Algérie. Rapport sur la situation économique de nos possessions dans le nord de l’Afrique

Devant l’Académie des sciences morales et politiques, dont les membres, quoique libéraux, sont aussi de fervents défenseurs de la colonisation, Adolphe Blanqui présente les conclusions d’un voyage qu’il vient d’effectuer en Algérie. L’un des principaux freins au développement de notre nouvelle colonie, dit-il, est l’état instable et embrouillé de la propriété, qu’il est urgent d’asseoir sur des bases solides. Il regrette aussi qu’on n’ait pas fait de l’Algérie une terre de libre-échange, et qu’au contraire la douane entrave un développement rendu difficile par ailleurs par bien d’autres considérations.


Algérie. Rapport sur la situation économique de nos possessions dans le nord de l’Afrique.

Lu à l’Académie des sciences morales et politiques dans les séances des 16, 23 et 30 novembre, 7 et 15 décembre 1839.

Par Adolphe Blanqui, membre de l’Institut

(1840)

Considérations générales.

L’Académie m’a fait l’honneur de me confier, il y a quelques mois, la mission délicate d’étudier et de constater les faits économiques qui se rattachent à notre établissement colonial dans le nord de l’Afrique. Je viens lui soumettre aujourd’hui le résultat de mes observations. Dans une matière aussi difficile, et sur laquelle on a déjà tant disserté, il était nécessaire, avant tout, de se circonscrire et de demeurer soigneusement dans la limite des faits spéciaux et accomplis. La gravité du sujet l’exigeait autant que la prudence, sous peine de rallumer une polémique ardente qui a fait son temps et hors de laquelle les académies ont le bonheur de vivre. Je me bornerai donc à exposer avec sincérité l’état économique de notre colonie, ses ressources, ses besoins, les phénomènes particuliers, généralement très remarquables, qui ont accompagné son développement sur certains points ou qui le contrarient sur certains autres ; de sorte que l’Académie puisse avoir sous les yeux les éléments essentiels et les faits les plus importants de cette grande question d’économie politique et d’intérêt national. Il n’est pas indifférent non plus que l’Académie sache d’après quelle méthode j’ai procédé à ces investigations compliquées qu’il me faudra résumer pourtant d’une manière nette et précise, pour ménager ses moments et mériter son attention.

J’ai lu avant mon départ presque tous les écrits qui ont traité des affaires de l’Algérie depuis la conquête, ainsi que j’avais fait pour l’histoire de la Corse, quand l’Académie me confia, il y a un an, la mission de visiter ce département. Mais il m’est arrivé en Afrique ce que j’avais éprouvé en Corse : c’est d’oublier à peu près entièrement, en présence des lieux qui sont bien autrement éloquents que les livres, tout ce que j’avais appris dans ceux-ci. J’ai trouvé l’Afrique tout à fait différente des tableaux flatteurs ou sinistres d’après lesquels on s’est trop habitué à la juger ; elle n’est pas partout la même ; elle n’est pas même entière et compacte, depuis le traité de la Tafna, qui l’a hachée en tronçons pleins de vie, sans doute, et aspirant à se rejoindre, mais encore séparés par la lettre sinon par l’esprit de ce traité. Oran, Alger et Constantine avec Bone correspondent à trois modes différents d’existence sociale : Oran, au commerce extérieur y compris l’interlope ; Alger, à la petite culture en attendant l’exploitation de la Mitidja, et Constantine, à la grande agriculture, quand nous aurons des colons pour l’entreprendre. Ces trois points culminants représentent le passé, le présent et l’avenir de la colonie. Ils ne se ressemblent pas plus qu’ils ne se touchent. Les deux extrêmes, Bone et Oran, sont aussi éloignés l’un de l’autre qu’ils le sont tous les trois de la France. Alger diffère essentiellement des deux autres.

Il convient de bien établir ces distinctions, au moment d’aborder le pays, pour le juger sans prévention et pour ne demander à chaque zone de son territoire que la part de concours dont elle est susceptible. À vrai dire, en ce moment, il n’y a que deux grands systèmes économiques en présence : celui qui est résulté, à Alger, des incertitudes et des tâtonnements de la première occupation, et celui qui est en voie d’expérimentation depuis 1837 dans la province de Constantine. La province d’Oran, provisoirement laissée à l’écart, vit encore des souvenirs et des habitudes de l’administration espagnole, et son commerce recevra sans doute un contre-coup favorable du réveil de ses anciens dominateurs. Je n’ai pu, à mon grand regret, visiter cette province, appelée à de hautes destinées. L’Académie me permettra donc de concentrer toute son attention sur Alger et sur Constantine, c’est-à-dire sur les deux grands systèmes de colonisation jusqu’ici essayés en Afrique. Tout le nœud de la question est là. Avant d’en rechercher la solution, il est nécessaire d’exposer sommairement l’état physique des deux provinces et les ressources qu’elles offrent à la colonisation. Toutefois, et sur le point d’entreprendre cette description rapide, je dois remercier ici M. le gouverneur général de toutes les facilités qu’il a bien voulu me procurer pour mes explorations dans la Mitidja, sur la recommandation de notre illustre confrère, M. le ministre de l’instruction publique. M. le duc d’Orléans m’a fait aussi l’honneur de m’inviter à l’accompagner pendant la première partie de son voyage dans la province de Constantine, excursion si glorieusement terminée par la reconnaissance et le passage des Portes-de-Fer, qui nous permettront de terminer, en attendant mieux, la carte de la Nouvelle-France, ainsi noblement baptisée. Grâce à cette haute intervention, j’ai pu juger par mes propres yeux des faits et des choses dont j’aurai à entretenir l’Académie, résolu à garder le silence sur tout ce qui aurait pu laisser dans mon esprit l’incertitude ou le doute.

Les premières impressions qu’on éprouve, en mettant le pied sur le sol africain, sont très différentes, suivant qu’on aborde à Alger ou à Philippeville. En arrivant par Alger, le voyageur est frappé de l’aspect si nouveau et si étrange de cette ville blanche, bâtie en amphithéâtre et resserrée dans une enceinte de hautes murailles crénelées. Ses environs sont couverts de maisons de campagne entourées de grands arbres, d’une végétation florissante ; son port est encombré de navires, ses quais sont obstrués d’une foule animée qui rappelle le mouvement de nos plus grandes villes. À mesure qu’on pénètre dans les rues, la surprise redouble en les voyant bordées de maisons neuves, bâties à l’européenne et garnies de magasins élégants. On se croirait dans une ville de Provence ou d’Italie, si des bandes de Nègres, de Biskeris et d’Arabes, très occupés d’ailleurs au transport des marchandises, ne conservaient au pays quelque chose de sa physionomie primitive qui s’altère chaque jour davantage. Déjà près du tiers de la ville d’Alger a subi cette métamorphose qui s’étend aux quartiers supérieurs et qui repousse impitoyablement toute la population musulmane, rebelle à nos usages et antipathique à nos mœurs. Des émigrants nombreux, venus des îles Baléares, de Malte, des côtes de l’Italie, de l’Allemagne même et de la Suisse, sans parler de ceux qui arrivent de France, remplacent peu à peu les Maures, les Turcs et les Arabes obligés de prendre la fuite devant une civilisation bruyante, laborieuse et indiscrète, qui trouble la quiétude de leur vie et les mystères de leur foyer domestique.

Aussi faut-il remonter dans les ruelles étroites de la haute ville pour y trouver des habitations d’indigènes qui aient échappé au contact des Européens. Les Maures ont beau se barricader et surveiller leurs demeures cernées de toutes parts ; la civilisation les poursuit, renverse toutes les barrières, fait tomber tous les voiles et s’installe sur les ruines de leurs maisons bientôt rebâties en arcades, avec de grands jours sur la rue et tous les autres embarras de la publicité. La cherté des subsistances marche à la suite de cette population nouvelle, dont la voracité étonne le Musulman accoutumé à vivre de peu, et l’appauvrit rapidement sans espoir d’un meilleur avenir. Le prix des loyers surtout s’élève dans des proportions extraordinaires, à cause de l’enceinte limitée de la ville. Un simple restaurateur, qui d’ailleurs marche à la fortune, paie 9 000 fr. par an la location du premier étage d’une maison située sur la place du Gouvernement. Il y a des arcades de cette place qui sont louées presque aussi chèrement que celles du Palais-Royal. On m’a fait voir un bureau de tabac, repaire obscur et enfumé, dont le loyer coûte 2 500 fr. par année. Enfin, et pour donner à l’Académie une juste idée de cette révolution économique, il me suffira de citer une construction nouvelle dont le gouvernement a concédé le terrain seulement au propriétaire actuel, moyennant une rente perpétuelle de plus de 15 000 fr. et qui procure néanmoins à ce propriétaire un revenu considérable.

L’une des premières conséquences de notre établissement à Alger a été, comme on voit, de faire disparaître une partie de la population indigène, soit par suite de préjugés religieux, soit par suite de l’élévation du prix des denrées ; mais cette substitution des Européens aux indigènes ne s’est pas opérée sans donner naissance à des phénomènes économiques dignes de la plus grande attention. Quand nous aurons à parler de l’état de la propriété à Alger, j’exposerai les crises douloureuses et scandaleuses tout à la fois par lesquelles on a passé pour arriver au chaos où elle est plongée aujourd’hui, et dont il ne sera possible de la faire sortir que par des expédients héroïques. En attendant, le phénomène le plus curieux que nous ayons à signaler dans cette transformation, c’est la ruine soudaine des classes moyennes et l’enrichissement non moins rapide des classes pauvres indigènes à Alger. La plupart de ceux que nous appellerions bourgeois dans l’idiome des modernes publicistes, vivaient avant notre domination, les uns d’emplois qu’ils ont perdus, les autres de recettes que nous avons supprimées ou appliquées à des besoins publics, quelques-uns d’un revenu qui a cessé d’être en harmonie avec le renchérissement universel causé par notre occupation. Ces malheureux, la plupart incapables de sortir de leur apathie naturelle, tombent de jour en jour dans une misère plus profonde. Les plus entreprenants sollicitent des places de chaoux ou de garçons de bureau dans nos administrations ; les fanatiques s’expatrient ; ceux qui se résignent renferment leur chagrin dans leur âme, et vivent de privations, satisfaits de conserver au moins dans la dignité de leur costume, les débris d’une splendeur éclipsée. Ce que deviennent leurs femmes et leurs filles dans cette lutte cruelle, Dieu le sait ! et les registres de l’état civil en font foi de manière à inquiéter sérieusement les magistrats municipaux.

La population inférieure, au contraire, celle qui ne recevait sous le régime précédent que des avanies ou des coups de bâton, et à laquelle très souvent encore j’en ai vu distribuer, cette classe jadis si opprimée relève aujourd’hui la tête et s’enrichit rapidement. Tel qui était esclave s’est élevé à la domesticité ; les mouvements du port occupent avec profit une foule de Biskeris et de noirs, espèces d’Auvergnats et de Savoyards venus des frontières du désert pour exercer le métier de portefaix ; plusieurs se font commissionnaires ; ceux qui sont d’origine kabyle deviennent d’excellents ouvriers. Toute cette population intelligente et vigoureuse s’est familiarisée complètement avec nos usages, et surtout avec notre monnaie. Leur manie de thésauriser à l’instar des avares fait disparaître chaque jour de la circulation une masse assez considérable de numéraire, aussitôt enfoui que gagné, et dont la somme, très hypothétique assurément, est évaluée à plus de trente millions de francs depuis la conquête. Les cultivateurs de la banlieue d’Alger n’ont pas moins profité de l’accroissement de consommation occasionné par notre présence, si l’on en juge par leur empressement à approvisionner chaque jour le marché de cette ville de toutes sortes de denrées. J’ai rarement manqué, pendant mon séjour à Alger, d’aller observer dans les moindres détails ce marché curieux, et je l’ai toujours trouvé fourni de toutes choses avec autant d’abondance, sinon de variété, que la halle de Paris. Les environs de notre grande capitale n’offrent pas plus de mouvement, de vie et d’activité que les abords de la porte Babazoun, avec ses caravanes de chevaux, de mulets, de voitures, de chameaux, chargés de provisions et pliant sous le faix.

On sent, en parcourant cette ville africaine, que sa vitalité a quelque chose d’énergique qui annonce la richesse et la force. Toulon, malgré son arsenal et sa marine, a l’air d’une cité ruinée, quand on compare sa tranquillité monotone à l’activité fébrile qui règne à Alger. Jour et nuit les vieilles maisons s’écroulent pour être remplacées par des édifices réguliers et spacieux ; on ne se donne pas même le temps de déblayer leurs débris pour commencer les fondations nouvelles. Les jardins maraîchers sont affermés, comme les logements, à des prix exorbitants, et l’intérêt réel des capitaux n’est pas moindre de 15% dans toutes les transactions. Une banque y rendrait des services immenses, si ses administrateurs savaient se défendre tout à la fois des hésitations de la timidité et des dangers de l’entraînement. L’activité dévorante du génie européen amène donc assez rapidement la disparition de la race indigène du plateau d’Alger, et il n’est pas difficile de prévoir l’époque à laquelle toute cette partie de l’ancienne régence sera presque exclusivement peuplée de Français. Le même mouvement de retraite se manifeste dans tout le Sahel, dont les campagnes sont envahies par nos colons et prennent peu à peu le caractère des bastides provençales ou des villas italiennes.

Le Sahel est un immense plateau élevé par la nature entre la Méditerranée et la plaine de la Mitidja qui lui sert de base et de ceinture. Sa surface, tourmentée par une foule de petites vallées et sillonnée d’anfractuosités profondes, se montre d’une fertilité admirable partout où l’on peut disposer du moindre filet d’eau. Elle s’étend d’une part jusqu’au cap Matifou, et de l’autre jusqu’au promontoire de Sidi-Ferruch, illustré par le débarquement de notre armée en 1830. Tout le versant de ce plateau qui fait face à la mer, le vallon de Kouba et de Tixeraïn, les hauteurs de Bouzareah, et une foule de sites couverts de maisons de campagne n’ont rien à envier aux plus admirables paysages de l’Italie. La nature s’y déploie dans toute sa magnificence, et quiconque a vu les arbres gigantesques du café des platanes ou les plantations du jardin botanique sait à quoi s’en tenir sur la richesse de ce sol inépuisable. Le reste est encore presque partout à l’état de makis, et nous a rappelé ces petits bois de la Corse infestés d’arbousiers, de pistachiers-lentisques et de chamærops en broussailles, dont la ténacité résiste aux feux les plus ardents du soleil et même aux incendies des bergers. Derrière ces hauteurs moitié cultivées, moitié sauvages, s’étend jusqu’aux pieds de l’Atlas, la belle et perfide plaine de la Mitidja, cette terre promise de l’Algérie, en vue de laquelle tant de colons sont morts, comme Moïse, sans pouvoir y entrer. Arrêtons-nous-y un instant.

De quelque côté qu’on y arrive, son aspect produit une impression profonde. Le vaste silence qui y règne, les vapeurs mortelles qui la couvrent et qui se dissipent rarement, même au temps des plus fortes chaleurs, le magnifique encadrement dont elle est ornée par les pentes boisées du Sahel et de l’Atlas qui viennent mourir à ses pieds, tout concourt à lui donner un caractère imposant qui semble grandir encore à mesure qu’on y pénètre. C’est alors qu’on commence à éprouver les effets décevants de mirage qui ont agi sur la raison d’une foule d’infortunés colons comme sur leurs yeux, et qui les ont conduits à leur perte sous l’empire d’une fascination irrésistible. L’horizon est si ample qu’on distingue au-dessus de cette immense savane la seconde, la troisième, et même la quatrième assise de l’Atlas ; on voudrait s’élancer pour les atteindre, croit qu’il suffirait d’une heure à peine pour accomplir ce trajet, et les heures s’écoulent et les embûches se multiplient. Malheur alors au voyageur imprudent qui s’est aventure sans guide et sans précaution sur ce terrain en apparence si uni et si facile à parcourir ! S’il y aborde au temps des hautes herbes, il court le risque d’être enseveli dans ces forêts de graminées colossales qui paraissent de loin un tapis de gazon : S’il y circule à l’époque des chaleurs de l’été, la terre entr’ouverte lui envoie des bouffées de gaz pestilentiels qui donnent la fièvre et la mort ; enfin, dans la saison des pluies, tout se change en cloaques fangeux ou en marais profonds qui recèlent autant de pièges et qui sont plus dangereux que la fièvre.

Cependant cette fatale plaine n’a cessé d’exciter les illusions de tous les fondateurs de colonies. Ceux qui avaient vu, en la parcourant dans toute son étendue, les magnifiques oasis qu’elle renferme, ces bouquets de palmiers élancés, ces massifs d’orangers prodigieux, cette végétation luxuriante des tropiques, à deux jours de distance de la France, ceux-là ne perdaient pas courage : ils mesuraient la profondeur des couches de terre végétale, ils supputaient les milliers de quintaux de fourrage qu’on pouvait recueillir presque sans travail, les bestiaux qu’on pouvait élever dans ces inépuisables pâturages ; et ils demandaient des concessions. Ils ne considéraient pas que notre agriculture repose sur le respect absolu de la propriété, sur l’inviolabilité des clôtures, sur la sécurité illimitée des personnes. Ils traitaient avec des Arabes accoutumés au régime du parcours et de la vaine pâture ; ils allaient vivre exposés aux déprédations des Hadjoutes, maîtres de la plaine dont nos négociateurs ont oublié la clef à Médéah, et ils colonisaient toujours ! Il faut l’avoir vu pour le croire : au lieu de se serrer en masse les uns contre les autres, pour lutter contre tant d’ennemis, ils se sont tous isolés sur cette plaine immense, où ils disparaissent comme des atomes avec leurs fermes entourées de plusieurs milliers d’hectares, et malgré ces milliers d’hectares, perdus comme une goutte de pluie dans la mer ! 

J’ai parcouru à cheval la plupart de ces établissements aventureux. J’ai traversé dans tous les sens la plaine où ils se sont si imprudemment répandus, et j’ai trouvé bien des ruines et une grande désolation dans ces fermes nées de la veille. Ma pensée s’est reportée involontairement au tableau que je traçais l’année dernière à pareil jour des misères de la ferme du Migliacciaro, dans la plaine d’Aléria, en Corse, soumise aux mêmes influences, victime des mêmes exhalaisons. Il me semblait revoir les mêmes hommes au teint hâve et miné par la fièvre ; la même richesse de végétation, les mêmes essais de culture, le coton, le mûrier, le tabac, la garance, tout ce qu’il faudrait pour réussir, si on avait de l’air pur à respirer. Tel est en Afrique et en Corse l’obstacle essentiel à toute grande entreprise agricole : l’insalubrité. La Mitidja et la plaine d’Aléria sont sœurs ; avant de les cultiver, il les faut assainir. L’humanité commandait de n’y laisser établir aucun citoyen avant d’y avoir assuré son existence contre le mauvais air, comme on ne livre un pont à la circulation qu’après y avoir construit des parapets. L’impatience des colons algériens n’a pas voulu attendre. L’indiscipline s’est mise dans cette milice avide de périls et d’expériences, et quand elle a été compromise au travers de la plaine où on aurait dû l’empêcher de s’étendre, la protection est devenue si difficile, qu’il n’était plus possible de l’organiser d’une manière complète, sans y risquer des milliers d’hommes et d’immenses capitaux. On l’a essayé, néanmoins, en traçant au pied de l’Atlas et du Sahel une double route concentrique reliée de distance en distance par des rayons qui viennent converger sur Alger et qui aboutissent d’une part au Mazafran et de l’autre à l’Hamize.

Ce réseau de chemins s’appuie sur un système de camps dont l’emplacement n’a pu être soustrait aux causes d’insalubrité qui désolent la Mitidja. Ils ne sont pas tous également malsains, mais il n’y en a pas un seul qui soit parfaitement salubre. La France entière a retenti des ravages que la mortalité a exercés cette année sur les troupes qui en composaient les garnisons. Les villes de Blidah et de Koleah, situées dans une position exceptionnelle, aux extrémités de cette ligne de défense, n’en ont pas été plus exemptes que les autres postes. L’armée avait affaire à deux ennemis, les Arabes et les marais ; elle s’est mise en garde contre le premier, il lui reste à triompher du second. Jusque-là, l’Académie peut être certaine qu’il n’y aura pas de colonisation possible dans la Mitidja. Tous les essais qu’on tentera, quelques succès partiels qu’on ait obtenus dans un petit nombre de localités, demeureront infructueux et n’aboutiront qu’à des consommations d’hommes. Mais l’assainissement de la plaine est tout à fait praticable, et l’expérience qui a été tentée dernièrement à Bouffarik, sur une petite échelle, a donné des résultats si heureux, que je crois convenable de les signaler. Bouffarik est un établissement français créé au pied du Sahel, à l’entrée de la Mitidja. Le malheureux système de tolérance qui a présidé à la colonisation de la province ne tarda point à produire, là aussi, des fruits amers. Dans le village même qu’on venait de fonder, les colons s’isolaient au lieu de se rapprocher, et bientôt, ainsi épars, ils furent exposés aux incursions des Hadjoutes et aux exhalaisons des marais. La mort moissonna cruellement parmi eux. Un simple fossé d’enceinte, maintenu à la profondeur convenable, a suffi pour les protéger contre les pillards et contre la fièvre, et de plus à leur procurer un volume d’eau considérable, en donnant un écoulement à toutes les flaques et mares fétides qui infectaient le pays.

En suivant attentivement le cours des eaux, et les sinuosités du terrain dans la plaine de la Mitidja, il est facile de reconnaître les traces d’un canal à double pente, l’une vers l’est, l’autre vers l’ouest, qui a dû servir à recueillir toutes les infiltrations d’eau échappées de l’Atlas. Dans quelques parties de la plaine, cet immense fossé se distingue de la manière la plus évidente à la ligne régulière de joncs et de plantes marécageuses qui le bordent. Tôt ou tard, on ne peut manquer de le rouvrir, et il est permis d’espérer qu’un jour la Mitidja aura, comme les marais Pontins, un canal d’assainissement navigable qui servira de voie de communication aux grands établissements agricoles répandus sur toute sa surface. Cette plaine se compose dans presque toute son étendue d’un terrain d’alluvion où pullulent des plantes bulbeuses dont les oignons pèsent jusqu’à dix kilogrammes. J’en ai rapporté un qui approche beaucoup de ce poids. Les arbres qui ont survécu aux attaques des troupeaux y parviennent à une hauteur et à un développement extraordinaires. Rien n’est plus imposant dans le règne végétal que ces groupes de caroubiers, de figuiers, de palmiers et de saules-pleureurs d’une verdure éclatante et tranchée, qui témoignent si énergiquement de la vigueur et de la fécondité du sol. Quand on aura adopté un système progressif et régulier de colonisation, qui réunisse les colons et les fermes au lieu de les disperser, cette terre aujourd’hui si funeste engendrera des prodiges ; mais le moment des prodiges n’est pas encore venu. Malgré la bravoure de nos soldats et l’excellent tracé de nos routes, les colons ne peuvent pas toujours compter sur la sécurité de leurs personnes. Nul ne peut se hasarder à une certaine distance sans être armé jusqu’aux dents. On va chercher de l’eau à la fontaine voisine, le fusil sur l’épaule ; on se visite l’arme au bras, d’une propriété à l’autre. Cette impossibilité de se transporter à la moindre distance sans être accompagné d’une escorte est un supplice indéfinissable et qui ne permet pas de se croire un seul instant dans un pays civilisé.

Ainsi, le caractère distinctif de la colonisation dans la province d’Alger consiste à substituer le cultivateur européen à l’arabe et à refouler celui-ci dans les régions qui ne sont pas soumises à nos armes. Nous avons vu comment dans la ville d’Alger cette substitution s’opérait peu à peu par suite du renchérissement des denrées, malgré les ménagements dont nous n’avons cessé d’user envers les Musulmans pour toutes les choses qui touchent à leur religion. La population rurale arabe diminue également tous les jours et nous cède la place, soit par suite de transactions où la justice n’est pas toujours de notre côté, soit lassitude de vivre sous un régime contraire à ses mœurs. Nulle fusion n’a pu s’opérer jusqu’à ce jour entre les indigènes et nous. Les juifs seuls sont entrés en relation avec les vainqueurs, comme avec de nouveaux clients. On a vu beaucoup de Français adopter le costume arabe ; aucun Arabe n’a encore adopté le costume français. Les enfants du pays à qui leurs parents permettent des rapports avec les nôtres montrent sans doute une grande aptitude à parler notre langue ; mais ils appartiennent généralement à des familles de la plus basse classe. Les Maures d’Alger n’ont envoyé jusqu’à ce jour que trois ou quatre élèves au collège de la ville, qui en compte près de cent cinquante : c’est bien peu. Dans un bal donné récemment au prince royal, on n’a vu figurer aucune femme de Maure, mais seulement sept ou huit femmes juives : l’antipathie des races l’avait emporté sur la curiosité.

Quel sera le résultat de cette émigration ? Devons-nous nous en féliciter ou nous en plaindre ? Il y aurait lieu de s’en féliciter assurément, si nous étions en mesure d’entreprendre immédiatement et sur une vaste échelle l’œuvre de la colonisation ; mais tant que la majorité des colons se bornera à récolter des fourrages ou à détenir des propriétés sans culture sérieuse, tant que l’insalubrité n’aura pas été combattue avec succès par des travaux appropriés aux besoins les plus urgents, Alger n’aura d’autre importance que celle d’une ville de consommateurs et d’employés. La grande affluence des salariés de l’État y maintiendra sans doute un mouvement d’affaires très considérable ; mais ce mouvement ne saurait présenter les caractères d’une belle et puissante colonisation. Tel qu’il est néanmoins, il témoigne hautement des progrès de la prospérité algérienne, et il nous semble de nature à donner des espérances pour l’avenir. Ainsi, à l’exception des droits de douanes, dont l’examen méritera une attention particulière, il résulte des documents officiels les plus récents que tous les revenus publics sont en hausse notable, de 1838 à 1839. L’enregistrement et les domaines ont produit, dans les six premiers mois de 1839, 20 000 fr. de plus que dans les six mois correspondants de 1838. Les droits d’octroi et quelques autres de moindre importance présentent dans la même période un accroissement de 64 000 fr. ; le produit des postes offre une amélioration de 33 000 fr., et celui des bateaux à vapeur une différence favorable de plus de 25 000 fr. L’excédent général des produits réalisés s’élève à plus de 206 000 fr. en faveur du premier semestre de 1839.

Quelques faits relatifs au commerce témoignent plus vivement encore du mouvement progressif de la prospérité coloniale. Il avait été exporté de nos possessions, en 1838, une valeur de 122 715 fr. en cire ; cette exportation s’est élevée à plus de 100 000 fr. seulement dans les premiers six mois de 1839. Dans la même période, l’exportation des cuirs a vu s’accroître jusqu’à 1 396 427 fr. le chiffre qui n’avait pu dépasser 746 000 fr. pour tout le courant de l’année 1838. Le mouvement du commerce des laines a été huit fois plus considérable dans le même espace de temps. Il n’est pas jusqu’aux sangsues qui n’entrent pour quelque chose dans nos exportations d’Afrique. Nous en aurons fait venir cette année plus de trois millions. Il est vrai que presque toutes les sources en sont peuplées, au point que cette abondance devient souvent dangereuse pour les hommes et pour les chevaux. Nous reconnaîtrons à d’autres documents statistiques du même ordre le développement constant de la richesse publique en Algérie, et pourtant la grande difficulté qui le paralyse profondément depuis la conquête n’est pas encore résolue. Nous voulons parler de l’état vraiment hiéroglyphique de la propriété à Alger et des complications étranges et jusqu’à présent inextricables que cet état n’a cessé de traîner après lui. L’administration, les particuliers, les jurisconsultes ont fait de vains efforts pour en sortir ; la colonisation en est frappée au cœur et comme tarie à sa source ; la morale publique en a reçu plus d’une atteinte ; tout le monde en souffre, et cependant cet état inouï se maintient toujours. — Voici le moment de l’exposer.

État de la propriété.

Il semble difficile d’expliquer l’état stationnaire de la colonisation à Alger, en présence du mouvement animé qui règne dans cette ville et dans sa banlieue. L’affluence des navires dans le port, le haut prix des capitaux, la cherté des loyers, et par-dessus tout, l’élévation du taux des salaires sont des symptômes non équivoques du progrès colonial, tel qu’il s’est manifesté aux États-Unis et dans quelques autres colonies dont la prospérité n’a cessé de s’accroître ; et cependant, la colonisation languit en Afrique. La principale cause de cette anomalie doit être attribuée à l’état bizarre et compliqué de la propriété algérienne, état qui ne ressemble à aucun autre, et dont je vais essayer de présenter à l’Académie le tableau rapide et impartial. Il me faut, pour cela, remonter jusqu’à l’époque de la conquête.

Quand notre armée prit possession d’Alger, elle y trouva la propriété soumise à des lois très différentes, sous beaucoup de rapports, de celles qui la régissent parmi nous. Ces lois étaient l’œuvre de deux autorités également despotiques en tout pays, mais surtout en pays musulman : le pouvoir militaire et le pouvoir religieux ; elles devaient se ressentir de leur double origine. Aussi ne tardèrent-elles pas à se trouver en désaccord avec les principes de notre législation philosophique et libérale. Le code civil et le koran venaient d’être mis en présence. Cette lutte n’est pas près de finir ; mais elle a donné naissance à des complications qu’il est important d’étudier, afin de s’assurer si l’on en pourra sortir par des voies régulières ou s’il faudra recourir au dernier argument des vainqueurs, à la force. Ce qui paraît certain, c’est qu’il en faut sortir au plus vite, car chaque jour amène une complication nouvelle qui aggrave le passé, paralyse le présent, et compromet l’avenir.

On connaissait plusieurs espèces de propriétés à Alger, quand l’administration française se substitua soudainement au gouvernement renversé : les biens de l’État, que nous appelons le domaine, et dans lesquels on peut comprendre les propriétés personnelles du dey ; les biens des corporations, sortes de propriétés collectives, possédées par association, quelquefois par une tribu tout entière ; et les biens des particuliers. Ceux-ci étaient divisés en deux grandes catégories, les biens libres ou melks, et les biens engagés ou substitués, désignés dans le pays sous le nom de habous, redoutable mot s’il en fut et tout plein de tempêtes. Pour ce qui concerne les propriétés du domaine et du dey, la mutation s’opéra sans difficulté ; le vainqueur prit simplement la place du vaincu : il n’y eut ni contestation ni incertitude. Les difficultés commencèrent quand le pouvoir nouveau mit la main sur les biens des corporations, les unes religieuses, les autres charitables ou qui prétendaient l’être, et plusieurs tout à fait indéfinissables par la multiplicité quelque peu suspecte de leurs attributions. Ainsi, l’une d’elles avait le privilège d’administrer les biens dépendant de successions dont les héritiers étaient absents ; elle faisait les fonctions de commissaire-priseur ; elle devait pourvoir aux frais d’enterrement des pauvres. Les administrateurs de ces corporations ne s’oubliaient pas eux-mêmes, et sous ce rapport, la conquête n’avait rien à leur apprendre ; aussi élevèrent-ils bientôt des plaintes unanimes, quand l’administration française voulut porter la lumière dans ce chaos, et vérifier la légitimité de leurs titres. Un article formel de la capitulation avait garanti le respect des propriétés ; ils s’en firent une arme pour la défense des abus. Telle fut la première rencontre des deux civilisations, rencontre bien plus sérieuse que celle de leurs armées.

Le choc fut plus terrible encore quand le fisc se trouva face à face avec les particuliers, et surtout quand les colons nouveaux venus furent entrés en pourparlers avec les indigènes. Triste moment, où les plus honteuses faiblesses de l’homme, la cupidité, la ruse, la fourberie allaient se donner carrière, sous le voile du patriotisme et le prétexte de la colonisation ! Toutes les plaies qui rongent aujourd’hui notre belle conquête viennent de cette source impure ; il faut avoir le courage de les sonder, si nous voulons fermement les guérir. Or voici ce qui arriva. La spéculation se précipita sur tous les genres de propriétés indistinctement, comme sur une proie, avec les idées d’Europe, et dans l’ignorance absolue des périls qui, plus tard, mieux connus, n’ont pourtant jamais refroidi ce funeste engouement. Tout le monde voulait acheter, sans savoir si les gens qui vendaient avaient le droit de vendre ; sans songer que dans le désordre de la lutte militaire beaucoup de registres publics avaient disparu, beaucoup de titres privés avaient péri. La terreur présida plus d’une fois à ces transactions imprudentes, et c’est ainsi que des propriétés importantes ont été cédées à des prix misérables. Puis, les indigènes se ravisaient et prenaient leur revanche aux dépens de la tourbe de brocanteurs qui voulaient acheter l’Afrique en gros pour la revendre en détail. Cette rage d’acquérir finit par dégénérer en folie. On achetait dix mille hectares, vingt mille hectares de terrain sans les avoir jamais vus ; les jardins de Blidah et de Koleah étaient vendus avant que notre armée eût mis le pied dans ces deux villes. 

Je n’ai pas l’intention de faire ici l’histoire de ces saturnales de la propriété ; mais il est nécessaire d’en expliquer la funeste influence sur la fortune de notre colonie. On n’avait jamais rien vu de pareil depuis le système de Law ; et si quelque chose nous étonne, c’est que le véritable esprit de colonisation ait pu survivre à d’aussi déplorables écarts. La rareté du numéraire et peut-être aussi l’usage avaient fait prévaloir chez les Arabes le système des ventes à rente perpétuelle, au lieu du paiement en capital ; ce système fut adopté par l’administration française, et ne contribua pas peu à favoriser la fureur de spéculer sur les immeubles. Le dernier agioteur pouvait acquérir une terre ou une maison, pourvu qu’il en payât la rente convenue. Il avait l’espoir de la revendre avec quelque bénéfice, et, en cas de mécompte, il ne risquait qu’une somme très faible. Mais bientôt cette facilité même et la concurrence des acheteurs firent monter le chiffre des soumissions à un taux exorbitant. Les maisons, quoique louées fort chèrement, ne produisaient plus un revenu proportionné à la rente qu’elles coûtaient à leurs propriétaires, et l’on vit à Alger, sous d’autres noms, les reports, les sinistres et les exécutions de la Bourse de Paris. Ce n’est pas par de tels moyens qu’on fonde des établissements durables.

Assurément, cette manière d’acquérir eût été dangereuse, même appliquée à des propriétés réelles et inattaquables ; mais elle paraîtra bien plus funeste encore à tout homme instruit des habitudes de la jurisprudence arabe en matière de contrats, surtout dans les cas de propriétés habous ou engagées. Or, ces propriétés constituaient la majeure partie des immeubles dans la régence, et le moment est venu d’en donner la définition. On appelle habous, ou engagés, les biens dont un particulier octroyait la nue propriété à un établissement de bienfaisance ou à tout autre, s’en réservant la jouissance pour lui-même et pour ses successeurs dans une ligne déterminée. C’était une véritable substitution en vertu de laquelle le légataire indiqué, établissement religieux, municipal ou politique, entrait en partage du domaine engagé, et y exerçait une sorte de tutelle, en attendant qu’il lui échût, à l’extinction des héritiers, selon le vœu du donateur. Ces fondations par substitution se faisaient ordinairement au profit de la Mecque et de Médine, les deux villes saintes des Musulmans, ou en faveur des mosquées, des marabouts, quelquefois dans le but d’entretenir les fontaines ; c’est en effet par ce moyen que la ville d’Alger a été assez abondamment pourvue d’eau. L’usage de ces substitutions était tellement répandu, que l’immense majorité des propriétés n’a pas aujourd’hui d’autre base. Qu’on se figure, dès lors, les erreurs volontaires et involontaires qui durent être commises entre des contractants qui ne parlaient pas la même langue, qui stipulaient en mesures de contenance variables ou mal définies, et qui entraient, les uns sous l’influence de la peur, les autres entraînés par la cupidité, dans ces labyrinthes inextricables ! Les spéculateurs étaient si pressés d’acheter et les indigènes de vendre, qu’on prenait à peine le temps de se reconnaître et de recourir aux informations les plus élémentaires. Les hypothèques, les servitudes apparaissaient bientôt et venaient troubler la joie des nouveaux propriétaires, qui ne tardèrent pas à devenir la proie des véritables conquérants de l’Afrique, les praticiens.

Au moment où nous parlons, il n’existe en Algérie qu’un petit nombre d’acquéreurs parfaitement certains de leurs titres de propriété. La plupart de ceux qui passent pour propriétaires ne sont que des locataires ou des usufruitiers, exposés à tous les genres d’avanie et de chicane qui peuvent naître de l’irrégularité de leurs contrats. J’ai rencontré à Koleah un huissier qui venait instrumenter, la plume sur l’oreille et le sabre au côté, en vertu d’un dossier arabe qu’il ne comprenait pas, mais qui était relatif à une ferme appelée haousch, disait-il, et appartenant à son client, demandeur. L’interprète du camp lui apprit que le mot haousch, qui signifie ferme, était un mot générique, et non pas un nom propre. Les titres dont cet officier public était porteur n’exprimaient donc rien autre chose, si ce n’est que son client avait acheté dans Koleah une ferme appelée ferme : voilà, il faut en convenir, une singulière indication. Plus tard, on crut échapper à ces pièges, en prohibant les transactions entre chrétiens et musulmans, en dehors de certaines conditions fixées par l’administration, et en interdisant toute acquisition aux employés civils et militaires, dont plusieurs passaient pour avoir abusé de leur position, au préjudice des indigènes ; mais ces restrictions n’ont ni arrêté le torrent, ni contribué aux progrès de la colonisation. Il en est résulté quelques complications nouvelles de la part des fonctionnaires qui ont cru devoir persister à devenir acquéreurs en éludant la loi, et la colonie a continué de végéter sous le régime du provisoire, où elle végète encore.

Mais nous n’avons esquissé qu’une partie des tribulations et des incertitudes de la propriété dans notre établissement d’Afrique. Il existait dans l’ancienne régence une espèce particulière de contrat, qui est devenue la source d’une foule de difficultés sans issue, en créant une masse de propriétaires bâtards, soumis à des servitudes bizarres, minutieuses et puériles. Lorsque le propriétaire ou le possesseur d’un immeuble se trouvait dans l’impossibilité de le réparer ou de l’entretenir, il en cédait la jouissance à un tiers, moyennant une rente annuelle. Celui-ci s’engageait à faire les réparations et les dépenses d’entretien ; mais le bailleur se réservait le fonds, sans pouvoir toutefois augmenter la redevance qui était immuable. Cette espèce de bail n’avait pas de terme fixe. Le bailleur n’était souvent qu’un usufruitier, traitant de son privilège avec un autre détenteur provisoire, qui sous-traitait avec un troisième. Un grand nombre de propriétés ainsi bariolées de coutures ont passé de main en main jusqu’à des colons français, qui croyaient acquérir ce que les Musulmans avaient cru louer, et qui, une fois engagés dans un tel défilé, ne savaient plus comment en sortir. D’un autre côté, l’inaliénabilité des biens habous ou engagés est un obstacle invincible aux grandes améliorations qui, seules, peuvent transformer en véritable colonie le territoire conquis par nos armes. Le régime des substitutions et de la main-morte suffirait pour étouffer le développement de la richesse dans un pays civilisé ; que sera-ce dans un pays neuf et presque barbare ?

À ces causes de lenteur ou de perturbation, il convient d’ajouter les complications résultant du séquestre qui avait été apposé, en 1831, sur les biens des Turcs sortis du territoire de la régence. Tous ces biens devaient être régis par l’administration des domaines : ils le furent, en effet ; mais les listes des propriétaires absents, dressées sur des témoignages incertains ou menteurs, fourmillaient d’inexactitudes. L’administration convient elle-même qu’on ne rédigea aucun procès-verbal régulier de la prise de possession des immeubles délaissés. Les premiers qui se présentaient comme propriétaires étaient envoyés en jouissance de ces immeubles ; mais on ne tarda point à comprendre l’abus d’une tolérance qui mettait l’état en lutte avec des prête-noms français ou israélites, quand il croyait rendre justice à des propriétaires musulmans. À peine un immeuble était-il restitué, que l’agiotage s’en emparait. L’administration se voyait forcée d’évacuer ou de louer à des prix très élevés des bâtiments dont elle disposait la veille ; de là vinrent les premières querelles intestines de la colonie, et le caractère d’aigreur qui s’est trop mêlé depuis aux relations des administrateurs avec les administrés. Peut-être eût-il été prudent d’interdire plus tôt à ceux-ci des transactions qui pouvaient tourner contre eux, et dont ils pouvaient abuser contre l’État ; mais les malheurs inséparables de la guerre se font ressentir bien longtemps après la paix. À l’heure qu’il est, les abus de la spéculation n’ont pas encore permis au gouvernement de restituer toutes les propriétés séquestrées, qui dépérissent entre ses mains, au grand détriment de la prospérité coloniale.

Les acquéreurs et les colons sérieux pourraient même se plaindre des procédés économiques du fisc à leur égard, en tout ce qui concerne les concessions de propriétés domaniales. Tandis que le taux légal de l’intérêt est de 10% en Algérie, l’administration ne permet de racheter les rentes domaniales qu’au denier vingt ; de sorte que pour une rente de 1 000 fr. qui représente à peine à Alger 9 000 ou 10 000 fr., et en réalité beaucoup moins, le Trésor perçoit ses droits comme si le capital était de 20 000 fr. : et quant il s’agit d’indemniser en cas d’expropriation, le fisc ne paie pour cette même rente qu’un capital de 10 000 fr. Ce système économique à deux tranchants a beaucoup contribué à la hausse déjà signalée des terrains, qui assimile les rues d’Alger aux plus magnifiques rues de Paris, malgré les différences qui les séparent ; mais il manque d’équité, et sa tendance naturelle est de repousser les adjudicataires consciencieux au profit des spéculateurs téméraires. Je ne suis pas certain que l’administration ait eu le temps de faire connaissance avec toutes les propriétés dont elle peut disposer. Le cadastre, si nécessaire à la sûreté des transactions et à l’assiette de l’impôt, n’existe point en Algérie. Toutes les limites y sont désignées d’une manière si vague, qu’il est à peu près impossible de compter sur leur exactitude. Il y a lieu d’espérer néanmoins qu’on pourra bientôt sortir des ténèbres qui entourent l’origine des propriétés engagées, ou habous. Plusieurs de ces propriétés étaient devenues entre les mains de certains oukils ou administrateurs religieux de véritables troncs pour les âmes du purgatoire, dont la recette n’allait pas toujours à sa destination. Il restait à Alger la plus forte partie des dotations de la Mecque et de Médine, et la taxe des pauvres y était trop souvent consommée par des riches. L’administration a sagement fait de mettre la main sur ces biens, en se chargeant de pourvoir aux besoins de l’église musulmane ; il ne lui reste plus qu’à généraliser la mesure et à proclamer l’aliénabilité de tous les biens habous ou substitués, moyennant une indemnité convenable.

Il faut absolument que cette servitude mortelle cesse de peser sur la propriété. Tant que la plupart des colons ne seront que de simples fermiers, incertains de leur existence et sans autre avenir que des baux de trois ans, ou des propriétaires sans cesse menacés d’expulsion, tantôt par le fisc, tantôt par la chicane, ils n’entreprendront rien de grand, rien de solide, et l’on ne verra jamais venir en Afrique que des aventuriers ou des enfants perdus. Nous avons à bâtir autre chose que des barraques en planches sur cette terre féconde et productive ; mais là, comme partout ailleurs, nul ne doit espérer de gagner sa vie qu’à la sueur de son front. Déjà quelques hommes de cœur et d’énergie ont voué leur fortune et leur talent à l’œuvre difficile de la colonisation. L’administration, qui a su les distinguer du flot d’agioteurs dont l’Algérie fut inondée après la conquête, leur doit appui et protection. Le premier besoin de la colonie, c’est la consolidation prompte, entière et irrévocable du droit de propriété. Une révision générale de tous les titres est devenue indispensable ; il y faudrait procéder sans délai, soit par la création d’un jury spécial, soit au moyen d’un tribunal assez élevé pour se mettre au-dessus des arguties de procédure, et qui participerait à la fois du caractère de l’arbitre et de celui du souverain. Ces questions délicates ne seront jamais résolues par les règles strictes du droit civil, puisque leurs difficultés sont d’origine religieuse, politique et sociale. Il entrera nécessairement un peu d’arbitraire dans la solution ; mais l’Afrique ne saurait devenir en dix ans la terre du régime constitutionnel. C’est déjà un grand honneur pour la civilisation française que d’y avoir aboli par sa seule présence l’esclavage, encore admis au rang d’institution dans plus d’une république.

Il serait donc superflu de récriminer contre le passé et de rechercher dans les tâtonnements de l’occupation des textes d’accusation contre les diverses administrations qui se sont succédé en Afrique. Tout le monde devait faire des fautes, et tout le monde en a fait. Il ne dépendait pas du gouvernement d’empêcher que la propriété fût établie sur des bases autres que celles dont nous venons de parler, ni de se soustraire aux principales conséquences d’un tel état de choses. Il vaut mieux aujourd’hui réparer les torts de nos devanciers que de les démontrer. Il faut se hâter de mettre les colons en possession de la sécurité qui manque à leurs titres et de la salubrité qui manque à la plaine. Il n’y a plus de doute sur le caractère immuable de la possession politique ; il ne faut plus qu’il en reste sur celui de la propriété privée. Nous avons été envers les Arabes d’une longanimité digne de la puissance de notre pays ; mais il ne nous est pas permis de sacrifier plus longtemps au vain espoir d’une fusion impossible la marche énergique et décidée de la colonisation. Nous ne pouvons remettre à des barbares, autrement qu’à titre d’instruments, la moindre part d’une tâche aussi haute et si belle. L’Algérie doit cesser d’être livrée aux querelles funestes et stériles qui divisent les colons et le gouvernement, les colons et les Arabes, et malheureusement les colons entre eux. C’est un déplorable spectacle que celui des procès dans lesquels on consomme tant de forces et de capitaux. Si cette situation devait continuer quelque temps encore, il n’y aurait plus à Alger que des cabaretiers, des plaideurs et des soldats ; il faudrait perdre l’espoir d’y fixer des colons.

Les colons eux aussi, et même les plus habiles, ont commis à leur tour de bien graves erreurs, dont la responsabilité ne saurait retomber sur le gouvernement. L’expérience doit leur avoir démontré que leur mode d’exploitation n’a pas toujours été approprié aux circonstances et à l’état de la contrée. Les uns se sont jetés dans les cultures savantes qui ne peuvent appartenir qu’aux pays avancés ; ils ont essayé de planter le coton, le tabac, la garance : ils se sont tous ruinés. Les autres ont trouvé plus simple de ne paraître dans la plaine que pour y faucher l’herbe et en faire du foin ; et parmi ceux-là quelques-uns à peine ont réussi. La plupart n’ont pas même eu le temps d’enlever les fourrages qu’ils avaient précipitamment entassés. Chaque jour leur coûtait une tête coupée. J’ai vu dans cette plaine immense des récoltes amoncelées depuis plus de deux ans et qu’on ne pouvait ni transporter ni vendre ; j’ai vu la ferme-modèle abandonnée et entourée de fermes solitaires et désolées comme elle. Dans une de ces oasis insalubres, M. le gouverneur général a dû faire enlever presque de vive force une poignée de malheureux Alsaciens qui s’obstinaient à mourir ; et je me disais en parcourant sous bonne escorte ces formidables lieux : « Mais où donc trouve-t-on la colonisation ici ? » C’est que vraiment la colonisation n’y est pas encore, et attend pour se développer les premiers éléments qui lui manquent. Elle se ressent profondément de leur absence, principalement en ce qui touche la liberté et la sûreté de la propriété. Je crois le moment arrivé de faire connaître à l’Académie quelques faits extrêmement remarquables à cet égard.

On a vu la confusion qui suivit les premières années de l’occupation, l’envahissement des campagnes, la destruction des vergers et des bois, l’agiotage sur les maisons et les terres, et les tristes débats que l’origine obscure de toutes les propriétés n’a cessé de soulever parmi leurs possesseurs. La seule mesure vigoureuse et efficace qui ait été appliquée à ces maux fut la défense d’acquérir au-delà d’un rayon convenu, défense un peu tardive, puisque les acquisitions étaient faites, mais qui a eu pour résultat de les frapper momentanément de nullité. C’est ainsi, par exemple, que les villes de Koleah et de Blidah, dont les magnifiques jardins avaient séduit tant d’acquéreurs, ont été cernées par nos troupes, et leur entrée rigoureusement interdite aux colons. En vain les acheteurs écartés rôdent-ils comme des âmes en peine autour de ces deux cités invisibles que le mystère embellit à leurs yeux : l’inflexible consigne n’y laisse pénétrer personne, pas même les soldats qui les gardent, et c’est par une faveur spéciale qu’il m’a été permis d’y entrer. Koleah et Blidah occupent les deux extrémités de notre ligne frontière, du côté de la Chiffa ; elles sont séparées l’une de l’autre par toute la largeur de la Mitidjah. La richesse de leur territoire, la beauté de leurs eaux, et par-dessus tout la fécondité merveilleuse de leurs vergers plantés d’orangers, de citronniers, de jujubiers et de grenadiers, avaient depuis longtemps attiré l’attention particulière des spéculateurs, je n’ose pas dire des colons. On assure qu’ils avaient acheté ces beaux jardins et les maisons voisines et tout ce qu’on avait voulu leur céder. Ils en avaient fait des lots de diverses grandeurs pour les revendre, et ils les avaient revendus. Ils en payaient une petite rente aux anciens propriétaires et ils en recevaient une très forte des nouveaux. Il ne s’agissait plus que de dégager l’inconnue, c’est-à-dire de prendre possession, problème difficile et dont la solution pourra se faire attendre. Ici commençaient les résistances.

L’autorité s’était préoccupée à juste titre des dangers de l’invasion subite d’une population européenne au sein de ces deux villes arabes. Nos habitudes bruyantes et notre tendance à détruire, lui avaient fait craindre tout à la fois pour le maintien de l’ordre et pour la conservation de ces orangeries renommées dans toute la régence. Quelle guerre n’exciterait pas tout d’abord la possession de ces cours d’eau, si nécessaires à la prospérité des jardins et que les Arabes s’étaient partagés jusque là d’une manière si ingénieuse et si patriarcale ! Que de procès allaient s’élever, bientôt suivis de recours jusqu’au conseil d’État ! Il fut donc résolu que personne n’entrerait à Koleah, ni à Blidah ; ces deux villes furent investies par des camps et gardées en otage pour prendre un jour leur part de la colonisation, sans son cortège habituel de spéculateurs et de commis de la bande noire. Je n’ai point à m’expliquer sur les conséquences d’une mesure dont l’expérience n’est pas encore terminée ; mais elle a eu pour résultat incontestable de conserver intactes les plus belles propriétés de toute la province d’Alger, et c’est déjà un grand bien. Les amis de la colonisation africaine doivent attacher le plus grand prix à la conservation de cet échantillon du paradis terrestre ; car qui ne serait saisi d’admiration à l’aspect de ces azédarachs gigantesques, au feuillage lisse et dentelé, arbustes partout ailleurs, ici arbres de haute futaie, et de ces saules-pleureurs d’une splendeur orientale, tels que celui qui couvre à lui seul de ses immenses rameaux le vaste cimetière de Blidah! La terre qui a produit de semblables végétaux entre les mains des Arabes justifie toutes les espérances de ceux qui croient à l’avenir de nos possessions africaines.

L’isolement forcé dans lequel la consigne militaire retient aujourd’hui ces deux villes a permis de tenter sur leurs habitants des expériences qui ne sont pas sans intérêt. Ils ont pu vivre près de nous sans être inquiétés en aucune manière, sans éprouver la moindre gêne ni la plus légère contrainte. M. le général Duvivier en a employé plusieurs centaines aux constructions de la forteresse si habilement encastrée dans la ville même qu’ils habitent. En traversant les avant-postes de nos troupes pour arriver jusqu’au logement de cet officier distingué, j’ai trouvé un grand nombre de travailleurs arabes accroupis à sa porte, sur les bords des fossés, dans les cours : ils attendaient paisiblement l’heure de la paie, qu’ils gagnent volontiers par un travail dont on ne les eût pas crus capables. L’intérieur de leur mystérieuse ville n’est pas moins remarquable.

Je l’ai parcourue tout entière, accompagné d’un seul officier d’état-major, et nous y avons reçu tous deux l’accueil le plus amical. Blidah compte à peine aujourd’hui quatre mille habitants. Ses rues, beaucoup plus larges que les vieilles rues d’Alger, sont droites et coupées à angles droits ; elles sont bordées de maisons généralement bâties en pisé, basses et ouvertes sur le devant comme la scène de nos théâtres, au moyen de grands volets qui se baissent comme des trappes pour les fermer. Tout le monde travaille dans ces espèces de boutiques, le long desquelles circulent dans toute la ville des ruisseaux d’eau limpide, préservés du soleil par des treillages chargés de broussailles qui s’étendent d’une maison à l’autre et recouvrent ainsi toutes les rues. En examinant attentivement la physionomie de ces demeures, nous étions surpris de l’existence pour ainsi dire tout extérieure de leurs habitants, contrairement aux usages des autres villes de l’Afrique. Les uns brodaient des burnous en soie blanche ; les autres travaillaient artistement des selles et d’autres ouvrages en maroquin ; quelques-uns creusaient ces longs tuyaux de pipe si recherchés en Orient. Des pyramides de fruits superbes, principalement de raisins et de pêches, ornaient les boutiques nombreuses des fruitiers ; la poterie, grossière et commune, paraissait d’origine étrangère ; les cafés étaient pleins de consommateurs graves et silencieux qui s’inclinaient légèrement quand nous passions devant eux. Rien ne nous eût rappelé, dans cette visite, la domination de la France si, en revenant sur nos pas, nous n’avions aperçu au débouché des principales rues la gueule des obusiers qui les enfilent dans toute leur longueur.

Ce qui est certain, c’est que les habitants de Blidah n’ont jamais joui d’une tranquillité plus profonde que depuis l’expérience à laquelle ils ont été soumis. Cependant, la retraite d’une grande partie de la population a fait déchoir cette ville du rang qu’elle occupait. Beaucoup de maisons tombent ; beaucoup d’orangers se dessèchent, privés d’arrosement ; les clôtures des jardins s’écroulent ; mais quels jardins ! Les environs de Naples n’offrent rien d’aussi beau. Ces immenses jardins s’étendent jusqu’au pied de l’Atlas, le long de l’Oued-el-Kebir, mis à sec par les irrigations. Ils sont presque tous entourés de murs, semblables à ceux des environs de Chartres et généralement très élevés. Les orangers, les amandiers, les caroubiers, les oliviers, tous les arbres fruitiers de nos pays chauds y végètent avec une vigueur étonnante, ainsi que la vigne dont les jets annuels rappellent les lianes et les plantes grimpantes des tropiques. La même richesse de végétation se fait remarquer à Koleah, petite ville située à sept lieues de Blidah dont elle semble à portée de canon, et qui s’en distingue par le ravin profond qui lui sert de parure et de fossé. Là, nous avons retrouvé dans un jardin orné par les soins du brave colonel Lamoricière et de ses zouaves, toute l’élégance et la fraîcheur d’un square anglais avec la fécondité de la végétation africaine. Le palmachristi, qui ne figure dans nos collections botaniques, sous le nom de ricin, qu’avec les caractères d’une plante herbacée, s’élève dans le ravin de Koleah à la hauteur de trente pieds, avec ses larges feuilles horizontales et étoilées. On sent que la nature a créé ici des privilèges. Un palmier négligemment jeté auprès du minaret de la ville ajoute à son effet pittoresque et la signale au loin dans la campagne. Là aussi, nous tenons sous le séquestre une population qu’il est interdit aux troupes et aux colons de visiter, et dont les maisons tombent en ruines, car la plupart de ces maisons ayant été vendues à des Européens qui en paient la rente, comme s’ils étaient réellement propriétaires, personne ne prend soin de les réparer, pas même les Arabes qui les habitent. Ces malheureuses ventes anticipées exercent donc encore, malgré les précautions qu’on a prises, une funeste influence sur les propriétés. Les indigènes à qui elles n’appartiennent plus les négligent, et les Français auxquels elles n’appartiennent pas encore ne sont pas même admis à les visiter.

De quelque côté que nous tournions nos regards, il est évident qu’une résolution haute et ferme est devenue indispensable. L’anarchie a fait son temps à Alger et dans la banlieue ; elle a porté ses fruits amers. Il n’y a pas un propriétaire qui ne demande à être rassuré sur sa propriété et qui ne soit prêt à accepter avec reconnaissance un système de réorganisation qui lui donnerait un titre neuf et incontestable. Le despotisme conservateur exercé à Koleah et à Blidah ne sauverait pas longtemps de l’incurie les propriétés nombreuses et importantes de ces deux villes. Il a d’ailleurs créé entre les colons et l’autorité militaire des rapports subversifs de toute idée de colonisation, puisqu’ils ne laissent au propriétaire d’autre alternative que la retraite ou la ruine. L’Académie jugera de ce régime par la pièce suivante, qui m’a été communiquée et dont je supprime l’adresse et la signature. Elle est datée du 17 septembre 1839 :

« Monsieur, d’après le nouveau recensement que viens de faire des maisons qui composent le village de Koleah, à l’effet de mettre un terme à l’abus qui m’a été signalé et qui consiste dans le prix trop élevé que plusieurs propriétaires exigent pour le loyer de leurs maisons, je vous préviens que la vôtre a été désignée comme devant subir un rabais de loyer. Vous aurez donc à vous présenter ici sous huit jours pour traiter avec votre locataire, soit pour vendre, soit pour louer à un prix plus modéré, sinon votre maison sera démolie, les principaux matériaux seront mis de côté, en attendant que vous leur donniez une prompte destination, et l’emplacement devenu ainsi vacant sera livré à des personnes qui se sont déjà fait inscrire pour l’occuper. 

« J’ai l’honneur, etc.

« Le commandant de la place, signé B. »

Il y a un juste-milieu à tenir entre les exigences de certains colons qui ont voulu revendre fort cher au gouvernement des propriétés dont ils n’étaient pas sûrs de prouver la légitime possession, et les injonctions de l’autorité militaire qui s’arroge le droit de ressusciter le maximum sous peine de démolition. Le moment est venu de concilier ces prétentions extrêmes, par l’organisation définitive de la propriété en Afrique. Toutes les exigences doivent se taire devant la grande voix de l’intérêt général. On n’a obtenu que des procès, la misère et la ruine sous le régime anarchique des premiers temps de la conquête ; on ne recueille du régime absolu que l’immobilité et l’impuissance : il faut donc chercher dans un autre système les moyens de fonder enfin un établissement durable et digne de la grandeur de la France. Nous en avons les éléments ; constituons la propriété ! Après quoi, rien ne sera plus facile que de réduire au travail certains colons indignes de ce nom, qui sont venus en Afrique uniquement pour y organiser l’agiotage des terres. Il suffira d’établir un impôt progressif sur tous les terrains demeurés incultes et de favoriser par des exemptions ou des dégrèvements tous les essais vraiment consciencieux. Il ne faut point d’oisifs dans une colonie ; il y faut encore moins des joueurs. La propriété n’y saurait acquérir de valeur que par le travail. Les colonisateurs de l’Afrique espéreraient en vain retrouver dans la docilité ou l’asservissement de la race arabe quelque chose d’analogue aux facilités que les planteurs du Nouveau-Monde ont rencontrées dans la traite des noirs. Les temps sont bien changés. Les Arabes n’ont rien de commun avec les nègres, heureusement pour nous. Ils ne sont pas aussi bons, ce qui permet d’espérer que nos colons d’Alger seront meilleurs que ceux des Antilles. Mais il est temps de signaler le parti que la France pourra tirer des Arabes et d’exposer les principaux effets que notre occupation a déjà produits sur eux.

Caractère des populations.

Parmi les illusions qu’a fait naître le succès de notre première expédition en Afrique, il n’y en a pas une qui ait été aussi générale que l’espoir de civiliser ce pays au moyen des habitants eux-mêmes. Ils allaient infailliblement devenir nos amis ; ils étaient bons, hospitaliers, laborieux, intéressés. Nous les aurions tout à la fois par le cœur et par la bourse ; il suffisait de ménager leurs préjugés religieux pour les déterminer à vivre en bonne harmonie avec nous. Si telle fut, en effet, l’opinion des premiers temps de la conquête, il faut convenir qu’elle a dû se modifier beaucoup depuis lors. L’expérience des dernières années a profondément ébranlé les convictions, car il règne aujourd’hui en Afrique des idées fort contraires à ces illusions du premier moment. Il convient donc d’examiner en quoi les indigènes pourront nous être utiles, et quel rôle ils sont appelés à jouer dans l’œuvre importante de la colonisation. Ce que j’aurai à dire à cet égard se rapporte uniquement à la province d’Alger ; les éléments sont tout autres dans la province de Constantine, et je me propose d’en faire l’objet d’une étude spéciale. 

Pour bien apprécier la nature des services que les indigènes peuvent rendre à la cause de la colonisation, c’est-à-dire de la civilisation en Afrique, il est nécessaire d’analyser les caractères si divers de la population dont la régence se compose, et de constater d’une manière exacte l’influence que notre occupation a déjà causée sur eux. On se ferait une très fausse idée de ce mélange de races africaines, si on les confondait sous une dénomination commune et si on les prenait pour des membres de la même famille. Ils ne nous aiment point ; mais ils ne s’aiment pas davantage entre eux. Les Arabes de la plaine et les Kabyles de la montagne sont des peuples aussi différents que les lieux qu’ils habitent. Il n’y a pas moins de différence entre les Arabes des villes, que nous appelons Maures, et ceux de la campagne, que nos soldats ont gratifiés du titre, malheureusement légitime, de Bédouins, ou voleurs. Les Coulouglis, ou descendants des Turcs, les juifs, les nègres même, car il y en a un nombre assez considérable, soit dans les villes, soit dans les champs, doivent figurer parmi cette foule bigarrée, sur laquelle nous régnons par le droit de conquête. Nous n’avions pas besoin de leur appliquer la maxime : divide ut imperes, puisqu’ils étaient déjà divisés quand nous avons envahi leur pays ; comment donc se fait-il que nous n’ayons pas su profiter de leurs discordes naturelles, au lieu de les réunir contre nous dans une haine commune ? Ceci mérite la peine d’être expliqué. 

Peu de gens connaissaient l’état véritable du pays quand notre armée fut appelée à l’occuper. Le nouveau gouvernement n’eut pas, par conséquent, les moyens de se faire un système, et l’on vécut au jour le jour, en essayant de résoudre les difficultés à mesure qu’elles se présentaient. Les vaincus furent traités comme on les traite en Europe. On respecta leur culte, leur foyer domestique et jusqu’à leurs usages les plus incompatibles avec les exigences d’une bonne administration. On semblait, en prenant possession, leur demander pardon de cette liberté ; on évitait toutes les occasions de blesser leurs préjugés ; jamais on n’avait vu des vainqueurs si courtois. J’ai dit avec quelle facilité nous avions restitué une partie des biens mis sous le séquestre et dont la France avait le droit de disposer ; cette simplicité dégénéra bientôt en faiblesse. La justice entre indigènes, confiée à des indigènes, vit renaître les abus du régime précédent ; les oukils mirent dans leur poche le revenu des corporations qu’ils étaient chargés d’administrer ; notre ignorance profonde des usages musulmans exposa souvent les autorités françaises à d’insolentes mystifications. On dut châtier plus d’une fois l’intempérance politique des vaincus par de brutales représailles, source amère de griefs et de ressentiments, qui multipliaient les embarras au lieu de les aplanir. En même temps que nos bureaux avaient à lutter de finesse avec l’aristocratie madrée de l’intérieur, il nous fallait combattre les bandes armées de la campagne ; on n’avait de repos sur aucun point. L’Afrique n’a cessé de vivre, depuis lors, sous le régime des escarmouches, où elle vit encore. C’est ce régime qu’il importe de faire cesser dans l’ordre civil aussi bien que sur le terrain militaire, si nous voulons enfin commencer à élever l’édifice imposant de la colonisation.

Les habitants des villes ne peuvent plus nous opposer d’obstacles sérieux. On a vu ce qu’étaient devenus les Maures à Alger sous l’influence irrésistible de l’activité européenne. Ceux qui vivaient d’abus ont dû prendre la fuite ou se faire garçons de bureau ; ceux qui vivaient de leurs rentes et qui ne veulent pas travailler pour mettre la recette au niveau de la dépense, tombent dans un abaissement complet qui leur fait perdre toute importance ; enfin, le petit nombre de ceux qui exerçaient des professions mercantiles est éclipsé chaque jour par nos marchands provençaux. Les juifs eux-mêmes ont dû céder la place au commerce européen, plus intelligent et plus hardi. Ce mouvement de transformation se manifeste d’une manière qui frappe tous les yeux. Il suffit de voir avec quelle rapidité les échoppes étroites, sales et enfumées des indigènes sont remplacées par les magasins vastes, aérés et parfaitement assortis des Européens. Les Arabes eux-mêmes ne vont plus demander à leurs anciens fournisseurs que des tuyaux de pipe, des oripeaux sans valeur et de misérables guenilles que nos marchands dédaigneraient de tenir, pour me servir du terme qu’ils emploient. Dans les rangs inférieurs de la société africaine, la révolution s’est opérée en sens inverse. Tous les lazzaronis d’Alger sont devenus des portefaix, des commissionnaires, des bateliers laborieux et actifs sur lesquels nous pouvons compter, parce qu’ils reçoivent de nous beaucoup d’argent et peu de coups. Nous n’avons point d’embarras à redouter de ce côté.

Les grandes difficultés viennent de la population rurale, qui n’a jamais voulu se plier à nos mœurs. En vain, nous l’avons ménagée dans nos cantonnements, dans nos expéditions, et même dans les rapports hostiles que nous avons eus avec elle ; ces barbares n’ont répondu à nos avances que par une haine implacable. Ils viennent au marché le matin, pour nous vendre des œufs, de la volaille ou des légumes, et ils nous attendent le soir pour nous dévaliser et nous couper la tête. Nous les recevons à Alger sans passeports, sans les connaître, et ils savent parfaitement tout ce qui se passe chez nous : nous ne savons pas un mot de ce qui se passe chez eux. Si la police s’avisait de mettre un jour la main sur tous les burnous qui circulent dans un seul de nos marchés, elle verrait avec étonnement de quelles énormes distances l’appât du gain y attire cette foule de prétendus agriculteurs qui nous assassinent si imperturbablement depuis bientôt dix ans. On leur fait déposer, pour toute précaution, leurs fusils à nos avant-postes, et ils vivent ainsi préservés par nous-mêmes de toute avanie étrangère, sans que nous ayons la moindre garantie contre leurs propres tentatives. On n’a pu les soumettre encore, hors de l’enceinte des villes, à des redevances régulières qui aient le caractère positif d’un impôt ; et cependant plusieurs de leurs tribus possèdent des troupeaux immenses qui sont une véritable richesse. En réalité, nous n’exerçons guère plus de pouvoir sur les Arabes de la plaine que les Américains n’en ont sur les sauvages de l’Ohio ou du Mississippi.

J’ai voulu étudier de près la physionomie de ces hommes, et grâce aux facilités qu’a bien voulu me procurer M. le gouverneur général, j’ai pu pénétrer au sein de quelques tribus établies dans le rayon de nos lignes et sous la protection de nos camps. Il me tardait d’apprendre s’il y avait quelque chose de vrai dans ces descriptions pastorales qu’on nous a faites, de temps immémorial, de la vie intérieure des Arabes ; mais je n’ai pas été moins détrompé qu’on ne le serait en France, en cherchant dans nos campagnes les bergers de Florian ou de Mme Deshoulières. L’officier commandant du poste avancé de Douera, sur la lisière du Sahel et de la Mitidja, voulut bien m’accompagner chez les Ouled-Mendil, dont il était connu, et qui sont placés, pour ainsi dire, sous la volée de nos canons. Nous nous rendîmes sans armes chez ces Arabes, après les avoir fait prévenir. À peine étions-nous arrivés, que je ne tardai point à m’apercevoir que notre visite était importune. La plus grande inquiétude régnait dans la tribu, quoique le chef fût venu à notre rencontre avec de grandes démonstrations de politesse. Toutes les femmes s’étaient hâtées de fuir et de se soustraire à nos regards, même les plus âgées, dont quelques-unes seulement se hasardèrent à revenir, en dérobant leurs figures par un mouvement de bras, pour ramener près d’elles quelques enfants glacés de terreur à notre aspect, et qui poussaient des cris aigus. En vain, j’en voulus rassurer quelques-uns par des gestes bienveillants et de petits cadeaux ; ils étaient agités d’une peur convulsive, et il me fut impossible d’en aborder un seul. Il y a lieu de supposer que leurs parents ne les élèvent pas dans des sentiments très affectueux pour nous.

Cependant le chef de la tribu crut devoir nous inviter à entrer dans un petit enclos de pierres sèches, recouvert de broussailles, qui lui servait d’habitation, et où les notables ne tardèrent point à se rendre. On étendit des tapis, selon l’usage, et on nous offrit le café. Mais l’agitation générale était visible, et notre interprète entendit distinctement, au moment du départ, les malédictions dont nous étions poursuivis. Les mêmes scènes se sont fidèlement reproduites dans les autres tribus que nous avons visitées. Partout la même répulsion, ou plutôt l’accueil de la crainte et de l’hypocrisie. Une autre fois, il arriva à l’escorte de spahis qui m’accompagnait dans la Mitidja de s’égarer dans cette plaine, au point de perdre la trace de tout chemin praticable. Pendant les longues heures d’inquiétude que durèrent nos recherches, il nous fallut parcourir plusieurs tribus inconnues, dont aucune ne voulut nous donner la plus légère indication. À mesure que nous approchions des massifs de cactus qui les entourent, les aboiements des chiens avertissaient les habitants, qui se rangeaient par masses et en armes sur la lisière de leurs jardins, silencieux et menaçants, sans qu’il nous fût possible d’en obtenir, même en présence de l’escorte, un renseignement favorable. Un Arabe isolé, que les spahis firent marcher devant nous, sabre nu, nous tira enfin de ce mauvais pas. Nous n’étions pourtant qu’à cinq lieues d’Alger.

Telles sont les dispositions habituelles des populations qui habitent la plaine et même une partie du Sahel. Tous leurs douairs sont de vrais repaires de brigands qui n’attaquent jamais que les hommes isolés, et qui ont rendu jusqu’à ce jour la sécurité impossible. S’il n’y avait dans la Mitidja que des lions ou des tigres, il y a longtemps que cet obstacle à la colonisation aurait disparu. Le problème qui reste à résoudre, est de concilier avec les devoirs de l’humanité la nécessité impérieuse de mettre dans l’impuissance de nuire le petit nombre d’êtres malfaisants que nous souffrons dans cette plaine. Je ne puis penser sans douleur au triste sort qui vient d’y atteindre le commandant Raffel, du camp d’Oued-Laleg, digne et regrettable officier duquel j’ai reçu tant de bons soins et d’utiles informations. Il était toujours armé d’une longue vue. « Cet instrument ne me quitte jamais, disait-il ; je m’en sers avec avantage pour découvrir les maraudeurs qui infestent la plaine et pour diriger mes patrouilles en conséquence. » Or, il importe de savoir que le camp d’Oued-Laleg est à demi-distance et en vue de Blidah et de Coleah, où nous avons en garnison près de deux mille cinq cents hommes. C’est dans cet intervalle, si bien gardé pourtant, qu’un officier supérieur a succombé victime d’un guet-apens, à quelques pas de son bataillon prêt à le suivre. L’Académie peut juger, par ce cruel événement, du peu de sécurité qui règne dans de tels parages.

L’incompatibilité d’humeur est bien plus prononcée contre nous de la part des Kabyles. Les Kabyles habitent, comme chacun sait, les pays de montagne de l’ancienne régence. Ils sont généralement plus actifs, plus laborieux et plus riches, mais non moins pillards que les Arabes. Eux seuls exercent en Algérie les arts utiles, les métiers, les industries. Ils logent dans des cabanes mieux construites, dans des villages plus propres que les huttes et les douairs des Arabes. Même sous le régime du dey d’Alger, ils avaient conservé une certaine indépendance. Les tributs qu’ils payaient étaient insignifiants. Non seulement ils ne reconnaissaient pas le gouvernement central, mais même ils obéissaient avec peine à l’autorité de leurs cheiks. Il fallait assiéger chaque bourgade et y perdre des soldats quand on voulait sérieusement lever quelques impôts. Jamais ces hommes-là n’obéiront de bonne grâce à nos lois et n’entreront dans la famille coloniale. Notre civilisation doit les absorber ou les éconduire peu à peu. Ceux qui viennent à Alger y gagnent beaucoup d’argent, dont ils sont très avides ; mais ils ne tardent point à émigrer. L’Algérie française est devenue pour eux une colonie où ils ne s’arrêtent que pendant le temps nécessaire pour faire leur fortune. Qui donc conserverait l’espoir d’assujettir à nos usages et surtout à nos lois ces indomptables montagnards qui n’ont jamais supporté aucun maître, quand nous ne sommes pas encore parvenus, dans Alger même, siège de notre gouvernement, à obtenir des musulmans la simple déclaration régulière et authentique des naissances, des mariages et des décès ? C’est à ces signes d’obéissance que se fait reconnaître la domination souveraine, et la nôtre est encore tellement incomplète, que nous ne savons pas même ce qui se passe dans la capitale où elle s’exerce depuis plus de neuf ans.

Sous quelque point de vue qu’on envisage cette grave question, il est impossible d’espérer que nous transformions jamais en administrés soumis et en contribuables exacts les Arabes de la plaine et les Kabyles de la montagne. Il faut prévoir l’époque où nous devrons nous passer de leur concours, ou plutôt il faut la hâter. Eux seuls, en effet, forment obstacle au développement colonial, en nous empêchant tout à la fois d’assainir la plaine et de la cultiver. Nos plantations ne seront jamais plus défendues contre la dent de leurs bestiaux que nos personnes contre les embuscades de leurs maraudeurs. Quand nous aurions des camps de dix mille hommes, à quoi nous servirait leur protection, si la sécurité n’est pas complète dans l’espace qui les sépare ? La sécurité d’un pays ne consiste pas seulement dans la présence d’une force considérable, mais dans la confiance morale des uns et dans la crainte salutaire des autres. Or, cette confiance et cette crainte n’existent pas en Afrique. Elles ne pourront s’établir que par l’occupation coloniale successive et graduelle, mais entière et absolue, du territoire conquis. Il n’est pas indispensable d’y procéder par la violence ; nous ne l’avons pas fait le lendemain de la victoire, nos mœurs répugneraient à le faire aujourd’hui. Mais il ne faut pas non plus que la puissance de la France et l’épée du vainqueur risquent de jouer un rôle ridicule chez des barbares. J’avoue que je ne me croyais pas le moins du monde en pays français, lorsque je voyageais à quelques lieues d’Alger, avec deux cavaliers devant moi, deux derrière et quelques-uns encore à mes côtés, les armes chargées, comme s’il y avait eu un assassin à redouter dans chaque buisson et dans chaque pli du terrain. Telle est pourtant la position où nous nous trouvons encore dans presque toute la régence.

Il doit donc paraître désormais bien évident que nous ne ferons rien de grand et de stable en Algérie avec l’appui des indigènes ; bien plus, nous ne fonderons la colonisation qu’en dépit d’eux. Il ne faudrait plus songer qu’à les éconduire, par l’organisation d’un système complet dans toutes ses parties, qui produirait dans les campagnes ce que notre activité seule a déjà produit dans les villes. Les Bédouins qui vivent de rapines seraient ainsi évincés, comme les Maures qui vivaient d’abus. Nous garderions les peuplades paisibles et laborieuses, comme nous avons gardé les Biskeris et les Mozabites à Alger. Ces peuplades se verraient dans la nécessité de cultiver leurs terres d’une manière conforme aux intérêts généraux de la colonisation, ou de les céder aux colonisateurs. La civilisation traquerait les récalcitrants d’asile en asile, et les nouveaux propriétaires contribueraient bientôt à faire respecter la propriété. Il faut perdre l’espoir de combiner ensemble des éléments aussi antipathiques que le libre parcours et la clôture, le goût du pillage et le respect de la propriété, et surtout l’indépendance vagabonde de l’Arabe avec les servitudes inséparables de l’administration française. Nous écrivons beaucoup et nous payons assez, en Europe ; c’est la base de notre civilisation. Les Arabes paient peu et n’écrivent jamais. Il suffirait d’un bureau solidement établi dans la Mitidjah, et qui leur fit éprouver le supplice des écritures, pour nous en débarrasser promptement. Jusqu’à ce que nous ayons adopté des mesures décisives pour cerner et réduire ce petit nombre de rebelles, nous n’aurons point de repos. Ils ne sont pas dix mille, et ils tiennent la France en échec, comme des insectes attachés à la peau du lion. Puisque les armes n’y font rien, attaquez-les par la plume. La plume est une arme puissante aujourd’hui, car c’est elle qui rédige les lois.

Nous devons confesser, toutefois, que dans la première effervescence de l’enfantement colonial les Européens ont eu des torts qui ne réclament pas à un faible degré l’attention et peut-être la sévérité de la métropole. Nous avons donné dans Alger de funestes exemples. Le flot qui transporta nos premiers émigrants n’était pas exempt d’écume. On se crut tout permis, dès qu’on eut échappé à ces regards investigateurs qui, dans les pays libres, retiennent les hommes sur la pente du mal, à défaut de morale. En nous voyant céder à des penchants honteux dans les moments de confusion et de désordre, les Arabes ne durent pas concevoir une haute idée de nos mœurs. Dans ce nouveau monde français, les Washington et les Franklin furent rares, convenons-en. Nous venions d’un pays où le mariage est en honneur, et le mariage est de fait aboli en Afrique. Nous avons pris la polygamie aux musulmans et nous en avons fait le concubinage. Nous avons substitué le scandale de la publicité aux écarts, du moins mystérieux, de la vie des harems. Nous avons traité l’Algérie comme nos aïeux ont traité les îles Caraïbes ; mais les tempe sont vraiment différents. La supériorité d’une race ne se prouve plus aujourd’hui par des excès et par des turpitudes ; quand on prétend commander à des hommes, peuple ou roi, on leur doit l’exemple sinon des vertus, au moins de la décence et de la dignité. Je ne crains pas de le dire avec une impartialité sincère : nous n’avons pas toujours montré en Afrique ces deux compagnes inséparables de la puissance d’un grand peuple. La régence a trop été considérée comme une curée offerte à la cupidité ; en un mot, tous ceux qui devaient donner le bon exemple ne l’ont pas donné. 

Il ne faut pas espérer que le mal causé par ces tristes débuts puisse être facilement réparé. Le retentissement s’en est fait sentir au loin, et nos saturnales coloniales ont servi d’argument à plus d’un Galgacus. L’antipathie de religion et de race qui nous séparait des indigènes s’est accrue du désespoir qu’ils éprouvent à la vue des libertés étranges que nous prenons. On peut se figurer combien ils doivent en être choqués, habitués comme ils le sont à une vie domestique murée, et susceptibles à ce point qu’à peine ils osent prononcer devant témoin le prénom de leurs femmes ou de leurs filles. Je n’aurais eu sur ce sujet délicat que des renseignements d’une nature banale, sans une heureuse rencontre dont M. le colonel de Lamoricière voulut bien me procurer la faveur, le jour où j’allai lui faire visite au camp de Koleah. Il manda près de lui un marabout vénéré dans la contrée, avec lequel je fus bientôt mis en rapport au moyen d’un interprète, après avoir obtenu la permission de lui adresser toutes les questions que je jugerais convenables. J’en profitai pour éclaircir divers points, restés mystérieux, de la vie intime des musulmans, et en même temps pour constater les différences les plus radicales de nos idées et des leurs sur la question des femmes et de la famille. Ce dialogue a été fidèlement recueilli par mon secrétaire, séance tenante, et j’ai pensé que, malgré sa naïveté des deux parts, il ne serait pas indigne d’être soumis à l’Académie, dans un travail où il s’agit de signaler la limite des deux civilisations qu’on vient de mettre en présence. Le marabout était un homme de trente-six ans environ ; il s’appelait Sidi-Mohammed.

« Êtes-vous marié ? lui-dis-je. — Oui ; j’ai eu quatre femmes : deux sont mortes, j’ai renvoyé la troisième ; il ne m’en reste plus qu’une. — Pourquoi avez-vous renvoyé la troisième ? — Parce qu’elle ne me plaisait plus. — Vous avez donc le droit de les renvoyer quand elles vous déplaisent ? — Assurément, et sans cela nous ne les épouserions pas. — Que deviennent-elles quand vous les renvoyez ? — Elles retournent dans leur famille, à qui nous payons alors la moitié de la dot. — Éprouvez-vous la même affection pour toutes ? — Pas toujours. — Y a-t-il quelque supériorité de l’une sur les autres ? — Celle que nous aimons le mieux commande aux autres. — Et les enfants que vous avez eus de ces femmes si inégalement aimées, comment leur partagez-vous votre affection ? — Tous mes enfants sont mes enfants. — Après votre mort, comment héritent-ils de vos biens ? — Ils en héritent par portion égale ; mais les filles ont davantage. — Pourquoi ? — Parce qu’elles sont plus faibles. — De quelle couleur étaient vos quatre femmes ? — J’avais une Négresse et trois Arabes. — Est-ce que les enfants de la Négresse sont admis au partage comme les autres ? — Je vous ai déjà répondu que tous mes enfants étaient mes enfants : la couleur n’y fait rien. »

Ici mon marabout s’arrêta, étonné de la nouveauté et peut-être aussi de l’indiscrétion des questions que je lui adressais. Sa physionomie exprimait une sorte d’anxiété d’en subir de nouvelles. Il aspirait à flots répétés le café qu’on lui avait servi, et me regardait fixement. Il fallut lui dire que j’étais un thaleb, c’est-à-dire un étudiant, un homme jaloux de s’instruire, ce qui parut le rassurer un peu et me permit de reprendre notre conversation. « Aviez-vous vu, lui dis-je, toutes vos femmes avant de les épouser ? — Je n’en avais pas vu une seule. — Mais sur quelles indications avezvous épousé celles-là plutôt que d’autres ? » Il sourit un peu embarrassé et me répondit sur-le-champ : « Il y a des vieilles femmes qui savent bien nous dire dans quelles familles se trouvent les belles filles, et alors nous les demandons. — Et si vous êtes plusieurs concurrents, qu’est-ce qui détermine le choix ? — Le père donne ordinairement sa fille à celui qui apporte la meilleure dot. — Il ne consulte donc pas sa fille avant de disposer de sa main ? —Non, puisque c’est sa fille. — Comment se célèbre le mariage ? — On va chez le cadi qui reçoit des présents, et puis à la mosquée. — Quand compte-t-on au père la dot stipulée ? — Au moment du mariage, mais on ne lui en remet que la moitié. — Pourquoi garde-t-on l’autre moitié ? — Pour sûreté contre la femme. — Quel danger y a-t-il donc à courir ? — La femme peut se sauver chez son père et demander le divorce. — L’accorde-t-on facilement ? — Au bout de trois mois, si la femme est restée tout ce temps dans sa famille. — Et si elle a fui avec un autre homme ? — Le cadi les condamne tous deux à mort et on les exécute. » 

Pendant que nous en étions à cet article délicat, je hasardai quelques questions nouvelles qui furent accueillies sans impatience. « Quand la discorde règne entre vos femmes, lui dis-je, comment les mettez-vous d’accord ? — Je raisonne d’abord avec elles, répondit-il, et au besoin je leur donne des coups. » Il accompagna ces dernières paroles d’un geste goguenard, bien extraordinaire chez un saint personnage comme il avait la réputation de l’être. « En cas de divorce avec une de vos femmes, ajoutai-je aussitôt, lui rendez-vous les enfants que vous avez eus d’elle ? Peut-elle les reprendre ? — Jamais ! ses enfants sont à moi, et j’en dois compte à Dieu. — Quand le ménage est en paix, qui donc soigne vos enfants ? — Chacune de nos femmes soigne les siens ; il n’y a point de jaloux, puisque je les aime tous. — Voyezvous quelquefois, à titre de simple politesse, les filles ou les femmes de vos amis ? — Aucun homme n’est admis à visiter d’autres femmes que les siennes, ses sœurs, ses filles et ses nièces. — Mais, en votre qualité de marabout, n’avez-vous aucun privilège à cet égard ? — Aucun, si ce n’est de recevoir quelques présents les jours de noces. — En quoi consistent les présents qu’on fait à la mariée ? — Voici la liste de ceux qu’a faits, il y a quelques jours, son époux à la fille du hakem de Blidah : 60 douros, un veau, trois mesures de blé, une once de perles fines ; 2 douros pour se faire teindre les doigts et les ongles, un pot de beurre fondu, une négresse pour servir la mariée. La femme n’est conduite à son mari qu’après la réception des présents. » Notre conversation continua ensuite sur la manière de rendre la justice, et sur la division des héritages ; mais je m’aperçus bientôt que le marabout rapportait à une ou deux tribus de son voisinage des usages qu’il serait imprudent de généraliser par induction, et je l’invitai à m’adresser à son tour toutes les questions qu’il jugerait utiles sur la condition des femmes et des enfants en Europe ; mais il s’abstint de m’en faire une seule, et il se hâta de partir.

Ces particularités n’étaient pas nécessaires à connaître pour apprécier les différences de mœurs qui sépareront longtemps encore les indigènes de nous. Il n’y a pas de relations possibles entre des populations aussi profondément divisées sur les bases fondamentales de toute société, sur la famille et sur les susceptibilités de l’honneur domestique. Notre ignorance impardonnable de la langue arabe ne contribue pas moins à maintenir le mur de séparation qui existe entre ce peuple et nous. Il en est résulté des maux irréparables. Chaque jour des méprises funestes éclatent sur des sujets frivoles, et produisent des collisions qu’une simple explication eût évitées. On ne peut déraciner aucun préjugé, faute de s’entendre ; on agit, sévèrement parfois, sans pouvoir exposer aux Arabes les motifs qui ont déterminé les actes dont ils se plaignent. L’isolement dans lequel nous sommes confinés, par suite de cette ignorance de la langue, n’a fait qu’accroître celui où nous vivions déjà, par suite de toutes les circonstances qui nous ont éloignés d’eux. On a de la peine à concevoir notre superbe indifférence pour l’étude de l’arabe, depuis que chacun a pu apprécier les services importants que la connaissance de cette langue a permis à plusieurs militaires distingués de rendre à notre pays. Au surplus, si nous ne comprenons pas leur langue, il y a une infinité de créations de notre ordre social que les Arabes ne peuvent pas comprendre. La prison est une des inventions qui les révoltent le plus. Ils admettent volontiers qu’on donne la bastonnade et qu’on coupe la tête ; mais ils ne sauraient se résigner aux tortures de la captivité. Cette peine leur inspire une sorte d’horreur instinctive que nous avons déjà signalée chez les Corses, et qui est un des traits les plus saillants de leur caractère.

La seule influence que notre séjour en Algérie ait exercée sur les naturels a donc été bornée jusqu’à ce jour aux villes, ou plutôt à Alger. Nous y sommes les maîtres, c’est un fait incontestable ; cependant, nous n’administrons pas, dans la véritable acception de ce mot. Une foule de faits nous échappent, qui devraient tomber sous notre juridiction. L’autorité vit encore avec une partie de la population algérienne, comme on vit à Paris avec certains voisins qui habitent sur le même pallier, et auxquels on n’adresse jamais la parole. Les juifs seuls, qu’on a tant maltraités et qui nous ont rendu beaucoup de services, se sont vraiment assimilés à la population française. Persuadons-nous bien qu’on ne colonisera l’Algérie qu’avec des Européens. Perdons l’espoir de rien faire de grand et de solide avec des Kabyles ou avec des Arabes. Alger et sa banlieue sont à l’état de siège ; c’est cet état qu’il faut faire cesser. Neuf années de contact avec les indigènes de la plaine n’ont abouti qu’à des meurtres et à des pillages perpétuels ; l’expérience a été assez longue pour dessiller les yeux des hommes les plus confiants. En vain objecte-t-on la tentative hardie, sinon heureuse, de quelques colons qui se sont faits Arabes et qui ont essayé de cultiver, sur la pente même de l’Atlas, à la manière des gens du pays : cette opération n’a prouvé que le courage des hommes qui l’ont entreprise. Partout ailleurs, les colons qui emploient des Arabes ne leur permettent jamais de coucher sous le toit de leurs fermes. La gendarmerie qu’on vient d’établir est encore inhabile à saisir ces reptiles humains qui se glissent sous l’herbe et qui s’échappent sur des chevaux qu’on dirait ailés, tant ils sont prompts à disparaître aussitôt qu’on veut les poursuivre.

S’il restait quelque illusion à cet égard, je me bornerais à rappeler les accidents qui arrivent tous les jours dans la plaine de la Mitidja et dans nos autres possessions. Le vol s’est élevé à l’état de science chez les Arabes. Ils ont un art particulier de faire cheminer au galop et de pousser devant eux les ânes, les chevaux, les mulets, les moutons et même les bœufs et les vaches. Ces animaux, ainsi traqués par les voleurs, semblent obéir à une impulsion irrésistible ; ils s’élancent comme un ouragan et ne s’arrêtent, au gré des pillards, qu’après avoir parcouru des espaces immenses. L’audace des Kabyles ne connaît pas de bornes. Nous en avons vu qui étaient venus se faire tuer aux portes même de nos camps pour y voler un peu de paille. À mon retour de Constantine, je fus réveillé en sursaut, dans le camp de l’Arrouch, par le bruit de la fusillade dirigée contre un de ces hardis larrons, qui venait d’enlever une mule à vingt pas de nos factionnaires. Notre présence, en concentrant sur des points connus de nombreux troupeaux et des détachements de chevaux considérables, n’a fait que stimuler la cupidité indigène, en lui donnant un vernis de courage et de patriotisme. Les Arabes sont encore aujourd’hui ce qu’ils furent toujours. On ne saurait trop le redire, afin que la France ne compte que sur elle-même pour cette colonisation tant désirée, dont nous allons exposer les principales ressources.

Ressources et chances de la colonisation.

L’Académie a pu juger par les faits que j’ai eu l’honneur de lui soumettre, des principales difficultés qui ont rendu la colonisation jusqu’à ce jour impraticable en Afrique : l’état incertain et indéfini de la propriété, les habitudes hostiles des Arabes, et les fautes commises par nous-mêmes aux premières époques de la conquête. D’autres causes, non moins décisives, ont beaucoup contribué aussi à paralyser les efforts plus ou moins habilement dirigés vers ce but important. Ainsi, les deux éléments essentiels de toute colonisation, l’eau et le bois, manquent à peu près entièrement en Afrique. On n’y trouve pas un seul de ces grands fleuves navigables qui vivifient tout sur leurs bords, et qui aident tout à la fois à contenir et à civiliser un pays. La métropole française ne peut pas pénétrer dans la colonie africaine comme les Anglais pénétraient en Amérique par le Mississipi, l’Hudson, la Delaware, le Saint-Laurent et ces immenses cours d’eau aussi favorables à la défense qu’à la culture et au commerce. Rien ne ressemble en Afrique aux vastes plaines de l’Inde, sillonnées par d’autres fleuves magnifiques, tels que l’Hoogly et le Gange. Les populations de l’Algérie n’ont rien de commun non plus avec les habitants doux et timides de l’Indoustan, ni avec les peuplades primitives du Nouveau-Monde, Mexicains, Péruviens et sauvages du Nord.

C’est donc à tort qu’on a comparé entre elles des contrées aussi dissemblables, et qu’on a proposé pour l’Afrique des moyens de colonisation que sa seule configuration géographique, à défaut de tant d’autres motifs, devait frapper d’impuissance. Il ne faut pas se dissimuler que notre nouvelle colonie n’a rien de commun avec toutes celles qui l’ont précédée, et qu’il serait déraisonnable de lui appliquer des systèmes incompatibles avec sa nature originale et excentrique. Quand les Européens mirent le pied dans l’Inde et en Amérique, ils avaient sur les indigènes la supériorité du courage et des armes à feu ; ils n’eurent pas d’ailleurs à combattre un fanatisme religieux aussi exalté que celui des Arabes. Toute comparaison est impossible entre les temps, les lieux et les hommes. Le problème à résoudre consiste précisément à trouver un mode de colonisation approprié au caractère particulier de la région conquise ; et voilà pourquoi toutes les tentatives qui n’étaient que des imitations n’ont pas réussi. On ne saurait faire un reproche à la nation française de n’avoir pas découvert de prime abord pour l’Afrique ce que nos plus habiles devanciers n’ont trouvé qu’après bien des épreuves et dans des conditions beaucoup plus favorables que nous. Car notre colonie d’Afrique n’a qu’un seul avantage sur toutes les autres, c’est sa proximité ; et, en revanche, elle présente presque tous les inconvénients que nous avons signalés et qui n’existent, réunis ou séparés, au même degré dans aucune autre. On aura beau chercher ailleurs le point de départ de tous nos embarras : leur véritable origine doit maintenant frapper tous les yeux.

Il est bien important d’établir d’une manière nette et précise en quoi l’Afrique française diffère de tous les pays colonisés jusqu’à nos jours. On a rencontré dans ces divers pays des terrains immenses et inoccupés, du bois pour bâtir des habitations, des rivières pour y circuler et pour s’y maintenir : en Afrique, il faut tout porter avec soi, des vivres, des abris, du bois et très souvent de l’eau. Au lieu de Péruviens ou d’Indous, nous avons à combattre des hordes courageuses et guerrières ; les terrains vagues, ceux même dont nous croirions pouvoir disposer parce qu’ils semblent abandonnés, appartiennent par le parcours à des tribus entières, que notre seule présence menace de déposséder et irrite profondément. Les indigènes qui ont vendu leurs propriétés à rente perpétuelle espèrent toujours y revenir, et ceux qui n’en ont pas encore donné livraison craignent d’être obligés de s’en séparer. Le domaine lui-même semble se dessaisir avec hésitation des terrains qu’il aurait dû prodiguer généreusement aux travailleurs actifs, au risque d’imposer sans ménagement la spéculation, tout en protégeant la culture. Sur la culture même, on ne s’est pas entendu. Nous avons fait là bien des rêves, comme nos bons aïeux à l’occasion du Potosi. Le sucre, l’indigo, la cochenille, le girofle, la cannelle, le campbrier, le poivre et la muscade, nous avons cru toutes ces cultures possibles. N’avons-nous pas voulu aussi planter la vigne et faire du vin à Alger ? Que dis-je, messieurs, on en a fait, et j’en ai bu ; mais cette première expérience me permet de rassurer complètement nos vignerons de la Bourgogne et de Bordeaux.

Nous parlerons bientôt de ces essais malencontreux ; arrêtons-nous, avant d’entrer dans des détails, au principe même de la colonisation. Toutes les idées émises à ce sujet peuvent se réduire à trois principales : on coloniserait par les Arabes seuls ; par la fusion des Européens et des Arabes ; si la fusion est impossible, les Européens seuls seraient chargés des travaux agricoles. Les deux premiers essais ont déjà fait leur temps. Personne ne doute aujourd’hui qu’il est à peu près impossible de faire cultiver exclusivement par des Arabes la plaine de la Mitidja. Ils ne l’ont jamais cultivée, quoi qu’on dise, pour leur compte ; l’expérience a prouvé qu’ils ne la cultiveront pas davantage pour le nôtre. Cet espoir fut la première utopie de la conquête ; elle a été partagée par des hommes très distingués, qui ont publié les meilleurs documents que nous ayons sur l’Algérie ; mais le temps a dû leur prouver qu’ils poursuivaient une chimère, et sans doute à cette heure ils y ont renoncé. Le système de la fusion offrait quelques chances de réalisation ; les Arabes seraient retenus par la hausse du prix des salaires, par la facilité de s’enrichir sans quitter leur terre natale, et par les avantages résultant pour ceux qui cultiveraient comme fermiers de vendre avec profit leurs denrées à Alger. Nous avons vu ce qu’ont produit ces tentatives. Au moment où j’osais, le premier peut-être, prémunir les colonisateurs contre les dangers du voisinage des Arabes, d’affreux événements avaient démontré par anticipation la justesse de mes prévisions et de mes craintes. Les Hadjoutes ont trouvé plus d’un auxiliaire parmi ces Arabes de la plaine qui les ont aidés de si bon cœur à exterminer nos colons.

Le seul résultat que cette malheureuse confiance ait produit, a été d’éloigner de la province d’Alger nos cultivateurs européens. La plupart de ces émigrants croyaient trouver, en arrivant en Afrique, du travail et des terres ; ils y ont rencontré tout d’abord la concurrence des Arabes qui peuvent vivre à moins de frais que nous, et l’agiotage des terrains soit de la part de l’État, soit de la part des particuliers. Un grand nombre de ces infortunés sont morts de désespoir et de misère ; ceux qui ont survécu ont subi des épreuves plus cruelles que la mort et ont été renvoyés en France aux frais du gouvernement, à titre d’indigents. Les seules expériences sérieuses exécutées sur une grande échelle l’ont été par quelques cultivateurs riches et courageux, qui ont traité l’agriculture à l’instar de la guerre, et qui, établis militairement dans des bâtiments fermés et crénelés, ont pu seuls échapper au carnage de ces derniers jours. Tous les autres ont été balayés comme de la poussière à la première attaque des Arabes, et ils sont aujourd’hui victimes de la faute que je signalais dans ma première lecture, celle de s’être éparpillés dans une plaine immense, ouverte de toutes parts, et trop éloignés les uns des autres pour se secourir en cas de danger. Voilà tout ce qui reste aujourd’hui de leurs essais coûteux, et les tristes résultats de leur dévouement, digne d’un meilleur sort. Quand même on aurait cru la fusion praticable jusqu’au moment où nous parlions il y a peu de jours, elle est devenue aujourd’hui impossible ; il y faut renoncer. Les événements qui viennent de se passer en Afrique me dispensent d’entrer à ce sujet dans de plus amples développements. 

Reste donc le système de colonisation par les Européens ; je dis avec intention les Européens, car jusqu’à ce moment la majeure partie des cultivateurs établis en Afrique se compose d’Espagnols, d’Allemands et d’Italiens plutôt que de Français. Pour assurer à ces colons une existence paisible et profitable, il faudra finir par où l’on aurait dû commencer : il sera nécessaire de leur distribuer des terres à bas prix, comme firent les Américains, et les obliger à se grouper, de manière à se prêter assistance dans les cas d’agression. L’Académie me permettra de me préoccuper beaucoup plus de l’avenir que du passé, puisque la guerre nous ouvre une carrière nouvelle, favorable, du moins, en ce sens qu’elle tranchera le nœud gordien qu’on s’épuise à dénouer depuis près de dix ans. Il devient évident que les difficultés relatives à la question de propriété ne tarderont pas à s’aplanir par la victoire, dont je ne me permets pas de douter, puisque le glaive est tiré. Nous reprendrons, je l’espère, à Médeah les clefs de la plaine, qui y avaient été oubliées, comme je l’ai dit, à l’époque du traité de la Tafna. Quand nous aurons enfin une frontière politique et militaire, il sera facile d’assurer des titres et des clôtures aux propriétés privées. On fera le départ des gens qui nous ont trahis, et on disposera de leurs terres. On portera même un regard investigateur et sévère sur les titres de ceux qui sont restés neutres, et alors sans doute commenceront les opérations cadastrales, qu’il nous est à peine donné en ce moment d’entrevoir. Mais croyez-le, messieurs, c’est par là qu’il faudra débuter.

Ce n’est pas que, même en imprimant à l’organisation coloniale les allures guerrières de la défense, on arrive à résoudre complètement cette immense question. Je la reprends à sa source : où choisira-t-on des terres ? À quelles conditions les concèdera-t-on ? Et à qui ? Le domaine en a beaucoup dans la plaine ; les tribus en avaient davantage ; les spéculateurs en détiennent beaucoup trop encore. Quand le gouvernement, libre des soucis de la guerre, se reposera sur ses armes, alors viendra le moment d’une revue générale des titres, et la fondation d’une base d’impôt qui empêche l’agiotage de conserver des terres uniquement pour les négocier à prime, comme des actions au porteur. Tous ces titres une fois revus et constatés, la propriété aura une garantie et la colonisation un élément de durée. Voilà le seul service que la guerre puisse nous rendre en Afrique ; c’est de nous mettre en mesure de trancher une question dont nous n’aurions peut-être jamais pu sortir avec honneur. Une fois maîtres du terrain, nous ouvrons le grand livre de la propriété : à quelles conditions?  Autre problème ! Sera-ce aux indigents sans ressources qui n’apporteront que leurs bras ? La France essaierait en vain de ce fâcheux système qui lui rendrait, sous un autre nom, la taxe des pauvres. On sait ce que deviennent des avances, risquées sous forme de secours, d’outils ou de maisons : trop souvent des primes à la paresse et à l’intempérance ; presque jamais une source réelle et féconde de profits et de prospérité. La colonisation doit être libre et volontaire. Tout colon doit payer la terre qu’il achète et justifier des ressources qu’il possède pour la cultiver jusqu’à ce qu’elle le nourrisse. Il ne peut être question de lancer en Algérie une nuée de gens sans aveu, condamnés par avance à périr, s’ils étaient abandonnés aux hasards d’une entreprise téméraire et désastreuse. Ils deviendraient bientôt un embarras au lieu d’être un appui, et la métropole aurait sans doute à payer prochainement les frais de leur retour.

Après la constitution définitive de la propriété et l’établissement d’un bon système de concessions en Algérie, la sollicitude de l’État devra s’arrêter principalement sur le choix de l’emplacement pour les villages et même pour les habitations isolées. La faute que les premiers colons ont commise en s’éparpillant à de grandes distances, et qu’ils viennent d’expier si cruellement, n’a pas seulement nui à leur sécurité, mais au succès même de leurs cultures et à celui de la colonisation en général. On aurait dû leur interdire cette folle manie de jeter l’ancre en pleine mer et les forcer de rentrer au port. Si toutes les fermes de la Mitidja eussent été réunies au lieu d’être isolées, les chefs de nos camps ne se seraient pas trouvés dans la nécessité de diviser leurs forces et de les compromettre ; les Arabes n’auraient pas eu si bon marché de tant de braves gens, qui n’auraient sans doute pas péri si on ne les avait pas laissés libres d’agir imprudemment comme ils l’ont fait. La culture ne devait s’avancer qu’à la suite de nos armes, et s’établir là seulement où notre force militaire serait solidement assise. Au contraire, c’est l’armée qui a couru après les colons, et qui s’est égarée en quelque sorte à leur suite. Il ne faut plus que cette faute se renouvelle. La colonisation doit être disciplinée comme l’armée elle-même ; la moindre erreur commise dans le choix de ses emplacements l’exposera toujours, s’ils sont insalubres, aux ravages des maladies ; s’ils sont trop isolés, aux incursions des voleurs ; s’ils sont mal calculés pour la production, à la misère et à la stérilité. 

C’est seulement à ces conditions que la colonisation pourra s’effectuer avec succès. Tout ce qu’on a appelé de ce nom, sauf quelques honorables exceptions, a consisté jusqu’à ce jour en plusieurs milliers de personnes qui sont venues chercher fortune en Afrique, sous l’empire des illusions dont les colons de tous les temps furent toujours victimes. Nous avons vu plus d’un de ces colons, qui se croyaient propriétaires de milliers d’hectares dans la Mitidja, exercer modestement à Alger le métier de cabaretiers, d’épiciers ou de marchands de tabac, en attendant l’investiture des grands fiefs dont on les avait leurrés. Ils n’avaient aucune connaissance des plus simples éléments de l’agriculture. Les premiers venus s’étaient mis en possession de cette foule de maisons de campagne qui entouraient la ville d’Alger, jusqu’à deux ou trois myriamètres de distance, et ils les avaient dévastées. Ils avaient coupé des orangers superbes, des amandiers, des arbres d’ornement pour en faire du bois de chauffage. D’autres, c’étaient surtout des Espagnols venus des îles Baléares, s’étaient bornés à labourer quelques ares de terre pour y cultiver des légumes, et de colons étaient devenus jardiniers. Personne ne connaissait l’art des assolements appropriés aux nécessités du climat et à la qualité du sol qu’on venait exploiter. Les plus hardis plantèrent quelques mûriers sur le plateau d’Alger ; la plupart de ceux qui descendirent dans la plaine débutèrent par y faire les foins, que les Arabes ne leur permirent pas toujours d’enlever.

Ce qui paraît certain aujourd’hui, c’est qu’il est impossible d’appliquer aux terrains du Sahel les mêmes méthodes de culture que celles qui pourront réussir dans la plaine de la Mitidja. Le plateau d’Alger, sillonné de vallées abruptes et d’anfractuosités profondes, ne se prête qu’à la petite culture de nos départements des Alpes. Les arbres fruitiers, les jardins maraîchers et les produits de basse-cour qui y abondent trouveront facilement des débouchés dans la consommation de la capitale, qui s’accroît tous les jours ; mais les vastes domaines de la Mitidja exigeront des capitaux considérables et la culture raisonnée de nos fermes de la Beauce et de la Brie. Il faudra d’abord commencer par assainir cette plaine ; ce qui ne saurait être entrepris par des particuliers, et ce qui exigera nécessairement l’intervention du gouvernement. C’est là que son action doit se manifester bienfaisante, organisatrice et forte. On ne permettra à personne de s’établir en dehors du rayon de nos postes et de nos travaux d’assainissement, de manière que la salubrité et la sécurité se trouvent garanties à chaque colon, dût-ce être malgré lui. Les Américains nous ont offert d’utiles exemples de colonisation aux États-Unis, où pourtant la nature du terrain et la douceur du climat ne les obligeaient pas à prendre des précautions très minutieuses. L’autorité traçait d’abord le plan d’un village de la manière la plus favorable à l’écoulement des eaux, selon la direction des vents régnants, et en tenant compte de toutes les circonstances qui ont tant d’importance dans de pareils établissements. On bâtissait l’église, l’école, la maison commune, et tout le reste se groupait autour de ces trois foyers principaux de la vie municipale. Nous aurions dû agir d’après les mêmes bases dans toutes nos possessions d’Afrique ; mais l’anarchie a présidé à la colonisation, et nos villages de Kouba, de Delhy-Ibrahim, de Birkadem, de Bouffarik, présentent aujourd’hui un aspect vraiment hideux.

Cependant plusieurs essais heureux de culture ont été faits sur quelques points, et partout où la persévérance des planteurs a été protégée par une sécurité régulière et inattaquable, les résultats les plus satisfaisants ont couronné leurs efforts. Le mûrier et l’olivier, les deux seuls arbres vraiment particuliers à l’Algérie, ont réussi admirablement dans toutes les zones du Sahel où la culture en a été essayée. Les orangers, les citronniers et les bananiers donnent des récoltes abondantes partout où l’on peut les arroser. Je citerai particulièrement ceux que j’ai vus dans le jardin de l’hôpital du Dey, dont la force de végétation rappelait le climat des tropiques. Mais là doivent cesser nos illusions en fait de cultures spéciales. L’indigo, le poivre et la cannelle ne peuvent figurer qu’à titre de curiosités dans le catalogue de notre flore africaine. Le coton même, dont j’ai vu de vastes champs couverts dans la plaine, présentait un aspect languissant et étiolé. La canne à sucre et le caféier n’ont obtenu aucun succès. Le tabac seul s’est fait remarquer par la richesse de sa végétation, et, au dire des connaisseurs, par l’excellence de ses qualités. L’Algérie semble être sa patrie de prédilection. On le fauche en certains lieux comme du foin, et j’en ai remarqué de fort beaux pieds qui étaient, à leur seconde coupe, aussi larges et aussi élancés qu’à l’époque de la première. De nombreuses tentatives ont été faites à diverses reprises pour naturaliser autour d’Alger la plupart des végétaux de la Guyane. Un de nos agronomes les plus zélés, M. le conseiller d’État Macarel, a confié aux soins de la Société coloniale plusieurs caisses de graines d’arbres exotiques qui ont parfaitement levé, mais dont le succès productif ne me paraît pas devoir répondre à ce qu’en attendait son patriotisme éclairé. 

L’Académie n’attend pas de moi que j’entame devant elle une discussion d’agriculture, ni que j’assigne à chaque zone de nos possessions le genre d’essai qui lui serait le plus favorable. La question de colonisation est placée au-dessus de ces considérations secondaires, et il me sera facile de la résumer en peu de mots : Nous étions isolés, il faut nous concentrer ; nous habitons des lieux malsains, il faut les assainir ; nous n’avons que des propriétés incertaines, notre premier soin doit être d’en assurer les titres aux véritables possesseurs, et de les mettre en demeure de les cultiver, sous peine de dépossession par l’impôt progressif en cas d’agiotage ou d’accaparement. Le gouvernement vendra à long terme et à des conditions faciles toutes les terres du domaine qui seront demandées par des travailleurs sérieux, dès que ceux-ci justifieront des ressources nécessaires pour les mettre en culture. La colonie d’Alger a ce grand avantage que les cultivateurs les plus modestes y trouvent aisément les premiers éléments d’une existence tolérable, le blé, le bétail, les fruits et les légumes. Le bétail fournit le cuir et la laine. Les chevaux ne sont point d’un prix excessif dans les temps ordinaires. La soie récompenserait promptement de ses avances le colon intelligent qui s’adonnerait à la culture du mûrier. Mais, encore une fois, tous ces résultats favorables sont subordonnés aux grandes mesures générales d’organisation et de préservation que nous avons indiquées. Telle est la question de vie ou de mort de notre grand établissement africain.

D’autres considérations non moins importantes se rattachent au développement de la prospérité algérienne, et me paraissent mériter de fixer un instant les regards de l’Académie : je veux parler du système de douanes que nous avons appliqué à notre colonie naissante, et qui me semble contraire aux véritables principes de toute colonisation, dans l’état actuel de la science économique et du monde civilisé. L’occasion était belle, quand la France prit possession d’Alger, d’essayer sur cette terre vierge une expérience hardie de la liberté commerciale. On n’avait qu’à imiter l’exemple que les Anglais nous ont donné à Singapore, qui était, il y a vingt-cinq ans, un repaire de pirates, et qui est devenu une ville de 25 000 habitants depuis que son port, entièrement franc, a été ouvert au commerce de toutes les nations. Nous avons préféré établir la douane à Alger avant l’arrivée du commerce, et comme pour l’empêcher de se développer sur un point où tant de chances de succès lui étaient offertes. Des droits différentiels ont frappé les marchandises étrangères qu’il fallait attirer à tout prix, et qui auraient bientôt fait d’Alger un des entrepôts les plus brillants de la Méditerranée ; car ce n’est pas seulement par l’agriculture qu’on utilise une conquête : l’exemple des Génois, des Vénitiens, des Hollandais, des Portugais et des Anglais démontre que le commerce n’est pas moins propre, et qu’il est plus prompt que l’agriculture à civiliser et à enrichir une contrée. Rien n’était plus facile que de prendre contre l’importation des articles de guerre les précautions commandées par la prudence, en accordant à tous les navires étrangers, sans distinction de pavillon, les mêmes franchises qu’à nos bâtiments.

Les importations se sont élevées en 1838 dans toute l’Algérie à la somme de 33 millions sur lesquels la douane a prélevé un impôt d’environ un million de francs. Il est évident que ce million a été retranché aux moyens d’actions de la colonie, et qu’il a dû diminuer d’une somme égale le montant de ses ressources. Cette perception a contribué à la hausse des prix de tous les objets de consommation, dans un pays où la tendance naturelle devait être au contraire de les faire baisser. Certes, quand l’intérêt légal est fixé à 10% et l’intérêt réel à plus de 15% à Alger, on ne comprend pas un système d’économie politique qui a pour résultat d’aggraver cet état de choses, et d’augmenter la cherté des capitaux en limitant la concurrence commerciale. L’intérêt de la production française ne consistait pas à faire vendre quelques cotonnades de Rouen ou de Lille à Alger, mais d’ouvrir cette colonie au commerce du monde. Et puisqu’il faut le dire, ces cotonnades de France, qu’on voulait protéger, ont cessé de se vendre et sont remplacées chaque jour par des produits étrangers, malgré le droit différentiel qui est ainsi devenu une simple amende imposée aux consommateurs algériens. Nous ne vendons à Alger, en grandes masses, que nos vins de Provence ; mais nous en vendons d’une manière effrayante, et qui peut donner aux amis de la tempérance une juste idée de la nature du progrès social qui s’opère dans notre colonie. Ainsi, la consommation de cette denrée a été de près de 1 200 000 fr. en 1835, de 3 000 000 en 1836, de près de 4 000 000 en 1837, de 5 320 000 en 1838, et elle dépassera le chiffre de 6 500 000 fr. en 1839. En rapprochant de ce chiffre celui du mouvement de la population, on s’aperçoit qu’elle a doublé seulement depuis 1835, tandis que la consommation des boissons s’est élevée au quintuple. Si cette disproportion devait continuer de s’accroître en même temps que la colonisation demeure stationnaire, Alger ne serait dans dix années d’ici qu’un immense cabaret, indigne du sang glorieux versé pour sa conquête.

Personne n’ignore que dans plusieurs circonstances nos garnisons et nos colons ont été exposés à des privations qui tenaient de la famine, lorsque, par un de ces accès de fanatisme si communs aux Arabes, ils cessaient tout à coup d’approvisionner nos marchés. Oran et Bone éprouvent peut-être en ce moment avec Alger l’effet de cette interdiction hostile qui est devenue un moyen d’agression entre les mains des indigènes. Dans ces moments de crise et de disette, toutes les existences sont troublées, toutes les transactions sont bouleversées par les hausses soudaines et démesurées qui se manifestent dans le prix des objets de consommation les plus indispensables. On en pourra juger, si l’on considère que dans l’année qui vient de s’écouler l’importation des animaux et des farines s’est élevée à plus de 9 millions de francs. La liberté du commerce mettrait la colonie à l’abri des caprices ou des hostilités des Arabes pour tout ce qui concerne cet article important ; non pas la liberté du commerce qu’on proclame le jour où l’on meurt de faim, et qui n’amène à sa suite que des spéculateurs avides et sans entrailles, mais cette liberté permanente, qui assure les approvisionnements contre toutes les chances, parce qu’elle est devenue l’état régulier et la loi du pays. Si une telle liberté eût été octroyée à la colonie au commencement de notre établissement, nous aurions vu accourir de tout le bassin de la Méditerranée les négociants que nos tarifs de douane ont refroidis. Alger n’aurait manqué de rien, parce qu’une ville peuplée de fonctionnaires et de soldats, dont le Trésor public est le caissier, offre une prime assurée à toutes les spéculations qui ont pour but de les faire vivre.

Je ne parlerai point de la ville d’Oran et de son territoire que je n’ai pas vu. Mais enfin, qui ne comprend pas, sans l’avoir visitée, l’importance de cette ville demi-espagnole, en regard des côtes de Valence et de l’Andalousie ? Cette ville possède le plus beau port et le meilleur de tout le littoral de la Régence ; faites-le libre un moment, et vous y verrez accourir le commerce de la Méditerranée occidentale, et peut-être Mers-el-Kebir rivalisera un jour avec Marseille. Que deviendra la ville de Bone, aujourd’hui menacée par Philippeville, si l’on ne se hâte d’en faire un port franc ? La douane doit coûter, là, plus qu’elle ne rapporte, comme à Bougie, à Arzew et à Mostaganem : à quoi bon prolonger de telles expériences, et traiter comme des pays riches, vieux et civilisés, de misérables bourgades qui commencent ? Je n’ai pas vu sans un profond regret la France méconnaître, à l’égard de notre colonie africaine, les principes libéraux qui ont élevé à un si haut degré de prospérité les nouveaux établissements formés par les Anglais, dans ces dernières années. La liberté du commerce devait être, à mon sens, le plus puissant auxiliaire de la colonisation. Sous le rapport politique, elle intéressait à notre domination tous les peuples étrangers, qui concourraient à la consolider par leur présence continuelle dans nos ports, où ils auraient entretenu l’abondance et semé la richesse. Dans l’ordre économique, elle aidait à résoudre une question, désormais posée en termes tels, qu’il faudra tôt ou tard s’en occuper, de peur qu’elle n’éclate, elle aussi, trop comprimée, par une révolution.

Tous ces essais étaient hardis sans doute, mais ils avaient pour eux la sanction de l’expérience. Nous avons préféré marcher en toute chose dans les sentiers battus ; nous avons traîné en Afrique le cortège immense d’employés de toute espèce sous lesquels se débat notre constitution administrative surchargée de rouages. Notre administration, qui pourtant n’agit pas assez, est devenue aussi lourde que notre armée. Elle a ses bagages comme elle, ses caissons, ses mulets, ses prolonges. Quiconque débarque à Alger avec un sac de nuit et un étui de mathématiques est exposé aux mêmes lenteurs, condamné aux mêmes formalités que s’il abordait à la douane de Marseille. On ne fait pas même grâce, au retour, d’une quarantaine de sept jours, plus redoutable que les maux dont on croit qu’elle préserve. La traversée à bord des navires à vapeur de l’État est trop chère pour les passagers qui la paient, et trop sévère pour ceux qui ne la paient pas. Plus j’examine en ses moindres détails l’histoire de notre colonisation, plus je demeure étonné de la vitalité de cette régence d’Alger, qui n’a succombé ni aux coups d’épingle, ni aux coups de massue, et qui n’a lassé, après tant d’épreuves, ni la persévérance de ses adversaires ni le zèle de ses défenseurs. Il y a dans cette destinée quelque chose de providentiel qui mérite toute l’attention des penseurs et des hommes d’État. Dieu ne veut pas, sans doute, que son œuvre périsse, et l’avenir nous tient peut-être en réserve quelques-unes de ces grandes surprises que les musulmans respectent comme les arrêts du destin. Quant tout était à refaire, à commencer par une paix mal faite, voilà que cette paix est rompue et remet tout en question ; de sorte que nous pouvons être en mesure de reprendre l’édifice en sous-œuvre et de fonder notre Nouvelle-France avec des éléments nouveaux. C’est au moment de cette péripétie, qu’il convenait de bien constater l’état du passé. Nous l’avons étudié dans l’Algérie ; il me reste à exposer à l’Académie le système tout à fait différent essayé à Constantine.

Province de Constantine. — Conclusion.

Il n’y a rien de commun, que la conquête, entre la province de Constantine et le reste de nos possessions dans le nord de l’Afrique : le sol, les hommes, le climat même diffèrent sensiblement. En arrivant d’Alger à Philippeville, on se croirait dans une contrée tout à fait nouvelle, si le costume et la langue des habitants ne rappelaient encore le caractère général de la race africaine. Mais on ne trouve plus, dans cette région écartée, le mouvement et la vivacité qui produisent tant d’impression sur l’observateur placé à Alger. La solitude et le silence ont succédé, ici, à la physionomie animée du Sahel ; au lieu d’un port encombré de navires, vous abordez une rade presque entièrement déserte, triste, mal assurée contre les vents régnants et qu’il faut se hâter de fuir dans la mauvaise saison. Stora est son nom, et les vieux restes de ruines romaines dont elle est entourée attestent que la colonisation y fut essayée avant nous par un grand peuple. Ce sont des ruines de citernes immenses, bâties en briques, vestibule sévère et significatif du pays de la soif. À quelques milles de là, nous avons improvisé depuis quinze mois l’établissement naissant de Philippeville. Premier contraste et déjà digne d’attention : Stora n’a point de ville et Philippeville n’a point de port. C’est par là qu’on entre aujourd’hui et qu’on pénétrera désormais dans la province de Constantine, dont je vais exposer fidèlement à l’Académie la situation économique, depuis que cette glorieuse proie est tombée entre nos mains.

J’ai besoin de me rappeler en ce moment que je parle devant une assemblée d’hommes graves et dans une circonstance solennelle pour mon pays. La vérité seule, sans faste ni faiblesse, doit se faire entendre ici, et je croirais manquer au premier de mes devoirs, si je la trahissais en vue d’aucun intérêt d’utopie ou de vanité nationale. Constantine, messieurs, est une affaire à part dans la grande question de colonisation africaine. Nous n’étions en Afrique, jusqu’à la prise de cette ville, que des dominateurs maritimes ; c’est elle qui nous a faits conquérants, malgré nous, et qui nous a portés de l’autre côté de l’Atlas, où nous gardons à grands frais le désert, étonné de l’honneur qu’on lui fait. Constantine et le désert, c’est tout un, ou, si l’on aime mieux, c’est un point dans l’espace, une brillante conquête pour l’imagination, mais un engagement bien onéreux pour l’avenir. Encore une fois, je prie l’Académie de peser mûrement cette considération : nous n’étions que des dominateurs maritimes à Oran, à Alger et à Bone ; nous sommes devenus des conquérants à Constantine. La prise de Constantine a profondément modifié le caractère de notre établissement en Afrique. Jusque-là nos vaisseaux avaient suffi à tous nos besoins ; en nous éloignant de la côte, rien n’est devenu plus sûr, et tout est devenu plus coûteux. Je laisse à des voix plus habiles que la mienne le soin de discuter le côté politique de cette grande question ; je ne sortirai point de l’arène économique : mais j’y combattrai jusqu’au bout en faveur de la thèse que je crois la plus favorable aux intérêts bien entendus de notre patrie.

Mon opinion bien arrêtée est que la possession de Constantine n’ajoute rien à l’importance de notre établissement en Afrique, et que son effet immédiat a déjà été de paralyser le développement de la ville de Bone. Bone est en pleine décadence depuis la fondation de Philippeville sur les ruines de Rusicada. S’il m’était permis de comparer les petites choses aux grandes, je dirais qu’il arrive à l’ancienne Hippone ce qui menace le cap de Bonne-Espérance, depuis que le commerce a retrouvé le chemin de la mer Rouge. On prend la voie la plus courte : il y a 40 lieues de Bone à Constantine, et l’on n’en compte que 20 de Constantine à Philippeville. Ainsi, en admettant même que la ville de Constantine devienne un jour le centre d’un grand mouvement commercial, cet avantage fort douteux aura été acheté par la ruine d’une cité plus accessible à nos colons et qui commençait à prospérer. Mais il est bon, avant tout, de savoir ce que c’est que Constantine : hâtons-nous donc d’y arriver. La route qu’on suit aujourd’hui aboutit au golfe de Stora qui est le port de Philippeville. Je dois dire à l’Académie que c’est un affreux cloaque que cette bourgade de Philippeville, et dont l’emplacement, excellent sans doute sous le point de vue militaire, m’a semblé l’antipode de toute fondation coloniale. Il n’y a pour toute aigade qu’un seul puits creusé par nos soldats, et qui a besoin d’être gardé pour qu’on ne se dispute pas, jusqu’à effusion de sang, le peu d’eau médiocre qu’il renferme.

Il est facile de voir, là plus encore qu’à Stora, combien peu le temps a changé l’aspect de ces lieux historiques. La vieille Rusicada n’offre aux yeux qu’une vaste collection de citernes monumentales, près desquelles celles de Stora ne sont que de chétifs réservoirs. Il y en a dans le haut, dans le bas, au milieu de la ville, partout. Nos soldats font la cuisine dans les unes ; l’administration a établi ses magasins dans les autres ; j’en ai vu qui servaient de corps-de-garde ; il y en a qui pourraient servir d’églises. Quel peuple que ces Romains, et quelle différence entre leurs innombrables citernes et notre puits imperceptible ! Mais malheureusement la soif n’est pas moindre aujourd’hui, sous ce même ciel de feu contre lequel ils avaient pris de si prudentes précautions. Vous le dirai-je aussi, messieurs, rien ne ressemble moins aux ruines de la vieille ville, et à son magnifique théâtre en pierres de taille, que nos maisons de bois dépourvues d’écoulement pour les eaux ménagères, et construites sans la moindre intelligence des besoins du climat. La mort a cruellement moissonné, cette année, dans ces demeures si misérablement établies, où j’ai passé huit terribles jours, les plus pénibles de ma vie. Non, ce n’est pas ainsi qu’agissaient les Romains ; partout on les reconnaît à leurs œuvres, encore presque intactes après dix-huit cents ans : et nous, qui nous reconnaîtrait aux nôtres ?

C’est en suivant une de leurs voies que je me suis dirigé sur Constantine. Aucune circonstance ne pouvait être plus favorable à mes observations, et disposer mon esprit à des idées plus avantageuses, que la position où je me suis trouvé pour accomplir la tâche dont l’Académie m’a chargé. J’avais l’honneur d’accompagner le prince royal qui n’a cessé de prodiguer à votre envoyé toutes sortes de bontés et de facilités pendant la durée de ce voyage. J’ai constamment marché avec une colonne de 1 500 hommes, au milieu d’un état-major d’officiers de toutes armes, parfaitement instruits de la situation du pays, et dont j’ai mis à contribution l’expérience et les lumières. Mais il y a dans la vue des lieux, pour qui sait les observer avec attention, quelque chose de plus expressif que toutes les confidences de la science et les séductions de l’imagination. C’est là, c’est dans ce grand livre de la nature ouvert aux économistes comme aux poètes, que j’ai cherché à découvrir la vérité sur la question de Constantine. Mes yeux ne pouvaient se détacher du spectacle dont ils étaient témoins. Je dévorais du regard ces immenses solitudes, d’une physionomie majestueuse et tourmentée, qui s’étendaient vers un horizon sans bornes, le plus souvent sans un seul arbre, sans un buisson pour reposer la vue. De temps en temps, une chaleur brûlante parcourait ces steppes crevassées, en excitant une soif ardente que nul ne pouvait satisfaire. Le soir, on arrivait aux camps, où nous trouvions des fossés, des canons, des chevaux de frise, comme s’il y avait des ennemis à craindre dans un espace aussi complètement abandonné, en apparence du moins, par l’espèce humaine. Mais de la colonisation, de la richesse, des productions, je n’ai rien vu nulle part, si ce n’est des troupeaux.

Tel est, en effet, l’aspect général de la campagne entre Stora et Constantine. Il n’y a pas un seul hameau, pas un seul douair de quelque importance. On marche souvent pendant cinq heures sans trouver une seule plante, fût-ce de l’ortie ou du chardon. Qu’on se figure une mer agitée, dont les vagues se seraient solidifiées tout à coup avec leurs croupes onduleuses et prolongées jusqu’à perte de vue : voilà le caractère général des terres dans la province de Constantine. Quelques rares torrents laissent à peine suinter, durant l’été, de l’eau verte et croupie sur un fond de cailloux. Deux ou trois oasis égarées dans ces affreuses solitudes y représentent seules la nature vivante ; tout le reste est nu, inanimé, dépouillé. Ce n’est pas que la terre manque à l’homme et soit de qualité inférieure : au contraire, elle est partout grasse et féconde, et ses couches épaisses qui se couvrent d’herbe au printemps nourriraient une végétation admirable ; mais c’est l’homme qui manque, et surtout un système de culture moins hostile que le parcours au reboisement. Nous ne réparerons pas en quelques années l’œuvre de destruction de vingt siècles. On a vu la lenteur de nos essais autour d’Alger même et leur peu de succès dans la Mitidja ouverte à nos colons : qu’on juge de la hardiesse d’une entreprise qui embrasserait le désert et qui multiplierait les difficultés comme un moyen de les résoudre ! Tel apparaît au premier abord le système né de l’occupation de Constantine ; mais on y a fait un amendement qui en modifie profondément le caractère, et dont il convient d’examiner la portée.

La province de Constantine a été placée sous une administration tout à fait différente de celle de nos autres possessions en Afrique. On y a respecté l’ancienne constitution civile du pays, et l’entrée en a été interdite aux colons européens. Nous y commandons par l’intermédiaire des autorités indigènes, auxquelles nous avons donné l’investiture du pouvoir qu’elles exercent. Nous occupons la capitale et plusieurs points fortifiés ; on nous paie des tributs ; on nous fournit des contingents d’hommes. Les proconsuls indigènes portent le nom de kalifats, et nous ne leur avons ravi de leur ancienne autorité que le droit d’ordonner des exécutions à mort. La ville même de Constantine est administrée par un hakem, espèce de magistrat municipal, qui relève de notre commandant supérieur, et qui demeure seul chargé des intérêts de ses concitoyens. On leur a fait prêter à tous serment sur le Koran. Ils sont tenus de lever l’impôt pour le compte de la France, au moyen du tiers environ de la recette brute qui leur est accordée pour frais de perception ; mais l’ensemble de ces revenus, qui s’élevait, sous le régime antérieur à la conquête, à la somme de 5 millions de francs, est réduit à très peu de chose. Les propriétés de l’ancien beylick ont été adjugées à l’État, et forment, avec celles qu’on a mises sous le séquestre, une réserve coloniale de la plus haute importance pour le jour où il conviendrait à la France d’ouvrir cette vaste province à l’activité européenne. En un mot, Constantine est restée ce qu’elle était avant la conquête ; elle a échappé aux misères de l’agiotage, aux excès de l’usure et à l’influence des cabarets algériens. Il n’y a pas encore d’huissiers ni de papier timbré. C’est quelque chose, mais ce n’est pas là une colonie ; c’est un point fortifié, rien de plus.

Tant que durera cet état provisoire, tant que cette vaste province sera ainsi séquestrée, nous n’aurons qu’une question à faire, c’est celle de savoir combien il en coûte à la France pour tenir sous la clef huit ou dix postes d’une utilité militaire et politique fort contestable. Un tel dépôt n’est pas assez précieux pour en payer la garde aussi chèrement. Si nous colonisons, il y faut plusieurs siècles ; il faut faire venir de l’eau et du bois : dans ce cas, pourquoi nous étendre ? Si nous ne colonisons pas,  l’intérêt politique exige-t-il que nous dépensions tant d’argent et tant d’hommes pour garder des espaces immenses que leur solitude même rendait inoffensifs pour nous ? Que faisons-nous de Milah, de Jimmilah et de Sétif ? Est-ce le mont Atlas que nous voulons mettre en prison ? Et quelle solidité nous offrent les maillons d’une chaîne séparés par des intervalles de dix lieues ? À quoi servent d’ailleurs des garde-fous où personne ne passe ? Voilà la grande erreur de Constantine : l’extension indéfinie, ruineuse et stérile de l’occupation, la mort sans but, la dépense sans espoir, le désert pour conquête ! Constantine elle-même était déjà une position bien excentrique, bien en flèche, pour me servir d’un terme militaire ; elle nous entraînait loin du bord de la mer, où nous sommes toujours sûrs d’être les maîtres, parce que nous y serons aisément ravitaillés jusqu’à ce que le pays nous nourrisse ; mais enfin c’était une tête de pont sur l’Afrique centrale, un observatoire d’où la vue porte au loin, une localité symbolique dont la possession pouvait consolider notre influence sur les indigènes. Il ne fallait pas de sitôt dépasser cette limite extrême, et aventurer dans les déserts de nombreux bataillons. À Alger, ce sont les colons qui ont couru trop vite ; à Constantine, c’est l’armée.

Il est nécessaire d’insister sur ces différences et de bien distinguer le caractère des deux établissements, dont l’un a végété à Alger par suite des fautes que nous avons signalées, et dont l’autre échouerait à Constantine, si le système d’occupation illimitée venait à prévaloir. Je ne saurais comprendre un approvisionnement de terres que nous ne voulons pas donner à cultiver, pas plus que je ne concevrais d’immenses acquisitions de domaines, uniquement pour entretenir des jardiniers et des intendants. Les nations n’ont pas plus aujourd’hui que les rois le moyen de tenir un état de maison dispendieux et stérile. Toute folle dépense conduit, dans un temps donné, à l’impossibilité d’acquitter les dettes d’honneur et d’urgence. Il en est des accapareurs de provinces comme des accapareurs de blé : le charançon se met dans les greniers, et l’on ne recueille que des pertes et des malédictions. Le charançon est à nos portes, et notre moisson de gloire compromise, si nous ne nous hâtons de profiter des leçons du passé. Que nous apprennent ces leçons ? Que, dans les divers camps indispensables pour lier Constantine à Philippeville, la mort a plané d’une façon terrible et opiniâtre ; que ni le zèle des médecins, ni la sollicitude de l’administration n’ont pu conjurer les funestes conséquences d’un mode de campement où la vie du soldat court plus de dangers que sur les champs de bataille. J’ai vu de près ces calamités, et je souhaite qu’on ne les oublie point. Ce qu’elles ont pu être au-delà de Constantine, à si grande portée de la mère-patrie, je le sais de bonne source, et l’on pourrait s’en consoler si elles devaient avoir quelques résultats ; mais à quoi sert de mourir pour mourir ?

Le magique nom de Constantine a exercé une véritable fascination sur nos esprits. Nous l’avons trop jugée avec nos souvenirs classiques, et sous la préoccupation des grands événements dont elle fut le théâtre il y a bientôt deux mille ans. On eût dit que nous ne voulions la conquérir que pour avoir le plaisir de la voir. Les plus graves espéraient que sa possession pourrait nous être utile ; les plus ardents s’écriaient : « Qu’importe ! allons toujours ; la ville de Massinissa vaut bien la peine d’être prise d’assaut. » Un beau jour donc elle fut prise, et au lieu d’une cité puissante, riche, et véritablement influente comme l’était Alger quand elle subit le même sort, nous n’avons trouvé qu’un amas d’habitations immondes, à moitié renversées ou ébranlées par le feu de nos batteries, une vraie capitale de barbares, où nous n’avons pas même aujourd’hui de quoi loger tous nos malades. Elle est située au sommet d’un rocher, à la manière des aires de vautour, et cernée de tous côtés, hors un seul, par le fameux torrent qui roule dans un gouffre de 800 pieds de profondeur ses eaux crues et impotables. Une oasis de quelque étendue, perfide et belle comme les jardins d’Armide, annonce son approche ; on traverse une foule de jolies plantations mêlées de prairies arrosées et toujours verdoyantes, même au cœur de l’été, et après une montée rapide qui dure plus d’une heure, on se trouve à l’entrée d’une mauvaise petite ville méridionale, bâtie en pisé, couverte en tuiles d’une teinte monotone et grisâtre, étrange à voir, horrible à habiter.

L’arrivée du prince royal et du cortège de troupes qui marchaient à sa suite avait attiré hors des murs la population tout entière, au nombre d’environ dix mille âmes. L’attitude de ces spectateurs si nouveaux pour nous était calme et décente ; mais leurs vêtements délabrés portaient l’empreinte de la misère, dont l’aspect intérieur de la ville allait bientôt nous donner une plus juste idée. Nous nous arrêtâmes un moment dans un pieux recueillement devant la brèche teinte du sang de nos braves, au pied du minaret témoin de leurs exploits ; et puis il nous fallut défiler un par un dans les ruelles étroites où le terrain avait été si vaillamment disputé, à deux ans de distance, jour pour jour. Quelques arceaux romains et cinq ou six pierres chargées d’inscriptions nous avertirent seuls qu’un peuple puissant nous avait précédés. La physionomie de la population était bienveillante ; les femmes mêmes avaient pris part à cette fête, car c’en était une, et qui m’a permis d’apprécier beaucoup de détails d’un intérêt social. Mais quelle tristesse il était facile de voir au fond de ces démonstrations empressées ! Certes, les habitants de Constantine ont eu beaucoup à se louer de l’humanité de nos soldats ; notre gouvernement est plus doux, même dans ses rigueurs, que ne le fut jamais celui d’Achmet ; et pourtant Constantine est aujourd’hui désolée, ébranlée jusqu’en ses fondements comme par un tremblement de terre, et nos espérances de commerce, de caravanes s’évanouissent comme tant d’autres se sont évanouies ! Quel avertissement pour nous arrêter, au moins sur la route périlleuse des conquêtes ! Car, combien faudrait-il de victoires semblables pour nous ruiner ? Constantine redeviendra un avant-poste le jour où nous aurons établi en Afrique un système raisonnable d’occupation.

J’ai eu l’occasion bien précieuse pendant mon séjour dans cette ville d’y trouver réunis les personnages les plus importants de la province, qui étaient venus présenter leurs hommages à M. le duc d’Orléans. La plupart de ces hommes étaient remarquables par leur bonne tenue et par leur exquise politesse. C’est une race bien supérieure aux Arabes de la province d’Alger, par le caractère distingué de ses traits et de ses manières. Les décorations qui leur furent distribuées paraissaient les flatter beaucoup plus que les présents considérables dont ils venaient d’être comblés. Je servirai la France pour l’honneur, dit l’un d’eux au prince, en recevant un sabre de sa main. Tous les autres trouvèrent des mots simples et convenables, à mesure qu’ils étaient présentés. Quelques pères étaient venus, accompagnés de leurs fils, parmi lesquels on remarquait des hommes dignes du pinceau de Raphaël. Ce fut pour nous un spectacle touchant de voir avec quel respect mêlé de tendresse ces jeunes gens se tenaient à distance de leurs pères, et aussi avec quelle expression de sollicitude indicible ceux-ci cherchaient à faire distinguer leurs enfants. Dans le peu de paroles qu’il me fut permis d’échanger avec eux (les interprètes sont trop rares en Afrique), j’ai pu me convaincre de l’immense progrès que la fusion avait déjà fait à Constantine, et je n’hésite pas à considérer ce résultat comme aussi honorable pour M. le gouverneur-général que la prise même de la ville. C’est, selon moi, le fait le plus décisif qui se soit manifesté en Afrique depuis la conquête de 1830, et celui-là seul suffirait pour nous rassurer complètement sur son avenir. Nous aurons donc mieux réussi jusqu’à ce jour sur les points où il n’y a pas eu de colons, que sur ceux où ils se sont établis ; singulier contraste, qui s’explique par la nature particulière des indigènes de la province de Constantine, et par l’excellente discipline maintenue dans l’armée.

Si, comme tout nous porte à l’espérer, malgré les événements qui viennent d’éclater, cette partie de nos possessions demeure entièrement paisible, un grand problème aura été résolu, et les inconvénients résultant de l’occupation de Constantine, de son éloignement de la mer, de la mortalité des camps, disparaîtront peu à peu, à mesure que notre autorité s’affermira. Les kalifats que nous avons installés ont intérêt à nous rester fidèles ; ce sont de véritables feudataires dont la fortune et la vie dépendent du maintien de notre suzeraineté. Nulle querelle n’est à craindre entre les indigènes et nos colons, puisque ceux-ci sont encore exclus du territoire conquis, sauf les habitants de Philippeville, assujettis d’ailleurs au régime militaire, et qui végètent à l’état de siège. Si Dieu veut que nous retirions nos troupes des inutiles camps épars jusqu’à trente lieues de Constantine, nous pourrons continuer la grande et belle expérience heureusement commencée par M. le maréchal Valée. Il nous restera sans doute à améliorer les logements de nos soldats, à assainir Philippeville ou plutôt à la rebâtir sur un plan raisonnable, et à y créer une autorité civile. À mesure que cette bourgade nouvelle acquerra de l’importance, on comprendra la nécessité de ne plus déléguer à un commandant de place les fonctions de juge consulaire, d’officier de l’état civil, et une infinité d’autres aussi incompatibles avec sa profession. On jugera sans doute aussi très urgent de débarrasser la ville de Constantine des monceaux d’immondices dont elle est infectée. Ce que nous avons vu à cet égard dépasse toute imagination. Des milliers de cadavres d’animaux forment autour de cette ville comme un vaste charnier d’où s’exhale une odeur méphitique, et sur lequel planent incessamment des nuées de corbeaux, d’aigles et de vautours, à peine assez nombreux pour en dévorer les débris.

Dans l’hypothèse très probable de la réussite définitive du système adopté dans la province de Constantine, les habitants reviendront peu à peu à leurs anciens travaux, et les revenus publics levés en notre nom par les kalifats pourront se rapprocher du chiffre qu’ils avaient atteint avant l’époque de la conquête. Nous en avons déjà la preuve dans l’accroissement très rapide des exportations de bestiaux et de cuirs par le port de Stora. Bone aurait sa part de profits dans cette rénovation productive ; mais il deviendra nécessaire de dédommager les habitants, par la franchise du port, de l’abandon de la route de Constantine qui passait naguère par leurs murs. La France peut donc espérer que le sang glorieux versé pour la conquête de cette ville ne sera pas perdu. Peut-être, en considérant froidement les choses, eût-il mieux valu qu’on se fût abstenu d’aller à Constantine ; car même en supposant le succès absolu du système appliqué à l’administration de cette province, nous n’en retirerons jamais la totalité des frais qu’elle nous coûte. Mais ce sera déjà beaucoup que d’avoir réussi à fonder en Afrique un état politique régulier, où l’on ne coupe plus de têtes ; et si la sécurité n’est pas encore aussi complète que nous pouvons l’espérer, elle trouve du moins un commencement de garantie dans la responsabilité des chefs de tribus. J’ai traversé la province de Constantine, à mon retour, avec une simple escorte de huit hommes.

Deux systèmes se trouvent donc en présence dans nos possessions d’Afrique : celui que je viens d’esquisser et qui semble en voie de succès, et celui qui a porté de si tristes fruits dans Alger ; l’un, fondé sur l’exploitation des indigènes par eux-mêmes, avec l’aide de quelques troupes, à la manière des Anglais dans l’Inde ; l’autre, qui consiste à substituer les colons européens aux naturels, comme ont fait les Américains des États-Unis en expulsant peu à peu les Peaux Rouges. Quelque peu avancées que soient ces grandes expériences, elles méritent de fixer au plus haut degré l’attention de nos concitoyens. Non qu’il s’agisse de constater la supériorité de l’une sur l’autre ou le mérite relatif qu’elles peuvent avoir : il est très probable, au contraire, qu’elles seront employées exclusivement, l’une à Constantine et l’autre à Alger, parce qu’elles ne conviennent pas également à des populations différentes et à des précédents compliqués. Le succès de celle qui a été tentée à Constantine est dû à ce que le système y a été importé de toutes pièces, sans aucun alliage d’éléments disparates, et suivi avec fermeté par le même homme, sans résistance, sans contradiction. À Alger, il a fallu accepter toutes les successions sous bénéfice d’inventaire, et vivre au jour le jour, tantôt avec les Arabes, tantôt sans eux, mais surtout avec des colons impatients, malheureux, toujours prêts, comme nous le sommes habituellement en France, à imputer leurs propres fautes et même leurs torts au gouvernement ; comme si les gouvernements pouvaient départir à haute dose à chacun l’intelligence, la sagesse et la moralité.

C’est le succès du système de Constantine qui a déterminé la reprise de l’expérience à Blidah et à Koléah, ces deux villes que M. le gouverneur-général a séquestrées avec moins de bonheur que la vieille capitale de Massinissa. Mais la privation est trop forte pour des Européens, et il était trop tard pour interdire l’accès des orangeries de Blidah à des gens qui les avaient vues et dont plusieurs croyaient les avoir achetées. En leur infligeant le supplice de Tantale, on n’a fait que les aigrir sans assurer la réussite du système. Les Arabes des deux villes saintes commencent à s’ennuyer eux-mêmes de l’état de séquestration où nous les retenons. Il ne peut pas y avoir un hakem à Blidah et un maire à Bouffarik. Et puis, à Constantine on n’a eu aucune contestation à régler en matière de propriété. Tout s’est passé entre les deux domaines, dont l’un a pris la place de l’autre. Aucune indiscrétion n’a troublé la paix des harems ni menacé l’honneur domestique, tandis que le grand argument des puritains maures ou arabes a toujours été la corruption de nos mœurs, plutôt que la différence des deux religions. Tout est donc plus difficile à Alger qu’à Constantine, parce qu’il est moins aisé de mettre d’accord des Européens, que de contenir des Arabes. S’il était possible aujourd’hui, comme au lendemain de la conquête, de tenter à Alger ce qui a été essayé à Constantine, l’expérience réussirait peut-être ; en tout cas, aurait-on évité de tomber dans le chaos où la propriété se débat avec elle-même et avec le gouvernement. On aurait mis de l’ordre dans la colonisation, où régnera longtemps encore une affreuse anarchie, si quelques-unes des mesures vigoureuses que nous avons indiquées n’y viennent mettre un terme.

La guerre qui se prépare, fût-elle promptement victorieuse, trouvera la question fondamentale de la colonisation intacte, et n’y apportera d’autre élément de solution que des facilités nouvelles pour la sécurité de la plaine. La victoire ne peut triompher que des difficultés venant des Arabes ; celles qui viennent de nous-mêmes exigeront plus d’habileté que de force, plus de résolution que de sacrifices. L’usure qui s’est glissée à la suite des colons et qui exploite audacieusement le travail, l’agiotage qui le paralyse, la débauche qui le rend impuissant, tous ces fléaux devront être poursuivis, traqués et flétris jusqu’à ce que honte s’ensuive du haut en bas de l’échelle sociale. Une discipline sévère devra également présider à l’établissement des villages et des habitations, au nettoyage public, aux alignements, à l’usage des irrigations, à la police du roulage, à la vérification des poids et mesures. Le gouvernement prendra des résolutions décisives pour forcer la plupart des militaires et des fonctionnaires publics à étudier l’arabe. Aucun poste ne devrait être confié en Algérie, dans quelques années, à des employés étrangers à la langue du pays. Il faudrait obtenir à tout prix qu’un certain nombre d’enfants indigènes vinssent en France, soit pour y faire quelques études, soit pour y apprendre un métier. La propagande réussit mieux par la parole que par les armes.

J’en ai dit assez, quelle que fût ma faiblesse en présence d’une tâche aussi délicate, pour que l’Académie ait une juste idée de la situation économique et morale de notre établissement en Afrique. J’ai cru qu’il ne fallait dissimuler aucune vérité, ni taire aucun fait de nature même à blesser l’amour-propre national. La vérité doit plaire aux grandes nations comme aux grands caractères. Nous aurions pu désirer de plus brillants résultats après tant de sacrifices ; mais tous nos sacrifices ne seront pas perdus. La sève exubérante qui bouillonne à Alger n’a produit encore sur notre arbre colonial que des branches gourmandes ; mais la richesse de sa végétation nous promet des fruits abondants et savoureux. C’est une question de culture et de temps. Qu’étaient, après dix ans, toutes les colonies dont on vante aujourd’hui la splendeur ? Aucune d’elles n’a offert au même âge le spectacle animé du mouvement qui règne à Alger ; aucune n’avait amené à maturité autant d’éléments de richesse et de prospérité. Je n’en voudrais d’autre preuve que la jalousie même qu’elle excite : tout le monde n’est pas digne d’avoir des ennemis. Souhaitons du moins que l’Algérie n’en trouve plus en France. La France heureusement traite de plus haut les affaires qu’on ne le fait dans un comptoir. Ce fut toujours son honneur de faire pencher la balance du côté de la dignité plutôt que du côté des écus. Ni vous, ni moi, messieurs, ne regretterons les écus ; mais je regrette les hommes. Nous en avons trop perdu que nous pouvions sauver, en Afrique ; je le dis hautement, avec la ferme confiance qu’on fera ce qu’il faut pour en moins perdre à l’avenir. Et quant à la guerre qui commence, il faut espérer, quoique nous ne soyons plus au temps des Romains, que le nouveau Jugurtha trouvera bientôt un Marius.

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