Discours contre le mahométisme

Abbé de Saint-Pierre, Discours contre le mahométisme. Ouvrages de politique et de morale, t. 5, 1733. p. 91-124


DISCOURS CONTRE LE MAHOMÉTISME.

 

PRÉFACE.

Je me trouvai un jour en conversation avec un homme de qualité savant pour sa profession, mais d’un esprit peu solide, et un peu prévenu en faveur du mahométisme. Il se connaissait en astrologie judiciaire, il avait foi aux prédictions, il en faisait lui-même : mais ce qui me surprenait le plus en lui, c’est que ne croyant pas vraies beaucoup de choses merveilleuses que nous croyons tous, il en croyait d’encore plus merveilleuses que nous ne croyons point du tout.

Il vantait fort, par exemple, le mahométisme ; il était persuadé que Mahomet était un vrai prophète inspiré miraculeusement, et soutenait que l’établissement du mahométisme était entièrement miraculeux. Ce fut sur cette dernière opinion que je l’arrêtai, nous disputâmes un peu, et le lendemain je mis par écrit quelques observations sur ce sujet ; les voici.

I.

Je ne disconviens pas qu’une religion pleine de fables absurdes, qui s’établit par un homme qui ne savait ni lire ni écrire, qui en vingt-deux ans est reçue dans un pays aussi étendu que la moitié de l’Europe, et qui dure depuis mille ans en Asie, en Afrique et en Europe, ne soit un évènement prodigieux pour un lecteur qui ne connaîtra ni l’ignorance des peuples de ce pays-là, ni les succès que Mahomet et ses successeurs ont eu dans leurs guerres, ni les autres circonstances de cet événement. Mais je soutiens que pour quiconque sait les circonstances de cette histoire, non seulement cet évènement n’a rien de prodigieux, mais qu’attendu ces circonstances, il était moralement impossible que l’établissement, le progrès et la durée de cette religion, n’arrivassent pas de la manière dont ils sont arrivés ; et qu’ainsi ce ne sont que des effets simples, et des suites très ordinaires de causes purement naturelles.

Il est bon de remarquer que les grandes révélations et les autres événements humains ne sont pas en eux-mêmes prodigieux ; il est vrai qu’ils paraissent nécessairement tels aux lecteurs, lorsque l’historien, soit par ignorance, soit par artifice, supprime les faits principaux qui ont précédé ou accompagné ces événements. Car le récit de tous ces faits racontés dans leur ordre naturel, sans omettre aucune des circonstances importantes, nous montreraient les véritables causes très simples et très nécessaires des plus grands événements, et feraient ainsi disparaître le merveilleux.

Il n’y aurait pas même du prodigieux dans les événements naturels et physiques pour les gens d’esprit, s’ils connaissaient tous les faits et toutes les circonstances qui ont précédé et accompagné le prodige ; et quand ils imaginent les faits qui ont dû causer ces événements, ce ne sont plus pour eux des prodiges.

Une des habiletés des historiens c’est de jeter d’abord le lecteur dans le merveilleux, en lui exposant d’un côté de faibles commencements, et en lui exposant tout d’un coup de l’autre des effets qui ne le surprennent que parce qu’ils lui ont supprimé les faits du milieu. Or les faits qui précèdent sont en morale ce que sont des roues qui s’engrènent les unes dans les autres dans une machine dont les effets nous paraissent surprenants : que l’ouvrier nous fasse remarquer cet engrènement de roues, il fait cesser notre surprise.

Si l’historien après nous avoir causé le plaisir de l’admiration d’un événement prodigieux, et après nous avoir laissé dans l’embarras d’en deviner les causes, nous tire par degrés de cet embarras, en nous développant peu à peu les véritables causes de l’événement qui nous avait étonné, il nous procure une espèce de plaisir que nous trouvons quand on nous dit le mot d’une énigme que nous avions cherché inutilement. L’admiration est un plaisir ; et l’acquisition de quelque nouvelle connaissance qui fait cesser cette admiration, est un plaisir d’une autre espèce : mais revenons à l’explication naturelle de l’établissement du mahométisme.

II.

Mahomet fut quelque temps fanatique de bonne foi. Il n’était pas étonnant qu’un jeune ignorant d’une imagination vive devînt fanatique dans ses voyages et dans son commerce avec les Juifs, et environné de fanatiques très ignorants : et si tous les hommes, surtout dans les pays chauds, naissent avec de grandes dispositions à craindre et à espérer beaucoup sans grand fondement, Mahomet avait cette disposition à un plus haut degré qu’un autre : ainsi il commença par être fanatique de bonne foi, et l’on verra qu’il n’aurait jamais réussi à persuader sa femme, ses parents, ses voisins, de la vérité et de la réalité de ses visions, s’il avait commencé par être imposteur : il fallait qu’il fût lui-même étonné des apparitions d’un ange en songe, pour faire naître un pareil étonnement dans l’imagination des autres. Il fut le premier trompé, et il n’en fut que plus propre à tromper les autres. Il est vrai qu’il fut ensuite détrompé, et qu’il se garda bien de détromper les autres. Ainsi de fanatique il devint imposteur, pour mettre à profit les erreurs où il les avait fait tomber. Or il n’y a rien là de prodigieux.

III.

Nous avons de la nature une grande disposition à espérer des événements heureux que l’on nous annonce, et à craindre des malheurs que l’on nous prédit. Cette disposition naturelle doit augmenter 1° à proportion de l’ignorance de l’auditeur ; 2° à proportion que l’imagination du fanatique qui nous parle est forte, c’est-à-dire à mesure qu’il est éloquent. 3° à proportion que l’opinion du crédule est entretenue par des habitudes de l’enfance, longues, fréquentes, continuelles ; 4° à mesure que cette opinion est fortifiée par les exemples journaliers de ceux qui nous environnent ; 5° à proportion qu’elle est fortifiée par la chaleur du climat, et par le régime de vivre ; 6° à proportion que les choses annoncées promettent de grands biens, ou menacent de grands maux. Or Mahomet pouvait-il annoncer à sa femme et à ses parens de plus grands biens que ceux d’un paradis délicieux et éternel, et de plus grands maux que ceux de l’enfer ? Pouvait-il les annoncer à des hommes plus ignorants que les Arabes ? Y avait-il parmi eux quelqu’un plus éloquent que lui ? Le climat n’est-il pas fort chaud, et par conséquent les imaginations plus vives ?

IV.

Nous sommes accoutumés dès l’enfance à croire ce que nous entendons dire. 1° Parce que le plus souvent nous éprouvons, par notre propre expérience, que l’on nous a dit vrai. 2° Parce que nous ne pouvons pas avoir vu nous-mêmes rien de ce qui s’est passé ayant notre naissance, ni les choses qui se sont passées durant le cours de notre vie, dans les lieux où nous n’avons pu nous trouver.

Cette disposition à croire les choses visibles porte encore les hommes grossiers à croire les êtres invisibles. Nous voyons que, dès ces siècles les plus anciens, l’opinion de substances spirituelles invisibles, les unes bienfaisantes, les autres malfaisantes, et quelques-unes faisant tantôt du bien tantôt du mal aux hommes, était établie parmi les habitants de l’Asie les plus ignorants : et la chose n’est plus surprenante, quand l’on représente ces substances comme pouvant faire à l’ignorant à qui on parle et beaucoup de bien et beaucoup de mal, et surtout lorsqu’on lui raconte des faits terribles, dont celui qui fait le récit paraît lui-même effrayé.

Ces peuples croyaient même d’autant plus aisément l’existence des mauvais génies, que la peur ou l’espérance que les histoires qu’on leur en faisait excitaient en eux, était vive et grande : mais la peur fait plus d’impression, parce que les grandes douleurs sont bien plus sensibles que les grands plaisirs ne sont désirables, parce que selon quelques philosophes les biens pourraient bien n’être la plupart que des cessations subites de grandes douleurs.

Cette disposition à craindre, et par conséquent à croire l’existence des génies malfaisants, est si grande dans l’imagination des enfants, et ces premières terreurs durent quelquefois si longtemps dans les hommes faits, que l’on a vu Hobbes, un philosophe anglais qui traitait lui-même de pures visions les contes d’esprits, et qui les mettait au nombre des fables de Tantale, d’Ixion, et des Danaïdes : on l’a vu, dis-je, si facile à épouvanter, et craignant tellement les prétendus fantômes nocturnes, qu’il avouait de bonne foi que les contes effrayants d’esprits et de revenants qu’il avait entendu faire à sa gouvernante, qui s’en effrayait elle-même en les contant, lui avaient fait tant de peur et tant d’impression, que durant toute sa vie, qui a duré plus de quatre-vint-dix ans, il n’a jamais pu se résoudre à coucher seul la nuit dans une chambre ; car pour le jour, il avait assez de courage pour y demeurer seul. Et nous en avons vu dont l’imagination était moins blessée que la sienne, à qui un chien dans leur chambre suffisait pour ne se pas effrayer du silence et de la solitude de la nuit, et pour calmer leurs terreurs paniques.

V.

L’imagination dans les pays chauds représente plus vivement les biens et les maux à venir ; et quiconque par son éloquence a le talent de peindre vivement aux ignorants de grands maux à craindre a le pouvoir de les leur faire croire : et ce qui est surprenant, mais cependant très réel, la preuve est suffisante si le mal est suffisamment grand, et si la peinture est suffisamment vive. Or ce que nous éprouvons, nous qui sommes dans un climat froid, les Arabes le sentent beaucoup plus que nous, eux qui vivent dans un climat beaucoup plus chaud.

VI.

L’imagination d’un Arabe, beaucoup plus vive que la nôtre, doit aussi faire sur lui un effet plus grand dans ses songes, qu’à nous dans les nôtres ; il doit avoir des visions, lorsque nous n’avons que des songes. Nous avons des hommes, et surtout des femmes, qui dans leur jeunesse ont une imagination si vive, que dans certains jours leurs songes font sur eux presque le même effet que des réalités ; et s’ils sont ignorants, ils doutent quelquefois si c’est ou songe ou réalité.

J’aurais du penchant à croire que ceux qui ont une imagination si vive, ont aussi plus de sensibilité ; car l’imagination n’est guère en nous que le souvenir et l’image de ce que nous avons senti. Or sur ce pied-là les hommes d’une imagination commune parmi les Arabes, sont comme nos hommes d’une imagination très vive : mais nous n’avons rien en ce pays-ci qui nous puisse représenter un homme d’une imagination très vive parmi les Arabes-mêmes.

Leur imagination leur doit donner plus souvent qu’à nous des visions qui approchent fort des visions frénétiques, causées par cette sorte de fièvre qui se forme dans les esprits animaux : visions que ceux qui en sont malades, sont comme forcés de prendre pour réalités.

Ces réflexions portent à croire que la région la plus propre à la formation des différents fanatismes, c’est la région qui, tout étant égal, est la plus échauffée par le soleil. Les opinions extravagantes des pays chauds peuvent même facilement de proche en proche s’établir par contagion jusque dans les pays froids, pourvu qu’ils soient peuplés d’habitants très ignorants, et effectivement on a vu des mahométans jusque dans le nord de la Tartarie, dès le temps de Gengis Khan.

VII.

Les hommes éloquents, d’une imagination forte et vigoureuse, imposent fort aux imaginations plus faibles, surtout quand eux-mêmes sont les premiers séduits par leur propre imagination. C’est cette puissante faculté qui combat, si souvent et avec tant de succès, contre la raison.

Un philosophe cartésien de notre nation a le premier commencé à bien distinguer les effets de l’imagination des effets de la pure intelligence. Il a commencé à découvrir une partie des forces de l’imagination, mais je croirais volontiers qu’il n’a fait que commencer, et il y a de ce côté-là une infinité de belles découvertes à faire, qui seraient très importantes au bonheur des hommes. Il nous a le premier découvert la disposition organique des hommes à recevoir les uns des autres le bien par imitation, et le mal par contagion : mais il y a encore, de ce côté-là, beaucoup de choses très importantes à découvrir.

L’effroi d’une personne effrayée nous effraye, il passe en nous quoique moins fort ; et si elle fuit par une peur panique et sans fondement, elle nous imprime sa même peur, et nous entraîne dans la suite, sans nous avoir donné d’autre raison que de nous avoir paru fort effrayée.

Ce grand philosophe nous a montré ce que peut une imagination blessée de la folie des sorciers, mais il n’a pas tiré de son principe un nombre prodigieux de conclusions et d’applications très importantes. Il ne nous a pas même expliqué ce qu’il y avait ou de pur fanatisme de bonne foi, ou de véritable imposture, dans les jeunes filles que l’on nomme possédées.

Il devait bien nous expliquer les différents symptômes du fanatisme des Quakers de Londres, et des premiers anabaptistes. Il nous a ouvert une bonne méthode, mais il a négligé d’en faire toutes les applications possibles, et même les plus importantes, et il a fait en cela deux fautes considérables : la première, c’est qu’il les eût beaucoup mieux faites que ses disciples, parce qu’il avait son système beaucoup plus présent et plus entier dans l’esprit : la seconde, c’est qu’en faisant les différentes applications, il aurait lui-même, en plusieurs occasions, rectifié son système par différentes distinctions.

Un Quaker que l’on vient de voir de sens rassis, et que l’on vient d’entendre raisonner de bon sens sur son commerce et sur les affaires ordinaires de la vie, se sent saisi d’un accès de fanatisme ; il s’étonne, il craint, il inspire son étonnement et ses craintes à ceux qui le voient ; mais, dans la règle des mouvements, la surprise et la crainte qu’il imprime à des personnes qui ont une disposition organique semblable à la sienne, ont quelques degrés de moins que les siennes. Ceux qui faute d’avoir les organes montés à l’unisson de ces fanatiques, ou qui ne sont pas si ignorants, ne se trouvent point saisis des mêmes mouvements frénétiques et contagieux : aussi ne font-ils nulle difficulté de regarder ces mouvements comme des accès de folie, tandis que ces fous se croient les seuls sages, parce qu’ils croient follement que ce qu’ils imaginent, c’est Dieu qui le leur inspire alors par miracle.

VIII.

Mahomet, dans les voyages nécessaires pour son commerce, avait souvent séjourné et conversé parmi les chrétiens, et les juifs de Syrie et d’Arabie : sa religion paternelle était elle-même un composé grossier de l’ancien paganisme et du judaïsme.

Il a de temps en temps des songes vifs sur la religion, il croit parler dans ses songes à l’ange Gabriel, qu’il avait ouï nommer avec admiration et avec respect, tant aux juifs qu’aux chrétiens. Il imagine en songe que l’ange lui montre les erreurs des habitants de la Mecque, la ville de sa naissance, et lui découvre dans des songes répétés, que la seule bonne voie pour éviter l’enfer et obtenir le paradis, est de renoncer à l’idolâtrie, d’observer la justice, de faire des aumônes, des jeûnes et des pèlerinages. Voilà Mahomet qui croit lui-même à ses songes comme à des révélations que lui fait l’ange Gabriel, et le voilà devenu fanatique de bonne foi.

Il communique simplement à sa femme Cadiga et à quelques-uns de ses proches, ce que lui a dit l’ange Gabriel ! Quelques-uns s’en moquent d’abord ; mais il croit avoir toujours des conversations avec l’ange ; et comme il y avait du vrai et du vraisemblable dans les discours de l’ange, enfin il commence à croire que l’ange lui parle. Ainsi Mahomet avec une grande éloquence toute naturelle, et avec le secours de son propre étonnement, il étonne, il persuade sa femme, et quelques-uns de ses parents, tous encore plus ignorants que lui, il leur persuade qu’il y a du merveilleux dans les apparitions de l’ange Gabriel. Ainsi voilà de purs songes, qui deviennent parmi ces ignorants des révélations divines ; les voilà qui sans y penser deviennent fanatiques par contagion et capables eux-mêmes d’étonner d’autres ignorants, et de produire d’autres fanatiques par leurs récits ; et cela à cause de la commune ignorance où ils sont des effets de l’imagination dans les songes, et parce que le fanatisme est une maladie très contagieuse entre ignorants.

Cependant comme ils ne voulaient pas passer pour fous, ils conviennent de garder le secret des révélations de Mahomet, et de ne les découvrir qu’à gens qui pourraient y avoir foi ; ainsi ce fanatisme devient naturellement mystérieux. Or le mystère y ajoute une nouvelle force, parce qu’il est à couvert de la contradiction et de la moquerie, et resserré entre personnes toutes malades de la même maladie, et qui s’y fortifient mutuellement.

IX.

Il est vraisemblable que ce fanatisme de bonne foi, que cette maladie de visions, ne dura que quelques années dans Mahomet. Ces sortes de maladies ont coutume de disparaître à mesure que le bon sens, l’expérience et la raison croissent, et à mesure que l’on rencontre des contradictions : mais il est également vraisemblable que Mahomet voyant les effets utiles que cette espèce de folie lui avait produit, et la grande confiance que les autres avaient pris en lui, jugea qu’il fallait faire semblant d’avoir toujours des conversations avec l’ange Gabriel, tant pour agrandir sa réputation et sa fortune, que de crainte de passer pour avoir été fou et visionnaire durant quelques années.

Il cessa donc alors d’être véritablement fou, et fanatique de bonne foi : mais en disant et soutenant qu’il était toujours inspiré de Dieu, et éclairé par les conversations de l’ange Gabriel, il commença d’être menteur et imposteur, et résolut de continuer son imposture pour réussir dans les desseins ambitieux qu’il commença de concevoir, et de profiter ainsi de la maladie de ceux qu’il avait rendus malades.

Je suis donc persuadé que Mahomet a été d’abord le premier trompé par ses visions, c’est-à-dire le premier malade, parce que sa maladie n’eut jamais été contagieuse, si elle n’eut été maladie. Il faut trop d’esprit pour faire sentir, pour faire croire ce que l’on ne sent point, ce que l’on ne croit point : et ni Malebranche que je viens de citer, disciple de Descartes, ni Descartes lui-même, qui surpassaient Mahomet cent mille fois en lumières et en connaissances, n’auraient jamais eu assez d’esprit pour persuader l’ignorante Cadiga des révélations de l’ange Gabriel, substance qui lui était absolument inconnue : mais Mahomet ignorant, malade de visions, fait facilement avec sa maladie contagieuse, et avec la disposition machinale de Cadiga et des autres séduits avec le secours de l’ignorance et des préjugés, ce que Descartes n’aurait jamais pu faire avec son grand esprit, faute d’étonnement et de crainte.

X.

L’illusion du fanatisme a cela de naturel, que c’est un composé de contradictions. Ces sortes d’ouvrages de l’imagination n’ont presque jamais rien de bien lié, de bien suivi, de bien conséquent dans leurs parties : ils n’ont rien qui ait la solidité et la durée des ouvrages de la raison, dont les parties sont toujours exactement liées ensemble.

Il est vrai que les bons fanatiques ne sont pas effrayés du peu de liaison, ni même des dispositions et des contradictions de leurs opinions, surtout quand dès l’enfance ils y sont accoutumés ; mais lorsqu’ils rencontrent dans des personnes de bon sens des contradictions, ils commencent alors à soupçonner d’erreur et d’illusion ce qu’ils avaient pris jusque là pour des vérités constantes. Et tel fut Mahomet qui, tandis qu’il était fanatique de bonne foi, se croyait prophète, et qui désabusé, voyant que son fanatisme lui était devenu fort avantageux à lui et à sa famille, continua à le débiter. C’est ainsi que de la prophétie illusoire, il passa à l’imposture réelle.

Tels furent plusieurs d’entre les premiers disciples de Mahomet ; ils reconnurent tous facilement l’illusion : mais comme ils se trouvaient intéressés à soutenir et à fortifier ces illusions, loin de nuire à Mahomet dans ses desseins, et voyant qu’il y avait du bon et du vrai dans ses maximes, loin de le contredire publiquement, ils s’attachèrent à sa fortune naissante, et se servirent au contraire de toutes leurs forces, pour lui attirer de nouveaux disciples, de nouveaux sujets, et pour profiter des succès de sa fortune.

On cherche toujours à être plus riche, plus considéré, plus honoré, ainsi on en revient toujours à la nature ; Naturam expellas furca, tamen usquè recurret. Il est vrai qu’il faut pour cela user de tromperie, mais la plupart des hommes y sont entièrement disposés, quand la tromperie tend à rendre les autres plus justes et plus bienfaisants, quand la tromperie est innocente, et quand elle est fort utile aux trompeurs. Ce ne sont pas des dispositions fort vertueuses, mais c’est la nature toute pure et toute commune.

Tel fut Abubeker, un des beaux-pères du prophète ; car voyant Mahomet dire quantité de reveries et d’extravagances, dans un accès de fièvre de la maladie dont il mourut, il fit fermer la porte à tout le monde, de peur que les fanatiques de bonne foi n’en fussent scandalisés, et ne le regardassent comme prophète. Ce fut lui qui pour persuader que Mahomet était vraiment mort, fut obligé de citer un endroit de l’Alcoran, dans lequel Mahomet parlait de sa mort future. 

Tel fut Abulsosian, comandant général de la ville de la Mecque, son ennemi déclaré, qui se voyant vaincu, alla très habilement dire à Mahomet qu’il voyait présentement par les succès miraculeux de ses armes qu’il était le prophète de Dieu, et qu’il abjurait ses erreurs pour se soumettre à sa religion. Il gagna par cette habileté la confiance de Mahomet, qui ne lui ôta aucune partie de ses biens, et qui lui en donna même de nouveaux. Il servit bien Mahomet, et se trouva bien de son hypocrisie.

Tel fut Melec, un autre chef de ses ennemis, à qui il rendit tous ses biens. Plusieurs de ses disciples sentaient bien que Mahomet n’était qu’un homme comme eux, mais comme ils voyaient d’un coté que le fond de sa religion était raisonnable, et portait les hommes à la justice et à la bienfaisance, et que de l’autre ils pouvaient devenir plus riches en le prônant comme prophète, il ne faut pas s’étonner si pour favoriser son imposture ils devinrent eux-mêmes imposteurs.

XI.

Voici donc en abrégé les causes de l’établissement du mahométisme.

1. L’imagination du premier fanatique plus susceptible de vision, d’apparitions, de songes fiévreux, que les autres Arabes. Il était d’un coté très disposé au fanatisme, et de l’autre très capable d’éloquence ; car les personnes d’une imagination vive, ont une grande disposition à l’éloquence et à la poésie.

2. L’imagination des Arabes plus forte et plus vigoureuse, que celle des nations du nord.

3. L’imagination de Mahomet forte entre celle des Arabes.

4. Ses voyages et ses conversations avec des chrétiens et des juifs lui remplirent l’imagination d’un plan confus de religion.

5. Il y avait plus de raison dans son système de religion, que dans celui des Arabes, la plupart vrais idolâtres. Ils croyaient à la vérité un dieu suprême, mais ils croyaient aussi une infinité de petites divinités mâles et femelles, parmi lesquelles ils adoraient Adam, Abraham, etc. Or à la longue la raison fait impression même sur ceux qui se gouvernent le plus par l’imagination.

6. Le succès de son fanatisme l’encouragea.

7. Le point d’honneur l’empêcha de s’avouer visionnaire.

8. L’intérêt et l’ambition le soutinrent, et le firent imposteur après qu’il eût cessé d’être fanatique de bonne foi.

9. Ses principaux disciples désabusés soutinrent l’imposture par point d’honneur, par intérêt, et par ambition.

10. La force se joignit à l’imposture. Homme brave qui, avec le secours du fanatisme, rendait ses soldats encore plus braves : car ils en étaient venus à croire qu’en mourant dans le combat, ils entreraient de plein saut dans un paradis de délices, où ils auraient durant toute l’éternité les plus belles femmes, des jardins délicieux, et les autres plaisirs sensibles à souhait.

11. Les succès de ses combats, et ses grandes conquêtes dans lesquelles il tuait tout ce qui résistait, et rendait les biens à ceux qui se déclaraient de sa religion.

12. Cette religion consistait en une formule de foi bien courte. C’étaient deux propositions qui renfermaient tous les autres articles de foi : Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son prophète. Chacun en disant publiquement ces mots était sûr de conserver sa vie et ses biens ; et effectivement ces mots Mahomet est prophète, c’est-à-dire inspiré miraculeusement, suffisent pour prouver que tout ce qu’il dit et tout ce qu’il écrit est divin.

13. Il avait remarqué que la grande dévotion des Arabes était le pèlerinage à la Mecque, il conserva l’ancien temple, il ne fit qu’en ôter les idoles.

14. Il n’y a pas une page dans l’Alcoran dans laquelle il ne menace de l’enfer les mécréants, et dans laquelle il ne promette le paradis aux croyants, ou du moins dans laquelle il ne fasse quelque peinture de l’un ou de l’autre.

15. Cette idée du paradis et de l’enfer était une idée que les Arabes n’avaient point, ou qu’ils n’avaient que confuse et incertaine. Elle était agréable à tout le monde, puisque chacun pouvait acquérir le paradis à bon marché, par la confession de foi abrégée que je viens de dire. L’enfer et les peintures faisaient encore plus d’effet sur les imaginations fortes et vives.

16. Disposition des imaginations des auditeurs ignorants à croire, à admirer, à désirer, et surtout à craindre.

17. Imagination plus disposée à l’admiration, à l’espérance et à la crainte, à proportion de l’ignorance, et de la chaleur du climat.

18. Permission autorisée de Dieu même d’avoir plusieurs femmes et même des concubines, chose fort agréable aux Arabes, et à tous les habitants des pays chauds. Voilà des causes simples et suffisantes.

XII.

La principale cause de notre étonnement vient de ce que nous nous imaginons que les Arabes sont des hommes comme nous, au lieu de nous mettre effectivement à la vraie place des Arabes très ignorants. Il est vrai que cela n’est pas aisé ; nous pourrions peut-être en venir à bout, en nous souvenant de nos idées et de nos manières de juger de notre âge de quatre ou cinq ans, où nous étions peut-être plus éclairés que n’était alors sur ces matières le commun des Arabes. Mais enfin pour juger de la nécessité des effets, il faut avoir attention à la puissance des causes.

XIII.

Dès que l’on a pu entrevoir les causes naturelles de cet établissement, on n’est plus surpris ni de son progrès qui devait naturellement suivre le progrès des conquérants mahométans, ni de sa durée à laquelle tant de gens se trouvent intéressés, et qui ont pour secours les préjugés de l’enfance et de l’éducation.

XIV.

Dès qu’il y a à gagner dans la profession de prédicateur, il n’est point étonnant que les ministres de cette religion emploient toutes les forces de leur esprit à cacher et à affaiblir les contradictions et les absurdités de l’Alcoran, qui sont les productions naturelles d’une imagination ignorante et fiévreuse.

Aussi disent-ils que ce sont des mystères dont on n’aura la révélation qu’au jour du jugement ; qu’un livre dicté par Dieu même ne saurait contenir que des vérités, ou des mystères respectables ; que ce sont des allégories sublimes, qu’il fallait des paraboles grossières à un peuple grossier.

La vérité est que toutes les visions du mahométisme sont plaines de contradictions, qui ne peuvent guère se soutenir et s’excuser que par des fanatiques, ou par des gens d’esprit intéressés au fanatisme. Elles n’ont rien de solide, et ne peuvent soutenir l’examen de la raison sans s’évanouir en fumée ; et c’est pour cela que ceux qui gouvernent avec tant d’utilité les fanatiques mahométans, crient si haut contre la raison.

XV.

La plupart des ministres d’État, et plusieurs ministres de la religion mahométane, sentent ces contradictions, ces absurdités, et les prennent pour ce qu’elles sont en effet : Mais comme elles tiennent à leur fortune, ils appuient le fanatisme comme un métier très lucratif ; ils n’ont garde de travailler à le faire cesser, de peur de faire cesser leur fortune, et il y en a même plusieurs, qui n’étant pas plus éclairés que le peuple, restent toute leur vie de bonne foi persuadés de la vérité et de la sainteté de cette religion. Telle est, dans les hommes, la force des premières habitudes ; et il y en a des millions si bien persuadés, que dans la certitude où ils sont d’entrer en paradis, ils perdraient volontiers la vie pour soutenir la vérité de ces erreurs. 

XVI.

Les Turcs croient que l’ange de la mort a écrit le moment de leur mort, et qu’ils mourront ou dans le combat, ou dans leur lit, dans le moment marqué dans le registre par l’ange de la mort. Cette opinion est utile à leurs généraux d’armées, plusieurs soldats en craignent bien moins le péril dans lez batailles.

XVII.

Mais, me dira-t-on, avec ces causes si simples, si naturelles, pourquoi ne s’est-il pas élevé dans le temps même de Mahomet d’autres visionnaires de bonne foi, qui aient prêché d’autres révélations, et fait un nouvel Alcoran ? Je réponds qu’il s’en est élevé aussi plusieurs ; mais comme ils n’ont pas eu les mêmes circonstances favorables, ils n’ont pas aussi eu le même succès.

Tel fut Mozoiléma, qui fit aussi un Alcoran, qu’il croyait apparemment dicté par quelque ange ; tel fut Afouad dans les pays des Homérites et d’autres encore. Mais comme ils furent bientôt vaincus avec leurs sectateurs, leurs fanatisme peu soutenu par la force finit avec leur vie.

Si Abulsosian eût été plus habile capitaine, et eût eu la capacité de former de meilleurs officiers et de meilleurs soldats, il eût vaincu Mahomet, l’ancienne idolâtrie de la Mecque eût subsisté, et le mahométisme périssait avec son auteur, de la même manière que périt le fanatisme de Mozoiléma.

On peut donc dire que comme les victoires contre Abulsosian ont été fort disputées, il n’a tenu presque à rien que nous n’ayons jamais entendu parler ni de Mahomet ni de son fanatisme.

Car enfin qui de nous a connaissance des petites guerres d’entre les Arabes qui ont précédé Mahomet ? Et si les victoires contre quelques faux prophètes contemporains de Mahomet et contre leurs disciples nous sont connues, et n’ont pas été ensevelies dans l’oubli, nous en avons l’obligation à un fanatisme plus heureux et mieux conduit, dont il a fallu faire l’histoire, et son histoire a été obligée de parler de quelques contradicteurs tels que Mozoiléma. 

XVIII.

Si l’on comptait tous les fanatismes de bonne foi qui se sont élevés en Arabie et dans les Indes avant et depuis Mahomet, dont les fanatismes ont été étouffés dans leur naissance par des fanatismes déjà établis, on en trouverait tant que nous nous étonnerions nous-mêmes de ce qu’il n’y en a eu qu’un qui ait réussi. Mais d’un autre côté, si nous étions informés de la nature des obstacles qu’ils ont trouvé à leur établissement, nous verrions que selon le cours ordinaire des choses humaines, ils ne devaient pas s’établir, ou que du moins ils ne devaient pas durer.

XIX.

Tout le système du mahométisme se réduit à savoir si Dieu a effectivement parlé à Mahomet, ou si l’ange Gabriel lui a dicté les chapitres de l’Alcoran. Mais pour nous faire croire un pareil miracle, nous demandons des preuves aux mahométans ; et pour nous le prouver, ils nous portent comme un miracle l’établissement de leur croyance dans la plus grande partie de la terre.

Mais on vient de voir qu’il n’y a dans cet établissement, ni dans le progrès, ni dans la durée, aucune apparence de miracle, si ce n’est pour ceux qui ne savent pas tous les faits et toutes les circonstances qui ont précédé ou accompagné cet établissement, ou pour ceux qui n’y ont pas fait assez de réflexion ; ou enfin pour les mahométans eux-mêmes, qui sont accoutumés dès l’enfance à regarder cet ouvrage très humain, et très plein d’absurdités, comme un ouvrage très sage, très sensé et entièrement divin.

Ainsi il n’est pas difficile de conclure qu’il n’y a réellement ni miracle, ni même rien de prodigieux et de surprenant dans l’établissement, dans le progrès, et dans la durée de ce fanatisme ; mais que les causes en sont si naturelles, qu’il était moralement impossible que le mahométisme ne s’établît pas, dans les circonstances et parmi les peuples où il s’est établi, et qu’y étant une fois établi, le grand respect pour Mahomet, n’y dure pas autant que la grande ignorance des causes morales et des causes physiques durera parmi eux. Et c’est se que je m’étais proposé de démontrer.


AUTRES OBSERVATIONS

Sur quelques autres sentiments du même auteur. 

Pour un simple gentilhomme il était savant en histoire, mais peu exact dans ses récits ; il avait une forte d’eloquence naturelle, qui imposait aux ignorants ; il raisonnait hardiment de politique, mais très superficiellement ; en voici un exemple : Il était persuadé que l’ancienne police des seigneurs des fiefs qui devaient service au Roi gratis durant cinq ou six mois, à proportion de l’étendue et du revenu de ces fiefs, était une police préférable aux régiments entretenus par le Roi tout le long des années, avec les secours des subsides levés tant sur les gentilshommes possédants fiefs, que sur les peuples des campagnes et sur les habitants des villes, ce qui est très faux.

Car 1. il y a une grande différence entre un service qui n’est que pour quelques mois, et un service pour toute l’année.

2. Le grand service militaire vient de l’infanterie, et il n’y en avait point ; les seigneurs des fiefs voulaient combattre à cheval.

3. Les seigneurs des grands fiefs avaient les grands commandements, et souvent sans grand courage et sans grande capacité ; au lieu que dans les troupes réglées il y a diverses classes d’emplois supérieurs, et l’on n’arrive aux degrés supérieurs qu’après avoir passé avec distinction entre ses pareils par les classes inférieures.

4. On peut casser un officier qui fait mal son devoir, sans casser la troupe qu’il commande : au lieu qu’il fallait beaucoup souffrir des seigneurs de fief, de peur qu’ils ne ramenassent leur troupe chez eux.

5. Ces seigneurs de grands fiefs étaient presque toujours en guerre entre eux, c’était des guerres civiles presque perpétuelles. La tranquillité est la base du bonheur d’une nation ; voilà ce bel effet de la méthode des grands et des petits fiefs.

Une autre opinion peu raisonnable qu’il avait : C’est qu’il serait à désirer pour le bien de l’État, que le Roi assemblât souvent les États-Généraux du royaume.

Mais quelles nouvelles lumières peut-on attendre dans cette science d’une grand de multitude de gens, qui la plupart n’en ont jamais étudié aucune partie, et parmi lesquels, comme parmi le peuple, dominent ceux qui ont plus d’éloquence naturelle sans aucune solidité ?

Encore si l’on pouvait dire que la plupart des députés des États ont plus étudié et plus pratiqué cette science, que ceux que le Roi appelle ordinairement dans ses Conseils, et qui en entendent parler, et qui en disputent tous les jours. Mais c’est tout le contraire, et de là il arrive que les partis s’y prennent selon l’avis du plus grand nombre, qui là, comme ailleurs dans les assemblées populaires, sont les plus ignorants.

D’ailleurs où prendre en France cinq cens députés des États habiles dans les affaires du gouvernement, dans la noblesse, dans le clergé, ni dans la magistrature, pour en attendre des lumières dans les deliberations ? Encore faudrait-il que ceux qui députent connussent cette science, pour choisir leurs députés entre les plus savants. Or dans un État où il n’y a ni livres suffisants sur cette matière, ni professeurs de cette science, ni conférences particulières, ni académie publique de politique, ni récompense assurée pour ceux qui y feraient des découvertes très utiles au public, comment trouver un si grand nombre de sujets aussi habiles que les ministres et les sous-ministres ?

De là il suit que de pareils assemblées d’États ne peuvent apporter au Roi aucune lumière sur les affaires du gouvernement, et qu’elles ne sont propres qu’à rendre aux peuples le ministère présent, odieux et méprisable, quelque sage, quelque modéré, quelque avantageux qu’il puisse être à la nation.

Telles étaient les opinions superficielles de ce gentilhomme sur le gouvernement, Il n’est pas étonnant qu’il en eut d’aussi peu sensées sur le mahométisme et sur l’astrologie judiciaire, lui qui était si ignorant de la physique.

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