Boisguilbert et la liberté du commerce. Par Félix Cadet

Hommage-a-Pierre-Le-Pesant-de-BoisguilbertAu XVIIIe, tandis que le mercantilisme reste rayonnant et incite les économistes à ne parler que restrictions commerciales, tarifs douaniers, balance de commerce et prohibitions, la défense du libre-échange s’introduit peu à peu. Boisguilbert est parmi ces précurseurs l’un des plus affirmatifs sur les avantages de la liberté du commerce, comme nous l’explique Félix Cadet dans son étude de référence sur Boisguilbert. B.M.


 

Boisguilbert et la liberté du commerce

(extrait de Félix Cadet, Pierre de Boisguilbert : précurseur des économistes)

Boisguilbert ne demande pas purement et simplement la pleine et entière liberté du commerce extérieur. Il ne réclame guère qu’une amélioration de traitement pour l’importation : « À l’égard des entrées de la France, il les faut conserver en l’état qu’elles sont, pour les sommes seulement en aplanissant les difficultés, dont il ne revient rien au roi, mais qui rebutent les étrangers » (p.302). Y a-t-il là une faute de logique, une contradiction avec sa doctrine de la réciprocité, de l’équilibre, de la   solidarité, de la liberté, de la confiance en la nature ? Non, Boisguilbert a parlé comme le fera J.-B. Say : « Comme impôts, les droits d’entrée, maintenus dans des bornes convenables, ne sont pas plus mauvais que d’autres. » (Cours d’Écon. polit., IIIe vol., p.363) Cependant je le crois en défaut, lorsqu’il demande que les blés de Barbarie soient exclus de la Provence pour relever le prix de toutes les denrées en Languedoc et dans la Provence même. Ce qu’il appelle une « faute grossière contre la politique d’admission de blés étrangers hors le temps de stérilité, surtout dans un pays fécond comme la France » (p.315), n’est-ce pas le jeu naturel du commerce ? De quel droit, avec les principes de liberté qu’il a la gloire d’avoir proclamés, pouvait-il s’autoriser pour le gêner ?

Quant à l’exportation, il demande une liberté complète, sans restriction : « Pour les droits de sortie, il ne leur faut faire aucun quartier, mais les supprimer entièrement, puisque ce sont les plus grands ennemis du roi et du royaume qu’il puisse jamais y avoir. » (p.302). Ici encore, comme dans la question du bon marché des grains, Boisguilbert se trouve en face d’un redoutable préjugé qui aveuglait les administrateurs les plus intelligents aussi bien que la foule ignorante : « Du moment que l’on parle d’enlèvement des blés, aussitôt le monde se soulève, tant le peuple qui est aveugle que les personnes les plus éclairées, et l’on croit que l’avarice insatiable des propriétaires de grains veut sacrifier la vie des misérables à leur avidité. » (p.347) Aussi a-t-il consacré à défendre cette proposition « qui révolte le ciel et la terre » autant de soin et de patiente analyse qu’il avait mis de courage et de patriotisme à l’énoncer. J’ai déjà cité ces belles paroles, toutes empreintes de conviction et de dévouement : « L’auteur de ces mémoires mériterait les noms de bourreau et de traître à la patrie, s’il était dans l’erreur » (p.325).

Il s’autorise tout d’abord de l’exemple de la Hollande et de l’Angleterre (p.325, 365). Il loue même les Anglais d’accorder des primes à l’exportation des blés (p.332, 349). Certainement, son avis sur ce point se fût modifié, s’il eût eu les renseignements que nous donne Adam Smith, qui résume ainsi un chapitre consacré spécialement à cette matière : « Il n’y a rien de moins mérité que les éloges qu’on a donnés à la loi qui établit la gratification pour l’exportation des blés.» Les raisons longuement développées que l’économiste anglais a données de cette condamnation, se résument à dire que le vrai motif de ces primes établies en 1688 a été, non pas l’intérêt de l’agriculture, mais bien des propriétaires ruraux et des marchands de blé ; que les résultats en ont été fâcheux même pour l’agriculture ; et enfin, à un point de vue élevé de la science (Boisguilbert n’eût pas dû l’oublier, après l’avoir si bien saisi), que ces gratifications ont le tort de pousser par force le commerce dans un canal beaucoup moins avantageux que celui dans lequel il serait entré naturellement de son plein gré. (Richesse des nations, livre IV, ch.5) Ce n’est là, du reste, qu’une opinion jetée en passant par l’auteur du Traité des grains ; et il convient de ne pas en exagérer la portée. Il avait mille fois raison de tourner les yeux de ses concitoyens sur les deux peuples qui avaient le plus à apprendre à la France en fait de liberté.

Il s’appuie également sur le passé de la France, et avec autant d’à-propos que de raison : « La liberté a été autrefois entière, hors les temps tout à fait extraordinaires » (p.358). L’exactitude de cette assertion, pour les soixante années qui précèdent Colbert, a été parfaitement établie par les recherches érudites de M. Poirson. Sous François II, Charles IX, Henri III, la prohibition de la sortie des grains avait été la coutume et la règle ; la libre sortie des grains n’avait été que l’exception et l’exception de courte durée. Henri IV, dans les lettres patentes du 26 février 1601, dit en termes formels : « Nous avons eu agréable ci-devant de relâcher les défenses faites par nos prédécesseurs de transporter les dits grains hors de notre royaume. » En effet, de 1589 à 1595, la liberté du trafic exista. La guerre avec Philippe II ramena la prohibition de 1595 à 1598 ; à cette époque, la liberté fut rétablie partiellement, généralisée en 1601, et maintenue jusqu’à la disette de 1661. La liberté de l’exportation et du commerce des grains à l’étranger est prouvée, pour la période de dix-sept ans écoulée de 1610 à 1627, par la réponse contenue dans le cahier des notables assemblés l’année précédente : « L’assemblée estime que pour remédier à la pénurie des grains des années moins fructueuses, il sera nécessaire de faire la défense des traites et sorties de grains hors le royaume, dans les provinces qui seront menacées et les circonvoisines qui les peuvent secourir. » Il est évident, d’après ce passage : 1° que dans les années ordinaires la liberté du commerce des grains est illimitée, étendue à toutes les provinces ; 2° que, dans les années de disette même, cette liberté n’est suspendue momentanément que dans les provinces les plus maltraitées et pour les provinces voisines, les autres pays, même en de pareilles années, conservant la liberté en question, établie par Henri IV et en vigueur depuis lui. On peut établir, sur des preuves semblables, que la libre exportation des grains subsista jusqu’en 1661, à l’exception de courts intervalles durant lesquels cette liberté ne fut entravée un moment que pour être rétablie peu de temps après, comme le prouve l’édit de Louis XII de 1639. (Voir l’Histoire de Henri IV, IIe vol., 1ère part., pp.12-23) Cette discussion, solidement appuyée de dates certaines, est une réponse péremptoire au plaidoyer plus oratoire qu’historique de M. Henri Martin sur ce point de l’administration de Colbert. Elle servira aussi à convaincre d’erreur cette assertion légère de J.-B. Say : « En France, la sortie des grains fut libre jusqu’en 1692. » (Cours d’Écon. polit., IVe vol. p.430) ; et les affirmations bien autrement erronées de Voltaire, essayant en vain de réfuter l’article Grains, de l’Encyclopédie : « Malheureusement la sortie des grains fut défendue en 1598, sous Henri IV. La défense continua sous Louis XIII et pendant tout le temps du règne de Louis XIV… Ce n’est qu’en 1764 que le Conseil de Louis XV, plus éclairé, a rendu le commerce des blés libre… » (Dict. phil., art. Agriculture)

Attaquant le préjugé en lui-même, Boisguilbert en montre la source principale dans le rôle presque exclusif des grains pour l’alimentation du peuple (p.361). De là cette crainte d’en manquer, crainte qui va jusqu’à la terreur, qui soulève des séditions à la moindre mesure achetée au marché. « Le peuple croit que tout est perdu, du moment qu’on permet d’enlever des blés, quelque quantité qu’il y en ait de superflu… Il s’imagine, d’abord qu’il voit cette licence de sortie, qu’on va le prendre à la gorge et que l’on ne peut pas enlever moins que la moitié des biens du royaume, et peut-être tout. » Aussi dupe d’une folle imagination pour se rassurer que pour s’épouvanter, « comme il prend l’alarme jusqu’à se soulever de la sortie d’une très petite quantité de grains, mille fois au-dessous de celle que le bas prix en fait anéantir ou par négligence de labourer, ou par prodigalité à consommer, il croit tout à fait être tiré d’une crainte de disette par l’arrivée d’une petite quantité de grains étrangers… Mais il est incontestable que la sortie ou l’arrivée des blés en France ne produit point d’autre effet que de redresser la balance lorsqu’elle déroge trop à l’équilibre ; et comme on prend avec avidité le parti d’en faire venir lorsqu’il est trop cher, c’est une méprise effroyable de n’en pas vouloir user de même pour la sortie, quand ils se rencontrent dans une situation opposée, c’est-à-dire dans un grand avilissement. » (pp.357-338)

Puis il démêle avec beaucoup de tact les fausses analogies sur lesquelles repose l’erreur de ses compatriotes, et en montre avec sagacité toute la faiblesse : « Ils raisonnent à l’égard des blés, comme un gouverneur de place frontière qui craint un siège, ou comme un maître d’arithmétique qui sait et qui est assuré que quand de cinq on ôte deux, il reste trois ; tout comme l’homme de guerre est certain que plus il sortira de blé de sa place, moins il en restera ; et qu’ainsi c’est autant de renfort qu’il donne à son ennemi, pouvant être pressé par la disette, si la place vient à être bloquée (p.348). La défense de faire sortir des blés étant cela même qui produit cet avilissement du prix des grains, c’est à elle seule qu’il faut déclarer la guerre : mais avant de le faire, il est à propos de purger l’erreur publique, et qui est la première idée qui se présente à l’esprit, lorsqu’on n’est pas rompu dans ce commerce, savoir que l’on ne peut ôter du blé d’un tas ou d’une quantité, sans diminution ou sans perte sur le nombre : outre que cela n’est pas absolument vrai, puisque sur ce principe on ne sèmerait jamais : de la même sorte, si une diminution augmente le prix du restant, et que l’enlèvement d’une petite quantité procure des soins pour la conservation du surplus, qui ne se peut faire sans frais, il sera certain de dire que l’enlèvement d’une partie augmente, loin d’amoindrir la masse dans la suite. » (p.352)

Rencontrant sur sa route d’autres adversaires, qui, mus par un aveugle sentiment de pitié et de charité chrétienne, demandaient l’interdiction de la sortie des blés, afin de les maintenir à bas prix, dans le prétendu intérêt du peuple, il s’élève à de hautes considérations qui consacrent, à l’origine même de la science nouvelle, l’union de l’économie politique et de la morale : « Il se trouve par cette conduite autant de dérogeance et à la politique et à la justice et même à la religion, qu’il s’en rencontrerait dans un juge de police qui, baissant le prix du pain aux boulangers lors de la diminution de celui du blé, ne voudrait pas, lorsqu’il hausserait, leur rendre la même justice, et s’aveuglerait assez pour croire que ces malheureux pourraient servir le public et tenir leurs boutiques fournies à leur perte, puisque assurément le parti qu’ils prendraient serait de tout abandonner, de fermer leurs maisons et de prendre la fuite, ce qui attire aussitôt une mutinerie ou sédition, bien loin de procurer l’utilité publique ; c’est la même chose des laboureurs, et on tombe dans la même erreur à leur égard. » (p.358)

À l’injustice se joint donc l’ineptie, puisque la mesure qui devait assurer la subsistance du peuple, le condamne sûrement à la famine ou à la disette, outre la désorganisation générale qu’elle amène dans tout le commerce : « On maintient que, faute d’avoir vendu mille muids de blé toutes les années, l’une portant l’autre, aux étrangers, et peut-être moins, la France a perdu plus de 500 millions de rente, avec l’obligation de laisser quantité de terres en friche et de mal labourer les autres, ainsi que de consommer une énorme quantité de grains à des usages étrangers ; ce qui, joint à l’abandonnement ou négligence des terres, a causé plus de 500 000 muids de perte, d’où sont provenues les horreurs de la stérilité, et tous les malheurs qui accompagnent l’extrême cherté et le grand avilissement des grains. » (p.360)

On trouve dans le mémoire de l’intendant De la Houssaye sur la province d’Alsace (1698) une autre raison, qui préoccupait toujours le gouvernement depuis Colbert, l’approvisionnement des armées : « Le commerce du blé, qui était autrefois fort grand avec la Suisse, quand la traite en était permise, est réduit à présent à une très petite quantité, qu’on livre par semaine à la ville de Basle pour sa subsistance ; si la paix rétablit l’ancienne liberté, ce sera certainement un grand avantage pour la province, parce que, faute de débit et de consommation suffisante, les grains sont à vil prix ; mais ce n’est pas sans cause qu’on les a tenus en cet état, vu qu’autrement il aurait coûté cher à remplir les magasins du roi. » (Boulainvilliers, État de la France, IIIe vol., p.392) Boisguilbert n’en a rien dit.

Il poursuit les défenseurs du fatal préjugé jusque dans leurs derniers retranchements : et dans un passage où malheureusement la diffusion et l’embarras voilent un peu la puissante ironie qu’il renferme, il les pousse jusqu’à l’absurde : « On maintient que le même ridicule qui se rencontrerait dans un homme qui soutiendrait qu’il ne faudrait pas semer la terre lorsqu’on craindrait la cherté, de peur que l’État ne se trouvât dépourvu de blés pour la nourriture des hommes pendant l’année courante, se trouve dans le raisonnement de ceux qui veulent qu’on ne laisse point sortir de grains hors le royaume qu’après plusieurs récoltes consécutives très abondantes ; c’est-à-dire que, outre les malheurs ci-devant marqués, on ne pourra, dans cette disposition, mettre cette marchandise à profit qu’après qu’on en aura perdu une très grande partie, et cessé d’en faire produire à la terre encore une plus considérable. » (p.348)

Un dernier rapprochement de citations nous livrera toute la pensée de Boisguilbert dans la concision rigoureuse et la suite méthodique qu’il eût dû lui donner : « C’est le prix qui sème et engraisse les terres, et qui produit par conséquent l’abondance, qui entretient la magnificence dans les riches et donne le nécessaire aux ouvriers » (p.357). Or, on n’aura jamais ce prix raisonnable, « qu’en laissant une entière liberté aux étrangers d’enlever des blés en tout temps, et en telle quantité qu’il leur plaira, hors les occasions de prix exorbitant, qui portent leur défense avec elles, par ces règles du commerce qui ne permettent point qu’on le fasse avec perte. » (p.342) Faute de cette liberté d’exportation, on sera toujours la proie de « ces deux grands ennemis, l’avilissement des grains et leur excessive cherté, qui se trouvent dans une guerre continuelle, et qui n’ont ni repos ni patience, qu’ils ne se soient terrassés réciproquement, pour renaître après cela comme des phénix de leur propre cendre, et devenir plus violents que jamais… Une cherté extraordinaire fait labourer avec attention et profit les plus mauvaises terres et ne rien négliger pour augmenter la levée des meilleures, ce qui, joint à une attention et un ménagement continuel de l’usage de toutes sortes de grains, comme d’une marchandise très précieuse, forme une abondance dans le royaume plus que suffisante à ses besoins ordinaires ; mais parce que cet excédant ne trouve pas l’évacuation au dehors qui serait nécessaire, comme il arrive dans ce qui se passe à l’égard du corps humain, ce superflu est un levain contagieux… qui corrompt, par un avilissement effroyable, toutes les matières naguère si précieuses, et produit les résultats désastreux tant de fois marqués. »

« Puis le bas prix, à son tour, a sa revanche ; et par l’abandon ou négligence de culture et prodigalité d’usage de grains, une année stérile faisant pencher la balance de l’autre côté, voilà une cherté effroyable, et ses suites monstrueuses qui paraissent tout-à-coup, et que tout le monde déplore, sans que personne jusqu’ici se soit avisé ou ait pu comprendre que c’est l’effet uniquement des vœux des gens charitables et des mesures aveugles prises pour seconder un zèle si mal fondé. » (p.346)

Boisguilbert a donc la gloire d’avoir le premier parfaitement établi l’une des plus importantes théories de l’Économie politique. Forbonnais lui a rendu ici pleine et entière justice : « Tout ce qui peut être dit de bon et de raisonnable sur les principes s’y trouve. » (Princ. Et observ. Économ., tome 1er, p.285) M. Horn confirme ces éloges en les accentuant davantage : « Si Boisguilbert n’est pas seul de son opinion et s’il n’est pas absolu dans cette opinion, les idées de liberté économique sont soutenues par lui avec une fermeté de convictions, une abondance de raisonnements et une opiniâtreté généreuse qu’aucun de ses devanciers en France ni de ses contemporains à l’étranger n’avait mises au service de cette cause du progrès. » (Écon. polit, avant les Physiocrates, p.136) On ne connaît guère avant lui qu’un penseur fort obscur, dont l’érudition de M. Pierre Clément a fait la découverte dans les manuscrits de la Bibliothèque impériale. (Porte-feuille Fontanieu, nos 580 et 581) L’ouvrage avait pour titre Le nouveau Cynée, ou Discours des occasions et moyens d’établir une paix générale et la liberté du commerce par tout le monde. Paris, 1623. (Hist. de Colbert, p.326) La conclusion de Boisguilbert est, en théorie, exactement celle que Ricardo énonce en ces termes : « Tous nos raisonnements conduisent donc au même résultat. Ils nous indiquent que, tout en tenant compte des droits acquis, il faut introduire aussi promptement que possible une sage liberté dans le commerce des grains. Le bienfait de cette mesure s’étendrait à la fois au fermier, au consommateur, au capitaliste. » (De la protection accordée à l’agriculture, 1ère sect. du prix rémunérateur.) La seule différence, au point de vue pratique, c’est que Ricardo veut très sagement un régime de transition, Boisguilbert, théoricien plus absolu, comprend mal qu’on ne sorte pas de suite du désordre. Adam Smith ne fit que résumer avec plus d’autorité la doctrine de l’auteur du Traité des grains, lorsqu’il écrivit ce beau passage : « Si toutes les nations venaient à suivre le noble système de la liberté des exportations et des importations, les différents États entre lesquels se partage un grand continent, ressembleraient à cet égard aux différentes provinces d’un grand empire. De même que, parmi les provinces d’un grand empire, suivant les témoignages réunis de la raison et de l’expérience, la liberté du commerce intérieur est non  seulement le meilleur palliatif des inconvénients d’une cherté, mais encore le plus sûr préservatif contre la famine ; de même la liberté des importations et des exportations le serait entre les différents États qui composent un vaste continent. » (Richesse des nations, liv. IV, ch. 5)

Cette liberté du commerce extérieur des grains, Turgot ne pourra pas encore la proclamer dans son trop court ministère. Il faudra attendre presque un siècle entier. L’infatigable activité de Richard Cobden, la haute raison de Robert Peel en dotera l’Angleterre en 1846. [1] L’initiative éclairée de Napoléon III la donnera à la France le 2 mai 1861. Comment ne pas être indulgent pour les préjugés économiques de nos devanciers, quand il nous faut tant d’années pour reconnaître leurs erreurs, et tant d’années encore pour en sortir après les avoir reconnues ? Quelle lenteur dans le progrès ! Et toutefois le progrès s’est accompli, puisque les utopies du « Normand Boisguilbert » sont aujourd’hui consacrées par les ministres et les souverains. Quelle gloire pour ce modeste juge de province, ce magistrat subalterne, comme le lui rappelait sèchement Pontchartrain, d’avoir réclamé, en parfaite possession de la vérité, dès 1695, ce qui n’a été réalisé qu’en 1861 ! Encore a-t-on sagement fait, cela est triste à dire de tout point, de ne pas nous consulter. Car l’opinion publique eût généralement repoussé cette bienfaisante révolution. « C’est seulement de nos jours, dit M. Michel Chevalier, que les gouvernements ont pu être sollicités vivement et efficacement de substituer le principe de la liberté du commerce à la doctrine protectionniste, comme fondation de leur système commercial ; c’est seulement dans les temps les plus modernes que le soleil de la liberté commerciale s’est levé pour les peuples. Jusque-là, ce n’était qu’une perspective. En m’exprimant ainsi, cependant, je suis bien loin de méconnaître les éclatants services rendus par les esprits éminents qui ont pressenti l’aurore de ce beau jour, et qui ont essayé de le devancer par leurs efforts. Gloire leur soit rendue ! Ils ont été les pionniers de la civilisation, ils lui ont montré la voie. Ils ont répandu autour d’eux des enseignements qui ont porté leurs fruits ou qui vont les porter. » (Examen du syst. protect.) Ces éloges sympathiques s’adressent tout d’abord à Boisguilbert.

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[1] « L’adoption par le gouvernement britannique du principe de la liberté commerciale est un des grands événements de notre siècle. » (M. Michel Chevalier, Examen du système protecteur.)

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