De la nécessité d’un traité de paix entre Paris et le reste du royaume

Fragment d’un ouvrage sur la nécessité d’un traité de paix entre Paris et le reste du royaume

(Sans date. — Vers 1705)

[Archives nationales, Fonds Mirabeau, M. 784, n° 678. — Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique,
vol. II, INED, 1966, sous le titre : « De la nécessité d’un traité de paix entre Paris et le reste du royaume ».]

 

……. Pourquoi n’a-t-on pas fait défense aux cordonniers, ainsi qu’aux autres ouvriers, de remporter leurs denrées du marché, lorsqu’ils les y auraient une fois portées, avec injonction de donner les souliers pour deux sols la paire quand on ne leur en offrirait pas davantage ?

Pourquoi n’a-t-on pas enjoint à tous les ouvriers de rester absolument sur le lieu de leur naissance sans en pouvoir sortir, avec une prohibition, sous peine de la vie, de quitter le royaume, en les contraignant de se contenter de tel salaire, pour quelque médiocre qu’il fût, qu’ils pourraient trouver sur le lieu, quoiqu’on leur offrît le double dans d’autres contrées, ce qu’il leur serait absolument défendu d’accepter ?

Voilà, encore une fois, comme il en fallait user si on voulait égaler les armes.

Et de cette sorte, il ne fut jamais arrivé de déconcertement : tout aurait haussé et baissé au niveau des blés, et on les aurait pu donner à vingt sols le setier sans dérangement, parce que les ouvriers auraient repris le prix de douze ou quinze deniers pour leur journée, comme ils auraient dans ces temps du blé à vingt sols le setier et des perdreaux à six deniers.

Mais comme cette supposition est impossible et que cette contrainte générale n’est pas pratiquable, il faut prendre l’autre parti, savoir d’une entière liberté, qui est la seule commissionnaire de la nature, mère commune de tous les hommes, qui a intention de les faire subsister tous, puisqu’elle en use de la même sorte envers toutes les créatures irraisonnables.

Toutes les nations de la terre jusqu’aux plus barbares, et même dans l’Europe, à l’égard des blés, s’en rapportent à elle et s’en trouvent bien, pendant que la France n’est au misérable état où elle se rencontre que pour s’être défiée des lumières d’une si sage conductrice, qui n’est, à proprement parler, autre que la Providence.

En effet, notre marchand banqueroutier dans Paris, qui s’est fâché de ce que la hausse du prix des blés lui augmentait la dépense de sa maison de vingt ou trente sols la semaine, et que ses ouvriers lui demandaient pareillement de la hausse, autrement qu’ils le quitteraient, parce qu’on la leur offrait d’un autre côté, ne voyait pas, le malheureux qu’il est, qu’il bâtissait sa ruine et l’entière déroute de ses affaires.

Tout comme ni plus ni moins qu’un propriétaire de terre qui n’est point payé par son fermier à cause de l’avilissement des grains : loin de se réjouir de gagner vingt ou vingt-cinq sols la semaine sur le pain qu’il achète du boulanger, il pleure cette situation avec des larmes de sang, attendu qu’elle le prive de quatre ou cinq mille francs par an, et fera vendre ses meubles devant sa porte pour le louage de sa maison, auquel il ne peut satisfaire.

Ce marchand, encore une fois, fait banqueroute, ainsi que tous ses semblables, parce qu’il n’est point payé par ses fermiers, savoir les possesseurs de fonds et de toutes sortes de rentes.

Les uns, comme ceux qui font valoir les mauvaises terres, ne lui donnent rien du tout, non plus qu’à qui que ce soit, parce qu’il les faut abandonner, ne valant pas, à cause du bas prix du grain, à beaucoup près les frais de l’exploitation.

Les autres ne produisant que pour ses frais et les impôts, il n’y a pareillement rien pour le maître, et par conséquent la même chose pour lui.

Ce qui a fait blouser les personnes en place, surtout les magistrats de Paris, sur cet article des blés, est qu’ayant regardé leur cherté exorbitante comme un des fléaux de Dieu et le plus grand des malheurs, ils ont cru que leur grand avilissement, par les raisons des contraires, étant le plus haut des bonheurs et le moyen le plus certain pour éviter cette extrémité, il ne fallait rien oublier pour procurer cet anéantissement, bien que c’est tout le contraire et que ces deux intérêts soient également blessés par cette conduite, puisque pendant que ce bas prix ruine tous les revenus et fait abandonner la culture des terres, qui enfante l’autre extrémité à l’advenue des années stériles, dont les horreurs ont été uniquement éprouvées en France dans l’Europe, parce qu’elle, uniquement, s’est gouvernée sur cet article comme dans les autres par la spéculation, les directeurs ne sachant rien par pratique, comme n’ayant jamais été laboureurs et étant incapables par leur caractère de rien apprendre par le commerce familier.

Cette vérité paraîtra encore plus constante quand on fera attention à une chose à laquelle personne ne réfléchit, quoiqu’elle se passe à toute heure et dans tous les pays de la terre à l’égard de tout le monde, savoir qu’un premier paiement, fait ou non fait, promis, attendu ou retardé, produit le même effet à l’égard de deux cent mille personnes consécutivement qui attendent toutes, la bouche ouverte, leur nourriture de ce premier principe, dont tous les accidents les regardent singulièrement, sans leur faire ni quartier ni crédit de façon ou d’autre.

Que l’on regarde dans Paris un possesseur de fonds, comme de dix à douze mille livres de rente en fermage de terre : il s’est endetté en plusieurs boutiques, dans l’attente du terme de Saint-Rémy, qui ne lui manquait jamais aux années où le blé était à prix raisonnable.

De plus il comptait de se procurer plusieurs choses qui lui manquaient lorsqu’il aurait reçu ce paiement, et sur la foi de cette attente les marchands s’étaient fournis de denrées à crédit.

Les trafiquants avaient assignés leurs créanciers, et le paiement des billets de change à terme tombant à cette échéance dans la même Saint-Rémy, ceux-ci à d’autres, et ces derniers à des créanciers pareillement, et cela successivement jusqu’à l’infini.

Le fermier de ce premier propriétaire satisfait-il, voilà deux cent mille personnes, qui attendaient toutes après lui, en état de subsister ; comme, au contraire, ce premier manquement leur cause un dommage plus ou moins violent qu’elles sont écueillies de longue main ou pressées de leurs pièces, étant impossible qu’il n’y en ait plusieurs de ce dernier genre à l’égard desquelles, comme dans tout le reste, cet avilissement de grains, seul principe de ce premier manquement de paiement qui fait tarir tous les autres, coûte dix et vingt fois davantage qu’elles ne reçoivent de profit du bon marché du pain qu’elles ou leurs ouvriers consument dans leur famille.

En effet ce propriétaire n’a pas sitôt reçu son argent qu’il le porte à un marchand drapier, vendant seulement celui-ci au drapier fabricant ; ce fabricant à ses ouvriers en un nombre infini, et aux vendeurs de laine ; ces derniers aux boutiques fournies de leurs menus besoins ; celles-ci aux crédits où elles sont constituées envers d’autres vendeurs ou fabricateurs. Enfin ce premier argent, sans reposer un moment, passe souvent, en moins d’une journée, en plus de deux cents mains consécutives qui attendaient, encore une fois, la bouche ouverte, cette unique manne pour subsister, et même à l’égard de plusieurs pour ne pas faire banqueroute et périr absolument, toujours aux conditions marquées de profit réciproque à chaque pas que ce premier argent fait, sans quoi, au premier détourbier, voilà sa rapidité retardée, si elle n’est pas arrêtée tout à fait. Et le merveilleux est que toute cette nation qui attend après le paiement de ce laboureur pour subsister, ou plutôt pour ne pas périr, fait des vœux nuit et jour, ayant les magistrats en tête pour sa destruction, en souhaitant le blé à si bas prix que tous les fermiers ne puissent rien donner à leurs maîtres.

Sur quoi il y aurait une attention à faire, qui a été traitée dans d’autres ouvrages, qui est qu’un impôt personnel pour le prince justement partagé, comme la répartition se fait sur toute la masse de l’État, au sol la livre de la force de chaque espèce, la charge en est imperceptible, comme tous les corps pulvérisés qui ne produisent aucun effet violent, tombant sur des corps robustes.

Le revenu sur les postes et le tabac ayant l’un et l’autre pour objet une chose qui ne fait pas la millième partie des besoins des hommes pris généralement, ne laisse pas de fournir au Roi près de huit millions sans incommoder qui que ce soit, parce que tous les deux sont pulvérisés ; et s’ils sont quelquefois en masse, comme il est arrivé à un fameux négociant qui avait payé sept mille livres de lettres par an, comme cela tombait sur un corps fort robuste, et qu’il y avait de la proportion entre cette somme et son commerce, rien n’était dérangé, et dans le même temps un million de paysans n’avaient pas pour un sol de lettres en toute leur vie.

Ainsi, par de pareilles manières, cette circulation si rapide n’en est point interrompue, c’est-à-dire la richesse de l’État, mais un accablement particulier sur une denrée seule, qui est la manœuvre des traitants, l’anéantissant entièrement, bouche le chemin et la ruine non seulement dans le singulier, mais arrête la recette à l’égard de toutes les autres, envers lesquelles un seul passage fermé est plus que suffisant pour empêcher l’argent, et par conséquent leur manne, de marcher, ce qui est leur destruction ou plutôt celle de l’État, comme on peut voir surtout à l’égard des liqueurs.

Et la perfection est qu’après que cette désolation singulière n’a pas absolument coulé à fond tout le surplus et qu’on lui voit encore quelque vigueur, on transporte les mêmes mesures envers toutes les autres successivement, sans faire quartier à aucune que l’on ne voie régner partout une entière misère.

Comme cette attention sera une des principales ressources du salut de la France, parce que la cessation de pareilles manières rétablira la paix entre la ville de Paris et les provinces, c’est-à-dire l’opulence de tout le royaume, et, par conséquent, la fourniture des besoins du Roi, il est à propos de faire encore un peu de réflexion sur ce déconcertement général de l’harmonie du commerce, seul principe de misère, qui prend sa source de ce premier défaut de paiement du laboureur entre les mains de son maître, qui n’étant que le receveur de tous les arts, métiers et professions, et eux successivement les uns des autres, ils sont tous ruinés généralement et singulièrement en sa personne, du moment que sa recette vient à manquer, par les raisons, encore une fois, qu’on a montrées, et qui ne sont aujourd’hui que trop certaines.

Il faut convenir, malgré qu’on en ait, par ce qui a été dit ci-devant, ou plutôt par tout ce qui existe aux yeux de tout le monde, que deux cents pistoles reçues par un propriétaire de terre, avec une certitude morale que le maintien d’un prix raisonnable de toutes choses, surtout des grains, se continuera à l’avenir dans une pareille jouissance ; ces deux cents pistoles, dis-je, reçues, sont incontinent mises hors de ses mains, et passant à celles dont on a parlé, dans lesquelles le même principe, qui est comme un fouet qui les fait toujours courir, elles font le chemin ci-devant marqué avec une rapidité effroyable, sans qu’elles aient jamais un moment de repos, tantôt en gros, tantôt par pelotons, et tantôt par détail, qui est la situation où elles tracent plus de pays ; puis elles se rassemblent pour recommencer la même figure, n’étant jamais plus d’un moment en même main et en semblable posture, faisant à chaque pas autant de consommation, et par conséquent de revenu, qu’elles ont eu la première fois de valeur.

En sorte qu’étant très possible, ou plutôt très ordinaire, qu’elles fassent en moins d’un mois plus de deux cents hôtes, il s’ensuit de tous points qu’en un si petit espace, deux mille livres ont fait deux cent mille livres de revenu, et continueront le même genre de vie jusqu’au jour du jugement, tant qu’elles ne trouveront point de détourbier dans leur route, un seul suffisant pour tout déranger, au lieu que sous la sauvegarde de ce maintien de proportion, à chaque pas qu’elles font, elles marcheront, encore une fois, jusqu’à la fin du monde.

Or le déconcertement par l’avilissement du prix des grains les ayant étouffées dès leur berceau pour les empêcher de passer en celles du maître, voilà deux cent mille livres de revenu perdues peut-être en moins d’une semaine pour ces deux cents professions, et les voilà en état de faire banqueroute, parce que ce manège n’arrivant à un particulier que par une cause générale, le déluge est universel, et cinq cents millions cessent dans le royaume à même temps que ces deux cents mille livres, et sont aussi aisés à rétablir, puisqu’il ne s’agit que de remettre ce premier principe tenu en échec par une violence continuelle.

Que l’on n’allègue donc plus, comme l’on a fait jusqu’ici pitoyablement, que la misère publique, qui n’est que trop certaine, est l’effet du manque des espèces, puisque deux cents pistoles retenues dans un même lieu par le possesseur pendant des quatre ou cinq mois, et même davantage, dans la juste crainte qu’il a de n’être plus payé à l’avenir, privent l’État de deux cent mille livres de revenu dont il jouirait tranquillement en pareil espace, sans cette terreur qui lui fait prendre de si fatales mesures. Ainsi, en additionnant l’effet d’un pareil intérêt sur une infinité de têtes, ce n’est point exagération de soutenir, comme l’on fait, que plus de cinq cents millions sont retenus en échec par une cause violente que l’on peut arrêter en un moment.

L’argent, au pays où il n’est point le fruit du terroir, n’est principe de richesse que par sa volubilité, et non par son existence, puisqu’étant immobile il n’est pas plus profitable au public que si c’était des pierres, desquelles il ne diffère qu’en ce qu’il fait dormir quelques particuliers en repos, dans l’assurance où il les met qu’ils périront les derniers.

Mais comme la ville de Paris avait ses plus considérables biens dans l’enceinte de ses murailles, c’est-à-dire en rentes sur l’Hôtel de ville ou plutôt sur le royaume, et nullement sur le Roi, étant une grande absurdité de l’avoir jamais cru et pensé, en louages de maisons, en rentes hypothèques et en argent mignon fait valoir à une usure effroyable, elle avait été, jusqu’à l’arrivée des billets de monnaie, dans une grande insensibilité à l’égard du sort des provinces, ou plutôt du labourage. On peut dire même, ainsi qu’on a montré, qu’elle faisait de leur destruction ses plus chères délices et le principe de la plus haute opulence de ses habitants.

Ses magistrats même ne croyaient pas lui mieux faire leur cour et s’attirer de plus grands applaudissements qu’en lui procurant l’achat du pain à un prix au-dessous des frais du laboureur.

Quoiqu’une partie de ses citoyens possédant des biens à la campagne ne sentît que trop le malentendu d’une pareille conduite, comme ils n’étaient pas, à beaucoup près, le plus grand nombre, leur voix n’était point écoutée en chapitre. Le foule des possesseurs des autres genres de biens, savoir, ceux qu’on reçoit sans prendre de crotte, l’a entièrement étouffée, et ils n’auraient pu y apporter de résistance qu’en se mettant au hasard d’être lapidés.

Mais les billets de monnaie les ayant grêlés tout à coup et fait ressentir en un moment que tôt ou tard, quand on sacrifie l’intérêt général à son utilité particulière, il en faut payer la folle enchère, et la recette de ces genres de biens, savoir rentes hypothèques en capital et arrérages, louages de maisons, acquits de billets payables à temps, ainsi que des lettres de change, a mis en un instant tous ces tranquilles citoyens dans la même situation de ces malheureux propriétaires qui ne sont point payés par leurs fermiers ; ce qui a pareillement coulé à fond toutes les sous-mains qui subsistaient précédemment du cours et de l’écoulement de ce premier ruisseau, et en aussi grand nombre que l’on a marqué à l’égard des propriétaires des fonds.

Un possesseur de ces biens privilégiés de Paris, qui ne reçoit que cinq mille livres au lieu de dix, communique non seulement le même sort ou la même diminution à toutes les boutiques où il faisait ses provisions, et ces boutiques pareillement aux magasins où il se fournissait, mais même en ce qu’il lui reste il va extrêmement bride en main, incertain de sa destinée à l’avenir, en raisonnant par rapport au passé et au présent.

Il n’est plus question de se procurer le superflu, on se retranche au plus nécessaire, et ceux qui en ont la commodité demeurent des temps considérables à la campagne pour épargner, ce qui est une perte effroyable pour la ville de Paris.

Les billets de monnaie font encore bien un autre ravage dans le gros commerce : les provinces ne veulent plus trafiquer avec Paris qu’argent comptant, de peur que leur paiement ne fût en pareilles espèces, c’est-à-dire que cet article seul a diminué le trafic des trois parts.

Et pour le commerce du dehors du royaume, l’on sait des étrangers en bonne quantité qui, ayant apporté sur la frontière des marchandises précieuses et considérables, voyant qu’on les voulait payer en lettres sur Paris, ils ont mieux aimé les transporter en d’autres États que de les accepter.

Voilà les fruits que la ville de Paris tire d’une semence qu’elle jette avec abondance dans le royaume depuis quarante-cinq ans : non seulement elle a fait bande à part avec toutes les provinces, mais même ses principaux habitants ont regardé leur destruction comme le moyen le plus certain pour arriver à la plus haute fortune.

Elle a voulu absolument avoir les grains en perte au laboureur, comme l’on a dit tant de fois. C’est en vain qu’on lui exposait que les terres demeuraient en friche et tout le monde dans la désolation : ni elle ni ses magistrats n’en ont pas voulu démordre d’un point.

Elle a envoyé ses députés sous le nom de partisans dans toutes les contrées, pour faire arracher les vignes et condamner les trois quarts des peuples à ne boire que de l’eau.

Elle a regardé la fourniture des besoins du Roi comme une chimère, ou plutôt comme une violence, dont son crédit la devait exempter de rien payer de proportionné à ses grandes richesses.

Si elle a eu toujours sa bourse ouverte pour le monarque, ce n’a été qu’à condition qu’on lui en paierait les intérêts, ne voyant pas, comme l’on a dit tant de fois, que c’était sur elle-même qu’elle constituait. Elle a supposé que quand Dieu a commandé de payer les tributs aux princes, que c’était parce qu’il en paierait les intérêts, et qu’ainsi le monarque deviendrait leur tributaire, sans s’embarrasser de quoi il subsisterait à l’avenir.

Le Roi, non plus que tous les autres monarques du monde, ne doit rien, attendu qu’il est impossible qu’ils doivent jamais rien, parce qu’on appelle « dettes » seulement les obligations pour auxquelles satisfaire les redevables sont tenus de diminuer leur dépense, ou faisant autrement, on est en pouvoir de les pousser à bout.

Ainsi, étant ridicule de penser l’un ou l’autre de ce qui est dû sous le nom du Roi, ce ne sont non plus ses dettes que celles de l’Hôtel de ville de Paris : ce sont, encore une fois, celles de tout le royaume, à l’amortissement desquelles la capitale doit contribuer au sol la livre de ses facultés, et non pas les employer à les augmenter tous les jours.

C’est la guerre que cette ville a faite aux provinces qui a mis les choses en cette situation dont, quoique la dernière payée ou punie, elle n’a rien perdu pour attendre.

Et elle n’en sortira jamais qu’en faisant la paix avec ces mêmes provinces, ce qui est aisé, puisqu’on maintient qu’il ne faut pas trois heures pour en faire le traité, et un mois pour l’exécution dans les contrées les plus éloignées.

Avant l’arrivée des billets de monnaie, c’eût été faire de vains efforts ou tenter l’impossible que de lui proposer aucun accord. Elle trouvait trop bien son compte dans la continuation de la guerre, et comme elle eût été obligée de beaucoup rendre et que les provinces n’avaient rien à lui restituer, toutes sortes de propositions de cessation de guerre eussent été fort mal écoutées de sa part.

Mais présentement que les billets de monnaie ont changé tout à fait la face des affaires, et qu’elle ne se délivrera jamais de ce chancre ou de ce ver rongeant qu’à l’aide des provinces, on peut dire que les choses sont à peu près sur le même pied, et que toutes les deux parties gagneront également par la conclusion de la paix, au lieu qu’elle ne peut manquer de périr si la guerre continue. On y va travailler tout de bon dans ce dernier chapitre qui sera la conclusion de cet ouvrage, dont le seul objet a été de former ce traité de paix qui sera bien plus avantageuse au royaume que celle que l’on désire à l’égard de la guerre étrangère, qui ne coûte pas à la France la vingtième partie du dommage qu’elle reçoit de ces troubles intestins.

En effet, sans parler des provinces, on maintient que tant les billets de monnaie dans Paris que la quote-part du retour de la ruine des autres contrées à l’égard de cette capitale, le tout ensemble lui fait un tort de plus de trois cents millions par an, pendant que ce qu’elle paie pour sa contribution à la guerre étrangère ne passe point dix millions.

C’est la même chose et peut-être encore pis dans les provinces, et l’on soutient qu’une paix conclue à perpétuité avec les ennemis de la couronne ne rendrait nullement les peuples plus heureux ou plutôt moins misérables, si Paris, encore une fois, voulait avoir le blé des laboureurs pour moins que le prix des frais de la culture, et si elle continuait à compter entre ses revenus les plus liquides l’envoi perpétuel de ses habitants ou députés sous différents caractères pour désoler toutes les contrées, comme ils ont fait depuis quarante-cinq ans, et causé les destructions si publiques et dont on a tant parlé en cet ouvrage, comme dans les autres du même auteur.

Les propriétaires des terres, n’étant pas mieux payés que devant, ne cesseraient pas la paralysie de l’argent, et ne seraient pas, par conséquent, en état de délivrer la ville de Paris de ses billets de monnaie, dont le ravage sera toujours comme une pelote de neige qui augmente son volume par sa marche.

[Deux pages sont manquantes dans le manuscrit.]

……….niveau de la misère ou de l’opulence que l’on n’a qu’à se faire représenter les registres des marchands, tant en gros qu’en détail, même dans Paris, ainsi que dans les provinces, et l’on verra immanquablement que le degré de vente ou cessation de débit a suivi toujours pas à pas le prix des grains, ne l’ayant jamais quitté un moment en quelque situation qu’ils se soient trouvés, soit d’excès ou d’avilissement.

On a répété cette attention parce que c’est une condition qu’il faut passer, autrement, on ne doit point espérer de faire de paix intestine si nécessaire au royaume.

De penser que les sujets couverts d’applaudissements et qui ont cru se faire canoniser par une conduite contraire y puissent donner les mains, c’est s’abuser grossièrement et ne pas connaître le cœur de l’homme lorsqu’il est une fois prévenu, puisqu’un mort ressuscité, au témoignage de l’Évangile, ne le convertirait pas.

Et comme le péril où cela met le royaume n’est pas plus fort qu’un miracle, on ne doit pas attendre davantage de l’un que l’on ferait de l’autre. Mais comme le bonheur de la France fera qu’ils n’en seront pas tout à fait les maîtres, on compte certainement sur la passation de cet article, sur la foi duquel on va former le traité de paix.

CHAPITRE II

Il en va de cet accord entre la ville de Paris et les autres contrées comme celui que les Provinces-Unies, après qu’elles se furent séparées de la monarchie d’Espagne, conclurent avec cette couronne.

On fut douze ans à contester sur les seules qualités que les parties prendraient dans le traité.

La Hollande voulait absolument que ce fût comme dans tous les autres, d’État à État, et les anciens maîtres désiraient y mettre quelques expressions équivoques qui laissassent la plaie ouverte pour un temps plus favorable, auquel ils seraient en pouvoir de remettre cette nouvelle République sous leur domination.

Après qu’enfin ce fût une force majeure, l’Espagne ne pouvant faire autrement, étant réduite sur la défensive, d’attaquante qu’elle avait été jusqu’alors, et qu’elle eût passé cet article, ce traité, qui avait été douze ans agité sur les simples qualités, fut conclu en une heure à l’égard de toutes les autres conditions.

Il en va encore une fois de même entre la ville de Paris et les provinces.

Il faut qu’elle demeure d’accord qu’elle les a toutes ruinées l’une après l’autre, qu’elle s’est enrichie de leur dépouille et a mesuré son opulence par celle de leur misère.

Il faut pareillement qu’elle convienne que, pour avoir voulu recouvrer les blés au-dessous du prix des frais de la culture, elle a fait abandonner le labour de quantité de terres, et mis les fermiers de toutes les autres hors d’état de pouvoir donner un sol à leurs maîtres, ce qui est la paralysie de l’argent, et par conséquent de tous les autres membres de l’État en un nombre infini.

Il est encore nécessaire qu’elle donne les mains à une vérité, savoir qu’elle a regardé les besoins du prince comme un sauve-qui-peut et un fardeau qui ne devait être porté que par les malheureux, en sorte qu’il était plus naturel qu’un misérable fût réduit sur le carreau, comme il arrive tous les jours, que non pas qu’un de ses riches citoyens contribuât de la centième partie de ses facultés aux nécessités du prince.

Et souvent même, un pareil sujet ne s’en est pas tenu à cette injustice : il lui a fallu encore une partie de la dépouille de ce malheureux, afin que le Roi recevant une moindre somme, Messieurs ses ministres fussent obligés par surprise de donner les mains à la continuation d’une pareille conduite.

Et il faut enfin qu’elle fasse une semblable justice à une dernière vérité, savoir qu’elle a envisagé les dettes contractées par le monarque comme un genre de facultés qui était le plus commode à ses citoyens, les exemptant de peines, d’embarras et de procès, et non comme la ruine de l’État et une constitution faite sur eux-mêmes, au denier deux ou trois, ainsi qu’il est arrivé à quelques particuliers par les billets de monnaie.

Elle ne songeait à rien moins qu’à penser que tous les articles dont elle faisait ses délices étaient les semences de sa ruine, ce qu’elle est obligée de concevoir aujourd’hui, malgré qu’elle en ait, et les préventions si fort enracinées.

Cet aveu publiquement passé sera son salut, ainsi que celui du reste du royaume, parce que, comme il faut rétablir la confiance des provinces, dont la ruine est la cause de tout le désordre, elle ne le sera jamais que par une garantie certaine que la ville de Paris ne retournera point au vomissement, après que le mal qui la presse de près sera passé.

Outre que la cessation de sa manœuvre précédente étant de tous points un rétablissement de richesses dans la France, elle ne peut autrement être mise en état de secourir sa capitale en la déchargeant de ses billets de monnaie, comme elle fera certainement, même avec profit de sa part, d’abord que le traité sera fait et ratifié, et déclaré en même temps inviolable à l’avenir sous les plus grandes peines.

Comme le rétablissement de la France, possible en trois heures de travail et un mois d’exécution, sans rien déconcerter ni mettre aucunes mesures précédentes au hasard, a été le sujet d’un autre ouvrage, on y renvoie les curieux.

Il a deux marques infaillibles par-devers lui de sa certitude : la première est qu’étant connu des peuples, ils sont tous disposés à en signer l’exécution, hormis ceux qui se trouvent suspects sur cette matière, qui ne forment que le plus petit nombre ; et quoiqu’on les cotise à plus de cent millions au-delà de ce qu’ils paient présentement au Roi, ils conçoivent bien que les conditions qui l’accompagnent les dédommageront au quadruple d’une pareille hausse.

L’autre preuve essentielle est qu’il n’y a point d’homme sur la terre qui ose contredire un pareil projet par écrit sans se mettre en horreur à Dieu et aux hommes, parce qu’il est dicté par la nature observée par toutes les nations du monde, et même en France durant douze cents ans, c’est-à-dire jusqu’à l’année 1661 que la ville de Paris a cru faire sa fortune par la pratique du contraire.

Il n’y a rien à ajouter, sinon qu’il faut que les peuples se chargent de l’acquit et paiement de tout ce qu’il existe de billets de monnaie, non en gros ni par sommes considérables, parce que cela est absolument impossible, attendu que ce qui en existe, qu’on prétend monter à plus de deux cents millions, restant en masse ou par gros pelotons, ferait également trembler quelque corps que ce fût que l’on en voudrait charger, ensemble ceux qui en seraient porteurs.

Si l’on y veut mettre de la sûreté et par conséquent de la confiance, en sorte qu’ils soient admis dans le commerce pour un temps seulement, jusqu’à ce qu’ils soient tout à fait étouffés, ce qui est absolument nécessaire pour le commun maintien de l’État, il y faut établir de la possibilité, c’est-à-dire de la proportion, tant entre celui qui les acceptera au lieu d’argent, que les sujets qui les endosseront, avec soumission de les acquitter en différents termes.

Or de croire qu’un petit nombre d’hommes, qu’une compagnie de négociants ou de traitants, et même que la ville de Paris tout entière puissent faire cette manœuvre, c’est se jeter gratuitement de la poudre aux yeux à soi-même.

Ces démarches peuvent être tentées en papier, c’est-à-dire en peinture, sous la sauvegarde d’une promesse de garantie ou d’indemnité lors des échéances. Mais le public, qui a des yeux à la tête, n’y voyant point de proportions, n’y aura pas plus de confiance, et par conséquent ne voudra pas admettre ses billets dans le commerce à un moindre déchet que dans les temps précédents, et peut-être encore à un plus grand.

Comment donc est-il besoin de faire pour rétablir les proportions, et par conséquent encore une fois cette confiance ?

Il faut réduire ce corps effrayant en poussière, après quoi il ne sera non plus terrible qu’une nombreuse armée qui cesse d’être formidable du moment qu’elle se débande et que chacun va de son côté.

S’il y a pour deux cents millions de billets de monnaie plus ou moins, il faut faire deux cent mille billets de chacun mille livres, et cela entre les mains de ceux qui en sont porteurs de plusieurs pour de bien plus grandes sommes, en sorte que celui qui a quarante mille francs en quatre billets en aura quarante de chacun mille livres.

Après quoi, il en faut faire un partage dans tout le royaume, tant sur les communautés que sur les particuliers riches, opulents, en leur faisant endosser, les uns un ou deux, les autres davantage, à proportion de leurs facultés, racquittables en quatre ans par quatre paiements égaux, année par année, que cependant ils paieront les intérêts au denier courant qu’ils auront à reprendre sur l’État, savoir sur les recettes des lieux, ce qui leur sera continué à perpétuité jusqu’à l’entier racquit.

De cette sorte, au lieu d’être à rebut, comme ils sont aujourd’hui, et ne pouvoir être convertis en argent qu’à la moitié de perte, ils seront négociés sans presque aucun déchet, par la certitude qu’il y aura dans le paiement, tant du capital que des intérêts, parce qu’il faudra ordonner que cela se prendra avant toutes dettes sur les endosseurs, comme les obligations faites pour le sel.

Mais comme tout ceci dépend absolument du succès du premier projet, savoir du rétablissement des biens du royaume, qui consiste à souffrir que la ville de Paris achète le blé des laboureurs au prix qu’il coûte à faire venir et ce qu’il faut pour payer le maître ensemble, qu’on ne fasse pas consister les revenus du Roi, comme on a fait par le passé, dans la destruction des vignes et liqueurs, en condamnant les trois quarts des peuples à ne boire que de l’eau, et enfin dans la ruine entière du commerce, tant des meubles que des immeubles, ainsi qu’il n’est que trop public.

Il est inutile de rien proposer au peuple, tant sur cet article de billets de monnaie que sur les autres, que l’on ne commence absolument par là. Autrement on ne trouverait ni endosseurs qui se feraient plutôt constituer prisonniers que de signer, et qui n’auraient pas d’ailleurs moyen en le faisant d’y satisfaire.

Ils croyaient que ce serait un répit que l’on donnerait aux traitants, dont l’ardeur s’étant ralentie par faute de matière, ils recommenceraient sur nouveaux frais, après cet orage sauvé à la ville de Paris, qui est la commune patrie et la pépinière de toute cette nation que l’on a appelée dans tous les temps les destructeurs du royaume, et dont il n’y aura jamais que la diminution qui puisse être l’arc-en-ciel aux peuples, comme après le déluge universel, pour les obliger à reprendre la confiance dans le commerce et le labourage, lesquels seuls les peuvent mettre en état d’endosser les billets de monnaie, ou plutôt de les acquitter quant au partage, et la juste division de cette nouvelle charge à proportion des facultés de chaque particulier.

On peut compter à coup sûr qu’à juger par le passé, ou plutôt par le présent, savoir l’imposition des autres tributs, comme taille et capitation, on y observera la même conduite que l’on voit régner dans ces deux impôts, c’est-à-dire s’en sauvera qui pourra et sera ruiné quiconque n’aura point assez de crédit pour se garantir, ce qui sera continué si on ne prend pas d’autres mesures à cet égard, ou plutôt si on ne se sert pas d’autres ouvriers que ceux qui ont été employés jusqu’ici à pareille besogne.

La perfection est que Messieurs les intendants des provinces, qui sont chargés de ces répartitions, maintiennent avec fermeté qu’il est impossible de faire autrement, ou plutôt mieux. Ils ont entièrement raison en supposant que l’on ne se servira point d’autres sujets qu’eux pour une pareille commission, ainsi que l’on vient de dire. Mais en même temps on soutient le contraire, quand cet emploi sera donné au peuple, comme chez toutes les nations de la terre, et comme on a fait en France durant plus de douze cents ans.

On a vu dans ce royaume une capitation sous les rois Jean et François Ier au dixième de tous les biens, depuis le prince et le prélat jusqu’au dernier ouvrier ; et l’imposition et la levée en ayant été faites par les peuples mêmes, chacun dans sa contrée, il n’y eut jamais ni procès ni contestation, et ce secours envers le prince alla à des sommes immenses, sans qu’il y eût rien de détourné ni dans la levée ni dans l’emploi, parce qu’on suivait l’une et l’autre de près, ces peuples concevant bien que toutes les prévarications dans cette levée étaient sur son compte, et non sur celui du monarque, dont la subsistance avec toute sa suite étant de droit divin et humain, il est ridicule de supposer qu’elle puisse contribuer aux besoins du royaume.

Mais à présent on envoie un jeune homme, né et élevé dans Paris presque toujours comme un prince, n’y ayant aujourd’hui nulle différence entre l’éducation des uns et des autres, lorsque ce sont enfants de riches maisons dans la robe ou les finances, c’est-à-dire un sujet nourri dans les plaisirs, l’abondance, les louanges et les applaudissements, sans pratique, expérience ni usage de quoi que ce soit que d’avoir commandé partout à baguette ; on envoie, dis-je, un pareil personnage dans une province éloignée où il ne connaît rien, n’y ayant qui que ce soit de payé pour l’instruire, et tout le beau monde qui se met aussitôt de sa société ayant intérêt de le tromper.

Comme il faut qu’il se ménage pour se maintenir, s’il y a un grand seigneur qui ait des terres dans son district, il faut bien se garder de lui donner sa juste part de la taille. Et à l’appui de ce mauvais exemple, il arrive le beau ménage dont on a parlé, c’est-à-dire une destruction entière du commerce et de la culture des terres, et même des sujets, ce qui dépeuple beaucoup plus le royaume que quelque guerre que ce puisse être, quelque violente qu’elle soit.

Outre cela, s’il y a un ou plusieurs bureaux de traitants sur un lieu, étant impossible autrement, les directeurs ne manquent pas, par ordre de leurs maîtres, de lier commerce avec le secrétaire de Monsieur l’intendant.

Car comme c’est dans les provinces que se fait la suppuration des traités qui se forment à Paris, il faut achever à l’égard de la protection comme on avait commencé, et l’on l’achète argent comptant, attendu qu’il n’y a point de saint qui ne veuille avoir son cierge.

On demeure d’accord qu’il y a quelques-uns de ces Messieurs qui ne sont pas entièrement dans ce dernier cas, mais tous se trouvent absolument dans l’autre, savoir une forte ignorance des intérêts du commerce et du labourage. Et puis, quand on propose en haut quelque moyen de soulager les peuples en dégraissant les partisans, on dira qu’il faut avoir l’avis des intendants, et on les consulte en effet ; mais on peut juger la nature des avis que l’on en peut attendre.

Ainsi c’est se tromper soi-même que de vouloir compter pour le rétablissement de la France, possible en trois heures de travail et un mois d’exécution, sur la manœuvre immédiate de pareils sujets, et par conséquent sur l’extirpation des billets de monnaie.

Mais comme on ne veut faire aucun mouvement extraordinaire, ni déposséder qui que ce soit d’une place que l’on a comptée entre ses biens, on les laisse tous en repos et dans une parfaite licence de fixer les apanages légitimes de leurs emplois.

On souhaite seulement, pour le bien du Roi et du royaume, qu’arrivant dans un pays dont ils n’entendent point le langage, et qu’il leur faut mettre plus de temps pour l’apprendre qu’ils n’ont de séjour à y faire, ils prennent de fidèles interprètes sur les lieux, par les moyens desquels se faisant entendre aux peuples et pouvant par là uniquement converser avec eux, ils puissent former un ouvrage achevé, et non pas une tour de Babel, puisqu’on ne peut pas appeler autrement l’abandon des vignes, de la culture des terres, et la ruine de toutes sortes de biens, qui n’ont été désolés que par des édits mal conçus et trop bien exécutés.

Si, par malheur pour la France, les gens nés dans les richesses sont dans une si grande ignorance de ce détail, qui est une suite nécessaire de l’opulence, cet art, non plus que les autres, ne s’apprenant que par la pratique, savoir la vie privée, d’autre côté, jamais le tiers-état, en nul siècle ni en aucun endroit de la terre, n’eut des sujets ni habiles et si éclairés qu’ils se trouvent aujourd’hui en France, parce que la nature et l’art et le travail qui manquent aux gens de qualité y ont également concouru.

Il n’y a point de généralité, comme on a déjà dit, qui n’en ait plus de cinquante, tous gens à comprendre à demi-mot ce que Messieurs les intendants ne pourraient pas concevoir en toute leur vie, parce qu’ils s’y mettent trop tard, quand même ils n’auraient pas intérêt, au moins quelques-uns, à ne pas sortir de leur ignorance.

Les pépinières les plus certaines, dans lesquelles on ne saurait manquer de trouver son compte, sont les monastères, le collège des avocats et médecins, et les juges subalternes, les supérieurs, érigés depuis cent ans en gens de qualité, et depuis cinquante ou soixante ans en personnes de la première condition, étant devenus sujets à la même faiblesse, ou plutôt à la même ignorance du détail, et, par conséquent, des véritables intérêts de l’État, qu’ont toujours été les sujets de naissance qui n’auraient point purgé ce péché originel par l’épreuve d’une très mauvaise fortune, qui est une merveilleuse maîtresse pour tout apprendre à ses disciples.

Tous les héros ci-devant énoncés pris de pareils corps, et le succès de leur ministère mis en parallèle avec ceux de gens d’une autre qualité, purgent cette proposition non de surprise, qui est une suite de la grande erreur qui règne, mais assurément de tout le ridicule qu’on aurait envie d’y supposer.

Le père Joseph seul, qui se trouve le dernier en date, suffit pour fermer la bouche à tous ceux qui ne trouveraient pas leur compte à cette politique, lesquels sont en bien bon nombre, comme l’on sait.

Ce n’est pas qu’on prétende que la bassesse de l’origine ou du genre de vie que l’on a menée, comme sont tous les sujets élevés dans les cloîtres où toutes les conditions sont jetées dans un même moule ; ce n’est pas, dis-je, qu’on veuille persuader que ces seules circonstances suffisent, lesquelles bien souvent, ou plutôt presque toujours, quand la nature n’a pas travaillé par avance en formant un homme d’un génie très élevé, n’exhibent qu’un objet pitoyable et également incapable de toutes sortes d’emploi ; mais la misère en une vie privée, trouvant cette besogne faite, achève le reste, et, épurant le sujet comme une fournaise, en fait un héros accompli en quelque profession que ce soit : dont on voit un exemple dans le sérail du Grand Turc auquel, bien qu’on donne une pareille éducation aux enfants de tribut, la seule différence des qualités d’esprit en fait sortir les uns de plein saut pour être pachas ou gouverneurs de provinces, et les autres simples janissaires ou même jardiniers, c’est-à-dire gens de journée ; et réciproquement, les enfants de ces premiers, lorsque la nature ou l’esprit leur manque de garantie, n’ont d’autre moyen de subsister que le métier de ceux dont on vient de parler.

L’on a vu longtemps en France la même politique, puisque, dans le catalogue des chanceliers, on trouve que le fils d’une personne revêtue de cette dignité ne fut toute sa vie que commissaire au Châtelet.

Et il n’y a guère que cent ans que le fils d’un Garde des Sceaux vécut toujours et mourut conseiller au Châtelet, pendant que le fils d’un boucher fut nommé pour être secrétaire d’État, et il parvint même à une plus grande dignité.

Bien loin donc de prétendre que l’on joue à coup sûr en faisant choix de sujets du tiers-état, on soutient que c’est un couteau à deux tranchants comme il paraît par ce qui se passe au sérail du Grand Seigneur.

Même qu’il ne peut jamais arriver de plus grand malheur à un État que lorsque la fortune, par une bizarrerie effroyable, met en place éminente de pareils sujets entièrement dépourvus de mérite précédent, concédé sans flatterie : c’est de tous points une épée entre les mains d’un furieux.

Un pareil personnage, ne sachant jamais ce qu’il fait, parce qu’il ignore tout, et croyant déroger à sa dignité de prendre conseil et que ce serait un aveu de faiblesse, il remplace par la seule autorité et même la violence, en forçant de recevoir les choses du monde les plus déraisonnables, la défectuosité de sa conduite. De prendre des gens de plus d’esprit que lui à son aide, c’est de quoi il est bien éloigné, tout comme une femme de qualité qui n’est pas trop bien faite se garde bien d’avoir à son service des femmes de chambre plus belles qu’elle, dans la crainte qu’elles ne lui enlèvent le cœur de son mari ; et le secours ou l’achat d’une nombreuse bibliothèque, dans un sujet sans étude précédente de ce genre, est de même secours et vertu que le sérail de 1 000 femmes était utile au pacha Nassouf qui, ayant été fait grand vizir étant eunuque, avait cru que cette magnificence était une suite nécessaire de son emploi. Monsieur de Sully, qui rétablit l’État ruiné par des gens à bibliothèque, n’en avait point ou plus, et ne fit jamais de dépense, mais il pratiqua ce qui était dans les livres des autres.

Le seul fanal qui peut éclairer les personnes de qui il dépend d’employer de pareils ouvriers et d’élever des gens du tiers-état, est de n’en point prendre qu’ils n’aient été héros, d’un aveu public, chacun dans leur profession, et de difficile exécution. Comme les pépinières dont on a parlé sont toutes conditions d’érudition, il en faut avoir un fonds extraordinaire pour y exceller, ce qui joint avec un esprit élevé, perfectionné par un travail continuel pour se distinguer de ses consorts, on ne saurait manquer de trouver son compte dans de pareils choix.

Mais de prétendre que ce soit la même chose à l’égard d’un sujet déploré, qui n’a jamais rien appris parce qu’il était peut-être incapable d’apprendre, et qui serait mort tout à fait inconnu s’il était resté dans son état, c’est de tous points former une bête féroce et carnassière à qui on a fourni des griffes et des dents.

Il n’y a aucune des premières têtes, dans les ordres dont on a parlé et d’où tous les ministres se tiraient autrefois en France, comme on a déjà dit, ainsi que les autres États du monde, qui ne conçoive toutes les vérités énoncées dans ce mémoire, qui ne soit prête de le faire exécuter, chacune dans sa contrée, à ses périls et risques. Pour les autres, comme leur procès y est fait et parfait, ils souffriraient plutôt la mort que d’y donner les mains. Ce n’est pas que la justice veut que l’on convienne qu’il se soit trouvé trois personnes extrêmement de distinction alors, toutes de la profession de M. de Sully, qui rétablit l’État, lesquelles ont compris cet ouvrage, ainsi que les autres semblables, et convenu de tous points de la facilité de son exécution.

Elles conviennent que l’objection de la guerre présente comme n’étant pas propre à aucun changement, est une excuse frivole pour retarder une chose qui, accommodant l’État en fournissant tous les besoins du Roi et tirant les peuples de misère, ne plairait pas également à toutes sortes de sujets, dont le plus délicat et violent intérêt est que la base de ce rétablissement, possible en un instant, consiste à faire comprendre au public contradictoirement, par expérience et par pratique, ce qu’il ne conçoit que trop par pensée, savoir que le contrepied de ce qu’on a cru faire avec tant d’habileté depuis quarante-cinq ans est le salut du royaume. C’est pourquoi ces gens éclairés sont si suspects à tous ceux qui approchent Messieurs les ministres, en sorte qu’ils se réunissent tous pour empêcher l’introduction d’un pareil sujet.

La France est maintenant comme La Rochelle, lorsque le roi Louis XIII la réduisit justement aux dernières extrémités : elle ne fut qu’un moment à passer dans un bonheur entier après sa reddition, d’une extrême misère qu’elle souffrait. Le royaume est aujourd’hui dans la même situation : le ministère, quoique très bien intentionné et croyant bien faire, l’a mis au même état ; et il n’y a qu’à demeurer d’accord d’ouvrir les portes, et tout le monde est riche. Voilà la paix qu’il faut absolument faire, sans laquelle la cessation de la guerre étrangère, quoiqu’avantageuse au corps du royaume, sera fort inutile à chaque particulier.

En effet, tant que les propriétaires des terres ne seront point payés de leurs fermiers par le bas prix du blé, et que l’on les laissera même la plupart en friche, qu’on abandonnera les vignes pendant qu’on ne boit que de l’eau, que les ouvriers, par conséquent, ne trouveront point leur journée, que les billets de monnaie ne sortiront point de Paris, qui, étant comme le cœur du royaume, communique son sort, bon ou mauvais, à toutes les provinces, et que l’État, enfin, et non le Roi, restera chargé de dettes dont l’intérêt coûtera plus que toutes les guerres précédentes, sans nul jour ou apparence d’en sortir ; tant, dis-je, que toutes ces choses subsisteront, toutes les hostilités au dehors pourront bien cesser, mais celles du dedans, qui font vingt fois plus de ravages, comme l’on a montré, ne seront pas terminées.

Ainsi on peut tirer les conséquences des dispositions des peuples à cet égard, ou plutôt de toute la France, et la ville de Paris, qui doit contribuer d’un dixième de ses revenus pour aider le prince, et non constituer sur lui, c’est-à-dire sur elle, y gagnera quatre pour un : car outre qu’elle se délivrera des billets de monnaie qui lui coûtent, l’un portant l’autre, plus de trois fois davantage qu’un pareil tribut, sans parler, dis-je, de cet article, n’a-t-elle pas perdu le tiers ou la moitié sur le capital de ses rentes sur l’Hôtel de ville ? Un contrat constitué par vingt mille livres, pour mille livres de rente, se vend et se pratique-t-il aujourd’hui à plus haut qu’à treize mille ou quatorze mille livres ? Ainsi, comme c’est le meilleur bien du monde, étant assuré pour cent livres de tribut, il recouvrera cette certitude. C’est donc six ou sept mille francs de biens que l’on rétablit à ce possesseur par cent livres seulement, payables jusqu’à un certain temps, sans parler même d’une cessation de crainte très bien fondée d’un plus grand déchet sur ce capital de vingt mille livres.

Au reste, pour finir cet ouvrage dans lequel, ainsi que dans tous les autres de pareille nature, on n’a été que l’avocat du public, on ne doit point s’étonner, par rapport à la politique du temps, qu’il se soit pu trouver un orateur pour défendre une si bonne cause, qui est celle du Roi et de tous ses sujets.

Mais il y a bien plus lieu d’être surpris qu’y en ayant eu tant, autrefois et dans tous les siècles, qui exposaient leur vie et leurs biens en de bien moindres occasions, comme l’on a montré, il ne s’en soit rencontré qu’un seul, depuis si longtemps que la ruine de la France se bâtit avec tant de tranquillité. On a montré dans d’autres ouvrages que la raison de ce changement est que, depuis quarante-cinq ans, ce contrepied est le chemin le plus court pour aller à la plus haute opulence, et qu’il n’y a point de sujet si déploré de biens et de mérite qui ne puisse faire, et ne fasse même tous les jours une fortune de prince, pourvu qu’il ait un bon patron ; de même que l’on a pensé, quoique très faussement, que de ne pas applaudir nuit et jour à un pareil ravage était un crime de lèse-majesté.

Cette manière ayant acquis ses ans de majorité jouit d’une tranquillité entière par une longue possession, ce qui justifie l’avocat que, tant dans ce mémoire que dans les autres, il n’a eu d’autre objet que de rendre service au Roi et au public, en procurant en même temps la gloire de Dieu, dont la bonté ne voit qu’avec peine le plus laborieux peuple de la terre vivre très misérablement dans le pays le plus fécond du monde.

Cependant, comme il n’y eut jamais de traité de paix qui ne fût rendu public par quelque instrument, papier ou garantie, sur la foi desquels on peut compter à l’avenir, et que Dieu même, après le déluge, scella l’accord qu’il fit avec les hommes par un signe extérieur, ainsi qu’on a déjà dit, sans estimer que c’était une dérogeance de soumission à sa Providence, à laquelle des créatures formées de ses mains devaient avoir une confiance aveugle ; de même, dans le traité de paix dont il s’agit entre la ville de Paris et le reste du royaume, qui sera le salut de l’une et de l’autre, il y aura un monument de l’accord, non en écrivant, mais en supprimant ce qui est écrit, savoir les deux articles des ordonnances de 1667 et 1673, qui portent que tout édit présenté sera reçu et exécuté sans que les peuples soient écoutés à faire des remontrances, comme il avait été pratiqué durant douze cents ans, ce qui avait maintenu, fait fleurir et augmenté considérablement la monarchie.

Ainsi, par le principe de philosophie que des causes contraires on voit des effets de même nature, ces deux articles ont été de tous points une déclaration de guerre au reste du royaume, et par conséquent sa ruine, comme il n’est que trop public.

Il ne faut point dire que l’autorité du Roi serait blessée, puisque c’est tout le contraire, et que sa grandeur consiste à maintenir l’opulence de ses peuples, dont la sienne est inséparable. Et c’est bailler le change trop impunément à cette même autorité de la prétendre ménager par le maintien de deux ordonnances qui lui coûtent cent millions de rente, et au peuple mille cinq cent, quand on promet le rétablissement de l’un et de l’autre par la suppression, pendant que leur subsistance a produit un effet tout contraire envers les auteurs. Ainsi il n’est pas équivoque en faveur de qui se fait une pareille réclame.

Ce sera sous son autorité que les provinces feront des remontrances aux surprises de Messieurs les ministres, lorsqu’il paraîtra des édits ruineux pour le monarque et ses sujets, comme il n’y en a que trop d’exemples, ou plutôt n’y en ayant jamais eu d’autres.

Et c’est, encore une fois, bailler tout à fait le change à son autorité que de ne la faire consister, comme on peut dire qu’on a fait depuis quarante-cinq ans, qu’à désoler le commerce et le labourage et réduire les peuples dans la dernière misère, en érigeant en rébellion tous les obstacles les plus respectueux qu’on y aurait pu apporter. À l’extravagance d’une pareille supposition, il s’y joint de l’intérêt singulier et personnel d’une effroyable manière, savoir cent mille fortunes au moins de gens de néant dans Paris, procurées par la vigueur de cette prétendue autorité du prince, et sans laquelle le monarque serait très opulent parce que ses peuples seraient très riches, et ces prétendus suppôts de son autorité seraient demeurés très misérables, comme ils étaient destinés par leur naissance.

Ainsi, comme voilà la pierre d’achoppement, c’est sur elle que tout roule.

Et le Roi a à choisir aujourd’hui de recevoir cent millions par an plus qu’il ne reçoit, à commencer la recette dès le premier mois, parce que ce ne sera pas la cinquième partie de ce que la suppression de ces deux articles aura rétabli de biens aux peuples, puisqu’incontinent, à l’appui de la liberté rétablie, ils feront supprimer une infinité d’édits qui leur coûtent dix fois plus, en pure perte, que Sa Majesté ne recevait, n’étant même le plus souvent utiles qu’aux entrepreneurs, savoir Messieurs les habitants de Paris, et cela en se chargeant au double du produit envers Sa Majesté, avec quadruple profit de leur part, ainsi que de toutes sortes de dédommagements envers ces mêmes entrepreneurs. Or l’on ne croit pas que dans la conjoncture présente cent millions de hausse soient achetés trop cher à ce prix, ou plutôt que l’on doive capituler ou marchander avec une pareille offre.

Mais comme ce n’est pas là le compte des destructeurs du royaume, ils préféreront un bouleversement entier à un pareil rétablissement, si l’option leur est déférée.

C’est néanmoins encore une fois de quoi il est question, sans cela il ne faut pas non seulement espérer les cent millions, mais même le courant du passé, quoique beaucoup au-dessous des besoins de l’État.

Il n’y a point de particulier qui ne se laisse vendre en ses biens, ni même emprisonner, plutôt que de bailler une très petite somme, ce qui lui serait très aisé s’il ne savait, par l’exemple d’une infinité de ses semblables, que ce serait une amorce pour avoir le reste, sans lui faire aucun quartier qu’il ne fût sur le carreau, comme on n’en voit que trop.

Mais avec le palladium ou le Dieu tutélaire dont on vient de parler, qui est celui de toutes les nations de la terre, savoir la suppression de ces deux articles qui ont fondé seuls la décadence du royaume, un homme de cent mille livres de rente qui paie deux ou trois cents francs de capitation, souvent même avec plaintes et des clameurs, pourra en toute sûreté contribuer de dix mille jusqu’à la fin de la guerre, parce que si on lui voulait donner plus que son sol la livre, les peuples viendraient à son secours sans être déclarés par là rebelles.

Tout comme par fait contraire, en cas de refus de sa part suivant le vieux style, savoir que plus un homme est riche, moins il veut payer d’impôts, ce sujet opulent refusant sa juste contribution, ces mêmes peuples serviraient de sergents et d’huissiers pour contraindre cet homme dur de payer ce qu’il doit au Roi, et à eux par conséquent, puisque les besoins de l’État ne souffrant point de diminution, nul ne se peut dispenser de fournir ce qu’il doit par rapport à ses biens sans que cela mette aussitôt les autres contribuables dans la nécessité de fournir plus que leur quote-part.

Laquelle injustice ayant été outrée, tant sur les personnes que sur les denrées, est uniquement ce qui a ruiné le royaume, et il n’y a que le rétablissement de l’équité qui le puisse sauver.

De plus, cet homme de cent mille livres de rente, lui et ses consorts plus ou moins, s’ils ne vivent pas absolument de pillage, seront beaucoup incités à se faire cette justice, ou plutôt au Roi et au peuple, en expérimentant un quadruple de dédommagement de cette hausse de contribution par la quote-part que leurs fonds tireront de la suppression des articles mentionnés.

En effet c’était par leur exécution que le vin devenait en perte aux vignerons et le blé aux laboureurs, ainsi que les autres denrées envers les constructeurs, parce qu’elles suivent de façon ou d’autre le sort de ces deux principes, quoique sans préjudice de ce qu’il leur revenait à toutes en particulier de la jurisprudence établie par ces deux articles, n’y en ayant aucune à qui ils aient fait quartier.

Ce qui est si certain que, quoique depuis l’introduction des traitants en France, savoir après la mort du roi François Ier, cette graine étant un présent de Catherine de Médicis, ou plutôt de l’Italie, bien que ceux qui gouvernaient ne valussent absolument rien en matière d’intégrité jusqu’en 1661, comme il fut jugé contradictoirement et à la Chambre de justice et devant le roi Henri IV, à la réserve des deux ministères de M. de Sully et du cardinal de Richelieu qui sursirent durant leur temps ces gestions criminelles et doublèrent dans ces intervalles les biens tant du Roi que des peuples ; cependant, dans ces interrègnes de prévarication, parce que ces deux articles des ordonnances de 1667 et 1673 n’existaient pas, et que le contraire même se pratiquait d’une grande force dans toutes les occasions nécessaires, ce qui était une bride à haut mors qui arrêtait tous les mauvais desseins, ainsi, encore une fois, cela n’avait point empêché la France de doubler ses revenus tous les trente à quarante ans, malgré des administrations si défectueuses, dont les auteurs ne respiraient que la ruine publique pour s’enrichir personnellement.

Et depuis 1661 jusqu’à présent, qu’on peut assurer que l’intégrité tout entière a été dans le ministère, par la fatale admission de ces deux articles, qui a été, par fait contraire, le manteau des destructeurs de l’État, le royaume a perdu plus de la moitié de ses revenus, tant en fonds qu’en industrie, ce qui va à plus de quinze cents millions par an, et la ville de Paris y est tout au moins pour trois cents millions, par une juste punition d’avoir fait consister la fortune de ses principaux habitants à surprendre Messieurs les ministres.

Pour finir, il a passé en force de chose jugée que l’exigence des tributs dûs au prince serait désormais un sauve-qui-peut et pille-qui-peut, le royaume ayant été entièrement mis au ravage des traitants et partisans, sur quoi il n’y a qu’une voix de la part de tous les peuples, quand les campagnes désolées ne seraient pas encore un témoignage plus authentique de cette vérité.

La simple suppression de ces deux articles fera entièrement cesser le ravage ; la justice, seul maintien des États, qui avait été coulée à fond par un pareil établissement, revivra sur-le-champ, l’on cultivera les terres et le commerce à l’abri de ce manteau, et les besoins du prince ne seront plus regardés comme une bombe de laquelle il est permis de se sauver quand on le peut, mais comme la première dette de tous les particuliers, dont la résurrection de leurs biens les mettra en état de s’acquitter avec quadruple profit, comme on a dit tant de fois.

Or de prétendre que cette suppression serait une atteinte à l’autorité du Roi, c’est montrer, encore une fois, qu’on ne craint ni Dieu ni les hommes, puisque, pour mettre cette disposition dans tout son jour ou plutôt toute son horreur, c’est soutenir que la grandeur du monarque consiste à ruiner son royaume et ses peuples, ou plutôt lui-même tout à fait impunément, et sans que qui que ce soit ose réclamer contre de pareilles surprises, et qu’il vaut mieux enfin qu’une pareille grandeur subsiste que non pas que le Roi reçoive cent millions, dans la conjoncture présente, de hausse dans les tributs, y en ayant plus de cinq cents tenus en échec par ces deux articles, de mille cinq cents par eux abîmés et qui revivront sur-le-champ par cette simple suppression, comme l’on maintient authentiquement à la face de toute la terre, sans crainte d’être contredit par qui que ce soit qui ne veuille pas se perdre d’honneur et de réputation, ce qui n’empêche pas que ceux qui ont donné lieu à l’établissement de ces deux règlements souffriraient plutôt la mort que de convenir de toutes ces vérités, ce qui est le seul monstre que la France a à conjurer, et non tous les autres, dont elle se moquera toujours, comme elle a fait dans les autres pareilles conjonctures, lorsque ses ennemis n’avaient pas de pareils aides au milieu du royaume pour si bien seconder leurs desseins.

Et on peut assurer que sans ces deux articles ou cette espèce d’enraiement, si le monarque qui la régit n’avait pas subjugué toute la terre, c’est qu’il ne l’avait pas voulu, comme dans les siècles précédents, où la valeur des Français s’est fait connaître par la conquête de tous les États du monde où ils ont mis le pied.

A propos de l'auteur

Personnage haut en couleur, mais à l'esprit brillant, Pierre de Boisguilbert mérite le titre de fondateur de l'école française d'économie politique. Par sa critique des travers de l'interventionnisme et sa défense du laissez faire, il a fourni à ses successeurs un précieux héritage.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.