Y a-t-il incompatibilité entre la république et le socialisme ?

Le socialisme, dit Ernest Martineau, est en contradiction avec les principes républicains. Car, de deux choses l’une, ou le citoyen est libre politiquement, capable de gouverner les intérêts généraux, et alors, a fortiori, il est capable de gouverner ses intérêts privés ; ou il est incapable de gouverner ses intérêts propres, et alors sur quel fondement la République socialiste appelle-t-elle les citoyens à se gouverner eux-mêmes et à régler les intérêts généraux ?


REVUE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE

TOME XIII — JUILLET 1897

Y A-T-IL INCOMPATIBILITÉ ENTRE LA RÉPUBLIQUE ET LE SOCIALISME ?

Y a-t-il incompatibilité entre la République et le socialisme ?  Le socialisme est-il, au contraire, le complément naturel et logique de la République ?

Une polémique intéressante a été récemment engagée, sur cette question, entre les journaux anti-socialistes et socialistes.

M. Jaurès, notamment, prenant à partie le journal le Temps, a protesté avec la plus grande énergie, dans le numéro de la Lanterne du dimanche 18 avril dernier, contre la thèse de l’incompatibilité du socialisme et de la République soutenue par le Temps.

« C’est, dit le leader socialiste, une singulière audace de proclamer l’incompatibilité de la République et du socialisme », et, pour combattre cette idée, il argumente ainsi : « La République, c’est la nationalisation du pouvoir politique arraché aux familles royales et remis au peuple tout entier ; le collectivisme, c’est la nationalisation du pouvoir économique arraché à l’oligarchie capitaliste et remis au peuple tout entier ; le socialisme est donc le complément de la République, et il appelle les producteurs à se gouverner eux-mêmes dans la communauté économique, comme la République appelle les citoyens à se gouverner eux-mêmes dans la communauté politique ».

Telle est, textuellement reproduite, l’argumentation qui paraît décisive à M. Jaurès pour réfuter la thèse du Temps, thèse qu’il qualifie durement, la traitant de ridicule et d’absurde.

Examinons, de notre côté, cette grave et importante question avec toute l’attention qu’elle mérite.

Le moyen le plus sûr d’éviter toute équivoque et de s’entendre, dans toute polémique, est incontestablement de définir avec soin les termes. C’était l’opinion de Voltaire, et le conseil est toujours bon à suivre.

Pour savoir s’il y a, ou non, incompatibilité entre la République et le socialisme, commençons par définir la République et le socialisme.

En ce qui concerne la République, nous acceptons la formule de M. Jaurès ; c’est, nous dit-il, la nationalisation du pouvoir politique, arraché aux familles royales et remis au peuple tout entier. Telle est, en effet, la République ; ce qui fait l’excellence de cette forme de gouvernement et sa supériorité sur la monarchie, c’est que, brisant le joug de la tutelle politique, sous laquelle étaient courbés les sujets de la royauté absolue, elle a restitué aux citoyens leurs libertés et leurs droits ; pour ne parler que de notre histoire nationale, l’idée républicaine a été la résultante de l’admirable travail philosophique de ce grand siècle, qui a été le XVIIIe siècle, qui a trouvé son aboutissement dans la Révolution de 1789.

Au despotisme, à l’absolutisme royal, a été substitué le régime des libertés publiques, et nous pouvons résumer l’idée républicaine, à ce point de vue, dans cette formule précise : liberté politique.

M. Jaurès lui-même proteste contre cette assertion du Temps que les socialistes seraient les adversaires de la République parlementaire ; il soutient que les socialistes sont les vrais parlementaires dans la mesure où la défense du Parlement se confond avec la défense des libertés publiques.

Liberté politique, telle est donc la formule qui résume de la manière la plus précise et la moins contestable la conception de la République ; sous ce régime, la liberté de l’homme et du citoyen est pleinement reconnue et proclamée, et le pouvoir politique appartient au peuple tout entier ; transformé de sujet en citoyen, l’individu a repris sa dignité, en reprenant sa liberté, il est devenu son propre maître trouvant dans sa conscience, dans sa raison, le principe directeur de sa conduite ; armé du bulletin de vote, il est apte à gouverner les intérêts des autres, les intérêts généraux de la nation.

La République ainsi définie, reste maintenant à définir le socialisme : sur ce point, nulle difficulté possible. M. Jaurès, dans diverses publications, a nettement formulé la conception économique du socialisme : répondant à M. Goblet, qui se déclarait socialiste, tout en protestant de son respect pour le principe de la propriété individuelle, M. Jaurès soutenait qu’il était impossible d’être tout ensemble socialiste et partisan de la propriété individuelle, et il résumait sa pensée en disant que « le collectivisme est le fond et la substance même du socialisme ».

Dans la Revue politique et littéraire du 1er juillet 1894, M. Jaurès, développant sa pensée, disait que le socialisme conclut à la propriété sociale, collective, à la remise à l’État des moyens de production et d’échange dont les capitalistes sont en possession.

Le journal de M. J. Guesde, la Petite République du 18 avril dernier, formule avec la même netteté la thèse socialiste, dans ces termes : « Sont socialistes, ceux qui veulent substituer à la propriété et à la production capitalistes la propriété et la production sociales », et l’écrivain socialiste ajoute que ces trois mots : socialisme, collectivisme et communisme, expriment la même idée en des termes différents et que, seules, l’ignorance ou la mauvaise foi pourraient soutenir le contraire.

Ainsi, d’après les théoriciens les plus autorisés du socialisme, ce système économique consiste dans un régime de propriété et de production en commun, sous la direction de l’État : le mode de gouvernement des intérêts des producteurs, dans l’État socialiste, consiste en ce que, loin de laisser à chaque producteur la liberté de régler son travail, de discuter la valeur de ses services et de disposer des fruits de son travail, tout cela, propriété et production, est socialisé, réglementé souverainement par l’État : en d’autres termes, le socialisme est un régime sous lequel l’individu, le citoyen est déclaré incapable de diriger lui-même ses intérêts privés et de disposer à son gré des produits de son travail ; il est mis en tutelle économique.

M. Jaurès, dans ses Origines du socialisme allemand, a pris soin de préciser ce point de la manière la plus nette, dans ce passage significatif :

« Comment le socialisme est-il issu de la philosophie hégélienne ?

À la vérité, Hegel a esquissé dans la société civile ce que l’on appelle socialisme d’État ; il n’a pas précisément recommandé le collectivisme, mais il a, le premier, comparé l’État à un organisme, ensuite il n’a placé la liberté vraie et complète, ni dans l’individualité de la personne, ni dans le prétendu libre arbitre, mais dans l’État, de façon à ce que l’État seul soit la liberté parfaite. Or, cela est presque du socialisme. »

« Puis, lorsqu’Hegel a mis l’État au-dessus de la société, il a poussé les hommes à soumettre toute leur vie, c’est-à-dire même leurs biens à l’unité, à la loi, à la raison divine de l’État. Voilà les appuis que le socialisme a empruntés à la philosophie hégélienne du droit. » (Revue socialiste d’août 1892, p.160).

Telle est donc la doctrine économique du socialisme : l’État est divin, il est la forme parfaite de la liberté vraie, à lui appartient la direction de l’individu qui est soumis, lui et ses biens, à la raison divine de l’État.

Le régime de la manus du droit romain offre la plus grande analogie avec ce système : l’individu in manu n’avait pas de personnalité propre, tout ce qu’il pouvait acquérir appartenait à un maître, qui avait la direction de sa personne et de son travail.

Si nous rapprochons maintenant la conception économique du socialisme de la conception politique de la République, telle que M. Jaurès lui-même l’a formulée, que trouvons-nous ? Dans la République, le citoyen, armé de son bulletin de vote, gouverne les intérêts généraux du pays, il organise l’État ; dans le socialisme, ce même citoyen privé de toute personnalité, est absorbé dans l’État, il est proclamé incapable de gouverner ses propres intérêts.

Liberté politique, tutelle économique, telle est donc, finalement, la double formule politique et économique du régime socialiste : or, c’est là ce que M. Jaurès appelle deux systèmes identiques, ajoutant que le socialisme est le complément de la République par ce motif que « le socialisme appelle les citoyens à se gouverner eux-mêmes dans la communauté économique ».

Certes, jamais on ne vit plus monstrueux illogisme, et on se demande par quelle aberration d’esprit un philosophe, tel que M. Jaurès, a pu être conduit à rapprocher, à proclamer identiques des concepts aussi contradictoires !

Eh quoi ! Voici qu’en tant que citoyen dans la République socialiste, armé de mon bulletin de vote, électeur et éligible, je suis reconnu capable d’organiser l’État, de gouverner les intérêts généraux ; comme individu, dans ce même État socialiste, je suis déclaré incapable de gouverner mes intérêts privés ; la direction de ma personne, de mes biens, la faculté de choisir ma profession, de disposer des fruits de mon travail, tout cela m’est enlevé pour être remis à l’État, aux hommes d’État ; je suis ainsi placé in manu, en tutelle perpétuelle, et vous dites que le socialisme est le complément rationnel de la République, et vous appelez à vous les libres et droits esprits pour qui la science et la justice sont deux aspects identiques de la logique, ceux qui veulent mettre de la logique dans leurs idées et dans leur conduite !

C’est la phrase textuelle d’un des vôtres, de M. Fournière, dans un article de la Petite République du 29 avril dernier !

Votre logique, nous la connaissons maintenant, elle se résume dans cette double formule : liberté économique, tutelle économique.

Tel est le socialisme scientifique, le socialisme émancipateur !

Vainement M. Jaurès accumulera les subtilités et les sophismes, jamais il ne sortira de ce cercle ; ce dilemme se dresse devant lui, invincible : ou le citoyen est libre politiquement, capable de gouverner les intérêts généraux, et alors, a fortiori, il est capable de gouverner ses intérêts privés ; ou il est incapable de gouverner ses intérêts propres, et alors sur quel fondement la République socialiste appelle-t-elle les citoyens à se gouverner eux-mêmes et à régler les intérêts généraux ?

Non, les libres et droits esprits, ceux qui veulent mettre de la logique dans leurs idées et dans leur conduite, en face de ces contradictions manifestes, ne peuvent pas se ranger sous les plis de votre drapeau.

Ces contradictions, comment les expliquer ? D’où vient que, partant de la liberté politique, de l’émancipation du citoyen, le socialisme aboutit ainsi à la tutelle économique, à la main-mise de l’État sur la personne et les biens de l’individu ?

C’est que, se réclamant d’une prétendue observation des phénomènes économiques, les théoriciens du socialisme et du collectivisme ont fait cette découverte scientifique, que la liberté conduit à l’oppression, que le régime de la libre concurrence aboutit à l’antagonisme des classes capitaliste et travailleuse et à l’organisation d’une oligarchie financière.

Mais s’il en est ainsi, si le libre mouvement des intérêts conduit à l’antagonisme et à l’oppression d’une classe par une autre, où est le remède et qui substituera à cet antagonisme naturel l’harmonie des intérêts ?

— L’État, nous dit-on, l’État divin de Hegel.

L’État, cette entité métaphysique, serait en possession du merveilleux secret ? — mais qu’est-ce donc que l’État, et où est-il, cet État divin, capable de transformer les individus et de plier tous ces intérêts naturellement antagoniques, de manière à substituer à l’anarchie l’harmonie et l’ordre ?

Dans le système politique accepté par M. Jaurès et par les théoriciens du socialisme, je vois des citoyens, armés du bulletin de vote organisant le Gouvernement, l’État, l’ensemble des pouvoirs publics : comment ces individus humains, par leur vote collectif, vont-ils constituer un État divin ?

Il faut qu’on nous explique ce phénomène véritablement merveilleux : nous avons le droit de réclamer cette explication, nous ne sommes plus au temps des thaumaturges, nous ne jurons sur la parole d’aucun maître, et la formule d’Hegel ne nous apparaît pas comme un axiome, un dogme devant lequel il nous soit commandé de nous incliner sans le discuter.

À défaut d’Hegel, nous demandons à son disciple Jaurès de nous expliquer le mot de l’énigme : nous sommes assez irrespectueux vis-à-vis du maître pour demander une interprétation de sa formule, et le philosophe français qui nous transmet sa doctrine, qui se réclame de la logique et de la science, a le devoir de répondre à notre interrogation précise, catégorique.

Comment des individus humains peuvent-ils créer un État divin ?

En attendant la réponse à cette question si naturelle, si légitime, nous nous permettons de rappeler à M. Jaurès un mot de Pascal au sujet de l’humanité et de sa véritable nature ; ce mot célèbre, c’est que l’homme n’est « ni ange, ni bête ».

E.  MARTINEAU.

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