De la société conjugale (Partie 2 sur 3), par Louis Wolowski

Dans la première partie de son étude, dont nous avons donné précédemment la longue introduction, Louis Wolowski étudie la nature du mariage dans la société romaine. Il établit que sa définition y fut dans un premier temps très ferme, et que le relâchement des mœurs et des lois précipita ensuite la chute de la République. Cet exemple lui permet de documenter sa thèse générale, que le mariage indissoluble est la seule loi qui respecte à la fois la dignité de la femme et les nécessités d’une société civilisée. 


Louis Wolowski, « De la société conjugale », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, volume 9 (1846).

DE LA SOCIÉTÉ CONJUGALE

PAR

M. WOLOWSKI[1].

PREMIÈRE PARTIE.

Les Romains.

Le mariage est le berceau de la famille, le point de départ de l’État. Par lui, l’union des sexes s’élève à la hauteur d’un fait humain, au lieu de ne reposer que sur un acte physique comme l’accouplement des animaux. L’esprit l’emporte sur la matière ; la raison modifie l’emportement aveugle de l’instinct ; elle amène, au lieu d’un rapprochement fortuit entre l’homme et la femme, un partage d’existence. Il ne s’agit plus de la satisfaction passagère d’un plaisir des sens, mais d’un rapport durable, permanent, qui absorbe l’acte physique dans l’idée prédominante de l’union des âmes : c’est le triomphe de l’esprit sur le corps.

Le droit de la société conjugale, sa loi primordiale, c’est l’égalité des époux fondée sur la monogamie et l’indissolubilité du lien matrimonial. Mais ce droit n’a pu recevoir tout d’un coup son expression exacte dans la législation positive. Aujourd’hui même, si le Code consacre le principe fondamental de l’unité et de l’indissolubilité de la société conjugale, il est loin de tirer de ce principe toutes les conséquences qui en découlent logiquement ; mais, pour arriver à ce résultat encore imparfait, la législation de la famille a eu des phases diverses à parcourir.

Au début, sans parler de l’époque héroïque, la famille patriarcale offre le spectacle de l’unité et de l’amour ; mais c’est en courbant tous les membres qui la composent sous le niveau inflexible du chef. La femme est une esclave, partageant les faveurs du maître avec des rivales, égales d’abaissement et de misère. La polygamie y règne avec la sujétion et perpétue celle-ci, en faisant de la femme un simple instrument de plaisir, au lieu de l’élever au rang de compagne de l’homme. La famille de l’Orient conserve encore de nos jours le type de la famille patriarcale ; elle absorbe dans son implacable substance la personnalité de la femme.

En Grèce, l’esclavage, fruit de la vente de la femme, a également servi de point de départ ; mais la personnalité de la femme finit par se dégager de ces étreintes. En apportant une dot au mari, au lieu d’être achetée par lui, la femme achète sa liberté ; mais elle vit dans la retraite, cachée à tous les yeux, se bornant à diriger les travaux de la maison, sans participer à la vie extérieure de l’époux. Si la fille hérite de son père, elle devient elle-même une partie de l’héritage ; le plus proche parent s’en empare ; il brise les liens d’un mariage précédemment contracté par cette femme dont il hérite avec le reste de la fortune, et qui conserve à peine le droit de rester maîtresse de son choix en renonçant aux biens du père et au rang qui lui appartient dans la famille. La polygamie laisse des traces nombreuses dans les mœurs et dans la facilité du divorce.

Rome remplit l’intervalle qui sépare la Grèce du monde moderne ; le Code a recueilli en grande partie ses lois, expression la plus haute de la sagesse antique. Leur étude approfondie peut seule donner la clef de nos propres institutions, ainsi que de nombre de problèmes historiques et économiques. En ce qui concerne spécialement la famille, cette étude offre encore une riche moisson à l’observateur attentif.

Ce qui frappe tout d’abord dans l’histoire de la société conjugale chez les Romains, c’est ce dualisme qu’on retrouve dans la plupart de leurs institutions juridiques. Nous y rencontrons l’opposition tranchée de l’unité et de la séparation d’intérêt, de la puissance du mari, et de l’indépendance presque absolue de la femme. Lorsque les justes noces ont lieu, il suffit que le consentement ait lié un homme et une femme entre lesquels existait le connubium. De ce moment, le mariage est contracté, et il engendre la puissance paternelle, sur laquelle repose la famille romaine. L’opposition ne portait donc pas sur le mariage en lui-même ; elle était toute entière dans la puissance maritale (manus), qui pouvait appartenir ou n’appartenir pas au mari, et qui s’établissait, soit en même temps que le mariage, par certaines formes déterminées (confarreatio, coemptio), soit postérieurement par l’usus. Quand ces conditions étaient remplies, quand le mari avait acquis la manus, la femme était dans une sujétion complète, et sa fortune se confondait dans celle du mari. Au cas contraire, elle était indépendante et conservait ses biens.

Le régime dotal est venu plus tard, avec la prétention de concilier ces principes divergents ; mais, formulé et développé dans le but de protéger la femme en cas de divorce, et de lui faciliter de nouvelles unions, il ne pouvait que corriger ce que la séparation absolue de biens présentait de trop âpre, sans modifier l’idée-mère du système.

La manus, la puissance du mari sur la femme, donne à la famille romaine un cachet tout particulier. En admettant (et tout justifie cette hypothèse) que cette forme du mariage fût la loi commune dans les premiers siècles, l’on ne saurait méconnaître qu’un progrès considérable s’est accompli dans la situation de la femme, au regard de la famille orientale. L’épouse entre dans la famille du mari ; elle obtient les droits d’une fille, au lieu d’être traitée comme une esclave, et le dogme fondamental de la monogamie, sévèrement observé, est un acheminement certain vers l’égalité des sexes. Si les biens de la femme se confondent dans le patrimoine conjugal, à la mort du mari, elle partage la succession avec ses enfants, ou la garde toute entière à défaut d’enfants. Il est difficile de ne pas admirer cette imposante unité qui fait la force de Rome ; elle porte un caractère religieux et social qui aurait dû la défendre contre des jugements trop sévères : l’on y trouve comme un reflet de la Genèse, comme un pressentiment de l’Évangile.

Les biens de la femme, inmanu mariti, se trouvaient absorbés dans la masse commune de la propriété du mari, soit qu’elle eût déjà recueilli l’héritage paternel, soit que le père eût disposé en sa faveur d’une part de sa fortune pour lui tenir lieu de l’héritage dont elle se trouvait exclue par le fait de son entrée dans une autre famille. En retour, la femme obtenait une portion dans l’hérédité du mari. C’est à ce privilège que se réduit, en dernière analyse, ce droit de communauté dont parle Denys d’Halycarnasse, et dans lequel l’on a cherché l’origine de la communauté moderne.

La puissance, la manus (non le mariage), s’établit par la confarreatio, forme religieuse, ou par la coemptio, contrat civil, ou enfin par l’usus. Dans ce troisième mode, la distinction qu’il faut faire entre le mariage et la manus apparaît dans tout son jour : la femme mariée, qui demeure une année entière avec son mari, lui fait acquérir la manus; elle ne peut échapper à l’usucapion qu’en profitant du remède introduit par les Douze Tables, c’est-à-dire en s’absentant chaque année pendant trois nuits. Le mariage était donc bien manifestement indépendant de la manus, et l’on ne saurait douter que le mariage sine manu, ou mariage libre, n’existât de tout temps à Rome ; mais il paraît certain qu’avant les Douze Tables, la manus venait toujours s’y joindre, soit immédiatement, soit ex post facto, au moyen de l’usus.

Sous l’empire de la manus, tous les biens de la femme sont acquis au mari. Si la femme meurt avant lui, aucune succession ne peut s’ouvrir ; car la femme ne possède rien par elle-même. Si le mari au contraire meurt le premier, la femme lui succède comme sua heres, soit pour la totalité, s’il n’y a pas d’autres héritiers de cette catégorie, soit pour une portion virile, s’il y a des enfants.

La communauté romaine porte ainsi un caractère différent de la communauté germanique, belge et portugaise : au lieu de faire naître une véritable communion des biens entre époux, elle se modèle à l’image de la copropriété des enfants. La communauté véritable ne devait naître que beaucoup plus tard ; cependant partout, au Nord et au Midi, c’est à la loi de Romulus, rapportée par Plutarque et Denys d’Halycarnasse, qu’on fait appel, pour expliquer l’origine de la communauté conjugale ; et, il faut le dire, si la similitude n’est pas assez parfaite pour justifier un tel rapprochement, il y a du moins une parenté étroite entre le régime de la communauté universelle et celui de la manus. Ce qu’il y a de semblable entre ces deux institutions, c’est la participation de la femme à la fortune conjugale ; ce qu’il y a de différent, c’est le titre et le mode de cette participation. La femme ne pouvait passer tout d’un coup du rang d’esclave à celui d’égale du mari ; il fallait qu’elle s’arrêtât quelque temps dans une position intermédiaire. La religion, sous ce rapport, devança la loi. Dans la confarreatio, la femme partageait avec son mari un gâteau de pur froment, symbole de la communauté d’existence qui allait commencer pour eux ; dans toutes les unions conjugales, elle était reçue dans la maison du mari avec l’eau et le feu, signes de la communication du droit divin et humain ; l’usage conserva le symbole d’unité, alors que l’influence de mœurs nouvelles et du mariage libre avait déjà effacé les effets civils de la manus, et fait succéder la séparation des patrimoines à la fusion des intérêts conjugaux.

Comment cette simple et forte organisation de la puissance, qui reliait l’existence des époux, s’est-elle brisée ? Comment le mariage libre, accompagné de la mutation facile du lien conjugal, est-il venu altérer les mœurs sévères de la Rome antique ? Le mariage libre laissait à l’épouse son individualité propre ; mais cette individualité, au lieu de se manifester par le concours actif de la femme, égale du mari et sa compagne, se révélait sous la forme abstraite et violente de l’indépendance matérielle. Dans la famille moderne, l’égalité des droits se trouve conciliée avec une communauté indivisible d’existence, qui fond les deux époux dans l’unité conjugale, en faisant accomplir à l’ancienne manus un progrès aussi considérable que celui accompli par la manus elle-même vis-à-vis de la famille orientale. Le mariage libre, au contraire, fit de l’émancipation de la femme un élément de dissolution, qui se traduisit, dans la sphère matérielle, par une séparation absolue des patrimoines.

La faculté donnée par la loi des Douze Tables d’interrompre l’usus par une absence de trois nuits, facilita sans doute cette transformation ; cependant il fallut, pour amener une application fréquente de cette usurpatio, le concours de deux influences de nature diverse, mais poussant au même résultat, des rapports plus fréquents avec la Grèce, et des alliances plus nombreuses entre les patriciens et les plébéiens. La facilité d’échapper à l’usus équivalait presque à son abrogation, du moment où les mœurs conspirèrent avec l’expédient imaginé par la loi. Aussi Gaïus affirme-t-il que l’usus était aboli de son temps ; la coemptio subsista un peu plus longtemps, mais, dans des applications de plus en plus rares. Quant à la confarrentio, elle paraît avoir été toujours confinée dans les familles sacerdotales. Dès les premiers temps de l’empire, elle était si bien effacée des mœurs, que, pour ne pas manquer de flamines, Tibère dut ordonner qu’elle ne soumettrait plus la femme à la manus. Ainsi, le mariage libre, qui peut-être, jusqu’aux Douze Tables, ne se présentait que transitoirement, et qui, dans tous les cas, ne fut qu’une exception pendant les cinq premiers siècles de Rome, se trouva être, dès la fin de la république, la loi commune de l’union conjugale. C’est dans ce mariage que le régime dotal prit naissance ; mais il ne fut établi (parce qu’il ne fut pas plus tôt nécessaire) qu’au moment où le divorce arbitraire remplaça la répudiation pour cause rigoureusement déterminée, pour crime de la femme.

Sans attribuer une autorité irrécusable aux témoignages qui se réunissent pour signaler, au VIesiècle de Rome, le premier exemple du divorce, il est permis d’en conclure au moins que, pendant plusieurs siècles, la séparation arbitraire des époux, la rupture capricieuse de l’union matrimoniale furent proscrites par les mœurs et par les lois. La célébrité attachée au nom de Carvilius Ruga, qui répudia sa femme pour cause de stérilité, rappelle l’exécration vouée au nom du premier meurtrier ; elle révèle le lien intime qui existe entre les garanties dont est entourée la société conjugale et l’intégrité de la société civile. Le relâchement du lien matrimonial portait en lui le germe de la corruption publique. Aux mœurs pures et sévères de la Rome antique succéda le débordement le plus licencieux, du moment où s’évanouit le respect pour le lien sacré du mariage, et la liberté périt dans ce naufrage de la pudeur.

L’instinct de la puissance qui guidait le peuple-roi lui avait fait rencontrer dans la chasteté du ménage domestique un élément de vigueur pour la cité. Pour une nation qui marchait à la conquête du monde, et dont les armées, composées de citoyens, n’admirent des mercenaires dans leurs rangs qu’au temps de la décadence, la question de population devait avoir une importance plus grande encore que partout ailleurs. Au lieu de recourir, comme on le fit plus tard, à des moyens artificiels pour accroître le nombre de ses citoyens, Rome se fia d’abord à l’influence des habitudes vertueuses ; elle entoura la sainteté du mariage d’une espèce de culte, car le génie de ses fondateurs avait pressenti que la continence publique était naturellement jointe à la propagation de l’espèce. Elle n’eut pas besoin de lois pour favoriser le mariage et pour multiplier le nombre des enfants ; ces mesures dénotent toujours une certaine dépravation dans les mœurs, et, par là même, elles sont vaines et stériles.

« Partout où il se trouve une place où deux personnes peuvent vivre commodément, il se fait un mariage ; la nature y porte assez, lorsqu’elle n’est pas arrêtée par la difficulté de la subsistance… Les peuples naissants se multiplient et croissent beaucoup. Ce serait chez eux une grande incommodité de vivre dans le célibat, ce n’en est pas une d’avoir beaucoup d’enfants. Le contraire arrive lorsque la nation est formée. »

Ces vérités élémentaires, dans l’expression desquelles Montesquieu semble avoir deviné la doctrine de Malthus, paraissent devoir rencontrer une exception chez un peuple constitué plutôt pour la conquête que pour la production, pour la guerre que pour le travail. La nation a beau être formée, elle a besoin sans cesse d’élargir les rangs de ses légions ; chaque enfant qui naît devient pour elle un instrument de domination. Les limites du territoire n’imposent plus une limite à l’accroissement du nombre des habitants ; car ceux-ci se nourrissent des dépouilles de l’univers. Et cependant la merveilleuse harmonie qui préside aux destinées humaines ne permet pas que les oppresseurs se multiplient outre mesure ; elle ne permet pas qu’un peuple abdique impunément la sainte loi du travail ! Les Romains eurent beau, oublieux des enseignements de leur propre histoire, multiplier les faveurs acquises au mariage, élever les honneurs et les droits de la paternité et lâcher la bride à la facilité de réparer l’erreur d’une première union par des unions mieux assorties, ils rencontrèrent dans leurs habitudes vicieuses un obstacle invincible au développement de la population. Le mépris des occupations serviles les plongeait dans l’oisiveté, ou bien les esclaves faisaient aux travailleurs libres une concurrence meurtrière ; quant à cette mutation fréquente du lien conjugal qu’amenait la facilité du divorce, loin d’aider à remplir la cité de nouveaux citoyens, elle était destructive de la population par le relâchement des mœurs.

On découvre aisément, dans l’histoire romaine, le lien intime qui unit l’état de la cité et de la société conjugale, les vertus publiques et la pureté des mœurs. L’atteinte portée à l’honneur de deux femmes donna le signal de l’expulsion des rois et de l’expulsion des décemvirs ; Lucrèce et Virginie témoignent de la sévérité des habitudes qui conduisit Rome à ses hautes destinées. C’était, alors, sur la permanence du lien conjugal que reposait l’avenir de la république : le respect de ces unions indissolubles suffisait pour la doter d’une race énergique et aguerrie. Quand la loi des Douze Tables prohiba le célibat ; quand les censeurs punirent d’une amende ceux qui se refusaient à remplir le premier devoir du citoyen, ils agissaient bien sous l’empire de la préoccupation que faisait naître les questions de la population ; mais ces mesures se bornaient à consacrer l’empire des bonnes mœurs en invitant au mariage. C’est par un abus manifeste qu’on s’en servit plus tard pour ouvrir une large issue au divorce.

Montesquieu, dans ses Lettres persanes, paraît penser que la suppression du divorce dans les États catholiques y amène la dépopulation ; mais l’admirable travail de Malthus a démontré que le monde ne va pas en se dépeuplant. Il a prouvé que la prospérité de l’État se doit juger, non d’après le nombre des naissances, mais d’après la durée de la vie des habitants. Comment Montesquieu, qui professe une si vive admiration pour les lois Pappiennes et qui met sur le compte du divorce l’accroissement du peuple romain, ne s’est-il pas aperçu que c’est, tout au contraire, du moment où le mariage rigoureux fit place au mariage libre, et la permanence du lien conjugal à la facilité du divorce, que le progrès de la population libre s’arrêta et qu’il fallut faire appel aux affranchis et aux étrangers pour remplir le vide causé par la disparition des citoyens ? La corruption des mœurs contribua plus que les guerres civiles à ce dépeuplement de la cité. Les règlements qu’on fit pour remédier au mal ne furent qu’un palliatif impuissant contre la désorganisation de la société conjugale, contre la plaie du divorce. Là se trouve la véritable source du mal qui énerva la vieille vertu romaine, et qui précipita la chute de la république.

Tant que le mariage rigoureux conserva une influence souveraine et transporta la femme dans la famille du mari, la dissolution du lien conjugal autrement que par la mort fut sinon impossible, du moins très rare. Elle n’apparut d’abord que sous la forme du châtiment réservé à la femme coupable de délits prévus et punis par la loi. La répudiation arbitraire, par la simple expression de la volonté du mari, était regardée et punie comme un crime. Quant à la femme, la manus ne lui permettait pas de se révolter contre la puissance de ce père que le mariage lui avait donné, et dont les abus étaient prévenus par les lois et par les mœurs. Tout au plus pourrait-on admettre (et ce point est fort douteux) qu’en vertu d’un accord mutuel, le mari et la femme pouvaient rompre les liens de la puissance par des cérémonies analogues à celles qui l’avaient fait acquérir. Alors l’union conjugale redevenait le matrimonium du droit des gens contracté par la simple expression de la volonté commune des époux et auquel la manifestation d’une volonté contraire pouvait mettre un terme.

Mais tous les témoignages s’accordent pour établir que la permanence du mariage était la loi commune, mise sous la sauvegarde de la religion et des mœurs. Ainsi la conventio in manum avait un cachet de similitude avec la société conjugale, telle qu’elle est réglée par la religion catholique ; même, comme on l’a fait remarquer, l’ancienne Rome était plus sévère encore que la Rome nouvelle, puisqu’elle ne connaissait pas la séparation de corps et de biens.

On a voulu déduire le droit de répudiation du mari, de son droit de vie et de mort ; mais ce droit lui-même n’existait peut-être pas, ou du moins il ne pouvait être exercé que moyennant une sentence rendue dans le tribunal domestique, avec l’assistance des parents de la femme.

Quoiqu’il en soit, le mariage ne pouvait être dissout arbitrairement. La forte unité dans laquelle se confondaient la fortune des époux et toute leur existence était inconciliable avec la rupture capricieuse du lien conjugal. Mais la loi des Douze-Tables, non contente de frayer la voie au mariage libre par l’usurpatio trinoctii, contenait, au sujet de la répudiation, des dispositions qui paraissent avoir été plus larges que celles de la loi attribuée à Romulus. Cependant elle semble avoir renfermé encore la faculté d’un divorce dans des limites très étroites, puisque plus de deux siècles s’écoulèrent avant l’établissement de cet usage, accueilli d’abord par la réprobation publique, mais bientôt généralisé sous l’influence des mœurs de la Grèce et des habitudes plus molles que répandit la richesse.

Dans l’intervalle, les censeurs veillèrent à la pureté des mœurs et à la proscription du célibat. En dressant les listes du cens, ils faisaient confirmer par la foi du serment la déclaration des citoyens qu’ils étaient mariés. La formule du serment était conçue de manière à établir le but du mariage qui est la propagation de l’espèce (uxorem se liberorum quærendorum causa habiturum) ; mais elle n’avait au fond d’autre sens que d’indiquer l’existence du mariage. C’est cependant sur la lettre de cette formule que s’appuya Carvilius Ruga pour répudier sa femme qui était stérile, sans encourir la note censoriale. Cet acte fut accueilli par la réprobation générale ; ce qui prouve évidemment qu’il n’était pas fait, comme l’ont dit quelques anciens, sous l’empire d’une contrainte exercée par les censeurs, mais sous l’influence d’une passion dont la foi du serment n’était que le prétexte. La vérité de cet événement qui, d’après les témoignages les plus dignes de foi, demeure fixé dans le cours du sixième siècle de Rome, ne paraît pas pouvoir être contestée ; mais, alors même que cette histoire ne serait qu’une fable, cette fable acceptée par la croyance populaire n’en aurait pas moins un sens profond. Elle prouverait toujours que fort longtemps il n’y eut pas de séparation à Rome entre époux vivants, et confirmerait ainsi ce qu’on peut déduire déjà de la constitution du mariage primitif qui, accompagné de la puissance du mari, répugnait à cette idée de séparation.

Le divorce dut premièrement naître dans le mariage libre. Ce terme de mariage libre ne doit pas être pris dans un sens absolu ; il n’a qu’une valeur d’antithèse au regard du mariage rigoureux, et signifie simplement qu’ici la femme ne subit pas la manus, qu’elle reste dans la famille de son père, et par conséquent qu’elle ne participe point, même éventuellement, aux biens du mari. La séparation des patrimoines est absolue dans ce cas, comme la confusion des patrimoines était absolue dans celui du mariage rigoureux. Si la femme apporte au mari quelques valeurs ou une somme d’argent pour contribuer aux charges du ménage commun, ces valeurs deviennent la propriété de l’époux. Entre ces deux systèmes si tranchés vient se placer le régime dotal, qui, destiné d’abord uniquement à autoriser les femmes à réclamer la restitution de la dot, en cas de divorce, s’applique plus tard à protéger la conservation de cette dot, en l’entourant de garanties spéciales.

Mais le mariage libre était tout aussi parfait, tout aussi sacré que le mariage avec lemanus. Toutes les cérémonies qui, en dehors du farreum ou de la mancipation, accompagnaient celui-ci, se présentaient également dans le mariage libre, plutôt comme usage symbolique que comme condition de la validité de l’union conjugale. La simple expression de la volonté constituant le mariage libre, la simple expression d’une volonté contraire devait suffire pour le dissoudre ; mais, sans doute, il fallut d’abord le concours des volontés des deux époux ; autrement la forme de la rupture eût différé de la forme du contrat.

L’interruption de l’usus, autorisée par les Douze Tables, avait pour but d’empêcher le mélange trop intime des praticiens et des plébéiens par les alliances matrimoniales. Ces alliances furent rares, malgré la plébiscite Canuléien ; mais, dans les unions ordinaires contractées sans confarréation ni coemption, le mariage put se séparer d’une manière permanente de la manus, et, quand les usages de la Grèce commencèrent à s’infiltrer dans la société romaine, le mariage athénien rencontra un terrain préparé pour le recevoir. Sous cette influence, la manus déclina de plus en plus ; les mariages libres s’établirent avec la force de la coutume, et en même temps le divorce, qu’Athènes admettait aussi bien en vertu de l’initiative de la femme qu’en vertu du droit de répudiation du mari. Sous l’empire de ces influences, le divorce unilatéral s’introduisit dans les mœurs, et le consentement mutuel ne fut plus nécessaire. Le mariage rigoureux lui-même ne put résister à ces influences, et le divorce y prit pied également.

Une fois que la barrière qui protégeait la sainteté du pacte conjugal se trouva renversée, les unions perpétuelles devinrent une exception ; le prétexte le plus frivole suffit pour motiver la répudiation, et le caprice d’une femme put briser à son gré le lien conjugal. La facilité du divorce suggéra la pensée d’indignes spéculations. Des citoyens épousaient des femmes impudiques, afin de gagner leur dot en les répudiant pour cause d’adultère. Les citoyens les plus honnêtes, Pompée, Cicéron, n’hésitèrent pas à renvoyer leurs femmes, sans autre motif que le soin de leurs intérêts. Les femmes, de leur côté, divorcèrent, sans cause, avec autant de légèreté que leurs maris. On en était venu jusqu’à discuter gravement si un second mariage n’équivalait pas à la répudiation, et cette question partageait les plus habiles jurisconsultes.

Cette facilité du divorce corrompit dans leur essence les mœurs romaines, et amena la dissolution de la république. L’une de ses conséquences les plus inévitables, quoique les moins prévues, ce fut un profond dégoût du lien matrimonial, et l’introduction des mœurs grecques, auxquelles Rome devait déjà le mariage libre et le divorce, ne fit que généraliser ce dégoût du mariage. La corruption des mœurs détruisit la censure établie elle-même pour détruire la corruption des mœurs. La population dont on a invoqué l’intérêt, en faveur du divorce, déclina au contact de ces désordres : Gibbon lui-même accuse la facilité du divorce d’avoir corrompu Rome. C’est dans ce triste désordre que le régime dotal prit naissance, comme un remède contre la spoliation des femmes, organisée par des maris temporaires et comme un moyen de favoriser de nouvelles unions.

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[1] Voyez l’introduction dont nous avons publié les principaux passages ci-dessus, page 90. Cette nouvelle lecture de M. Wolowski comprend deux mémoires qui traitent des origines des institutions relatives au mariage chez les Romains, de la manus, du mariage libre et du divorce. Nous donnons ici l’analyse de ce travail, trop étendu pour que nous puissions le reproduire en entier.

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