En octobre 1856, le Journal des Économistes publie en morceau séparé un chapitre de l’étude de Molinari sur l’abbé de Saint-Pierre, sa vie et ses œuvres, qui paraîtra l’année suivante. Dans ce texte, Molinari explique pourquoi l’état de guerre fut un temps une nécessité pour l’humanité, et pourquoi l’état de paix peut et doit lui succéder à l’ère de la civilisation, du commerce mondial et de l’industrie.
« Il faut du temps pour achever la digue qui est destinée à préserver le monde du flot destructeur de la guerre ; il faut du temps aussi pour éliminer les causes qui précipitent les nations hors de leurs frontières comme des fleuves dont les eaux mugissantes s’entre-choquent hors de leur lit ; il faut du temps pour maîtriser les éléments qui produisent ces tempêtes humaines. Mais, si les progrès qui conduisent à la paix ne s’improvisent point, ils n’en suivent pas moins une loi de développement immuable et irrésistible ; on peut les prédire et presque les calculer comme on calcule les phénomènes astronomiques, et, pour qui sait lire dans le livre ouvert des lois de la nature et de la société, la paix perpétuelle est le fruit tardif, mais savoureux et magnifique, de l’arbre de la civilisation. » — Gustave de Molinari
G. de Molinari, « La Paix perpétuelle est-elle une utopie ? »
Journal des Économistes, octobre 1856
La paix perpétuelle est-elle une utopie[1] ?
I.
Le principal titre de l’abbé de Saint-Pierre à la reconnaissance de la postérité, c’est l’ardeur persévérante avec laquelle il s’est attaché, pendant tout le cours de sa longue vie, à propager l’idée de la paix. Quoiqu’il n’ait pas été l’inventeur de cette idée, que l’on retrouve dans les aspirations et dans les vœux de tous les grands esprits qui ont aimé l’humanité, quoiqu’il n’ait pas même été le premier à formuler un plan pour la réaliser, il l’a soutenue avec une conviction si inébranlable et vulgarisée avec une chaleur si communicative, qu’il l’a marquée de son empreinte, et, pour ainsi dire, faite sienne. N’entendons-nous pas, en effet, chaque jour, qualifier les partisans de la paix de « disciples du bon abbé de Saint-Pierre », et l’idée de la paix « d’utopie de l’abbé de Saint-Pierre » ?
Il est donc indispensable de rechercher ce que vaut cette idée, pour mesurer la valeur de l’homme qui en a été le plus fervent propagateur. Si l’idée de la paix n’est qu’une pure utopie, un rêve de poète ou de philanthrope, l’abbé de Saint-Pierre n’est qu’un simple utopiste, un songe-creux humanitaire, et il ne mérite guère que l’on exhume le fatras de ses rêveries de la poudre des bibliothèques. Si, au contraire, l’idée de la paix est pratique, si elle est destinée à se réaliser un jour, l’homme qui, par sa propagande active et infatigable, a attaché son nom à cette idée ne peut-il pas être, à bon droit, considéré comme un bienfaiteur de l’humanité ?
L’idée de la paix est-elle, oui ou non, une utopie ? Voilà donc ce qu’il s’agit, avant tout, d’examiner.
Les philosophes du dix-huitième siècle, qui avaient pris à tâche de corriger les abus et de dissiper les erreurs de leur temps, se plaisaient, comme on sait, à faire intervenir pour les critiquer un être raisonnable transporté d’un autre temps, d’une autre contrée, ou même d’une autre planète, au sein de la société où ils vivaient. Si nous voulions recourir à une fiction de ce genre, et soumettre à quelque nouveau Micromégas la question toujours pendante de la paix et de la guerre, n’y-a-t-il pas apparence qu’à ses yeux l’utopie serait la guerre, et non la paix ?
Quel spectacle frapperait, en effet, ses regards s’il s’arrêtait à considérer les conditions attachées à l’existence de l’homme sur la terre ? Il verrait l’espèce humaine obligée, sur toute la surface du globe, à lutter sans cesse pour disputer son existence aux forces destructives de la nature. Chétive et misérable créature, l’homme ne doit passer sur la terre qu’un petit nombre d’années, et chacun des instants si courts qu’il y passe est un combat contre la mort. Enfant, vingt maladies cruelles se le disputent ; ce n’est qu’à force de soins et de peines qu’on le dérobe à une mort prématurée ; encore la moitié de chaque génération périt-elle avant d’avoir atteint l’âge d’homme. Cependant les risques qui menacent la vie humaine ne disparaissent point avec l’enfance. Outre les maladies et les accidents ordinaires, des épidémies, des inondations, des incendies, des tremblements de terre, rendent, en tout temps, la vie de l’homme fragile et précaire. Au moins, cette vie si courte et si menacée s’écoule-t-elle au sein du bien-être ? La nature prodigue-t-elle ses biens à l’homme, sans qu’il ait besoin de les lui arracher ? Non. Si la terre recèle dans son sein ou à sa surface tous les éléments nécessaires pour entretenir la vie de l’homme, elle ne les lui abandonne point sans lutte. Il doit travailler, c’est-à-dire lutter, pour s’en emparer et pour les façonner à son usage. Il doit renouveler perpétuellement la masse des choses que ses besoins réclament, et les instruments nécessaires pour les produire. Il doit travailler et épargner sans relâche, sous peine de voir se ralentir, puis s’arrêter, la production qui lui fournit les moyens de subsister. Et, malgré tant de peines et de privations, un dérangement fortuit de la température, un accident du climat ou du sol, peuvent lui ravir sa subsistance et le livrer à toutes les angoisses du besoin. Son bien-être, il l’achète au prix des plus rudes travaux et des privations les plus sévères, et il ne peut jamais se l’assurer.
Eh bien ! à l’aspect de tant de causes naturelles de souffrances et de destruction qui assiègent la chétive créature humaine, qui pourrait croire que, au lieu de s’attacher uniquement à s’entr’aider, à alléger par leurs efforts communs le fardeau de labeurs et de maux qui pèse sur eux, les hommes aient cherché bien plutôt à s’entre-nuire et à s’entre-tuer ? Qui pourrait croire qu’ils se soient appliqués avec une inexplicable persévérance à accroître leurs misères, à multiplier leurs souffrances ? Qui pourrait croire que la destruction de la vie humaine et des moyens de l’entretenir soit devenue chez eux le plus honoré des arts, et que les hommes qui ont tué ou fait tuer le plus grand nombre de leurs semblables soient ceux-là précisément dont la renommée est la plus éclatante et la plus universelle ? Présentez à quelque nouveau Micromégas le tableau de la guerre, tel qu’il s’étale encore, hélas ! à nos regards, et il le considérera, sans aucun doute, comme la sombre fantaisie d’un cerveau en délire. Il ne voudra point croire que des êtres dont la vie est si courte et si difficile mettent leur gloire à l’abréger encore et à la rendre plus pénible. De deux choses l’une, se dira-t-il, ou ces êtres croient que leur existence est bornée au peu de temps qu’ils passent sur la terre ; et dans ce cas, n’est-ce pas à la rendre aussi longue et aussi heureuse que possible qu’ils doivent s’appliquer ? Et peuvent-ils y parvenir autrement qu’en combinant leurs efforts pour surmonter les résistances que la nature oppose à la satisfaction de leurs besoins, d’où leurs jouissances découlent ? Ou bien ils croient que la vie présente n’est qu’une épreuve destinée à les acheminer vers une nouvelle existence meilleure ou plus mauvaise selon qu’ils auront perfectionné leur nature ou qu’ils l’auront dégradée, et, dans ce cas encore, est-ce bien en travaillant à se faire du mal les uns aux autres, est-ce bien en systématisant le pillage et le meurtre, qu’ils s’approcheront de l’idéal moral que la religion et la philosophie leur proposent comme le but suprême à atteindre ? Non ! quand on examine de près l’espèce humaine, les conditions de son existence, et le but auquel elle doit tendre, la guerre apparaît comme une impossibilité monstrueuse. On conçoit que l’esprit du mal ait pu rêver de mettre les hommes aux prises les uns avec les autres, sur une terre où tant de causes de destruction les environnent ; on ne conçoit pas qu’ils aient été assez insensés, assez ennemis d’eux-mêmes, pour céder à ses suggestions.
Aux yeux de la raison pure, qui envisage l’homme, les conditions et la fin de son existence, la guerre apparaît donc comme une utopie perverse de l’ennemi du genre humain. Comment se fait-il que cette utopie de l’esprit du mal ait été, depuis le premier âge du monde, une triste et universelle réalité ?
II.
Si l’on veut juger la guerre en se plaçant au point de vue de la raison, en envisageant l’intérêt bien entendu de l’espèce humaine, on doit la considérer évidemment comme le fruit d’une aberration inexplicable, et ceux qui la font comme des fous dangereux et pervers. Mais, si l’on étudie l’homme tel qu’il est sorti des mains du Créateur, avec son ignorance originaire, ses besoins impérieux et ses passions brutales, on se convaincra qu’il ne pouvait s’abstenir de commettre ce crime contre lui-même. On se convaincra que la guerre était un mal inévitablement attaché à l’enfance de l’humanité. Que deux hommes aient un différend, leur premier mouvement ne sera-t-il point de recourir à la force pour le vider ? Voilà la guerre. Sans doute, il leur serait plus avantageux de soumettre à un arbitre le point en litige et d’accepter sa décision. Cela serait plus avantageux non seulement au plus faible, mais encore au plus fort, en tenant compte même de la faillibilité du juge et de l’erreur possible de ses jugements. Mais cette vérité, qui nous semble aujourd’hui banale, savoir que nul, si puissant qu’il soit, n’est intéressé à se faire justice, de sa propre autorité ; que l’établissement d’une justice ayant pour mission de faire prévaloir le droit contre la force et la ruse est avantageuse même aux forts et aux rusés, cette vérité n’était susceptible d’être démontrée qu’à l’aide de raisonnements et de calculs dont l’expérience seule pouvait fournir les éléments. Il fallait que les maux provenant de l’emploi de la force pour vider les querelles et les procès devinssent bien visibles, même aux yeux de ceux qui avaient coutume d’en prendre l’initiative ; il fallait qu’ils pussent se convaincre que ce procédé, en apparence si avantageux, avait pour eux-mêmes des conséquences funestes. C’était toute une éducation à faire, et cette éducation ne pouvait être que le fruit toujours tardif de l’expérience.
Cependant, peu à peu, la lumière a commencé à se faire sur ce point, et l’on à vu s’établir, au sein des diverses agglomérations d’individus qu’une origine commune et des besoins réciproques ont constituées sur tous les points du globe, des tribunaux qui ont substitué au jugement passionné, des parties et à l’emploi des forces toujours inégales dont elles disposaient le jugement désintéressé d’un tiers et l’emploi d’une force suffisante pour faire exécuter ce jugement, en dépit de toutes les résistances. L’ordre a pu s’établir alors d’une manière stable, dans l’intérieur de chaque tribu ou de chaque nation. Que ce progrès ait été conforme aux intérêts de tous les membres de la société, en y comprenant ceux à qui la supériorité de leur force assurait communément la victoire, cela peut se passer aujourd’hui de démonstration. Partout l’expérience atteste que c’est seulement à dater de l’invention de l’appareil destiné à pourvoir à la sécurité publique que la production a pu se développer, au grand avantage de tous les membres de la société, et que la civilisation a succédé à la barbarie.
Mais cet appareil, servant à assurer la paix intérieure des nations, pouvait-il être employé aussi à assurer la paix extérieure ? Des tribunaux et une force publique pouvaient-ils être créés pour faire régner la justice entre les nations et l’ordre dans le monde ? Non. Il eût été impossible, dans les premiers temps de l’humanité, d’en concevoir même la pensée. En effet, des milliers de peuples apparaissent alors, éparpillés sur le globe et confinés dans un isolement presque absolu. N’entretenant que de rares relations, ces peuples ne possèdent, en conséquence, qu’un petit nombre d’intérêts communs. Le plus grand nombre d’entre eux ne connaissent même que leurs voisins immédiats. Le reste de l’humanité est pour eux comme s’il n’était pas. Parmi ces peuples, les uns occupent des contrées favorisées du ciel, où la vie est facile, où il suffit d’un petit nombre d’efforts pour se procurer les choses nécessaires au maintien et à l’embellissement de l’existence, mais où la douceur du climat et les facilités mêmes de la vie amollissent le corps et énervent le caractère. Les autres, au contraire, habitent, sous un ciel inclément, des régions arides et montagneuses où la vie est rude, où un travail pénible et dangereux ne suffit pas toujours pour leur procurer les premières nécessités de l’existence. En revanche, ces travaux et ces privations endurcissent le corps et fortifient l’âme. L’habitude de braver le danger finit en outre par donner le goût des entreprises périlleuses. Comment des peuples placés dans une situation si dure ne porteraient-ils pas envie à leurs voisins plus favorisés, et ne chercheraient-ils point à s’enrichir à leurs dépens ? Ne leur faudrait-il pas, pour s’en abstenir, des notions morales et économiques, un sentiment raffiné du juste et une connaissance approfondie de l’utile, qui sont les produits lentement accumulés d’une civilisation déjà avancée ? La guerre n’est-elle pas alors une conséquence inévitable de l’imperfection et de l’ignorance natives de l’espèce humaine, comme aussi des milieux divers et inégaux où les hommes se trouvent placés ?
Heureusement, l’humanité ne demeure point stationnaire ; une multitude de progrès s’accomplissent, qui modifient incessamment sa condition, et rendent possible ce qui naguère était chimérique. Parmi ces progrès, ceux qui ont été réalisés dans les arts mêmes de la destruction ont contribué, comme on va le voir, plus que tous les autres, à pacifier le monde.
À l’origine, les procédés et les instruments de destruction sont fort simples : c’est la vigueur, c’est l’adresse des combattants qui décident la victoire. Mais bientôt l’intelligence intervient, soit par l’invention d’une tactique qui permet de suppléer au nombre en utilisant mieux les forces dont on dispose, soit par l’invention d’instruments de plus en plus puissants, qui multiplient les moyens de destruction en centuplant leur efficacité. Or les nations civilisées seules possèdent les connaissances et les capitaux nécessaires pour pratiquer avec supériorité l’art de la guerre ainsi perfectionné.
Dans son Traité d’Économie politique, J.-B. Say a parfaitement mis en lumière cette dernière observation, dont l’importance ne saurait échapper à personne.
« La guerre, devenue un métier, dit-il, participe, comme tous les autres arts, aux progrès qui résultent de la division du travail ; elle met à contribution toutes les connaissances humaines. On ne peut y exceller soit comme général, soit comme ingénieur, soit comme officier, soit même comme soldat, sans une instruction quelquefois fort longue et sans un exercice constant. Aussi, en exceptant les cas où l’on a eu à lutter contre l’enthousiasme d’une nation tout entière, l’avantage est-il toujours demeuré aux troupes les mieux aguerries, à celles dont la guerre était devenue le métier. Les Turcs, malgré leur mépris pour les arts des chrétiens, sont obligés d’être leurs écoliers dans l’art de la guerre, sous peine d’être exterminés. Toutes les armées de l’Europe ont été forcées d’imiter la tactique des Prussiens, et, lorsque le mouvement imprimé aux esprits par la Révolution française a perfectionné dans les armées de la République l’application des sciences aux opérations militaires, les ennemis des Français se sont vus dans la nécessité de s’approprier les mêmes avantages.
« Tous ces progrès, ce déploiement de moyens, cette consommation de ressources, ont rendu la guerre bien plus dispendieuse qu’elle ne l’était autrefois. Il a fallu pourvoir d’avance les armées d’armes, de munitions de guerre et de bouche, d’attirails de toute espèce. L’invention de la poudre à canon a rendu les armes bien plus compliquées et plus coûteuses, et leur transport, surtout celui des canons et des mortiers, plus difficile. Enfin, les étonnants progrès de la tactique navale, le nombre de vaisseaux de tous les rangs pour chacun desquels il a fallu mettre en jeu toutes les ressources de l’industrie humaine : les chantiers, les bassins, les usines, les magasins, etc., ont forcé les nations qui font la guerre, non seulement à faire pendant la paix à peu près la même consommation que pendant les hostilités, non seulement à y dépenser une partie de leur revenu, mais à y placer une portion considérable de leurs capitaux.
«… Il en est résulté que la richesse est devenue aussi indispensable pour faire la guerre que la bravoure, et qu’une nation pauvre ne peut plus résister à une nation riche. Or, comme la richesse ne s’acquiert que par l’industrie et l’épargne, on peut prévoir que toute nation qui ruinera, par de mauvaises lois ou par des impôts trop pesants, son agriculture, ses manufactures et son commerce, sera nécessairement dominée par d’autres nations plus prévoyantes. Il en résulte aussi que la force sera probablement à l’avenir du côté de la civilisation et des lumières ; car les nations civilisées sont les seules qui puissent avoir assez de produits pour entretenir des forces militaires imposantes ; ce qui éloigne pour l’avenir la probabilité de ces grands bouleversements dont l’histoire est pleine et où les peuples civilisés sont devenus victimes des peuples barbares[2]. »
Depuis l’époque où J.-B. Say écrivait son Traité, la supériorité des peuples civilisés, dans les arts de la guerre comme dans ceux de la paix, est devenue de plus en plus flagrante. Sur tous les points du globe où les peuples barbares ont essayé de lutter contre les Européens, ils ont été battus. En outre, il faut bien remarquer que la civilisation gagne tous les jours du terrain aux dépens de la barbarie. Comme nombre, les nations civilisées l’emportent aujourd’hui dans une proportion considérable sur les barbares ; comme puissance, leur supériorité est encore bien plus manifeste : ce n’est rien exagérer que d’affirmer qu’il suffirait de vingt-cinq mille soldats européens pour protéger la civilisation contre toutes les forces réunies des peuples barbares.
Il est essentiel de bien remarquer la différence qui existe sous ce rapport entre la situation du monde ancien et celle du monde moderne. Dans l’antiquité, quel spectacle s’offre aux regards ? Celui d’un petit nombre d’hommes intelligents et industrieux qui inventent les premiers arts de la production, et qui parviennent, moyennant des efforts surhumains, à faire surgir quelques îlots de civilisation au-dessus de l’océan de l’universelle barbarie. Ces hommes, qui sont les dieux ou les héros des légendes primitives, avaient à lutter à la fois contre la barbarie du dedans et contre celle du dehors. À la première, ils opposaient le frein de l’esclavage ; à la seconde, le rempart d’une armée disciplinée, dont tous les citoyens étaient tenus de faire partie. Mais il fallait être constamment sur le qui-vive, car on ne connaissait qu’une faible portion de la terre habitée, et, au sein de la paix la mieux assurée en apparence, on était exposé à voir sortir des profondeurs de l’horizon des hordes affamées de butin et de carnage, véritables ouragans humains, qui semaient sur leur passage la désolation et la mort, détruisant en quelques jours l’œuvre de plusieurs siècles de travail civilisateur. Il fallait être tous les jours préparé à se défendre contre ces légions d’ennemis inconnus, et se tenir en conséquence sous les armes comme dans une ville en état de siège. On pourrait même affirmer que les guerres intestines des peuples civilisés avaient alors leur utilité, car elles contribuaient à les aguerrir, comme aussi à perfectionner les procédés et les instruments de la destruction, mettant ainsi les défenseurs de la civilisation mieux en mesure de la protéger contre ses ennemis.
Que si maintenant nous portons nos regards sur le monde moderne, nous serons frappés d’un spectacle bien différent. Les îlots primitifs de la civilisation sont devenus des continents immenses. L’océan jadis sans limites de la barbarie, en se retirant graduellement, a laissé à découvert des montagnes, des plaines, des vallées, qu’anime la présence de l’homme, que son travail féconde et embellit. Çà et là seulement apparaissent encore quelques vastes marécages, derniers vestiges de cet océan desséché ; mais le travail de l’homme les entame de toutes parts, et dans quelques siècles il n’en restera plus de traces. Le domaine de la barbarie s’est graduellement rétréci, le prestige mystérieux et terrible qui environnait jadis ses habitants a disparu. On connaît leur nombre, on a mesuré leurs forces, et l’on sait qu’ils ne sont plus redoutables. On sait, pour tout dire, que les rôles sont changés : que c’est la civilisation qui menace la barbarie, et non plus la barbarie qui menace la civilisation.
Qu’en résulte-t-il ? C’est que la permanence de la paix, qui était une utopie dans l’antiquité, puisqu’il ne dépendait point des peuples civilisés de la garantir, est devenue possible dans les temps modernes.
Nous aurons à examiner à quelles conditions.
III.
Les gouvernements, comme les individus qu’ils ont mission de protéger, ont des points de contact et des relations dérivant de leur nature même. Chacun a ses droits, qu’il est tenu de faire respecter, ses devoirs, qu’il est tenu de remplir. Admettons que la nature et les limites des droits de chacun soient clairement définies et reconnues en toute circonstance ; admettons encore que chacun comprenne qu’il est intéressé à ne point dépasser son droit comme à ne point le laisser entamer, aussitôt tout conflit devient impossible.
Mais les gouvernements ne sont pas plus capables que les particuliers de reconnaître toujours les véritables limites de leur droit. Trop souvent aussi ils se croient intéressés à faire prévaloir des prétentions abusives au détriment des gouvernements plus faibles.
S’il existait, pour les gouvernements comme pour les particuliers, des tribunaux devant lesquels ils fussent tenus de porter leurs différends, avec une force publique organisée pour faire respecter les décisions de ces tribunaux ; s’il existait, pour tout dire, une justice et une police internationales, les différends des gouvernements ne troubleraient pas plus la paix du monde que les procès des particuliers ne troublent aujourd’hui l’ordre intérieur des États.
Malheureusement, ces cours de justice et cette force publique internationales n’existent point. Pour nous servir de l’expression des jurisconsultes, les gouvernements se considèrent comme étant les uns vis-à-vis des autres dans l’état de nature, ce qui signifie qu’ils s’attribuent le droit de juger leurs propres causes, comme aussi de poursuivre par la force la revendication de leurs droits ou de leurs prétentions abusives ou fondées. De là, la guerre.
Cette situation et les maux qui en résultent, M. Ancillon les a admirablement dépeints dans son Tableau des révolutions du système politique de l’Europe ; mais, en même temps, M. Ancillon considérait comme une utopie l’institution d’une justice et d’une police internationales :
« Les différents États qui couvrent la surface du globe, dit M. Ancillon, sont des personnes morales, c’est-à-dire des êtres raisonnables et libres comme les individus qui les composent. Le pouvoir souverain est, dans chacun d’eux, le principe vital, le lien de l’association, la clef de voûte de l’édifice, à laquelle on ne saurait toucher sans danger et sans crime. Âme du corps politique, il pense, il veut, il agit, il a des droits et des obligations, et doit également maintenir les uns et remplir les autres. Les souverains et les États, en leur qualité de personnes morales, sont justiciables de la même loi qui sert à déterminer les rapports des individus. Chacun d’eux a sa sphère d’activité, qui est limitée par celle des autres ; là où la liberté de l’un finit, celle de l’autre commence, et leurs propriétés respectives sont également sacrées. Il n’y a pas deux règles de justice différentes, l’une pour les particuliers et l’autre pour les États. Antérieurement à toute convention entre les souverains, il faut admettre un droit des gens naturel, qui résulte de la simple idée de plusieurs peuples placés à côté les uns des autres, et qui contient la théorie des obligations auxquelles les États peuvent légitimement se contraindre les uns et les autres, s’ils en ont la puissance et les moyens.
« Ce droit existe, mais il manque d’une garantie extérieure : il n’y a point de pouvoir coactif qui puisse forcer les différents États à ne pas dévier, dans leurs relations, de la ligne du juste. Les individus humains ont assuré leurs droits en créant cette garantie ; ils ont créé cette garantie en formant l’ordre social ; et, en le formant, ils sont sortis de l’état de nature. Les souverains sont donc encore dans l’état de nature, puisqu’ils n’ont pas encore créé cette garantie commune de leur existence et de leurs droits, et que chacun d’eux est seul juge et seul défenseur de ce qui lui appartient exclusivement et de ce que les autres doivent respecter.
« Au défaut de cette garantie commune de leur existence et de leurs droits, qui a rendu de tout temps leur situation précaire, les souverains se sont liés réciproquement par des contrats appelés traités ; ils ont usé de la prérogative de toutes les personnes libres et morales de céder, d’acquérir et d’échanger des droits. La connaissance de ces traités forme le droit des gens conventionnel ou le droit public. Mais ces engagements ont été pris et résiliés avec une égale facilité. Comme ils n’étaient pas garantis par une volonté et une puissance qui pussent assurer leur exécution, ils ont donné naissance à de nouvelles violences, ils ont multiplié les offenses et les plaintes, et ils n’ont obvié à rien. Sans doute, la règle du juste condamne ces infractions, et les principes du droit ordonnent aux États comme aux particuliers de remplir leurs engagements ; mais ces principes, dénués d’un pouvoir coactif suffisant pour les faire respecter, ont existé dans la théorie, sans diriger la pratique.
« Ici se présente une question qui doit intéresser vivement tous les amis de l’humanité. L’état de nature dans lequel vivent encore les sociétés les unes à l’égard des autres est un état contraire au bonheur et à la destination de l’homme ; un état où la force n’existe que pour violer impunément le droit, tandis qu’elle ne devrait exister que pour le protéger et punir les violateurs. Cet état éternise tous les malheurs réunis dans le seul fléau de la guerre ; il amène des dangers toujours renaissants ou du moins il entretient des jalousies, des défiances, des craintes perpétuelles, et provoque des mesures de précaution, qui sont elles-mêmes déjà un mal réel. Les États ne doivent-ils donc pas tâcher de sortir de cette situation violente ? Ne doivent-ils pas le souhaiter vivement ? Et quels sont les moyens qui paraissent le plus appropriés à ce but ? »
M. Ancillon examine successivement ceux qui ont été proposés, savoir : la monarchie universelle, l’établissement d’un tribunal souverain des nations, la généralisation du régime constitutionnel, les progrès de la raison et de la moralité, et il les trouve également impuissants.
Voici notamment ce qu’il dit des progrès de la raison et de la moralité :
« Serait-ce enfin des progrès de la raison et de la moralité qu’il faudrait attendre cette garantie de l’existence et de l’indépendance des États ? La force morale tiendra-t-elle jamais lieu de la force physique, qui contient les individus dans la société ? Quelque belles et consolantes que soient ces idées, elles ne méritent pas grande attention ; ce sont des vapeurs agréablement colorées, qui n’ont aucune espèce de consistance.
«… Les princes et les peuples, les ministres et les démagogues, ont sans doute multiplié les guerres sans nécessité ; mais les guerres tiennent essentiellement à l’état de nature dans lequel se trouvent les gouvernements les uns à l’égard des autres[3]. »
Pour que cet état de nature, si bien caractérisé par M. Ancillon, cessât d’exister, que faudrait-il ? Il faudrait que les gouvernements consentissent à renoncer à se faire juges dans leurs propres causes et à poursuivre, par la force, le redressement de leurs griefs ; il faudrait, en un mot, qu’ils renonçassent à user de leur droit de faire la guerre.
Peut-on attendre d’eux qu’ils limitent ainsi volontairement leur liberté d’action ?
Non. Il serait peu raisonnable de concevoir une telle espérance. Mais cette renonciation au droit de la guerre, on peut l’exiger d’eux, en se fondant sur les changements que l’extension des relations internationales a introduits dans l’état du monde, sur la solidarité nouvelle que l’entre-croisement progressif des intérêts a fait naître entre les nations, et qui se développe chaque jour davantage.
À l’origine, remarquons-le bien, les différentes nations n’ayant entre elles que des relations peu fréquentes, et par conséquent qu’un petit nombre d’intérêts communs, une guerre qui éclate entre deux États n’intéresse les autres qu’à un faible degré. Cette guerre ne peut leur occasionner directement qu’un dommage insignifiant. Le seul mal sérieux qui puisse en résulter pour elles est purement éventuel. Il consiste dans l’augmentation de la puissance du vainqueur, et dans le danger qu’elle peut faire courir aux autres États dont les forces ne se sont point accrues. Aussi que voyons-nous alors ? Nous voyons les États neutres s’unir fréquemment pour prévenir ce danger, « en vue de maintenir l’équilibre des puissances » ; nous les voyons se joindre au plus faible contre le plus fort, sans s’inquiéter au surplus de la justice de la cause, sans rechercher qui a tort ou qui a raison. C’est que la loi de l’utile est la règle de conduite des peuples comme elle est celle des particuliers, et que leurs institutions, bonnes ou mauvaises, naissent toujours des nécessités du moment, et sont en harmonie avec elles.
Mais, à mesure que les relations internationales se développent, la guerre, qui d’abord ne causait un dommage sérieux qu’aux belligérants eux-mêmes, est devenue de plus en plus une nuisance pour la communauté des peuples civilisés.
Examinons, par exemple, ce qui s’est passé dans la guerre d’Orient. Cinq nations seulement ont pris part à cette guerre : la Russie, d’un côté ; l’Angleterre, la France, la Turquie et la Sardaigne, de l’autre. Le dommage occasionné par la guerre s’est-il concentré seulement sur les nations belligérantes ? Non, les neutres en ont aussi subi leur part, et cette part a été considérable. Voyons en quoi elle a consisté :
1° Les neutres ont été obligés d’augmenter leurs armements, soit pour faire respecter leur neutralité, soit pour se tenir en garde contre les bouleversements intérieurs que la guerre pouvait amener ;
2° Ils ont souffert de l’interruption partielle de leur commerce. C’est ainsi qu’il leur a été interdit de fournir aux belligérants les produits compris sous la dénomination de contrebande de guerre ; c’est ainsi encore qu’ils ont dû cesser toutes relations avec les parties de la Russie les plus accessibles au commerce, mais que le blocus avait mises en interdit ;
3° Ils ont souffert du ralentissement des affaires que la guerre, et surtout la crainte des complications dangereuses qu’elle pouvait engendrer, ont occasionné sur toute la surface du monde civilisé, et de la dépréciation de toutes les valeurs qui en a été la conséquence ;
4° Ils ont souffert encore, parce qu’il leur a été interdit de recourir aux approvisionnements de la Russie pour combler le déficit de leurs récoltes. Celles-ci étaient insuffisantes dans toute l’Europe, excepté en Russie. Si la paix avait subsisté, la Russie aurait pu fournir en deux ans, aux autres nations, plus de quarante millions d’hectolitres, pour combler le déficit de leur production alimentaire, soit le quinzième environ de leur consommation, ce qui eût occasionné dans les prix une diminution qu’on ne saurait évaluer à moins de douze à quinze pour cent ;
5° Enfin, en diminuant temporairement les travaux productifs des nations belligérantes et en augmentant leurs dépenses, et par conséquent en les appauvrissant, au moins d’une manière relative, la guerre a encore occasionné un dommage permanent à toutes les nations qui sont en relation d’affaires avec elles. Car la masse d’affaires que l’on peut faire avec une nation aussi bien qu’avec un individu est toujours strictement proportionnée à ses ressources. D’où il résulte que tout ce qui contribue à appauvrir un peuple, que ce soit une guerre, une révolution, une inondation, une peste ou tout autre fléau, est dommageable pour les autres, comme tout ce qui contribue à l’enrichir leur est profitable.
La guerre d’Orient n’a donc pas infligé un dommage aux seuls belligérants ; elle a été nuisible encore à tous les peuples qui font partie de la communauté des nations civilisées, et dans la mesure de l’étendue et de l’importance de leurs relations internationales. Or ce dommage que la guerre inflige aux neutres dans l’état actuel de la civilisation est inévitable, et il ne peut qu’aller croissant dans une progression rapide, si l’on considère l’impulsion énorme que l’avènement de la grande industrie et le perfectionnement des voies de communication ont donnée au commerce extérieur.
À une époque qui n’est pas encore bien éloignée de nous, le commerce extérieur n’avait qu’une valeur insignifiante relativement au commerce intérieur. Il en est encore ainsi chez les peuples les moins avancés dans les arts de la production. En Russie, par exemple, le commerce extérieur ne dépasse pas un vingtième du commerce intérieur. Mais, chez les peuples qui marchent à la tête de la civilisation industrielle et commerciale, la proportion est beaucoup plus forte, et elle va croissant chaque jour. C’est ainsi que le commerce extérieur de l’Angleterre, des États-Unis, de la France, de la Belgique, de la Hollande et de l’Allemagne, a plus que triplé depuis vingt-cinq ans ; d’où il résulte que toute guerre ou toute perturbation extérieure affecte aujourd’hui les intérêts de ces nations trois fois plus qu’elle ne les aurait affectés alors.
On voit donc que la guerre acquiert de plus en plus, pour la communauté des peuples civilisés, les caractères d’une « industrie dangereuse et insalubre », c’est-à-dire qu’elle leur cause, en vertu des changements que le développement de la civilisation opère dans le milieu où elle s’exerce, une nuisance croissante qu’il n’est pas en leur pouvoir d’éviter, qu’il n’est pas non plus au pouvoir des belligérants de leur épargner.
De là, pour les peuples faisant partie de la grande communauté de la civilisation, un intérêt croissant, non seulement d’éviter la guerre pour eux-mêmes, mais encore d’empêcher qu’elle n’éclate entre les autres peuples. De là aussi un droit croissant qu’ils ont acquis d’intervenir pour l’empêcher.
Ce droit nouveau, fondé sur le phénomène de l’entre-croisement progressif des intérêts et de la solidarité internationale qui en dérive, vient donc se dresser devant le droit primitif de la guerre, pour le limiter d’abord, et, finalement, pour le surmonter.
Cette situation nouvelle que M. Ancillon n’avait point aperçue, et qu’il ne pouvait guère apercevoir, puisqu’elle commençait seulement à se développer à l’époque où il esquissait son Tableau des révolutions du système politique de l’Europe, cette situation nouvelle étant bien définie, supposons qu’un différend survienne entre deux nations, et que, soit orgueil, soit convoitise de l’une ou de l’autre part, l’affaire ne s’arrange point à l’amiable. Supposons que la guerre soit sur le point d’en sortir. Quelle conduite les autres nations seront-elles autorisées à tenir pour l’empêcher ?
N’auront-elles pas le droit de dire aux deux parties contendantes : « Vous voulez recourir à la force pour vider votre différend. Soit ! Nous n’aurions rien à y redire si vous pouviez en user ainsi sans porter atteinte à nos intérêts, sans nous causer un dommage ; mais vous ne le pouvez point. Quoi que vous fassiez, quelles que soient les mesures auxquelles vous ayez recours pour faire respecter la propriété et le commerce des neutres, vous ne pouvez éviter de nous nuire. Nous avons, en conséquence, le droit d’intervenir, soit pour vous empêcher de commettre des actes qui doivent avoir pour résultat infaillible de nous causer un dommage, soit pour vous obliger à nous indemniser de ce dommage. »
Cela étant, toute guerre ne pourrait-elle pas être aisément évitée ? Ne suffirait-il pas, pour la prévenir, que les neutres menaçassent de s’unir contre la puissance qui refuserait de se dessaisir de son droit de guerre, c’est-à-dire d’un droit qui, dans l’état actuel de la civilisation, ne peut plus être exercé sans occasionner un dommage sérieux aux tiers non intéressés dans la querelle ?
Or, comme il n’existe pas dans le monde un État capable de résister à l’effort des autres États réunis, de même qu’il n’existe pas, au sein de chaque État, une individualité ou une collection d’individualités capable de résister à l’union de toutes les autres, cette menace, fondée sur un droit et sur un intérêt incontestables, ne suffirait-elle pas pour empêcher la guerre ? Lorsque chaque puissance aurait la conviction qu’en persistant à exercer son droit de guerre, c’est-à-dire à se faire juge dans sa propre cause, et à exécuter elle-même son jugement, elle s’expose à l’effort d’une coalition composée de toutes les autres puissances, ce droit légué des temps barbares ne tomberait-il pas en désuétude ? N’emploierait-on pas un autre procédé, mieux en harmonie avec l’état actuel de la civilisation, pour mettre fin aux différends qui surgissent entre les gouvernements ?
Quel serait ce procédé ?
Ce ne serait et ne pourrait être évidemment que l’intervention d’un tiers arbitre ou d’un tribunal constitué spécialement pour juger les conflits de ce genre, tribunal dont toutes les nations intéressées au maintien de la paix se chargeraient de faire exécuter les arrêts.
On peut affirmer, au surplus, que le régime actuel n’est qu’un acheminement vers celui-là. Le « droit de guerre » a cessé d’exister dans toute sa plénitude. Les États secondaires de l’Europe ne le possèdent même plus que d’une manière purement nominale.
Depuis 1815, pour ne pas remonter plus haut, cinq grandes puissances se sont attribué la dictature politique de l’Europe. Ces puissances se sont investies elles-mêmes du droit d’intervenir pour mettre fin aux conflits internationaux, en vue de sauvegarder la paix européenne. Leur intervention s’est exercée en Grèce, en Belgique, et finalement dans la guerre d’Orient même, où l’une d’elles se trouvait en cause. Il suffirait d’élargir ce système, en faisant entrer toutes les nations civilisées dans le « concert européen, » au lieu de laisser le droit d’intervention comme un monopole, entre les mains des grandes puissances, pour que la paix du monde ne pût désormais être sérieusement troublée. En effet, dès qu’un conflit de nature à compromettre la paix commune surgirait entre deux gouvernements, les autres s’uniraient pour faire prévaloir le droit d’intervention sur le droit de guerre, et nul ne serait évidemment assez insensé pour entreprendre de lutter avec une coalition qui comprendrait toutes les forces du monde civilité, moins les siennes.
Il nous reste à examiner quel bénéfice les peuples pourraient retirer de cet établissement d’un « concert universel » pour maintenir la paix.
Supposons que ce « concert universel » étant établi, chaque puissance reconnaisse qu’il ne lui est plus possible de recourir à la force pour faire prévaloir ses prétentions abusives ou fondées ; qu’elle est tenue de vider ses querelles à l’amiable, sous peine de voir les autres puissances s’unir pour la forcer à accepter le verdict d’une cour de justice internationale, qu’arrivera-t-il ? Qu’un fait analogue à celui qui s’est produit lors de l’établissement d’une justice et d’une police régulières dans l’intérieur des États se produira de nouveau sur une échelle plus étendue ; que l’on verra les nations désarmer, comme alors ont désarmé les individus, par la conviction de leur impuissance à faire prévaloir leur force isolée contre les forces combinées des autres membres de la communauté civilisée. À quoi se réduiront alors les armées ? D’abord, au contingent nécessaire pour protéger contre les barbares le domaine de la civilisation, ensuite au contingent qui devra être requis pour faire exécuter les arrêts rendus au nom de la justice internationale. Quelle pourra être l’importance de ce dernier contingent ? Elle se mesurera évidemment à celle des résistances qu’il s’agira de surmonter. Or ne pourra-t-ou pas exiger de chaque puissance admise au sein du concert universel qu’elle réduise au minimum son effectif militaire, afin de pouvoir réduire d’autant la force commune ?
Quelques chiffres que nous imprimions au savant ouvrage de M. P. Larroque, De la Guerre et des Armées permanentes, ouvrage couronné par le Comité de la paix de Londres, donneront une idée de l’économie que les peuples civilisés pourraient réaliser en réduisant au minimum leurs dépenses militaires, après avoir élargi, universalisé la « Sainte-Alliance. »
« L’effectif des armées de terre et de mer de l’Europe, sans y comprendre les gardes nationales, milices, réserves et landwehrs, est de 2 805 414 hommes (en temps de paix), et les sommes correspondantes à la perte de leur travail s’élèvent à 753 102 000 fr.
« La valeur improductive des propriétés mobilières et immobilières, affectées au service de la guerre, est de 18 785 435 305 fr., et les intérêts de la valeur de ces propriétés s’élèvent à 751 417 412 fr.
« Les dettes publiques causées par la guerre forment un total de 58 622 677 387 fr., et les intérêts de ces dettes sont de 1 748 750 355 fr. Pour certaine nation, l’intérêt de la dette publique va jusqu’à dépasser les 6/7 du revenu total de l’État.
« La dépense militaire annuelle, qui, dans les budgets officiels, est portée à un total de 2 020 524 434 fr., s’élève en réalité à un total de 5 255 794 201 fr. ; c’est-à-dire qu’elle dépasse les 6/7 du chiffre de la recette totale, qui est de 6 124 593 289 fr. Pour plusieurs États, elle dépasse le chiffre des recettes du budget public[4]. »
Ainsi donc, en comptant et la perte du travail du personnel des années, et la perte de l’intérêt du capital engagé dans le matériel militaire et les intérêts des dettes occasionnées par la guerre, on arrive à une charge totale de plus de cinq milliards, que le régime actuel fait peser, en pleine paix, sur les peuples européens. Les dépenses et les maux que chaque nouvelle guerre occasionne doivent naturellement être ajoutés à ce fardeau ordinaire. Or on estime qu’en moins de trois années la guerre d’Orient, par exemple, a dévoré cinq cent mille hommes et huit ou dix milliards, sans parler des pertes indirectes qu’elle a occasionnées à la communauté des peuples civilisés, par l’interruption des communications avec la Russie et la perturbation générale des affaires.
Que l’on juge d’après cela des bénéfices que les peuples retireraient d’un régime qui, en associant les gouvernements dans un concert universel, pour maintenir la paix du monde, rendrait la guerre à peu près impossible, et leur permettrait en conséquence de réduire leur effectif au minimum que comporterait cette situation nouvelle.
V.
Ce concert universel, constituant une véritable société d’assurance mutuelle contre le risque de guerre, doit inévitablement s’établir de lui-même par le développement naturel des forces et des intérêts de la civilisation ; mais l’avènement en peut être accéléré ou retardé, selon que les faits et les doctrines qui le préparent se développeront et se propageront avec plus ou moins de rapidité.
Le grand fait, qui est comme la pierre angulaire de l’édifice de la paix, c’est le mélange, l’entre-croisement des intérêts des différents peuples. La nécessité d’établir un appareil pour sauvegarder la paix générale aussi bien que le droit de l’établir en dérivent. À mesure que la masse des intérêts communs s’accroîtra, cette nécessité deviendra plus pressante et ce droit plus visible.
Or comment se créent les intérêts communs ? Ils se créent par le commerce. Tout ce qui contribue à développer le commerce entre les nations contribue donc, par là même, à consolider la paix du monde. C’est ainsi que tous les progrès qui augmentent l’abondance de la production en diminuant ses frais, et qui étendent en conséquence la sphère où les produits peuvent s’échanger ; c’est ainsi, en particulier, que les progrès réalisés dans les moyens de transport sur terre et sur mer, progrès qui entament et affaiblissent l’obstacle naturel des distances ; c’est ainsi, enfin, que l’abaissement, ou mieux encore la suppression des barrières artificielles que les nations ont élevées à leurs frontières, soit en vue de la fiscalité, soit en vue de protéger certaines industries aux dépens des autres ; c’est ainsi que tous ces progrès divers, en multipliant les intérêts communs, qui rendent les nations solidaires, rendent inévitable l’avènement d’un régime qui donne à l’ordre extérieur des garanties équivalentes à celles sur lesquelles repose l’ordre intérieur des États.
La propagande spéciale en faveur de la paix peut concourir aussi à hâter l’avènement d’un concert universel et permanent contre la guerre. Cette propagande, pour être pleinement efficace, doit s’attacher, d’une part, à bien mettre en lumière les maux inévitables que la guerre cause à la communauté des peuples civilisés, à faire le compte ou le bilan de chaque guerre, de manière à rendre visible à tous les yeux l’intérêt qu’on avait à la prévenir ; d’une autre part, elles doit s’attacher à faire ressortir le droit que les neutres ont de s’opposer à ce fait nuisible, et signaler les moyens que le droit des gens leur offre pour l’empêcher ou pour y mettre fin. Vulgariser les principes de l’économie politique et du droit des gens dans leurs applications à la guerre, telle doit donc être la tâche principale d’une propagande en faveur de la paix.
Cependant, en admettant qu’un concert universel vienne à s’établir pour empêcher la guerre, sous la pression croissante des intérêts communs, la paix se trouvera-t-elle désormais hors de toute atteinte ? Les peuples cesseront-ils d’être exposés au risque de guerre ? Nous n’oserions l’affirmer. Sans doute, la crainte d’attirer sur soi l’effort d’une coalition composée de toutes les autres puissances engagera chaque gouvernement à soumettre ses différends au jugement d’un arbitre ou d’un tribunal constitué ad hoc plutôt qu’à recourir à la force, et la sécurité générale s’en trouvera sensiblement consolidée, tandis que les dépenses qu’elle exige pourront être considérablement réduites ; mais il n’en serait pas moins téméraire d’affirmer, que la généralisation du concert européen, ou, si l’on veut encore, que l’établissement d’une Sainte-Alliance universelle amènerait la paix perpétuelle. Des événements que la sagesse humaine n’a point l’habitude de prévoir, des révolutions et des guerres civiles, par exemple, pourraient encore disloquer cet appareil préservatif de la paix, et livrer de nouveau le monde aux horreurs de la guerre. Aussi longtemps que « le risque de guerre » subsistera, aucune institution, si solide et si parfaite qu’on la suppose, ne pourra entièrement l’écarter, comme aucune digue, si élevée et si massive qu’elle soit, ne pourra complètement garantir les riverains des mers et des grands fleuves contre le risque des inondations, tant que les causes qui agissent pour exhausser accidentellement le niveau des mers et des fleuves continueront de subsister.
Il s’agit donc de savoir en quoi consiste le risque de guerre, si ce risque est permanent de sa nature ou s’il est susceptible de diminuer et de s’effacer.
« Si l’on veut avoir une idée des éléments dont se compose ce risque, écrivions-nous ailleurs, on n’a qu’à jeter un coup d’œil sur les causes principales qui ont jusqu’à nos jours suscité la guerre.
« La Société de la paix du Massachusetts a dressé une enquête qui peut fournir à cet égard des indications utiles. Elle a recherché les causes des guerres qui ont affligé le monde civilisé depuis le règne de Constantin. Ces guerres sont au nombre de 286, non compris les insurrections, les luttes partielles, ni les guerres engagées contre les peuples sauvages. Voici en quelles catégories elles se distribuent. :
« 44 guerres engagées pour obtenir un accroissement de territoire.
« 22 pour lever des tributs, etc.
« 24 de représailles.
« 8 entreprises pour décider quelque question d’honneur ou de prérogative.
« 6 provenant de contestations relatives à la possession d’un territoire.
« 41 provenant de prétentions à une couronne, guerres de succession, etc.
« 30 commencées sous le prétexte d’assister un allié.
« 23 provenant d’une rivalité d’influence.
« 5 provenant de querelles commerciales.
« 55 civiles.
« 28 de religion, en y comprenant les croisades contre les Turcs et les hérétiques.
« Ce relevé a le défaut de manquer de précision. Il nous semble aussi que ses auteurs n’ont pas accordé une part assez large aux guerres occasionnées par des rivalités commerciales. Pour avoir été souvent déguisée, cette cause ne se trouve pas moins au fond de beaucoup de luttes internationales. Malgré ses imperfections, le tableau dressé par la Société de la paix du Massachusetts peut néanmoins être consulté avec fruit.
« Les guerres qui s’y trouvent énumérées peuvent être, en dernière analyse, ramenées aux quatre catégories suivantes :
« Guerres religieuses.
« Guerres commerciales.
« Guerres politiques.
« Guerres civiles.
« Or, si l’on prend à part chacune de ces catégories, on apercevra au fond l’esprit de monopole agissant pour susciter la guerre, et l’esprit de liberté s’élevant, au contraire, pour rétablir la paix et la consolider.
« D’où sont provenues, par exemple, toutes les guerres religieuses ? De ce que certains hommes qui professaient la religion A ne voulaient pas souffrir que d’autres hommes professassent la religion B. D’abord ils recouraient à la persuasion pour les convertir, et, la persuasion venant à échouer, ils employaient la force. Les sectateurs de A torturaient, pendaient, brûlaient les sectateurs de B, dans le dessein louable de sauver leurs âmes. Ils ne manquaient guère non plus de confisquer leurs biens. Lorsque les sectateurs de B se sentaient assez forts pour résister ouvertement à leurs convertisseurs, ils se levaient en armes, et la guerre religieuse commençait. Animés pour l’ordinaire d’un fanatisme égal à celui de leurs persécuteurs, ils imitaient volontiers leur intolérance. L’écrasement de l’une ou de l’autre secte pouvait seul mettre fin à la lutte. Chacun sait quelles guerres sanglantes et quels forfaits abominables la religion, ainsi mise au service de l’esprit de monopole, a suscités dans le monde. Heureusement l’esprit de liberté finit par intervenir. On s’aperçut à la fin que les sectateurs de A n’avaient, en réalité, nul intérêt à obliger les sectateurs de B à partager leur façon de croire et réciproquement, et la liberté religieuse mit un terme aux guerres de religion.
« D’où sont provenues toutes les guerres commerciales ? Encore de l’esprit de monopole. Certains peuples ont voulu s’attribuer, d’une manière exclusive, l’exploitation de certains marchés, et, dans ce but, ils ont établi des prohibitions, conquis des colonies, conclu des alliances commerciales. De là, d’innombrables occasions de querelles et des guerres interminables. Heureusement, le même esprit de liberté, qui commençait à pacifier l’arène religieuse, gagna aussi le domaine des intérêts matériels. Un jour, des hommes imbus de cet esprit de liberté et de paix dirent aux peuples qui se disputaient, les armes à la main, des débouchés : — Pourquoi verser votre sang et dépenser votre argent pour acquérir la possession exclusive d’un marché ? Il y a mieux à faire. Au lieu de vous disputer un monopole qui, selon toute apparence, coûtera plus au vainqueur qu’il ne lui rapportera jamais, tolérez-vous mutuellement sur le marché en litige ; mettez-y vos marchandises en concurrence. Celui d’entre vous qui offrira la meilleure denrée et au prix le plus bas l’emportera infailliblement sur ses rivaux. Le plus souvent même il n’y aura, au bout de cette lutte pacifique, ni vainqueur ni vaincu. Chacun de vous, ayant ses aptitudes particulières, son capital matériel et moral sui generis, trouvera un débouché dans le marché disputé. Chacun y placera les choses qu’il est le plus apte à produire. Grâce à cette combinaison si simple et d’un caractère si fraternel, les hommes industrieux pourront s’adonner sur toute la surface du globe au genre de production qui convient le mieux à leurs aptitudes, les consommateurs seront mieux servis et les frais des guerres commerciales seront économisés, au grand avantage de tous. — Ce bon conseil commence à être suivi, et, quoique la liberté du commerce soit encore à son aurore, elle a déjà rendu presque impossibles les guerres commerciales.
« Le même esprit de monopole se retrouve au fond de toutes les guerres politiques et civiles. Comme dans les cas précédents, il a encore pour infaillible antidote l’esprit de liberté. S’agit-il, par exemple, de contestations relatives à la possession d’un territoire ou d’une couronne, laissez les hommes adopter librement le gouvernement qu’ils préfèrent, au lieu de disposer d’eux sans les consulter, comme s’il s’agissait de vils troupeaux, et la principale cause des guerres politiques cessera d’exister. De même, qu’au sein des États la liberté devienne de plus en plus la base des institutions politiques, religieuses et économiques, et les occasions de conflits intérieurs disparaîtront peu à peu.
« À mesure donc que l’esprit et les institutions des peuples progressent dans le sens de la liberté, le risque de guerre devient moindre, et la prime destinée à le couvrir peut être abaissée[5]. »
En résumé, la durée de la paix dépend de deux causes : 1° de l’efficacité de l’appareil destiné à la maintenir ; 2° du nombre et de l’intensité des risques de guerre. Nous avons examiné les faits qui ont amené l’établissement d’un appareil destiné à sauvegarder la paix européenne ; nous avons recherché aussi comment cet appareil peut être rendu à la fois plus efficace et moins coûteux. Nous venons enfin de jeter un coup d’œil sur les causes qui agissent d’une manière incessante et progressive pour affaiblir le risque de guerre. Ces investigations diverses ont dû convaincre nos lecteurs, comme elles nous ont convaincu nous-même, que la consolidation de l’ordre extérieur ou de la paix ne saurait être improvisée. Il faut du temps pour achever la digue qui est destinée à préserver le monde du flot destructeur de la guerre ; il faut du temps aussi pour éliminer les causes qui précipitent les nations hors de leurs frontières comme des fleuves dont les eaux mugissantes s’entre-choquent hors de leur lit ; il faut du temps pour maîtriser les éléments qui produisent ces tempêtes humaines. Mais, si les progrès qui conduisent à la paix ne s’improvisent point, ils n’en suivent pas moins une loi de développement immuable et irrésistible ; on peut les prédire et presque les calculer comme on calcule les phénomènes astronomiques, et, pour qui sait lire dans le livre ouvert des lois de la nature et de la société, la paix perpétuelle est le fruit tardif, mais savoureux et magnifique, de l’arbre de la civilisation.
VI.
Peut-être même avons-nous tort de signaler la paix comme le fruit tardif de l’arbre de la civilisation. Nous vivons, en effet, à une époque où l’on voit se réaliser, avec une promptitude merveilleuse, des progrès qui eussent semblé chimériques il y a un siècle à peine. N’est-il pas certain, par exemple, que la guerre d’Orient a singulièrement avancé l’œuvre de l’établissement d’un concert universel et permanent en faveur de la paix ? Cette guerre n’a-t-elle pas attesté en premier lieu la toute-puissance de l’opinion publique, qui a cimenté l’alliance des puissances occidentales au profit du droit du plus faible contre les prétentions abusives du plus fort ? N’a-t-elle pas donné le spectacle d’une coalition agissant pour exécuter un verdict rendu au nom de la conscience des peuples ? N’a-t-elle pas montré, d’un autre côté, combien le concert européen deviendrait plus efficace pour sauvegarder la paix du monde, s’il comprenait toutes les puissances au lieu de n’en contenir que quelques-unes ? N’est-il pas certain que, si toutes les puissances, grandes et petites, qui condamnaient les prétentions abusives de la Russie, s’étaient unies contre elle, la guerre n’eût même pas éclaté ?
Enfin, à l’issue de cette guerre, les plénipotentiaires, réunis au congrès de Paris, ont émis un vœu solennel en faveur de l’arbitrage. Ce vœu a été ainsi formulé dans la séance du 14 avril 1856 :
« Messieurs les plénipotentiaires n’hésitent pas à exprimer, au nom de leurs gouvernements, le vœu que les États entre lesquels s’élèverait un dissentiment sérieux, avant d’en appeler aux armes, eussent recours, en tant que les circonstances l’admettraient, aux bons offices d’une puissance amie.
« Messieurs les plénipotentiaires espèrent que les gouvernements non représentés au congrès s’associeront à la pensée qui a inspiré le vœu consigné au présent protocole. »
Sans doute, ce n’est là qu’un simple vœu ; mais ce vœu n’atteste-t-il pas à quel point le besoin de la paix est déjà devenu intense et universel ? Et, si l’on invite aujourd’hui les gouvernements à recourir à l’arbitrage, ne pourra-t-on pas demain leur en imposer l’obligation, au nom des intérêts croissants pour lesquels la guerre est une nuisance ?
Tandis que l’appareil préservatif de la guerre va se perfectionnant, les risques de guerre s’affaiblissent par la diffusion et la réalisation progressives des doctrines qui substituent la liberté au monopole, dans le monde des affaires comme dans celui des croyances. Ainsi toutes les forces de la civilisation sont en jeu pour consolider la paix ; et qui pourrait affirmer qu’elles demeureront longtemps encore impuissantes contre les vieilles pratiques de la barbarie ? Tout progrès à réaliser ressemble, ne l’oublions pas, à une montagne à gravir. Il faut aller jusqu’au sommet pour être récompensé des fatigues et des dangers de l’ascension ; mais plus on approche de ce sommet radieux, plus la fatigue est grande, plus les dangers se multiplient, plus on craint de n’y arriver jamais. Parce que la guerre a redoublé ses fureurs, parce que l’humanité laisse des traces de sang de plus en plus larges le long des âpres sentiers qu’elle suit pour arriver à la région sereine où elle aspire, ne désespérons pas de l’entendre crier bientôt : Italiam ! Italiam ! Peut-être est-il voisin de nous, le jour où la paix perpétuelle, que l’on qualifiait, il y a un siècle, de « rêve d’un homme de bien », sera la réalité, et où la guerre à son tour n’apparaîtra plus que comme le rêve d’un méchant, l’utopie de l’esprit du mal.
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[1] Ce travail forme l’introduction d’un remarquable ouvrage sur l’abbé de Saint-Pierre, sa vie et ses œuvres, que M. de Molinari achève en ce moment, et qui doit figurer dans la Bibliothèque des sciences morales et politiques, publiée par M. Guillaumin. Nous avons pensé être agréable aux lecteurs du Journal des Économistes en détachant ce morceau, qui donne un avant-goût du livre de notre savant collaborateur, et qui par lui-même forme un tout dont ils apprécieront tout le mérite et l’intérêt. C’est l’histoire de l’idée de la paix tracée par une main habile et exercée, avec une sympathie intelligente, trop étrangère jusqu’ici aux écrivains, même les meilleurs, qui se sont occupés de l’abbé de Saint-Pierre.
(Note de la rédaction.)
[2] J.-B. Say, Traité d’économie politique, liv. III, ch. VIII.
[3] Tableau des révolutions du système politique de l’Europe, par Frédéric Ancillon. Discours préliminaire.
[4] De la Guerre et des Armées permanentes, par P. Larroque, ancien recteur de l’Académie de Lyon, p. 196.
[5] Dictionnaire de l’Économie politique, art. PAIX.
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