Compte-rendu sur les Accidents du travail et l’industrie, par A. Gibon

Frédéric Passy, Compte-rendu sur les Accidents du travail et l’industrie, par A. Gibon


RAPPORTS VERBAUX ET COMMUNICATIONS DIVERSES

Les Accidents du Travail et l’Industrie

Par M. A. GIBON, Ingénieur des arts et manufactures,
ancien Directeur des forges de Commentry, Vice-Président de la Société d’Économie sociale

 

M. Frédéric Passy : — Je présente à l’Académie, de la part de l’auteur, M. Gibon, ingénieur des arts et manufactures, ancien directeur des forges de Commentry et vice-président de la Société d’économie sociale, une étude intitulée Les accidents du travail et l’industrie.

Je le fais tardivement et je m’en excuse. Mais un volume de cette importance, 250 pages in-4°, avec tableaux et documents statistiques, n’est point de ces écrits auxquels une simple mention suffit. Je ne pouvais songer à le déposer sur le bureau sans l’accompagner de quelques réflexions, au moins.

Il s’agit d’une des questions les plus graves qui aient occupé dans les dernières années les législateurs des différents pays ; de l’une de celles qui intéressent à la fois la liberté individuelle, la dignité des patrons et des ouvriers, la fortune des uns et des autres, la sécurité générale, la prospérité de l’industrie et les finances publiques. M. Gibon l’a abordée dans des conditions exceptionnelles d’impartialité et de compétence. Il a derrière lui l’expérience d’une vie entière ; sa carrière active a duré près d’un demi-siècle. Il est absolument indépendant ; il est en retraite. Il réunit d’autre part les qualités d’esprit et de cœur les plus recommandables ; il a toujours été animé pour les ouvriers sous ses ordres d’une affection, en quelque sorte paternelle, dont il leur a donné des preuves sans nombre, et qui ne les a pas trouvés ingrats. Mais ce n’est point une affection aveugle et irréfléchie, c’est celle d’un homme accoutumé à se rendre compte des faits et de leurs conséquences. C’est un philanthrope dans la meilleure acception du mot, un philanthrope qui raisonne et qui sait que dans la médecine du corps social, comme dans celle du corps humain, la bonté de l’intention ne fait pas la bonté de la potion. Mettre sous les yeux des hommes d’études et des hommes pratiques, dans de telles conditions, un exposé exact des faits, une analyse judicieuse des législations étrangères et une discussion sincère des systèmes et des moyens employés ou proposés, c’est évidemment rendre à la cause de la justice et de la paix sociale un grand et signalé service. Pour en apprécier toute l’importance, il faudrait suivre M. Gibon dans les diverses parties de son travail ; mais ce serait entreprendre, à mon tour, une étude étendue de la question. Je ne puis me le permettre ; j’indiquerai seulement quelques-unes des constatations et des conclusions du savant auteur.

Deux dangers menacent la sécurité de l’ouvrier et par suite celle de l’industriel qui l’emploie : l’imprudence du premier, l’imprévoyance du second. Dangers parallèles, remarque M. Gibon, mais que leur parallélisme n’empêchent pas de se rencontrer, qui trop souvent au contraire se combinent et s’aggravent l’un par l’autre. Imprudent et imprévoyant, l’industriel et l’ouvrier sont manifestement en faute, et toute faute, devant la loi naturelle comme devant la loi civile, engage la responsabilité de son auteur. Tantôt l’un, tantôt l’autre, donc, doit supporter les conséquences de l’accident et subir de ce chef la peine qu’il a méritée.

Mais la faute n’est pas toujours déterminable, elle n’existe même pas toujours. Dans toute industrie, à côté de la faute proprement dite, il y a des accidents qui ne peuvent être imputés directement ni à celui-ci, ni à celui-là, et qui forment comme un contingent fatal de périls inhérents à la profession même. C’est ce contingent, moins absolument fatal qu’on ne le dit cependant, et graduellement réductible par plus d’attention et de vigilance, que l’on a appelé le risque professionnel.

Pour le risque professionnel, d’après M. Gibon, les ouvriers et les patrons devraient, au nom de l’équité comme au nom de leur intérêt commun, contribuer dans des proportions diverses, suivant les industries, mais rendues le plus souvent légères pour les ouvriers par la sollicitude des patrons.

Il estime que ceux-ci doivent faire beaucoup, et il établit, par des relevés statistiques, qu’ils font, en effet, beaucoup déjà. En 1882, sur 111 317 ouvriers employés dans les charbonnages, dont 76 182 à l’intérieur et 34 335 au jour, 109 237 tiraient parti des caisses de secours. Le total de la dépense était de plus de cinq millions de francs, soit près de quarante-huit francs par ouvrier employé ; et dans ce chiffre 3 177 272 fr. étaient fournis par les exploitants, 2 622 360 par les ouvriers.

Pour les cas les plus nombreux, n’entraînant d’incapacité de travail que jusqu’à 20 ou 25 jours, les caisses patronales et mixtes et les sociétés de secours mutuels suffisaient. Les cas graves qui malgré le retentissement de quelques lamentables catastrophes, sont en réalité relativement peu nombreux, se règlent, en général, beaucoup moins difficilement et beaucoup plus équitablement qu’on ne le pense. D’après les réponses faites par dix-sept compagnies à un questionnaire dressé par M. Gibon, plus de trois cent sept mille francs étaient payés, en 1883, par les Compagnies qui avaient alloué pour indemnités plus de quatre-vingt-quatre mille francs et pour allocations diverses plus de cent-cinquante-quatre mille francs ; en tout 545 785 fr. 45 ou 17 fr. 60 en moyenne par ouvrier employé. Sept pour cent seulement (7 %) des indemnités avaient été attribués par jugement, le reste avait été évalué à l’amiable ; et de part et d’autre, dit M. Gibon, on avait fait preuve d’un grand esprit de justice et de modération.

Il n’en est pas de même en Allemagne et notamment en Prusse où fleurit le système de l’assurance par l’État. Ce système, comme j’ai eu occasion de le constater dans la discussion à laquelle j’ai pris part devant la Chambre des députés, a amené une augmentation notable des accidents, de la proportion des accidents graves surtout, et une augmentation non moins considérable des frais. La moyenne qui était de 14 pour 1 000 antérieurement, atteignait 17 en 1887 et 18 en 1888. En France on a vu une progression inverse. Sur 67 489 chaudières et récipients en activité en 1873, on comptait 30 accidents ayant amené 37 morts et 48 blessés ; en 1887, le chiffre n’était que de 36 accidents entraînant 17 morts et 17 blessés, bien qu’il y eût 104 366 appareils. Cette amélioration était due pour une part sans doute à la surveillance de l’État qui ne doit point se départir de cette partie de sa tâche, mais pour une part aussi, et la plus considérable, à l’initiative privée se manifestant par la formation d’associations de propriétaires d’appareils à vapeur qui se surveillent mutuellement et contrôlent leurs chaudières. C’est, on le sait, de l’Alsace qu’est venu l’exemple de ces associations auxquelles le regretté Muller et le non moins regretté Engel-Dollfus avaient donné tous leurs soins.

De ces observations et de beaucoup d’autres qu’il m’est impossible de songer à énumérer, M. Gibon conclut qu’il faut se garder d’imiter le système allemand et de généraliser les mesures obligatoires qui ne sont rien moins, dit-il, que les premiers pas d’un dangereux collectivisme. Mais il ne prétend pas pour cela que l’État et la loi n’aient rien à faire. Les caisses de secours et de prévoyance ont besoin d’une surveillance plus étroite. Les capitaux qui s’y accumulent ont été quelquefois engloutis dans la ruine d’entreprises mal conduites et les ouvriers se sont vus privés, par suite, des secours auxquels ils avaient droit. Il importe de prévenir le retour de pareils désastres et de garantir ces capitaux sacrés en veillant à ce qu’ils ne soient placés qu’en valeurs absolument sûres, soustraites aux chances de la gestion de l’entreprise industrielle et en assurant aux ayants droit un privilège en cas de faillite.

Il faut aussi, suivant M. Gibon, assurer la facile liquidation des indemnités et faire disparaître toutes les lenteurs qui la retardent. Il faut enfin spécifier nettement ce qui constitue le risque et ce qui détermine la responsabilité soit pour l’une, soit pour l’autre partie.

Sur ce dernier point, on a pu le voir au début de nos réflexions, plus M. Gibon se montre large pour la réparation du risque professionnel, plus il est sévère pour les fautes du patron et plus aussi il condamne ces prétentions (admises, qu’il me soit permis de le rappeler, malgré mon opposition, par la Chambre des députés et repoussées par le Sénat), qui ne vont à rien moins qu’à mettre à la charge du patron la réparation des fautes, même les plus lourdes, de l’ouvrier. De telle sorte, dit-il avec raison, que par un renversement des responsabilités, ses torts même, au lieu de retomber sur lui, lui profiteraient.

C’est, observe-t-il très justement, biffer d’un trait de plume les articles 1382 et 1383 du Code civil aux termes desquels quiconque par son fait ou par sa faute cause préjudice à autrui est tenu de le réparer. C’est aller inconsidérément contre le véritable intérêt de l’ouvrier, d’une part, en encourageant des imprudences ou des négligences dont il est exposé à devenir la victime, et, d’autre part, en grevant l’industrie qui l’emploie de charges en quelque sorte artificielles, qu’il faut bien en fin de compte faire rentrer, sous peine de fermer l’atelier, dans les frais généraux et qui par conséquent se traduisent fatalement en une diminution de salaire. Si bien, encore une fois, que sous prétexte de dispenser de sa part naturelle de responsabilité et de doubler celle du patron, on aggrave sa situation au lieu de l’améliorer et l’on compromet à la fois sa sécurité et sa rémunération. C’est le fait de toutes les mesures de violence et d’arbitraire ; elles se tournent contre ceux au profit desquels on croit pouvoir se les permettre.

M. Gibon termine en disant aux pouvoirs publics : « Soyez prudents, la matière est grave et délicate. Pour la résoudre ne prenez d’autres guides que la science, la justice, la morale et la liberté. »

Si imparfait que soit l’aperçu que j’en aie pu présenter, on voit de quel secours, pour arriver à cette solution équitable, libérale et intelligente, sera l’étude à laquelle il s’est livré. L’économiste et le moraliste ne sauraient trop hautement le recommander à l’attention des législateurs et des publicistes.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.