont partagé avec lui les travaux et les dangers, et que le temps a épargnés jusqu’à présent. Sans doute un spectacle plus digne d’intérêt ne pourra jamais être montré aux hommes, car il serait impossible qu’un concours pareil de sentiments et de circonstances aussi remarquables se reproduisit. Il était bien naturel d’attendre ce sentiment de ceux qui ont combattu avec lui et pour la même cause ; mais sa présence a ému toutes les classes de citoyens, même celles des plus jeunes. En effet, est-il un individu dans l’Union dont la famille n’ait pris part à la guerre de l’indépendance ? Est-il un enfant qui n’en ait entendu le récit ? Toute la nation, depuis quarante ans, n’en apprécie-t-elle pas chaque jour le résultat ? Nous combattîmes pour notre liberté publique et individuelle, et nos efforts furent couronnés du succès. La présence de celui qui, guidé par de si nobles inspirations, prit une part si active à notre cause, ne pouvait manquer de produire une impression profonde sur les individus de tout âge. Il était naturel que nous prissions à son futur bien-être, comme nous le faisons, le plus vif intérêt. Ses droits à notre reconnaissance sont connus.

« D’après ces motifs, j’invite le congrès à prendre en considération les services qu’il a rendus, les sacrifices qu’il a faits, les pertes qu’il a éprouvées, et à voter en sa faveur une dotation qui réponde dignement au caractère et à la grandeur du peuple américain. »

Après la lecture de ce message, les chambres, selon l’usage, nommèrent immédiatement des commissions pour s’occuper du travail relatif à chacun des articles du message. Celle qui fut chargée de ce qui se rapportait au général reçut l’invitation de présenter ses conclusions dans le plus bref délai.

Mais déjà d’autres commissions avaient été nommées pour s’occuper de la réception solennelle du général dans le sein du congrès ; et, le 8 décembre, ces commissions s’étant réunies, M. Barbour faisait connaître, à la chambre des représentants, le résultat de leur opinion. Elles étaient d’avis que, pour prévenir les difficultés qui pourraient s’élever sur le cérémonial à suivre, chaque chambre s’occupât séparément de la réception de l’hôte de la nation. Le sénat délibéra ensuite sur la manière dont le général Lafayette serait reçu dans son sein, et la commission fut autorisée, pour toute la session, à continuer d’être l’intermédiaire entre le sénat et lui.

Le 9, M. Mitchell, au nom des mêmes commissions, proposa à la chambre des représentants les résolutions suivantes, qui furent adoptées à l’unanimité :

« Le général Lafayette sera publiquement félicité par la chambre, de ce qu’il a accédé aux désirs du congrès qui l’appelait aux États-Unis ; assurance lui sera donnée de la gratitude et du profond respect que la chambre conserve pour les éminents services qu’il a rendus pendant la révolution, et du plaisir qu’elle éprouve à le revoir, après une aussi longue absence, sur le théâtre de ses exploits.

« À cet effet, le général Lafayette sera invité par une commission à se rendre dans le sein de la chambre, vendredi prochain, à une heure. Il sera introduit par la commission, reçu par les membres debout et découverts, et harangué par l’orateur. »

Dès que ces résolutions de la commission furent connues dans le public, les milices voulurent prendre les armes pour donner, à l’entrée de l’hôte de la nation au congrès, tout l’éclat de la pompe militaire ; mais le général Lafayette, ayant eu connaissance de leur intention, s’empressa de leur offrir ses remerciements, en leur faisant dire « qu’il ne croyait pas qu’il convînt à la ci constance qu’il fût entouré de l’appareil des armes. » Les milices, toujours empressées de faire ce qui pouvait lui être le plus agréable, renoncèrent aussitôt à leur projet, et, à midi et demi, nous montâmes en voiture, avec la commission du sénat, pour nous rendre au Capitole. À une heure précise les portes du sénat s’ouvrirent, et le général Lafayette fut introduit au sein de l’assemblée par M. Barbour, président de la commission. En arrivant au centre de la salle, M. Barbour dit à haute voix : « Nous présentons le général Lafayette au sénat des États-Unis. » Les sénateurs, debout et découverts, reçurent cette annonce dans le plus profond silence. La commission conduisit ensuite le général à un siège placé à la droite du président du sénat, M. Gaillard. Immédiatement après, la motion fut faite de suspendre la séance pour que chaque sénateur pût individuellement venir témoigner sa déférence au général. Cette motion ayant passé, les sénateurs quittèrent successivement leurs sièges et vinrent lui presser affectueusement la main. La séance fut ensuite levée.

Le lendemain, le général fut de nouveau conduit au Capitole par une députation de vingt-quatre membres de la chambre des représentants. Le cortège se composait de douze voitures, mais sans escorte, sans pompe, sans décorations. Notre marche à travers la ville fut lente et silencieuse. À la vue de la première voiture, qui portait le général, les citoyens s’arrêtaient, se découvraient, mais ne faisaient entendre aucune acclamation. Ce silence, cette simplicité avaient quelque chose de solennel. En attendant que la séance fût commencée, on nous conduisit dans la salle des conférences. Dès le matin les galeries publiques étaient remplies par la foule. Les tribunes étaient occupées par la diplomatie étrangère et par les personnes les plus distinguées de la ville. La partie de la salle que n’occupaient point les représentants avait été livrée, pour cette fois seulement, et à cause de la trop grande affluence de spectateurs, aux dames invitées à la séance.

Lorsque les représentants eurent pris place, M. Condict monta à la tribune et proposa que le sénat fût invité à la séance ; un autre membre, M. Poinsett, répondit que cette chambre n’étant point dans l’exercice actuel de ses fonctions, cette invitation n’était peut-être pas nécessaire ; mais la motion passa à une grande majorité. Le président, ou plutôt l’orateur, car c’est ainsi qu’on nomme celui qui dirige et résume les débats de la chambre, invita alors les membres qui siégeaient au côté droit à passer au côté gauche pour céder leurs places aux sénateurs.

Les portes furent ouvertes et le sénat vint prendre place. Quelques instants après, deux membres de la chambre vinrent appeler M. George Lafayette et M. Levasseur, et on nous conduisit tous deux au sein de l’assemblée, où on nous fit prendre place au banc des ministres. Alors, à un signal donné, les portes s’ouvrirent, et le général Lafayette parut entre M. Mitchell et M. Livingston, suivi de toute la commission qui l’avait été chercher. À cette vue, toute l’assemblée se leva, se découvrit et demeura silencieuse. Lorsque le général fut parvenu au centre de la salle, l’orateur, M. Clay, prit la parole, et lui dit :

« La chambre des représentants des États-Unis, animée de ses propres sentiments et interprète de ceux de la nation, ne pouvait m’imposer un devoir plus satisfaisant à remplir que celui de vous présenter de cordiales félicitations sur votre récente arrivée dans ce pays. Je me conforme aux désirs du congrès, en vous donnant l’assurance de la haute satisfaction qu’inspire votre présence sur le premier théâtre de votre gloire. Il ne se trouve, parmi les membres qui composent ce corps, que peu d’hommes qui aient pris part avec vous à la guerre de notre  révolution ; mais tous ont appris, de l’impartiale histoire ou par de fidèles traditions, quels ont été les périls, les souffrances, les sacrifices auxquels vous vous êtes volontairement soumis, et les services signalés que vous avez rendus en Amérique et en Europe à un peuple éloigné, presque inconnu, et encore dans l’enfance. Tous sentent et reconnaissent l’étendue des obligations que vous avez imposées à la nation. Mais tout intéressantes et importantes que soient les relations qui vous ont, dans tous les temps, uni à nos états, elles ne motivent pas seules le respect et l’admiration de cette chambre. La constante fermeté de votre caractère, votre imperturbable dévouement à la liberté fondée sur l’ordre légal, pendant toutes les vicissitudes d’une vie longue et périlleuse, ont droit à notre profonde admiration. Pendant les convulsions récentes qui ont agité l’Europe, au milieu comme après la cessation des orages politiques, le peuple des États-Unis vous a toujours vu fidèle à vos principes, debout et la tête levée dans tous les dangers, encourageant, de cette voix qui lui est si connue, les amis de la liberté, et constant et intrépide défenseur, prêt encore à verser pour elle la dernière goutte d’un sang que vous aviez déjà si noblement et si généreusement répandu ici pour la même sainte cause.

« Souvent on a formé le vain désir que la Providence permît au patriote de visiter son pays après sa mort, et d’y contempler les changements auxquels le temps a donné naissance. Le patriote américain des temps passés verrait aujourd’hui des forêts cultivées, des villes fondées, des montagnes aplanies, des canaux ouverts, de grandes routes établies, de grands progrès faits dans les arts, dans les sciences, dans l’accroissement de la population.

« Général, votre visite actuelle offre l’heureux accomplissement de ce vœu. Vous êtes ici au milieu de la postérité. Partout vous avez dû être frappé du changement physique et moral qui s’est opéré depuis que vous nous avez quittés ; cette cité elle-même, qui porte un nom qui vous est cher comme à nous, s’est récemment élevée du sein de la forêt qui couvrait son territoire. Mais il est un point sur lequel vous ne trouvez aucun changement. C’est le sentiment de notre constant dévouement à la liberté, de notre vive et profonde reconnaissance pour l’ami que vous avez perdu, le père de la patrie, pour vous, général, et pour vos illustres compagnons sur le théâtre de la guerre et dans les conseils, ainsi que pour les nombreux bienfaits dont nous jouissons, et pour le droit même que j’exerce dans ce moment en m’adressant à vous. Ce sentiment, si cher aujourd’hui à plus de dix millions d’hommes, sera transmis, sans être affaibli, à la postérité la plus reculée, en arrivant d’âge en âge aux générations innombrables qui sont destinés à peupler ce continent. »

La profonde émotion qui s’était emparée de l’orateur, et qui l’avait visiblement agité pendant son discours, passa rapidement dans tous les cœurs des auditeurs, et chacun attendait avec une bienveillante anxiété la réponse qu’il présumait avoir été écrite par le général pour une circonstance si solennelle. Mais combien ne fut-on pas agréablement surpris lorsqu’on le vit s’avancer de quelques pas vers l’orateur, promener sur l’assemblée des regards d’attendrissement et de reconnaissance, et qu’après quelques instants de recueillement sa voix sonore fit distinctement entendre jusque dans les galeries les plus reculées l’improvisation suivante :

« Monsieur le président et messieurs de la chambre des représentants. Lorsque le peuple des États-Unis et ses honorables représentants au congrès, ont daigné choisir, en ma personne, un vétéran américain pour donner un témoignage de leur estime pour nos travaux réunis, et de leur attachement aux principes pour lesquels nous avons eu l’honneur de combattre et de verser notre sang, je suis heureux et fier de partager ces faveurs extraordinaires avec mes chers compagnons d’armes et de révolution. Il y aurait néanmoins de l’ingratitude et peu de sincérité à ne pas reconnaître la part individuelle que vous m’accordez dans ces marques de bienveillance, auxquelles mon cœur répond par des émotions trop profondes pour pouvoir les exprimer.

« Mes obligations aux États-Unis, monsieur, surpassent de beaucoup les services que j’ai pu leur rendre. Elles datent de l’époque où j’ai eu le bonheur d’être adopté par l’Amérique comme un de ses jeunes soldats, comme un fils bien-aimé. Pendant près d’un demi-siècle, j’ai continué à recevoir les preuves constantes de leur affection et de leur confiance ; et à présent, monsieur, grâce à la précieuse invitation que j’ai reçu du congrès, je me trouve accueilli par une série de touchantes réceptions dont une seule heure ferait plus que compenser les travaux et les souffrances d’une vie entière.

« L’approbation du peuple américain et de ses représentants, pour ma conduite dans les vicissitudes de la révolution européenne, est la plus grande que je pusse recevoir. Certes, je puis me tenir ferme et la tête levée, lorsqu’en leur nom, et par vous, monsieur le président, il est solennellement déclaré que, dans chaque occasion, je suis resté fidèle à ces principes américains de liberté, d’égalité, et de véritable ordre social auxquels je me suis dévoué dès ma jeunesse, et qui, jusqu’à mon dernier soupir, seront pour moi un devoir sacré.

« Vous avez bien voulu faire allusion au bonheur particulier de ma situation, lorsqu’après une si longue absence il m’a été réservé de voir les immenses progrès, les admirables communications, les prodigieuses créations dont nous trouvons un exemple dans cette cité, dont le nom même est un vénérable palladium ; en un mot, de voir toute la grandeur, toute la prospérité de ces heureux États-Unis qui en même temps qu’ils offrent une noble garantie au complément de l’indépendance américaine, répandent sur toutes les parties du monde la lumière d’une bien supérieure civilisation politique.

« Quel gage plus assuré peut-on donner de la persévérance nationale dans l’amour de la liberté que ces bienfaits même qui sont évidemment le résultat d’une vertueuse résistance à l’oppression, et d’institutions fondées sur les droits de l’homme et sur le principe républicain du gouvernement du peuple par lui-même ?

« Non, monsieur le président, la postérité n’a pas encore commencé pour moi, puisque dans les fils de mes anciens compagnons et amis, je retrouve les mêmes sentiments publics, et permettez-moi d’ajouter les mêmes sentiments pour moi que j’ai eu le bonheur de connaître à leurs pères.

« Monsieur, il m’a été permis, il y a quarante ans, devant un comité d’un congrès de treize états unis, d’exprimer les vœux ardents d’un cœur américain. Aujourd’hui j’ai l’honneur, et j’éprouve la délicieuse jouissance de féliciter les représentants de l’Union, si grandement augmentée, sur une réalisation de ces vœux, fort au-delà de toute espérance humaine, et sur la perspective presque infinie que nous pouvons certainement prévoir. Permettez-moi, monsieur le président, de joindre à l’expression de ces sentiments le tribut de ma vive reconnaissance, de mon dévouement affectionné et de mon profond respect. »

Je n’entreprendrai point de décrire ici l’impression profonde que produisit sur tous les spectateurs la réponse du général et l’ensemble de cette scène si simple et pourtant si majestueuse. Je ne serais peut-être pas compris par tout le monde. Pour moi, je l’avoue, je ne pus m’empêcher de comparer ce touchant tableau de la reconnaissance nationale couronnant les vertus civiques, avec ces pompeuses cérémonies au milieu desquelles les rois de l’Europe ne se montrent qu’environnés de l’éclat de la pourpre et des armes, et ces dernières ne me parurent plus que de brillantes représentations de théâtre, qu’on aurait peut-être plaisir à contempler, si on ne savait combien ordinairement elles sont onéreuses au peuple.

Après les honneurs, inconnus jusqu’alors, que le congrès venait de rendre au général Lafayette, il semblait que tous les témoignages de la reconnaissance nationale dussent être épuisés. Cependant le congrès, attentif aux paroles du message du président, et surtout à l’expression de l’opinion publique qui, chaque jour, se manifestait dans les journaux ou dans les lettres particulières adressées de tous les points de l’Union aux représentants, crut qu’il lui restait encore quelque chose à faire, et il s’empressa de nommer une commission chargée de rechercher les moyens de faire accepter au général Lafayette une indemnité digne de la nation qui voulait la lui offrir. Cette commission fit, le 20 décembre, un rapport dans lequel, après avoir rappelé les services que Lafayette avait rendus à la nation américaine, et les sacrifices qu’il avait faits pour l’établissement de son indépendance, elle proposa qu’on lui offrit comme compensation et comme témoignage de reconnaissance, une somme de 200,000 dollars (environ un million), et la propriété d’un terrain de vingt-quatre mille acres choisis dans la partie la plus fertile des États-Unis. Cette proposition fut accueillie avec empressement par le sénat, et on crut un instant qu’elle passerait sans discussion, mais au moment où on allait l’envoyer à la chambre des représentants, un sénateur prit la parole et dit « qu’il n’avait d’objections à faire, ni contre les sommes qu’on allait voter, ni sur les services pour lesquels on les proposait ; qu’il ne le cédait à personne en reconnaissance et en amitié pour le général Lafayette, dont il croyait qu’on ne saurait jamais trop récompenser les vertus et les sacrifices, mais qu’il croyait que, dans cette circonstance, le mode adopté était vicieux ; que, chargé d’administrer les revenus du peuple, il ne croyait pas qu’il fût permis au congrès d’en disposer autrement que pour le service public ; qu’il pensait que chaque état en particulier réclamerait avec raison le droit de témoigner comme il l’entendrait sa reconnaissance à Lafayette ; enfin, qu’il votait contre la prise en considération de la proposition, afin d’empêcher l’établissement d’un antécédent dont les conséquences pourraient être funestes par la suite. » L’éloquence de M. Hayne triompha facilement de cette opposition, née d’une conscience excessivement scrupuleuse en matière de finances, et le bill ayant été lu une troisième fois, l’assemblée vota sur l’ensemble du projet, qui fut adopté à la presque unanimité. Sept voix seulement lui furent contraires ; et il était universellement reconnu que ceux même qui votèrent contre le bill étaient comptés parmi les amis et les plus chauds partisans du général. Des motifs d’ordre public, et chez quelques-uns l’usage de se prononcer contre toute mesure extraordinaire de finance, avaient seulement déterminé leur opposition.

La proposition ne fut pas accueillie avec moins d’empressement et de bienveillance à la chambre des représentants. Dès que la commission y présenta son rapport, toute autre discussion fut écartée, et le bill fut mis en délibération. La discussion qui s’engagea fut, comme celle qui avait eu lieu au sénat, sans contestation sur les droits du général à la reconnaissance nationale, et ne porta que sur la légalité des moyens employés. Après sa troisième lecture le bill fut adopté à une majorité qui compta à peine quelques voix d’opposition. Voici la forme dans laquelle il fut promulgué par le gouvernement.

Acte concernant le général Lafayette.

« Art. 1er. Décrété par le sénat et la chambre des représentants des États-Unis d’Amérique, assemblés en congrès, qu’en considération des services et sacrifices du général Lafayette, pendant la guerre de la révolution, le ministre du trésor public est et demeure autorisé par les présentes à lui payer la somme de deux cent mille dollars, prise sur les fonds auxquels il n’a encore été donné aucune autre destination.

« Art. 2. Décrète encore qu’il soit accordé au dit général Lafayette, pour en jouir, lui et ses héritiers, une pièce de terre qui lui sera allouée, de l’autorité du président, sur les terres non encore concessionnées des États-Unis. »

Pendant que ces discussions avaient lieu dans le congrès, le général Lafayette, qui ignorait entièrement qu’on s’y occupait de lui, était à Annapolis, où l’avait appelé la législature de l’état de Maryland. Ce ne fut que le lendemain de son retour à Washington, que les deux commissions du sénat et de la chambre des représentants vinrent lui faire part de la résolution du congrès. M. Smith prit la parole, et en lui présentant le décret lui dit :

« Général, le sénat et la chambre des représentants nous chargent de vous faire connaître l’adoption d’un acte qui vous concerne, et dont nous vous remettons copie. Vous y verrez que les deux chambres du congrès, appréciant les grands sacrifices que votre dévouement ardent à la cause de la liberté américaine vous a coûtés, ont cru devoir vous rembourser une partie des dépenses que vous avez faites. Les nobles principes qui vous caractérisent ne vous permettront pas de vous opposer à ce que la nation s’acquitte ainsi de ses obligations envers vous. Nous sommes choisis pour vous exprimer l’espoir des deux chambres, que vous ne vous refuserez point à leur demande, et que vous voudrez bien, en acceptant le don qui vous est fait, ajouter cette preuve d’estime à toutes celles que vous avez déjà données à la nation américaine. De son côté, les sentiments qu’elle vous a voués dureront tant qu’elle saura apprécier la liberté dont elle jouit. Daignez recevoir l’expression particulière du plaisir que nous avons à être les organes de cette communication. »

Le général Lafayette éprouva un grand embarras en apprenant cette munificence du congrès envers lui. Il eut d’abord l’envie de refuser, car il pensait que les témoignages de l’affection et de la reconnaissance populaires qu’il avait reçus depuis son arrivée aux États-Unis, étaient une récompense assez belle et assez honorable de ses services, et il n’en avait jamais désiré d’autre. Mais cependant il sentit, à la manière dont cette offre lui était faite, qu’il ne pouvait la refuser sans s’exposer à offenser la nation américaine dans ses représentants, et il se décida sur-le-champ à accepter.

« Messieurs, » répondit-il aux membres de la commission, « le don immense et inattendu que le congrès, après tant d’autres marques de bonté, a bien voulu me faire, demande la plus vive reconnaissance d’un vieux soldat américain et d’un fils adoptif des États-Unis, deux titres plus chers à mon cœur que tous les trésors du monde.

« Quelque fier que je sois de tous les témoignages d’affection que m’ont donnés le peuple des États-Unis et ses représentants en congrès, l’importance de cette dernière faveur, au milieu de ma reconnaissance, a fait naître des sentiments d’hésitation dont je ne puis me défendre. Mais en ce moment la gracieuse résolution des deux chambres, exprimée par vous, ne me permet pas d’éprouver d’autres sentiments que ceux de la gratitude dont je vous prie de vouloir bien être les organes. Daignez aussi, Messieurs, présenter l’hommage de mon profond respect au congrès, et recevoir vous-même l’assurance de mes remercîments personnels. »

La nouvelle de cet acte du congrès parvint bientôt, par la voie des journaux, dans toutes les parties de l’Union, et de toutes parts s’éleva un cri unanime d’approbation. Quelques états même allèrent jusqu’à vouloir ajouter encore à ce que le congrès avait fait. Ainsi, par exemple, l’état de Virginie, l’état de New York et celui de Maryland s’apprêtaient déjà à voter de nouvelles sommes pour doter l’hôte de la nation. Il fallut toute l’énergique modération du général pour réprimer cet excès de gratitude qui aurait fini par mettre à sa disposition tous les capitaux des États-Unis, car une fois les états engagés dans cette lutte de générosité, il était difficile de prévoir où cela s’arrêterait.

Cependant les journaux, organes de l’opinion publique, tout en applaudissant à ce que venait de faire le congrès, attaquaient avec une vivacité qui affligea le général Lafayette, le petit nombre des membres qui, dans le sénat et la chambre des représentants, avaient voté contre le don national. Ces attaques, en effet, étaient d’autant plus injustes, que, comme je crois l’avoir déjà dit, la plupart des opposants étaient des amis personnels du général, et entièrement dévoués à ses intérêts ; mais en votant, non contre la proposition, mais contre sa forme, ils étaient restés fidèles au principe qu’ils avaient constamment suivi de ne jamais allouer de fonds pour d’autres dépenses que celles reconnues indispensables pour le service public. Quelques-uns d’entre eux crurent devoir eux-mêmes s’en expliquer avec le général :

« Non seulement nous partageons la reconnaissance et l’admiration de nos concitoyens pour les services que vous nous avez rendus, » lui dirent-ils, « mais encore nous trouvons que la nation ne pourra jamais s’acquitter envers vous, et cependant nous sommes vingt-six qui avons voté contre la proposition du congrès… » — « Eh bien, » leur répondit le général, en leur pressant cordialement la main, « je puis vous assurer que si j’avais eu l’honneur d’être votre collègue, nous aurions été vingt-sept, non seulement parce que je partage le sentiment qui a déterminé votre vote, mais encore parce que je pense que la nation américaine a fait beaucoup trop pour moi. »

Cette réponse ne tarda pas à être répétée par tous les journaux, et ne fit qu’ajouter, comme on le pense bien, à la popularité de celui qui l’avait faite.

Le départ

Enfin, le jour que nous désirions avec ardeur, et dont l’approche nous pénétrait cependant d’une profonde tristesse ; ce jour qui devait commencer à nous rapprocher de notre patrie, mais qui devait aussi nous éloigner d’une nation qui, maintenant, avait autant de droits à notre admiration qu’à notre affection, le jour de notre départ, le 7 septembre, se leva radieux ; les ateliers restèrent déserts, les boutiques demeurèrent fermées, le peuple vint en foule se presser autour du palais du président, les milices se rangèrent en bataille sur la route que devait parcourir l’hôte de la nation, pour se rendre au rivage. Les magistrats se réunirent auprès de lui pour lui offrir les derniers hommages et les regrets de leurs concitoyens.

À onze heures, il sortit de son appartement, traversa lentement la foule, qui, silencieuse, se pressait sur son passage, et se rendit dans le principal vestibule du palais, où le président, entouré de ses ministres, des divers officiers du gouvernement, et des principaux citoyens de la ville, l’attendait depuis quelques instants. Il prit place au milieu du cercle qui s’était formé à son approche ; les portes furent ouvertes, afin que le peuple assemblé au-dehors pût être témoin de la scène qui allait avoir lieu, et au léger murmure de regrets qui d’abord s’était fait entendre dans la foule, succéda un solennel et profond silence ; alors, le président, qu’une émotion visible agitait, lui adressa ces paroles au nom de la nation américaine et de son gouvernement.

« Général Lafayette, plusieurs de mes concitoyens les plus distingués ont eu le bonheur, dans Tannée qui vient de s’écouler, de vous accueillir comme l’hôte de la nation à votre arrivée dans les divers lieux qu’ils habitent. J’ai maintenant à remplir la tâche pénible de vous faire les adieux de la nation.

« Il ne serait plus convenable, et il serait superflu de récapituler les évènements remarquables de votre jeunesse, évènements qui ont lié, d’une manière indissoluble, votre nom, votre fortune et votre renommée à l’indépendance et à l’histoire de l’union américaine du nord.

« La part que vous avez prise à cette époque mémorable, est marquée d’un caractère si particulier que, réalisant les plus belles fictions de l’antiquité, elle n’a presque rien qui l’égale dans les fastes authentiques de l’histoire.

« Vous préférâtes avec fermeté et constance la fatigue, les dangers et les privations de toute espèce pour la défense d’une cause sainte, à un repos sans gloire et aux séductions du rang, des richesses, et d’une jeunesse sans frein dans la cour la plus brillante et la plus aimable de l’Europe.

« Il n’y eut dans ce choix pas moins de sagesse que de magnanimité. L’approbation d’un demi-siècle et les acclamations de voix innombrables, impuissantes à exprimer toute la reconnaissance du cœur, qui vous ont accueilli à votre arrivée dans cet hémisphère, en sont la preuve certaine.

« Lorsque la lutte de la liberté dans laquelle vous vous étiez engagé comme champion volontaire, fut terminée par le triomphe complet de sa cause dans ce pays de votre adoption, vous retournâtes remplir les devoirs du philanthrope et du patriote dans votre patrie. Là, dans une carrière suivie avec fermeté et sans déviation pendant quarante ans, vous avez soutenu, au milieu des succès et des revers, la même cause glorieuse à laquelle vous aviez consacré les belles années de votre jeunesse, l’amélioration de la condition morale et politique de l’homme.

« Pendant ce long espace de temps, le peuple des États-Unis, pour qui et avec qui vous avez pris part aux batailles de la liberté, a joui pleinement de ses fruits, et a été l’un des plus heureux dans la famille des nations, voyant sa population s’accroître et son territoire s’agrandir, agissant et souffrant selon les conditions de sa nature, et jetant les fondements de la plus grande et, nous l’espérons sincèrement, de la plus bienfaisante puissance qui ait jamais réglé les intérêts humains sur la terre.

« Dans ce laps de quarante années, la génération avec laquelle vous portâtes les armes s’est éteinte presque en entier. Vous êtes le seul survivant des officiers généraux de l’armée américaine de cette guerre. Les sages qui guidèrent nos conseils, les guerriers qui combattirent sur terre et sur mer, tous dorment à présent avec leurs pères, à l’exception de quelques-uns à qui le ciel a accordé un plus grand nombre de jours qu’au commun des hommes. Une seconde génération et même une troisième se sont élevées pour prendre leur place, et les enfants de leurs enfants ont appris d’eux ce que d’ailleurs la constante jouissance de la liberté indique comme un devoir : ils ont appris à joindre toujours dans les bénédictions données à la mémoire de leurs pères, le nom de celui qui vint de loin épouser leur cause et se joindre à eux pour vaincre ou succomber.

« Ces sentiments sont ceux de tout le pays : cela est manifestement prouvé par la délibération du congrès, représentant du peuple et de tous les états de l’Union, qui a chargé le président des États-Unis de vous donner l’assurance de l’attachement, de l’affection et de la reconnaissance du gouvernement et du peuple, et qui l’a engagé à mettre à votre disposition un vaisseau national pour votre retour aux rivages de votre patrie.

« L’invitation vous fut transmise par mon vénérable prédécesseur : il vous était attaché par les plus forts liens de l’amitié : lui-même était un de ceux que les honneurs les plus élevés de son pays ont récompensé du sang anciennement répandu pour sa cause, et d’une longue vie dévouée à son bonheur. Il vous offrit un vaisseau national. Votre délicatesse vous porta à préférer une voie de transport plus simple, et une année entière s’est écoulée depuis que vous avez débarqué sur notre rivage. Il y aurait à peine de l’exagération à dire que cette année a été, pour le peuple de l’Union, une année de fêtes et de réjouissances continuelles inspirées par votre présence. Vous avez traversé les vingt-quatre états de cette grande confédération ; vous avez été reçu comme un père longtemps absent, par les enfants et par les hommes et les femmes de la génération actuelle. La génération naissante, l’espoir de notre avenir, plus nombreuse que ne l’était tout le peuple pour lequel vous combattiez, a rivalisé avec les rares survivants de cette époque d’épreuves, en acclamations de joie à l’aspect de celui que tous reconnaissent pour leur commun bienfaiteur ; vous avez entendu les voix de l’âge passé, de l’âge présent et de l’âge futur, se joindre et éclater à votre approche. Les cris et les transports spontanés d’allégresse avec lesquels des milliers d’individus vous accueillirent à votre débarquement sur cette terre de liberté, vous ont accompagné à chaque pas, et semblables au bruit des eaux qui se précipitent sans cesse, ils retentissent encore de tous les coins de notre patrie.

« Maintenant vous êtes sur le point de retourner au pays de votre naissance, de vos ancêtres, de votre postérité ; le gouvernement de l’Union, excité par le même sentiment qui a déterminé le congrès à désigner un vaisseau national pour vous y transporter, a choisi pour cela une frégate récemment construite dans cette métropole, et lui donne, pour son premier service, le soin moins agréable, mais également précieux, de vous ramener dans votre patrie. Le nom de cette frégate s’offre à la mémoire des régions lointaines et des âges futurs comme appartenant à la longue liste des noms devenus célèbres dans l’histoire de nos malheurs et de notre indépendance.

« Le vaisseau est prêt maintenant à vous recevoir et à tenir la mer. Au moment de ce départ, les prières de plusieurs millions d’hommes s’élèvent au ciel pour que votre passage soit heureux, et que votre retour au sein de votre famille soit aussi favorable à votre bonheur que votre visite sur ce théâtre de votre glorieuse jeunesse l’a été pour le peuple américain.

« Allez, notre hôte bien-aimé, retournez vers cette terre du brillant génie, des sentiments généreux et de la valeur héroïque ; vers cette belle France qui a vu naître Louis XII et Henri IV ; vers ce sol fécond qui a produit Bayard et Coligny, Turenne et Catinat, Fénelon et d’Aguesseau. Dans le catalogue des hommes illustres que la France proclame comme ses enfants, et qu’elle s’enorgueillit d’offrir à l’admiration des peuples, le nom de Lafayette a déjà été enregistré depuis plusieurs siècles. Maintenant il a reçu un nouveau lustre ; et si, dans la suite des temps, un Français est appelé à indiquer le caractère de sa nation, par celui d’un individu de l’époque où nous vivons, le sang d’un noble patriotisme colorera ses joues, le feu d’une inébranlable vertu brillera dans ses yeux, et il prononcera le nom de Lafayette. Et nous aussi, et nos enfants dans cette vie et après la mort, nous vous proclamerons comme l’un des nôtres. Vous nous appartenez encore par ce patriotique dévouement avec lequel vous êtes accouru au secours de nos ancêtres pour les arracher au danger qui les menaçait ; vous nous appartenez par cette longue suite d’années pendant lesquelles vous nous avez aimés pour nous-mêmes ; vous nous appartenez par ce sentiment inaltérable de reconnaissance envers vos services qui sont une des plus précieuses parties de notre héritage ; vous nous appartenez enfin par ces liens d’amitié plus forts que la mort, qui ont uni votre nom pour la suite des siècles avec le nom de Washington.

« Dans ce moment pénible où nous allons nous séparer de vous, nous nous consolons à l’idée que partout où vous pourrez être, jusqu’à la dernière pulsation de votre cœur, notre pays sera toujours présent à vos affections : et un heureux pressentiment nous assure que vous ne nous donnerez pas le chagrin de ne plus vous voir dans ce pays. Nous nous plaisons dans cet agréable avenir de recevoir notre ami de nouveau. Parlant ici au nom de tout le peuple américain, et donnant un libre cours au sentiment d’attachement qui fait battre le cœur de toute une nation, comme bat celui d’un seul homme, je vous fais un pénible et touchant adieu. »

Un murmure approbateur couvrit les dernières paroles de M. Adams, et prouva combien les auditeurs sympathisaient avec les nobles sentiments qu’il venait d’exprimer pour la France et pour celui de ses enfants dont la vie tout entière et le récent triomphe devaient ajouter encore à sa gloire et à son illustration. Le général Lafayette, profondément ému par ce qu’il venait d’entendre, eut besoin de se recueillir quelques instants avant de pouvoir répondre ; enfin, après avoir fait effort pour raffermir sa voix altérée par son attendrissement, il s’exprima ainsi :

« Parmi toutes les obligations que j’ai au gouvernement en général, et particulièrement à vous, monsieur, premier magistrat de la république, je dois saisir l’occasion qui se présente en ce moment solennel et pénible d’offrir en partant, au peuple américain, un dernier hommage de ma vive et profonde reconnaissance. Avoir été, dans les circonstances les plus critiques, adopté par l’Union comme un fils chéri ; avoir participé aux travaux et aux périls de la noble lutte qui avait pour objet l’indépendance, la liberté et l’égalité des droits ; avoir pris part à la fondation de l’ère américaine qui a déjà traversé, et qui doit encore, pour la dignité et le bonheur de l’espèce humaine, traverser chaque partie d’un autre hémisphère ; avoir reçu à chaque époque de la révolution, et pendant quarante années après cette période, tant du peuple américain que de ses représentants, à l’intérieur et à l’étranger, des témoignages continuels de confiance et de bonté : tels ont été la gloire, l’encouragement et le soutien de ma longue et périlleuse carrière. Mais comment pourrai-je jamais trouver des paroles pour reconnaître cet accueil sans cesse renouvelé, ces témoignages illimités et universels d’affection qui ont marqué chaque pas, chaque heure d’un voyage de douze mois à travers les vingt-quatre états de l’Union ? Non seulement ils ont rempli mon cœur d’une jouissance inexprimable, ils ont encore fourni l’occasion au peuple d’accorder son suffrage à ces faveurs immenses dont les diverses branches du gouvernement m’ont comblé dans tous les états confédérés et dans le siège central de l’Union.

« Cependant une satisfaction plus grande encore m’attendait : dans les merveilles de création et de perfectionnement que mon œil enchanté a rencontrées partout ; dans le bien-être incomparable et si bien apprécié par le peuple ; dans les rapides progrès de sa prospérité ; dans sa sécurité inébranlable, tant publique que privée ; dans l’habitude du bon ordre, véritable complément de la liberté ; dans ce bon sens national, arbitre souverain de tous les différends, j’ai reconnu avec orgueil le résultat de ces principes républicains pour lesquels j’ai combattu, et la glorieuse démonstration qui doit frapper les esprits même les plus timides et les plus prévenus, de la supériorité qu’ont sur le système dégradant de l’aristocratie et du despotisme, les institutions populaires qui ont pour bases les véritables droits de l’homme, et qui garantissent par les liens constitutionnels les privilèges de chacune des parties de la confédération. L’amour de cette union entre tous les états a été le dernier vœu de notre grand et paternel Washington, et il sera la dernière prière de chaque patriote américain, comme il est déjà devenu le gage sacré de l’émancipation du monde. Je suis heureux de voir que le peuple américain, pendant qu’il donne l’exemple vivant du succès des institutions libérales en opposition à la flétrissure qu’on voudrait leur imprimer en Europe, et où cependant les esprits éclairés commencent à en sentir de plus en plus les avantages, je suis heureux, dis-je, de voir que le peuple américain s’y montre de jour en jour plus attaché.

« Et maintenant, Monsieur, comment pourrais-je donner un libre cours à mes sentiments vifs et profonds pour les assurances inappréciables de votre estime et de votre amitié, pour les allusions que vous faites au temps passé, à mes braves compagnons d’armes et aux vicissitudes de ma vie entière, pour le tableau touchant que vous tracez des bénédictions répandues par plusieurs générations du peuple américain sur les derniers jours d’un vétéran profondément ému ; pour vos remarques affectueuses sur ce triste moment de séparation, sur mon pays natal qui, je puis le dire, est rempli d’attachement pour la nation américaine, et sur l’espoir enfin, qui m’est si nécessaire, de revoir ce pays qui depuis un demi-siècle a daigné me traiter comme l’un de ses enfants ? Je me bornerai, en mettant de côté toute répétition superflue, comme je l’ai déjà fait devant vous, Monsieur, et devant cette respectable assemblée, à confirmer hautement chacun des sentiments que j’ai eu tous les jours l’occasion d’exprimer en public, depuis le moment où votre vénérable prédécesseur, mon vieux frère d’armes et mon ami, m’a transmis l’honorable invitation du congrès, jusqu’à ce moment où vous, dont les liaisons amicales avec moi datent de notre première jeunesse, vous allez me confier, pour traverser l’Atlantique, à la protection de l’héroïque pavillon national qui flotte sur ce vaisseau magnifique dont le nom n’est pas une des moins flatteuses faveurs que j’ai reçues en si grand nombre dans ce pays.

« Dieu répande ses bénédictions sur vous, Monsieur, et sur tous ceux qui nous entourent ; qu’il les répande sur le peuple américain, sur chacun des états de l’Union et sur tout le gouvernement fédéral ; recevez cet adieu patriotique d’un cœur plein de reconnaissance, qui sera tel jusqu’au moment où il cessera de battre. »

En prononçant ces derniers mots, le général Lafayette sentit son émotion s’accroître rapidement, et il se précipita dans les bras du président, qui mêla ses larmes aux siennes, en répétant douloureusement ces tristes mots : « Adieu ! adieu ! » Les spectateurs, entraînés par le même sentiment, laissèrent aussi couler leurs larmes, et entourèrent leur ami pour presser encore une fois sa main dans les leurs. Pour abréger cette scène qui ne pouvait se prolonger sans excéder ses forces, le général se retira un instant dans son appartement, où Madame Adams, entourée de ses filles et de ses nièces, vint lui exprimer ses vœux et ses regrets. Déjà la veille, cette dame, dont l’esprit cultivé et l’aménité de caractère contribuèrent beaucoup à embellir notre séjour dans la maison du président, lui avait offert un beau buste de son mari, et avait joint à son présent une dédicace en vers français, dont le charme et l’élégance prouvaient que ce n’était point la première fois qu’elle faisait parler notre langue à sa muse.

Retenu comme par un charme surnaturel, le général Lafayette ne pouvait se décider à se séparer de ses amis ; mille prétextes lui servaient à retarder le moment définitif de la séparation, mais enfin le premier des vingt-quatre coups de canon, qui annonçaient son départ, ayant retenti, il se jeta de nouveau dans les bras de M. Adams, lui exprima ses derniers vœux pour la nation américaine, et monta en voiture. Du haut du péristyle le président lui répéta le signe d’adieu, et, à ce signe, les drapeaux des milices, rangées en bataille devant le palais, s’inclinèrent jusqu’à terre.

Accompagné par les secrétaires d’état de l’intérieur, des finances et de la marine, le général se rendit sur les bords du Potomac où nous attendait le steamboat le Mont-Vernon. Sur un plateau qui s’élève un peu au-dessus du fleuve, on voyait toutes les milices d’Alexandrie, de Georgetown et de Washington-City, groupées en colonnes profondes, et prêtes à défiler devant l’hôte national. En avant d’elles étaient les magistrats de ces trois villes du district de Colombie, à la tête de leurs concitoyens, auxquels étaient venus se joindre beaucoup d’étrangers. Lorsque le général fut arrivé au point d’où il pouvait embrasser d’un seul coup d’œil l’ensemble de ce tableau, la famille du général Washington vint se ranger autour de lui, ainsi que les principaux officiers du gouvernement, et toutes ces diverses masses, qui d’abord étaient immobiles, s’ébranlèrent au bruit du canon, et vinrent à lui, tristes et silencieuses, recevoir son dernier adieu. Lorsque les derniers corps se furent éloignés, le général prit congé des amis qui l’entouraient, et monta à bord du Mont-Vernon avec le ministre de la marine et les officiers du gouvernement qui devaient l’accompagner jusqu’à la Brandywine. Pendant ce temps, la foule innombrable qui bordait la rive du Potomac à une grande distance, dominée par le pénible sentiment des regrets que lui inspirait ce départ, demeurait dans le plus profond silence ; mais, lorsque le bateau à vapeur gagna le large, emportant l’objet de ses affections, elle poussa un cri de douleur, qui, répété d’écho en écho, alla se confondre avec les sourds mugissements du canon du fort Washington. Quelques instants après, nous passâmes devant Alexandrie, et le général reçut de la population de cette ville les mêmes témoignages de regrets. Mais ce fut surtout en passant en vue de l’habitation de Mont-Vernon, qu’il sentit son cœur oppressé, et qu’il comprit davantage encore la grandeur du sacrifice qu’il faisait à sa patrie en quittant le sol américain, ce sol hospitalier sur lequel il ne pouvait faire un pas sans rencontrer des souvenirs qui lui fussent chers.

En quelques heures nous atteignîmes la Brandywine, qui mouillait à l’embouchure du Potomac, où elle n’attendait que notre arrivée pour mettre à la voile. Le général fut reçu à bord avec les plus grands honneurs ; l’équipage rangé sur les vergues, les canonniers à leurs pièces, et la garnison en bataille sur le pont. De toutes les personnes qui étaient venues de Washington avec nous, il n’y eut que le ministre de la marine, M. Southard, qui passa sur la Brandywine avec le général, pour le présenter et le recommander au commodore Morris, au nom de la nation américaine et de son gouvernement. Pendant notre séjour à Washington, M. Southard nous avait donné tant de témoignages de bonté que ce ne fut pas sans un véritable chagrin que nous prîmes congé de lui. À peine eut-il reçu nos derniers embrassements, qu’il repassa sur le Mont-Vernon, et que notre commodore donna des ordres pour appareiller ; mais dans cet instant nous vîmes arriver vers nous un autre bateau à vapeur qui paraissait avoir des communications à nous faire ; nous le reconnûmes bientôt pour la Constitution, qui arrivait de Baltimore, portant un grand nombre de citoyens de cette ville, qui avaient désiré voir encore une fois le général Lafayette avant son départ, et lui exprimer les vœux de leurs concitoyens et les leurs. Nous éprouvâmes un bien grand plaisir en reconnaissant parmi eux la plupart des personnes avec lesquelles nous avions eu les rapports les plus intimes pendant nos divers séjours à Baltimore. Leur présence en cet instant, en reportant nos pensées vers le temps heureux où nous étions chez eux, nous fit oublier un moment que déjà nous avions quitté le sol américain peut-être pour jamais, et notre illusion se prolongea jusqu’au moment où l’heure de la retraite rompit toute communication entre leur bâtiment et le nôtre. La nuit était alors trop avancée pour pouvoir appareiller, et le commodore Morris attendit le lendemain pour faire lever l’ancre. C’était Je 8 septembre. Nous entrâmes à pleines voiles dans la Chesapeake, naviguant au centre d’un brillant arc-en-ciel, dont une des bases s’appuyait sur le rivage du Maryland, et l’autre sur celui de Virginie. Ainsi le même signe qui avait apparu dans les cieux le jour où Lafayette abordait le sol américain, apparaissait encore au moment où il le quittait, comme si la nature s’était réservé le soin de lui élever le premier et le dernier des nombreux arcs de triomphe qui lui furent dédiés pendant son admirable voyage. [1]

Le vent soufflant avec force dans une bonne direction, nous eûmes bientôt passé les caps de Virginie, et en peu de temps nous gagnâmes la haute mer. Ce fut alors seulement que notre capitaine, débarrassé des soins qu’exige une navigation toujours difficile près des côtes, nous fit faire une plus ample connaissance avec ses officiers et notre nouvelle demeure. Au caractère des uns, et aux commodes dispositions de l’autre, il était facile de reconnaître que le gouvernement américain n’avait rien négligé de ce qui pouvait contribuer à la sûreté et aux agréments du retour de Lafayette dans sa patrie. Le capitaine annonça au général que les dernières instructions qu’il avait reçues du président étaient de se mettre entièrement à sa disposition, de le conduire dans quelque port de l’Europe qu’il lui conviendrait d’indiquer, et de l’y débarquer sous la protection du pavillon américain ; qu’il devait, dès à présent, se regarder comme maître absolu à bord, et être assuré que ses ordres seraient exécutés avec le plus grand empressement. Le général fut touché, mais non surpris, de ce nouveau témoignage d’intérêt du gouvernement américain, et déclara au capitaine qu’il n’userait de tant de droits honorables que pour demander à être conduit au Havre. Deux motifs, ajoutât-il, me font désirer de rentrer en France par cette ville : ma famille doit venir m’y recevoir, et mon cœur éprouve le besoin de revoir d’abord ceux qui ont reçu avec tant de bonté mes adieux au moment où, l’année dernière, je quittai ma patrie.

Cependant le vent soufflait avec violence, et à peine quarante-huit heures s’étaient-elles écoulées depuis notre sortie de la baie de la Chesapeake, que déjà nous étions dans le courant du golfe du Mexique, dont les flots, contrariés par le vent, nous faisaient éprouver toutes les angoisses du roulis et du tangage, horriblement combinés. Bientôt au mal de mer qui nous avait gagnés presque tous, vint se joindre une inquiétude assez vive. La frégate faisait eau, sans qu’on pût reconnaître par quelle voie ; les pompes, malgré l’activité de leur service, ne suffisaient pas à l’épuisement, et déjà quelques personnes semblaient regretter que nous fussions si loin des côtes ; mais notre capitaine et ses officiers n’étaient point gens à se laisser intimider par si peu de chose ; après un mûr examen de notre situation, M. Morris jugea d’abord que son vaisseau tirant trop d’eau, avait besoin d’être allégé, et il fit jeter à la mer trente-deux milliers de fer qui faisaient partie de son lest. Cette seule opération, exécutée en quelques heures, porta remède à tous les inconvénients. La frégate, plus légère, prit une allure plus facile, et en s’élevant de quelques pouces de plus au-dessus de l’eau, elle laissa à découvert sa voie d’eau qui n’était qu’un peu au-dessous de sa première flottaison ; dès cet instant, le danger, qui n’avait jamais été bien grave, disparut entièrement, et notre navigation s’acheva sans la plus légère inquiétude.

Ainsi que le président l’avait dit au général en lui offrant le service de la Brandywine pour revenir en France, nous avions pour capitaine un des hommes les plus distingués de la marine américaine. Dès sa jeunesse le capitaine Morris s’était fait remarquer dans plusieurs combats devant Alger, sous les ordres du commodore Rogers. Plus tard, dans la dernière guerre contre l’Angleterre, il avait encore ajouté à sa réputation par l’habileté de plusieurs de ses manœuvres, devant un ennemi qui, presque toujours, avait l’avantage du nombre ; et ses camarades s’accordent généralement à lui attribuer une grande partie de la victoire de la frégate américaine la Constitution, sur la frégate anglaise la Guerrière ; celle-ci, fière de sa formidable artillerie et de l’expérience de son nombreux équipage, avait envoyé un défi à tous ceux des navires américains qui se sentiraient le courage de la combattre, elle semblait attendre avec impatience que quelqu’un répondît à son appel, lorsque la Constitution apparut et la fit repentir de sa présomption. [2]

Les officiers qui servaient sous les ordres du capitaine Morris, à bord de la Brandywine, avaient tous fait aussi avec distinction la dernière guerre, et chacun d’eux pouvait à juste titre se glorifier d’avoir ajouté par ses actions à l’illustration des annales de la marine américaine. Je regrette de ne pouvoir les nommer tous ici et rapporter quelques-uns des faits par lesquels ils ont mérité la reconnaissance de leur patrie et l’estime de leurs concitoyens, mais ces détails m’entraîneraient au-delà des bornes que je me suis prescrites, et j’espère qu’on ne verra dans mon silence que le sentiment de mon incapacité comme historien, et non celui de mon indifférence pour des hommes dont la société a eu pour nous tant de douceurs, pendant une navigation qui sans doute nous eût paru bien courte, si elle ne nous eût ramenés vers notre patrie.

Le gouvernement des États-Unis n’a pas d’école théorique pour ses jeunes officiers de marine, mais chaque bâtiment de guerre de l’état, en entrant en service, reçoit à son bord un certain nombre d’aspirants (midshipmen) et forme ainsi une école pratique peu dispendieuse pour le trésor, et féconde en heureux résultats. Lorsque le bruit se répandit que la Brandywine était destinée à reconduire Lafayette en France, tous les parents qui destinaient leurs enfants à la marine, ambitionnèrent pour eux une place de midshipmen à bord de cette frégate, et le président se trouva accablé de demandes envoyées de tous les points de l’Union. Ne pouvant satisfaire à toutes, mais voulant cependant concilier le plus qu’il dépendait de lui les intérêts particuliers avec le bien du service public, il décida que chaque état serait représenté auprès de Lafayette par un aspirant, en sorte que la Brandywine reçut à son bord vingt-quatre élèves, au lieu de huit ou dix que reçoivent ordinairement les bâtiments de son rang. Ce fut une bien douce satisfaction pour le général, de se voir ainsi entouré de ces jeunes représentants des républiques qu’il venait de parcourir avec tant de plaisir ; non-seulement leur présence lui rappelait des lieux qu’il aimait, mais quelques-uns, fils d’anciens soldats révolutionnaires, lui fournissaient encore l’occasion de s’entretenir de ses vieux compagnons d’armes ; et les jeunes gens, de leur côté, fiers de la mission à laquelle ils étaient associés, cherchaient à s’en rendre dignes en se livrant avec ardeur à l’étude et à l’accomplissement de leurs devoirs. L’amitié toute paternelle que le général leur témoigna, pendant la traversée, lui gagna tellement leur affection, qu’ils ne purent se séparer de lui sans verser des larmes. Ils le prièrent de leur permettre de se cotiser entre eux pour lui offrir un témoignage durable de leur filial attachement, qui lui rappelât en même temps les jours passés avec eux à bord de la Brandywine [3].

Les vents ne cessèrent de souffler avec violence, pendant toute la traversée, mais varièrent souvent, ce qui rendit notre voyage assez pénible. Cependant, malgré leur inconstance, le capitaine Morris trouva le secret de nous faire marcher rapidement, et le 3 octobre nous arrivâmes en vue des côtes du Havre, c’est-à-dire, vingt-quatre jours après notre sortie des eaux de la Chesapeake. Cette traversée peut être regardée comme très-courte, surtout si l’on considère que le bâtiment que nous montions tenait la mer pour la première fois, et demandait par conséquent à être étudié avec plus de soin par ceux qui le manœuvraient.

Je ne parlerai point des sentiments qui nous agitèrent à la vue du sol de notre patrie. Il n’est peut-être pas un homme qui ne les ait éprouvés, en revoyant sa terre natale, même après une courte séparation, et pour celui-là qui n’a jamais connu les tourments de l’absence et les douces émotions du retour, je craindrais que mes paroles ne parussent exagérées ou ridicules.

Comme la mer était houleuse et le vent variable, le capitaine ne voulut pas compromettre la frégate, en s’approchant trop de terre à l’entrée de la nuit ; en conséquence, il envoya un de ses officiers au Havre, pour avoir un pilote, et courut quelques bordées en attendant son retour. À minuit, un bateau pêcheur nous aborda, et nous remit des lettres par lesquelles nous apprîmes qu’une grande partie de la famille du général Lafayette, et beaucoup de ses amis, parmi lesquels était mon père, nous attendaient depuis plusieurs jours au Havre, et viendraient nous rejoindre dans quelques heures.

On pense bien que de semblables nouvelles nous tinrent éveillés toute la nuit, attendant avec impatience le retour du jour qui devait nous rendre à nos amis, à nos familles, à notre patrie. À six heures du matin, le pilote était à notre bord, dirigeant avec précaution la frégate vers le port du Havre que nous voyions grandir lentement à l’horizon. À trois heures nous nous arrêtâmes, retenus par l’impossibilité d’approcher davantage la côte sans danger, avec un bâtiment de la force du nôtre [4]. Le capitaine Morris fit alors tirer son salut de vingt-quatre coups de canon, auquel le fort qui protège le port répondit quelques instants après. À onze heures, le bateau à vapeur nous avait abordés, et nous goûtions le bonheur d’être en famille…

Nous reçûmes aussi à bord quelques citoyens du Havre, au nombre desquels était M. de Laroche, qui venait prier le général d’accepter un logement dans sa maison pour tout le temps qu’il lui plairait de rester dans la ville. M. Biseley, consul américain au Havre, était aussi parmi les visiteurs. Notre capitaine et ses officiers les reçurent avec distinction, et leur firent visiter tous les détails de la frégate, dont les belles proportions et l’admirable tenue excitèrent leur admiration.

Cependant le temps s’écoulait rapidement, et le moment de nous séparer de nos compagnons de voyage était arrivé. Il me serait difficile de peindre l’expression de douleur et de regrets qui régnait sur la physionomie de tous les hommes de l’équipage au moment où ils vinrent serrer, pour la dernière fois, la main de celui qu’ils avaient conduit avec tant d’orgueil à travers l’Océan. Les officiers l’entourèrent pendant longtemps en le pressant dans leurs bras, et ne pouvant se décider à le laisser partir ; leur premier lieutenant, M. Gregory, qui avait été chargé par eux d’exprimer leurs sentiments, éprouva une telle émotion que sa voix s’altéra dès les premiers mots qu’il prononça ; mais alors, poussé comme par une inspiration soudaine, le jeune marin s’élança vers le pavillon national qui flottait à l’arrière du vaisseau, le détacha précipitamment et le présenta au général, en s’écriant: « Nous ne pouvons le confier à de plus glorieuses mains ! emportez-le, cher général ; qu’il vous rappelle à jamais votre alliance avec la nation américaine ; qu’il vous rappelle aussi quelquefois ceux qui n’oublieront jamais le bonheur qu’ils ont eu de passer vingt-quatre jours avec vous à bord de la Brandywine,- que flottant deux fois chaque année au-dessus des tours de votre demeure hospitalière, il rappelle à vos voisins l’anniversaire des deux grandes époques dont l’influence sur le monde entier est incalculable, la naissance de Washington et la déclaration d’indépendance de notre patrie !

« Je l’accepte avec reconnaissance, lui répondit le général, et je veux, que, déployé dans le lieu le plus apparent de ma maison de LaGrange, il témoigne chaque jour à tous ceux qui le verront, de la bonté de la nation américaine pour son fils adoptif et dévoué. Et j’espère que lorsque vous et vos compatriotes viendrez me visiter, il vous rappellera qu’à La Grange vous n’êtes point sur une terre étrangère…. »

Dans cet instant, le bruit du canon et les huzzas de l’équipage rangé sur les vergues, couvrirent les derniers adieux, et nous passâmes à bord du bateau à vapeur, d’où nous vîmes la Brandywine tendre ses voiles, et s’éloigner avec la majesté d’une forteresse flottante.

Le capitaine Morris, qui devait accompagner le général jusqu’à Paris ; le capitaine Reed, officier distingué de la marine américaine, et chargé d’une mission scientifique en Europe, par son gouvernement ; et M. Sommerville, envoyé des États-Unis auprès de la cour de Suède, quittèrent en même temps que nous la Brandywine, qui, maintenant, sous les ordres du lieutenant Gregory, devait aller renforcer l’escadre de la Méditerranée.

Au moment de son débarquement, le général Lafayette dut s’apercevoir que les sentiments que les citoyens du Havre lui avaient témoignés à l’époque de son départ n’étaient point changés, et son cœur en fut délicieusement touché. Quant à l’autorité, elle fut ce qu’elle aurait dû être l’année précédente, c’est-à-dire qu’elle laissa un libre essor à la manifestation de l’opinion publique, et que, dans son trajet du port à la maison de M. de Laroche, le général n’eut pas la douleur de voir ses amis menacés par le sabre des gendarmes, ou humiliés parla présence de soldats étrangers.

Le général Lafayette désirait avec impatience revoir ceux de ses enfants qui n’avaient pu venir au devant de lui, et qui l’attendaient à La Grange ; en conséquence il se décida à quitter le Havre le lendemain de son arrivée. Son fils s’embarqua sur la Seine avec sa famille et ses amis, pour aller l’attendre à Rouen, tandis qu’accompagné du capitaine Morris et de l’auteur de ce journal, il prit la route de terre. À sa sortie du faubourg, sa voiture fut entourée par une nombreuse cavalcade de jeunes citoyens, qui lui demandèrent la permission de l’accompagner à quelque distance. Après une heure de marche, le général s’arrêta pour remercier son escorte, qui ne se sépara de lui qu’après lui avoir exprimé les plus honorables sentiments par l’organe de son jeune chef, M. Etesse, auquel ses concitoyens avaient donné aussi en ce jour un témoignage de leur estime et de leur amitié en se plaçant sous ses ordres.

En arrivant à Rouen nous descendîmes chez M. Cabanon, honorable négociant que l’on a toujours vu chargé de représenter les intérêts de son département à la chambre des députés, tant que ses concitoyens ont été libres dans leurs choix. Ancien collègue et ami du général Lafayette, il avait revendiqué le droit de recevoir à sa table l’hôte de l’Amérique, et lui avait ménagé le plaisir de s’y asseoir au milieu de sa famille et d’un grand nombre des citoyens les plus distingués de l’ancienne capitale de la Normandie. Vers la fin du dîner quelqu’un vint avertir le général qu’une foule nombreuse réunie dans la rue, et accompagnée d’une troupe de musiciens, désirait le saluer ; il se rendit avec empressement sur le balcon pour répondre à cette marque d’estime de la population de Rouen ; mais à peine les premières acclamations se fussent-elles entendre, que l’on vit arriver par les deux extrémités de la rue de Crosne, où est située la maison de M. Cabanon, des détachements de garde royale et de gendarmerie, qui, sans sommation préalable, se mirent en devoir de disperser la foule. La modération avec laquelle la garde royale exécuta les ordres qu’elle avait reçus d’une imprudente et aveugle autorité, prouvait combien cette expédition lui répugnait ; mais la gendarmerie, jalouse sans doute de se montrer le digne instrument du pouvoir qui l’employait, chargea bravement sur des citoyens désarmés, et ne se laissa point arrêter par les cris des femmes et des enfants roulés aux pieds des chevaux. Un fabricant de Bolbec, un vieillard de Rouen, et plusieurs autres personnes, furent grièvement blessés Beaucoup d’autres furent illégalement et brutalement arrêtés. Après ces glorieux exploits, les gendarmes, maîtres du terrain, attendirent la sortie du général Lafayette, et, le sabre à la main, les injures à la bouche , accompagnèrent la voiture jusqu’à l’hôtel où nous devions passer la nuit Mais là se bornèrent leurs succès ; des jeunes gens placés à la porte leur interdirent l’entrée de cet asile où étaient venus se réfugier beaucoup de ceux qui avaient été obligés de fuir de la rue de Crosne, et le général Lafayette put recevoir en paix les tendres et honorables félicitations de ces paisibles citoyens qui venaient d’avoir, aux yeux de l’autorité , le tort de témoigner la satisfaction que leur faisait goûter le retour d’un homme qui, par le triomphe que venait de lui décerner une nation libre, avait tant ajouté à l’éclat du nom français.

Cette indigne conduite de l’autorité et de ses serviles instruments nous affligea d’autant plus vivement que, peu de jours avant, nous avions encore sous les yeux le tableau de la libre expression des sentiments et de l’enthousiasme du peuple américain, et que, malgré nous, nous nous livrions à une comparaison qui était loin d’être favorable à notre patrie. La présence du capitaine Morris et de quelques-uns de ses compatriotes qui l’accompagnaient jusqu’à Paris, ajoutait encore à notre embarras et à notre affliction. Il nous semblait lire sur leurs visages sévères l’expression des sentiments que leur inspirait la vue d’un peuple autrefois si énergique dans son amour de la liberté, aujourd’hui si timidement soumis au despotisme des baïonnettes. Dès que je trouvai l’occasion de les entretenir un instant, je m’empressai de leur dire qu’il fallait bien se garder de confondre la prudence et la modération avec une faiblesse qui, ici, n’était qu’apparente. Que, dans cette circonstance, les citoyens n’avaient pu supposer que l’autorité locale serait assez insensée pour s’opposer à l’expression de sentiments si inoffensifs pour elle, et si naturels, et que, par conséquent, personne n’avait dû songer à préparer une résistance dont la nécessité ne pouvait être prévue. Quelques jeunes gens qui nous entouraient, entendant cette conversation, ajoutèrent avec chaleur: « Nous espérons que notre modération ne sera point mal interprétée par ceux qui nous connaissent, et qu’ils comprendront que nous ne nous sommes ainsi résignés à reculer devant quelques gendarmes  que parce que nous avons voulu éviter à notre ami le général Lafayette le chagrin d’être l’occasion d’un plus grand désordre… » Les officiers américains applaudirent au courage et à la délicatesse de ce sentiment, et comprirent que dans toute autre circonstance le triomphe de la police et de ses gendarmes, sur les citoyens de Rouen, ne serait pas aussi facile.

Le lendemain matin, 8 octobre, la cour de l’hôtel était remplie de jeunes gens à cheval, destinés à former une escorte au général jusqu’au premier relai de poste. Leur contenance, et quelques paroles que j’entendis, me prouvèrent qu’ils avaient encore sur le cœur la scène de la veille, et qu’ils étaient bien résolus à ne pas souffrir qu’elle se renouvelât impunément. Les postes d’infanterie et de gendarmerie avaient été doublés pendant la nuit, comme si le jour devait ramener de grands événements, mais l’autorité s’en tint heureusement à ces ridicules démonstrations, et le général Lafayette sortit paisiblement de la ville en recueillant sur son passage de nombreux témoignages de la bienveillance des citoyens. À l’extrémité du faubourg l’escorte fut encore augmentée par d’autres jeunes cavaliers qui l’accompagnèrent jusqu’au premier relai, où ils prirent congé de lui, après lui avoir présenté une couronne d’immortelles qui fut déposée dans sa voiture sur l’épée que lui avaient donnée les milices de New York.

Ce même soir nous couchâmes à Saint-Germain-en-Laye, et le lendemain, 9 octobre, nous arrivâmes à La Grange, où, depuis trois jours, les habitants des communes voisines s’occupaient des préparatifs d’une fête pour la réception de celui qu’ils attendaient depuis si longtemps avec impatience.

À une certaine distance de l’habitation, la voiture s’arrêta, le général en descendit et se trouva tout à coup au milieu d’une foule dont les transports et l’empressement auraient trompé l’œil d’un étranger, en lui faisant croire que tous étaient ses enfants. Jusqu’au soir la maison fut remplie par la foule, qui avait peine à se séparer du général. Les citoyens ne se retirèrent qu’après l’avoir conduit, à la clarté des illuminations, et au son de la musique, sous un arc de triomphe portant une inscription où ils lui avaient décerné le titre d’ami du peuple. Là, il reçut de nouveau les expressions de la joie et du bonheur que son retour causait à ses bons voisins.

Le lendemain le général fut occupé toute la journée à recevoir les jeunes filles qui lui apportèrent des fleurs et lui chantèrent des couplets ; la compagnie de la garde nationale de Court-Palais, ainsi qu’une députation de la ville de Rosay. Les habitants de la commune, en offrant une caisse de fleurs à leur ami, lui dirent, par l’organe de M. Fricotelle, chef de la députation.

« Lorsque nous avons appris qu’au mépris d’une longue navigation, vous alliez braver, sous un ciel qui nous est inconnu, un climat que l’on nous disait être dangereux, nos cœurs ont été saisis d’effroi, et nous avons versé des larmes sur le départ d’un père. Bientôt nous avons reçu la nouvelle de l’accueil glorieux que vous fit ce bon peuple américain, si digne de la liberté que vous l’avez aidé à conquérir, et dans notre joie nos vœux se sont élevés pour lui et pour vous vers le ciel ; mais lorsque nous avons su qu’au milieu du triomphe de ces témoignages d’attachement, des pressantes sollicitations des Américains pour vous retenir au milieu d’eux, vos pensées se tournaient vers nous, vers notre patrie, alors notre admiration pour vos vertus s’est encore accrue ; aujourd’hui notre reconnaissance est sans bornes. »

Après cette harangue, tous se précipitèrent dans les bras du général ; ils n’en sortirent que pour se jeter dans ceux de George Lafayette, son fils.

Le dimanche suivant, les habitants de Rosay et des environs offrirent au général une fête brillante, dont une souscription, à laquelle tout le monde contribua, fit les frais. Les préparatifs, qui avaient exigé plusieurs jours de travail, étaient l’ouvrage d’une partie des citoyens qui n’avaient voulu être aidés par aucune main salariée. À cinq heures du soir, plus de quatre mille personnes, dont beaucoup venues de plusieurs lieues, remplissaient les appartements et les cours du château de La Grange, pour saluer celui que toutes les bouches appelaient l’ami du peuple. À sept heures, une troupe de jeunes filles, marchant en tête de la population de Rozay, vint présenter au général une corbeille de fleurs, en chantant en chœur des couplets simples et touchants. M. Vigné, au nom du canton, prononça un discours plein de sentiments généreux. « Nous vous revoyons enfin, lui dit-il, rajeuni par l’air de la liberté que vous venez de respirer, et par la vue du bonheur du peuple puissant et reconnaissant que vous venez de contempler. Comme les Américains, que ne pouvons-nous vous peindre notre amour, notre admiration, et le plaisir que nous avons à vous revoir ! Mais, général, cet amour, ce plaisir et cette admiration, en troublant nos cœurs, nous forcent au silence. »

Le général lui répondit: « Le touchant accueil qui m’attendait ici au moment de mon arrivée, les nouveaux témoignages d’amitié dont vous me comblez aujourd’hui, complètent la satisfaction que j’éprouve en me retrouvant au milieu de ma famille, au milieu de vous, mes chers voisins et amis. Pendant que je parcourais les libres et florissantes contrées des États-Unis, il m’était doux de penser que les accents de cet admirable et excellent peuple retentissaient jusqu’à vous, et que vous en jouiriez pour moi.

« Les ennemis de la cause populaire m’ont fait un reproche de ce que, dans les réunions américaines, en leur exprimant mes sentiments, je pensais aussi à vous. Ils ont eu raison de le croire, et en effet, à la vue des miracles de prospérité publique et de félicité particulière qui, dans ce vaste pays, ont été le résultat de la liberté, de l’égalité, de l’ordre légal et national, il m’eût été difficile d’oublier les vœux de toute ma vie pour que mes compatriotes français exerçassent les mêmes droits et obtinssent le même bonheur.

« Me voici maintenant rendu à cette retraite de La Grange, qui m’est chère à tant de titres, et à ces occupations agricoles auxquelles vous savez que je suis si attaché, et que pendant beaucoup d’années j’ai partagées avec vous, mes chers voisins, et avec la plupart des amis qui m’entourent. Votre affection, bien réciproque de ma part, me les rend de plus en plus précieuses. Recevez tous, je vous prie, mes remercîments pour la belle et touchante fête que vous m’avez préparée, et qui remplit mon cœur de joie, de tendresse et de reconnaissance. »

Après cette réponse, qui fut accueillie avec transport, le général fut conduit en triomphe sur la prairie, où une tente élégante avait été dressée pour lui et sa famille. Des illuminations disposées avec art, un feu d’artifice préparé par Ruggieri, des danses animées, un grand nombre de boutiques de toute espèce, et une population de plus de six mille personnes, tout enfin contribua à rappeler à Lafayette quelques-unes des belles scènes de son triomphe américain, avec d’autant plus de vérité qu’il y retrouva une grande conformité dans les sentiments et dans leur expression.

Les danses, durèrent toute la nuit, les cris de vive l’ami du peuple ! retentirent jusqu’au jour, et le lendemain Lafayette, rentré au sein de sa famille, jouissait du bonheur et du calme que donne seul le souvenir d’une vie bien remplie.

Notes

[1] Le jour de notre arrivée à Staten-Island, pendant que le général recevait les félicitations du peuple sur le balcon de la maison du vice-président, un arc-en-ciel, dont une des bases enveloppait et diaprait de mille couleurs le fort Lafayette, apparut aux yeux de la multitude, qui, frappée de la beauté de ce tableau et c’e son opportunité s’écria « que le ciel était d’accord avec les Américains pour célébrer la bienvenue de l’ami de leur pays. »

[2] La frégate la Constitution était alors commandée par le capitaine Hull, homme d’un grand courage, célèbre par ses actions pendant la dernière guerre. On sait que ce combat, qui dura moins d’une heure, se termina par la prise de la frégate anglaise.

[3] Ce présent, que le général Lafayette reçut quelque temps après sa rentrée à Paris, est une urne d’argent, de forme antique et très-habilement ciselée. Elle repose sur un socle de même métal, dont trois faces sont ornées de peintures exquises, représentant le Capitole de Washington-City ; la visite de Lafayette au tombeau de Washington ; et l’arrivée de la Brandywine au Havre. Sur la quatrième face est inscrite en relief, l’offrande des jeunes midshipmen à leur paternel ami. Ce magnifique ouvrage a été exécuté à Paris , sous la direction du consul des Etats-Unis, M. Barnet, qui a répondu à la confiance des jeunes marins, avec ce zèle qu’il apporte à tout ce qui touche à la gloire de son pays ou aux intérêts de ses compatriotes.

[4] La Brandywine portait soixante canons de 32 en batterie, et quatre cent cinquante hommes d’équipage. Ajoutant à ce nombre les officiers, la garnison d’infanterie et les passagers, nous étions plus de cinq cents à bord.

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