Entretien avec Yvan Blot, par Grégoire Canlorbe

Régulièrement, l’Institut Coppet va à la rencontre de personnalités se réclamant du libéralisme, afin d’explorer tous les courants de cette pensée et d’en rendre compte au mieux. Cette série d’interviews ne vise pas à promouvoir une vision du libéralisme plutôt qu’une autre mais à offrir une plongée en apnée dans la richesse et la diversité des différentes visions à l’œuvre. Les propos tenus dans cet entretien n’engagent pas la responsabilité de l’Institut. Nous n’entendons pas plus les promouvoir que les pourfendre. Condorcet disait : “Il faut tout enseigner, tout savoir, tout comprendre.”

  blot_yvanYvan Blot est un haut fonctionnaire, homme politique et écrivain français. Docteur en philosophie et en économie, il a consacré divers travaux à Aristote, Herbert Spencer ou encore Martin Heidegger.

  Ancien député du Pas-de-Calais et au Parlement européen, Yvan Blot est également ancien membre d’un grand corps d’inspection de l’État et membre de l’Académie Catholique de France. Il est membre du conseil es experts du think tank moscovite “Rethinking Russia” et expert au Club de discussions internationales de Valdaï. Cofondateur du club de l’Horloge, il anime l’Institut néo-Socratique de philosophie et préside l’association “Agir pour la démocratie directe”.

  Dans son livre L’oligarchie au pouvoir, de 2010, Yvan Blot dénonce l’emprise sur la France d’une minorité d’élites factices : “En France, on a un pouvoir théoriquement très fort, car il n’est pas contrôlé par le peuple, mais en réalité très faible, car il est contrôlé par les oligarques (syndicats, presse, hauts fonctionnaires, associations).”

  Grégoire Canlorbe, un journaliste, vit actuellement à Paris. Il a mené diverses interviews pour des journaux tels que la revue scientifique Man and the Economy, fondée par le lauréat du Prix Nobel d’économie Ronald Coase, et des think-tanks tels que Mises Institute et Gatestone Institute.

Grégoire Canlorbe : De nombreuses voix s’élèvent parmi libéraux et socialistes en faveur d’une liberté totale d’immigrer, celle-ci étant érigée en droit fondamental de l’humanité. À ce propos, vous twittiez récemment : “Heidegger disait que les valeurs était une arme inventée contre l’être. Justifier l’immigration par des valeurs détruit l’être d’un peuple.”

  Pourriez-vous revenir sur ces propos iconoclastes et en expliciter les fondements philosophiques ?

Yvan Blot : Heidegger explique qu’on est dans « l’oubli de l’être ». Cela veut dire que l’utilitarisme domine. Prenons l’exemple d’une église envahie par des touristes. Ils auront une vue au mieux esthétique de celle-ci et consommeront le service apporté par l’industrie touristique. L’essence de l’église, son être, est d’être la demeure de la Divinité. Un touriste sans la foi est généralement « dans l’oubli de l’être » de cette église.

  Heidegger a parfaitement identifié l’adversaire du peuple qui n’est pas un homme mais un système avec une gouvernance oligarchique, celle du « Gestell » : l’arraisonnement utilitaire, selon la formule de Heidegger. Dans le système du Gestell, l’homme voit niée son essence qui consiste en l’ouverture à l’être, exprimée par la méditation sur le sens de la vie. L’homme du Gestell ne médite plus, il ne fait plus que calculer. Il vit « le nez dans le guidon » en se consacrant exclusivement à des tâches de production et de consommation.

  Son cerveau rationnel est voué au calcul et son cerveau reptilien est voué à l’Erlebnis, c’est-à-dire la satisfaction instinctive vécue dans l’instant. Il n’est plus qu’une « bête calculatrice », décrite par Ernst Jünger comme « le travailleur ». Il travaille « bêtement ». Il est étranger à la « Stimmung », la tonalité fondamentale affective qui baigne l’existence humaine douée de sens. Autrement dit, l’homme est menacé de perdre son humanité même.

  Il y a bien des sortes d’oligarchies : militaires, marchandes, politiques, religieuses, voire ethniques. Mais elles répondent toutes à une définition unique : c’est le gouvernement de quelques uns dans leur intérêt propre et non dans l’intérêt du peuple. L’oligarchie actuelle n’est pas limitée à ce que l’on appelle la « classe politique ». Elle comprend la haute administration, les dirigeants salariés des grandes entreprises, les dirigeants des syndicats et des différents lobbies qui font pression sur le pouvoir, ainsi que les dirigeants des media. Elle est assez homogène idéologiquement.

  Ses valeurs et son comportement sont essentiellement déterminés par la situation métaphysique dans laquelle se trouve aujourd’hui l’Occident et que Heidegger a appelée le « Gestell » ou « arraisonnement utilitaire ». L’oligarchie régnante, qui administre la logique du Gestell, pour son profit et pour satisfaire sa volonté de puissance,  va appliquer sa « gouvernance » à rendre le plus possible les hommes interchangeables. Tout ce qui distingue les êtres humains doit être éliminé dès lors que cela peut gêner le caractère interchangeable que les hommes doivent avoir pour être de parfaites matières premières.

  L’homme du Gestell doit donc avoir quatre caractéristiques :

  • ne pas avoir de racines (ni race, ni  nation, ni religion notamment) ;
  • ne pas avoir d’idéal : il doit être un consommateur et un producteur matérialiste et relativiste prêt à gober tous les produits lancés sur le marché (y compris les produits bancaires permettant de l’endetter et donc de mieux le soumettre) ;
  • ne pas avoir de religion hors celle de son propre ego, pour être plus facilement isolé donc manipulable ;
  • ne pas avoir de personnalité afin de se fondre dans la masse (il doit donc être éduqué de façon purement technique et utilitaire sans culture générale lui permettant de se situer comme homme libre).

  L’essence d’un peuple, son être, est dans une histoire partagée, des valeurs communes, des ressemblances qui confortent l’unité de ce peuple et la réussite de son « vivre ensemble ». Ceux qui prônent l’immigration sans limites oublient volontairement cet être au nom de ce qu’ils appellent des « valeurs », le droit de s’installer partout. On utilise ces valeurs, nommées « droits de l’homme » pour culpabiliser les populations de souche qui veulent préserver leur être.

  Ces valeurs sont en fait des évaluations subjectives, arbitraires, évoquées par les élites dirigeantes pour asseoir leur pouvoir tyrannique. Vous devez m’obéir car j’incarne les valeurs suprêmes, tel est le discours implicite. C’est un discours tyrannique qui repose sur le mépris des peuples et des hommes concrets.

Grégoire Canlorbe : La théorie du genre, sur laquelle vous avez écrit, prétend mettre en lumière des mythes traditionnellement enracinés sur la différence biologique entre les sexes et sur les fonctions et les valeurs attribuées à chacun d’eux. À ce titre, elle constitue un bastion conceptuel du militantisme féministe, homosexuel et “progressiste”.

  En quoi la théorie du genre participe-t-elle à sa manière de l’idéologie du Gestell dépeinte et fustigée par Heidegger ?

Yvan Blot : Heidegger estime que l’homme n’est pas séparable de son « monde », son environnement civilisé. En matière sexuelle, ce monde est constitué de quatre pôles qui correspondant aux quatre causes finales d’Aristote. La cause finale de la sexualité est la procréation des enfants. La cause matérielle est la pulsion sexuelle. La cause formelle est juridique : les lois qui régulent le mariage et la filiation. La cause motrice est l’amour hétérosexuel.

  Dans la théorie du genre, la cause finale, qui est ce qu’il y a de plus important du point de vue de l’être, est purement et simplement niée. Le mariage, séparé de la cause finale, est dénaturé et le mariage homosexuel est une parodie, une farce honteuse autour d’une institution plurimillénaire. La cause motrice l’amour, est dénaturée de la même façon et seule la cause matérielle, la pulsion sexuelle, qui relève du cerveau reptilien, est magnifiée. C’est la déshumanisation de l’homme, son animalisation, et encore, je suis injuste avec les animaux car ceux-ci se reproduisent !

  Le président russe, dans son discours de Valdaï de 2013 a dit que l’incapacité à se reproduire était le symptôme le plus caractéristique d’une très profonde crise morale qui frappe l’Occident parce qu’il refuse d’assumer ses racines. C’est le genre de propos du président russe que certaines élites occidentales décadentes ne sont pas prêtes à pardonner.

Grégoire Canlorbe : La démocratie représentative pure, où seuls les représentants élus du peuple adoptent ou abrogent formellement les lois, constitue actuellement la règle de droit commun. La démocratie directe existe en Suisse depuis 1848, au niveau fédéral, cantonal et local. Elle se retrouve également aux États-Unis, au niveau de 26 États fédérés (sur 50) et au niveau local ; ainsi qu’en Allemagne, où depuis la réunification du 3 octobre 1990, elle a été progressivement introduite dans tous les Länder et souvent aussi au niveau local. Depuis 1970, le référendum d’initiative populaire pour abroger une loi existe en Italie.

  Comment expliquer, selon vous, cette présence minoritaire de la démocratie directe dans le monde ? De quelle manière son adoption permettrait-elle de saper l’oligarchie qui tient le pays en mains ?

Yvan Blot : Au 19ème siècle, il y eut une lutte des classes entre le patronat et les salariés. Aujourd’hui, il y a une autre lutte des classes, entre les peuples patriotes et les élites cosmopolites. Ces dernières veulent que les hommes soient des matières premières interchangeables pour les besoins du système techno-économique. Elles craignent le peuple et ignorent son essence qui est largement de nature affective, ni intellectuelle ni instinctive.

  L’amour, la morale, la résistance à l’oppression sont des comportements qui ont leurs racines dans le cerveau affectif. Les élites veulent « lobotomiser » le peuple, lui retirer son cerveau affectif au profit des seuls cerveaux instinctif (celui que nous partageons avec les crocodiles concernant le sexe, la volonté de puissance, la peur, l’agressivité, etc) et rationnel (la déesse « raison », qui est une machine froide à calculer son intérêt).

  51p6k+jKp0L._SX321_BO1,204,203,200_Si l’on a peur du peuple, on est hostile à la vraie démocratie, donc, par exemple, aux référendums où le peuple s’exprime sans intermédiaires. Le monde occidental a exporté son système politique qui se prétend démocratique mais qui en réalité est oligarchique. Des groupes de pression minoritaires et privilégiés contrôlent l’Etat.

  Pour que la démocratie directe s’implante, comme c’est le cas en Suisse de façon intégrale, il faut des événements assez violents pour contraindre les élites à lâcher du lest. En Allemagne, c’est le choc de la réunification qui a permis l’adoption de la démocratie directe dans les Länder et dans les communes. Au niveau fédéral, madame Merkel a empêché la réforme. En Californie, c’est la corruption des hommes politiques dans les années 1900 qui a conduit à adopter un système proche de celui de la Suisse. Sans un tel événement, la démocratie directe et ses référendums d’initiative populaire a peu de chances de s’implanter.

Grégoire Canlorbe : De nos jours, il n’est pas rare d’évoquer la désaffection des citoyens pour la politique et plus particulièrement de décrire la croissance mortifère de l’État-Providence et de sa caste de bureaucrates oligarchiques comme le symptôme de cette lassitude généralisée. À rebours de cette analyse en vogue, Ortega y Gasset s’exprimait en ces termes dans son ouvrage de 1929.

  “La vieille démocratie était tempérée par une abondante dose de libéralisme et d’enthousiasme envers la loi. L’individu qui servait ces principes s’obligeait à maintenir en lui-même une discipline rigoureuse. Protégées par le principe libéral et la règle juridique, les minorités pouvaient agir et vivre. Démocratie, loi et communauté légale étaient synonymes. Aujourd’hui nous assistons au triomphe d’une hyper-démocratie dans laquelle la masse agit directement sans loi, imposant ses aspirations et ses goûts au moyen de pressions matérielles. Ce serait mal interpréter les situations nouvelles que de croire que la masse s’est lassée de la politique et en a confié la direction à certains individus. Bien au contraire. C’était ce qui se passait auparavant. C’était la démocratie libérale. La masse estimait que, tout compte fait, les minorités de politiciens, en dépit de leurs défauts et de leurs tares, s’entendaient un peu mieux qu’elle aux problèmes publics. Aujourd’hui, au contraire, les masses croient qu’elles ont le droit d’imposer et de donner force de loi à leurs lieux communs de café et de réunions publiques. Je doute qu’il y ait eu d’autres époques dans l’histoire où la masse soit parvenue à gouverner aussi directement que de nos jours. C’est pourquoi je puis parler d’une hyperdémocratie. Il en est de même dans tous les domaines, et plus spécialement dans l’ordre intellectuel.”

  En tant que fervent défenseur de la démocratie directe, que rétorqueriez-vous à l’auteur de l’Histoire comme système ?

Yvan Blot : Le texte d’Ortega y Gasset date beaucoup et a perdu aujourd’hui de sa pertinence. On ne vit pas en « hyperdémocratie » (sauf en Suisse peut-être mais avec d’assez bons résultats) mais en hyper-oligarchie.

  Le peuple n’est pas plus génial que les élites mais il vit des situations concrètes qui, si j’ose dire, le rendent intelligent. Un ouvrier au chômage qui rentre dans son HLM où il est insulté par des « jeunes » mal intégrés en sait plus sur l’immigration que le jeune chargé de mission auprès du premier ministre qui va à son bureau dans un quartier chic avec une voiture de fonction et un chauffeur. Je ne fais pas de démagogie en disant cela. Je constate que les canaux d’informations ne sont pas les mêmes. Seul le référendum permet aux informations de la base de monter jusqu’au niveau décisionnel !

  C’est ce qui fait que les décisions publiques en démocratie directe sont de meilleures qualités que celles des démocraties dites représentatives où les lois sont écrites par une caste monopolisatrice de hauts fonctionnaires en liaison avec des groupes de pression puissants mais minoritaires.

Grégoire Canlorbe : Pionnier méconnu de l’anthropologie culturelle et bâtisseur d’une théorie “synthétique” de l’évolution du cosmos et des sociétés humaines, Herbert Spencer a été étrangement délaissé et snobé au cours du XXème siècle, les libéraux ne faisant pas exception. Sa prétention à mettre au jour des lois macroscopiques du comportement humain, qui plus est identiques ou réductibles à celles qui régissent les entités physiques et biologiques, suscite généralement la moquerie – quoique son œuvre soit aujourd’hui redécouverte et revalorisée par des auteurs scientifiques de premier plan, à l’instar de Howard Bloom.

  Pour quelles raisons et sous quelles circonstances vous êtes-vous penché sur la théorie évolutionniste de Spencer, à qui vous avez consacré une thèse publiée en 2007 aux Belles Lettres ? De quelle manière l’enseignement de Spencer vient-il enrichir ou peaufiner celui des philosophes existentialistes qui vous tient à cœur, et réciproquement ?

Yvan Blot : C’est une question intéressante. À vrai dire, il y a peu de liens entre les idées assez mécanicistes de Spencer et les philosophies existentielles. Spencer est surtout intéressant par sa critique de l’égalitarisme, comme Nietzsche ou Berdiaev ; et sa théorie de l’évolutionnisme sociologique sur laquelle cette critique repose.

  Il a été couramment reproché à Spencer, tant par des libéraux que par des antilibéraux, d’affirmer que la société est une sorte d’organisme analogue aux organismes biologiques ; et à cet égard, de manquer de cohérence dans la mesure où sa pensée économique et politique reste pour sa part individualiste et antiétatique.

  Alain Laurent, par exemple, écrit dans sa préface au Droit d’ignorer l’État : « Spencer offre en effet la particularité d’être à la fois l’auteur d’une théorie sociologique fortement teintée de positivisme et de biologisme et celle d’être l’un des plus vigoureux champions des idées libérales en économie comme en politique. A priori, la cohérence entre les deux aspects de son œuvre ne va pas de soi : quelle est la liberté d’un individu comparé à la cellule fonctionnelle d’un organisme social ? »

  En fait, Spencer n’a jamais comparé la société à un organisme : son évolutionnisme lui vient de la linguistique, non de la biologie. Mais il considère que l’organisme biologique et la société obéissent à des lois d’évolution communes et très générales de différenciation et d’intégration croissantes. Ces lois d’évolution affectent d’ailleurs pour Spencer l’univers tout entier, comme vous le soulignez dans votre question ; et s’appliquent aussi au système solaire, par exemple. Il estime par ailleurs que, de même qu’un corps biologique, une société n’est pas une création intentionnelle mais un processus de croissance spontanée.

  Cela admis, Spencer considère que la société est profondément différente d’un organisme biologique en ce que, dans le premier cas, la conscience existe au niveau de chaque individu et non au niveau global. Par conséquent, l’individu est la fin et la société le moyen, alors que, dans un organisme, la fin des organes est de servir le bien de l’organisme tout entier, seul doué de conscience en tant qu’être vivant. Loin de relever d’un quelconque « organicisme », la pensée évolutionniste de Spencer est donc fidèle à l’individualisme méthodologique.

  Dans ce contexte, Spencer estime que, avec la loi d’intégration croissante, la loi de l’évolution la plus importante est la loi de différenciation. Les organismes primitifs sont homogènes et non différenciés. Les organes évolués sont complexes et différenciés. C’est vrai en biologie où le développement de l’embryon conduit à l’apparition d’organes différenciés et hiérarchisés entre eux autour d’un système nerveux central.

  Dans le cas des sociétés, l’évolution se caractérise par des successions de différenciations. Ainsi, le roi, dans les sociétés les plus primitives, est tout à la fois chef religieux, chef politique et chef de guerre, tout en cultivant encore ses terres. Puis, peu à peu, il force des esclaves à cultiver à sa place, un sorcier s’occupe des relations avec le surnaturel, un chef de guerre peut se différencier du roi, etc.

  Il en est de même pour une petite entreprise où le patron à l’origine mène la même vie que ses deux ou trois ouvriers compagnons. Dans une très grande entreprise, toute une hiérarchie s’est développée, et le contact humain quotidien entre le sommet et la base s’est perdu, ce qui n’est pas sans causer des problèmes. Spencer s’inquiétait d’ailleurs de cette énorme distance sociale entre le patron et l’ouvrier qu’il observait dans les industries textile et sidérurgique qui prenaient alors leur essor en Grande-Bretagne.

  La liberté permet les innovations et la croissance spontanée. Mais le progrès engendre des inégalités croissantes. Toutefois, il remet en cause les vieilles hiérarchies statutaires, et la société fondée sur le libre contrat a des mœurs plus égalitaires que l’ancienne société de statut. L’évolution a donc des effets complexes, même si la loi de différenciation de l’homogène vers l’hétérogène condamne l’égalitarisme à être un adversaire du progrès. Ce qui inquiète à cet égard Spencer est que la passion égalitaire puisse servir de levier à une intervention tous azimuts de l’État, qui ne peut que faire obstacle à terme au progrès lui-même.

  Hayek a repris sur ce point cette thèse de Spencer : « Dans une culture dégagée par la sélection des groupes, l’imposition de l’égalitarisme arrête forcément l’évolution ultérieure. L’égalitarisme n’est pas une opinion majoritaire, c’est le produit de la démocratie illimitée où il est nécessaire de solliciter l’appui même des gens les plus méprisables moralement. Et tandis que c’est un des principes indispensables d’une société libre, que nous estimions les gens d’après la moralité de leur conduite manifeste, sans égard aux raisons, jamais pleinement connues, de leurs défaillances, l’égalitarisme prêche que nul n’est meilleur que n’importe qui d’autre. L’argument invoqué est que ce n’est la faute de personne si elle est ce qu’elle est car toute la responsabilité en est imputable à la société. »

  Spencer comme Hayek estiment au contraire qu’il est nécessaire d’affirmer le principe de la responsabilité individuelle afin qu’il existe un moteur psychologique à l’amélioration morale de soi. L’un comme l’autre pensent que la recherche de l’égalitarisme a un coût économique disproportionné et que tout le monde s’en trouve appauvri.

  Spencer a aussi le mérite, dans le cadre de sa théorie sociologique, de distinguer les sociétés marchandes et les sociétés guerrières. Mais là, il est aveuglé par son pacifisme et croit qu’une société marchande est toujours pacifique, ce qui est faux.

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Martin Heidegger – Herbert Spencer

Grégoire Canlorbe : À vos yeux, la mentalité dominante de notre temps tient en un “matérialisme” philosophique qui ignore l’existence douée de sens et qui réduit la vie humaine à sa dimension animale, niant les racines culturelles et spirituelles de l’être humain pour ne voir en lui qu’un être pulsionnel et instinctif.

  Il me semble que cette partie animale (ou instinctive) de l’être humain est, au contraire, précisément celle que le discours ambiant des intellectuels, des politiques et des religieux tend à nier ; et ce, dans la mesure où leur discours promeut effectivement une interprétation matérialiste (et fausse) des instincts que nous avons en partage avec les animaux. Contrairement à l’opinion orthodoxe (de ceux qui ne connaissent pas la biologie évolutionniste, la neuropsychologie ou l’anthropologie culturelle), nos besoins instinctifs ne sont pas de l’ordre de la cupidité ou du confort matériel ; ils tiennent en trois choses que nous avons appris à tenir pour factices et “culturelles” : par ordre de priorité décroissante, l’identité, la stimulation et la sécurité.

  Ceci est une leçon fondamentale de la biologie contemporaine, ainsi que Robert Ardrey, anthropologue et philosophe américain, insistait déjà à ce sujet dans son essai de 1970 sur le contrat social : “Chez tous les animaux supérieurs, y compris l’homme, il y a un besoin inné et fondamental de trois choses : l’identité, la stimulation et la sécurité. Je les ai définies par leur contraire : l’anonymat, l’ennui et l’angoisse. […] Aussi longtemps que nous vivons dans un milieu matériellement défavorisé, nous avons l’illusion que la sécurité est ce qui compte le plus, et beaucoup des erreurs de la philosophie sociale découlent de là. Mais qu’un minimum de prospérité remplace la privation et ses exigences, et voilà que la sécurité engendre l’ennui et le désir d’y échapper. Dans la hiérarchie des besoins, celui de l’identité occupe une place particulièrement élevée. Savoir qui l’on est et affirmer son existence aux yeux de ses partenaires sociaux, éprouver le sentiment de son caractère unique : voilà, me semble-t-il, ce qui obsède le plus l’individu [et non point garantir son confort matériel : un toit, des habits et des vivres].”

  Ce que les “faux prophètes” de notre temps que vous citez, Marx, Freud, Voltaire et Rousseau, rejettent unanimement, ce n’est pas notre dimension culturelle ou notre rationalité pour ne voir en l’être humain qu’un simple animal ; c’est au contraire notre animalité elle-même, en particulier notre besoin d’identité, pour ne voir en l’être humain qu’une créature dépersonnalisée, exclusivement dévouée à sa survie et à son confort matériel, corrompue à cet égard par la culture (qui engendre toutes sortes de désirs “factices”, en premier lieu ce fameux besoin d’identité).

  De nos jours, c’est précisément cette négation de notre part d’animalité (au profit d’une conception essentiellement matérialiste de l’être humain) qui me semble être au cœur du mode de pensée des académiques et des dirigeants. À la réflexion, pensez-vous que ceci soit une critique pertinente à adresser au discours main-stream de notre époque ?

Yvan Blot : Je pense que si vous lisez Voltaire, Rousseau, Marx et Freud, tous sont d’accord sur un point : l’homme est un animal et n’est qu’un animal. Le gauchisme américain qui mêle marxisme et freudisme nous considère aussi comme un animal et réduit même l’animal à une vision mécaniciste. Ce fut la thèse de La Mettrie dans L’Homme Machine reprise par Freud disant que les instincts fonctionnent comme la vapeur dans une machine et qu’il faut des soupapes pour qu’ils s’échappent. Heidegger représente exactement le contraire de cette conception en disant que l’essence de l’homme n’est pas dans sa biologie mais dans sa conscience de devoir mourir qui lui fait ressentir le tragique de l’existence.

  Ce que nie le monde moderne, c’est l’importance du cerveau affectif au profit des instincts et du cerveau calculateur. Les instincts naturels sont considérés comme bons, comme le déclare Rousseau de façon très claire. Je partage l’avis de Hayek selon lequel ce n’est ni la raison ni les instincts qui rendent l’homme bon; mais bien plutôt les traditions qui conditionnent sa vie affective. On peut être un meurtrier parfaitement rationnel ou qui cherche à justifier rationnellement son crime comme chez Dostoïevski les personnages de Stavroguine (dans les Démons) ou de Raskolnikov (dans Crime et Châtiment). Je partage l’avis de Nietzsche qui voyait dans Dostoïevski le meilleur connaisseur de l’âme humaine.

  Les Russes, marxistes exceptés, ont toujours refusé d’idéaliser la raison comme nous l’avons fait depuis Descartes. C’est pourquoi ils ont peut-être une avance sur nous pour savoir comment soigner notre âme. Notre civilisation européenne moderne me parait obsédée par le corps et non par l’âme : la diététique, la sexualité, la chirurgie esthétique pour rester jeune, tout cela est caractéristique de l’obsession matérialiste moderne, alors que la plupart négligent leur âme.

  Ce sont les penseurs existentiels qui ont le mieux compris que l’essence de l’homme est dans son âme et non dans son corps : Pascal, Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger, pour prendre les plus grands.

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Grégoire Canlorbe : Vous ne faîtes pas mystère de votre intérêt pour la pensée de Platon, en particulier sa conception de l’âme humaine et la pensée politique et sociale qui en découle, la tripartition de la Cité platonicienne faisant écho à sa théorie des trois parties de l’âme : l’épithumia ou âme désirante et animale, le thymos ou âme colérique qui est le siège du courage et du sentiment de l’honneur, et enfin le noos ou âme pensante et calculante.

  À chaque classe sociale correspond ainsi une occupation liée à une fonction particulière de l’âme humaine : l’épithumia pour les “producteurs”, le thymos pour les “auxiliaires”, le noos pour les “gardiens”. Au même titre qu’une âme sage est hiérarchisée de telle manière que ce soit la raison et le courage qui domptent les désirs, la Cité idéale doit être ordonnée de telle manière que ce soit une “minorité vertueuse”, i.e., la classe des gardiens, qui gouverne la “multitude vicieuse”, i.e., la classe des producteurs ; et une classe d’hommes courageux, i.e., les auxiliaires, qui défende gouvernants et gouvernés. Dès lors que cette harmonie est brisée, la Cité cesse d’être vertueuse, au même titre qu’une âme vicieuse est celle où la partie animale prédomine sur la raison et le courage.

  En raison de cette conception organique de la justice, il a pu être couramment reproché à la pensée politique platonicienne d’avoir un caractère foncièrement “totalitaire” ; et ce, quand bien même la dépersonnalisation des masses et la négation de l’individualité, propres aux idéaux totalitaires, sont manifestement étrangères à l’organisme social platonicien, qui reconnaît la spécificité des parties et qui entend unifier plutôt que nier la multiplicité.

  À vos yeux, quels seraient les principaux éléments critiques que nous pouvons puiser dans l’enseignement politique et moral de Platon pour éviter les errements contemporains du libéralisme philosophique ?

Yvan Blot : Je suis assez d’accord avec votre analyse de la pensée platonicienne. Platon est à l’origine d’une bonne partie de la pensée chrétienne, notamment de l’Église orthodoxe, et donne des armes pour comprendre l’homme et la nature de la morale individuelle, qui n’est pas purement rationnelle et utilitariste.

  Le héros qui est au sommet de notre tradition morale issue des Grecs est le contraire même de l’utilitariste puisqu’il est prêt à mourir pour les autres. C’est pourquoi je préfère la statue « l’appel de la mère patrie » de Volgograd à « la statue de la liberté » qui trône à New York. La première appelle à l’héroïsme et à la fidélité à ses ancêtres : je défends ma patrie car elle est ma mère.

  La deuxième demande de mépriser le luxe historique des peuples anciens, elle appelle à elle les déracinés pour leur offrir de l’or ! « Mon flambeau éclaire la porte d’or » déclare le poème d’Emma Lazarus sur le socle de la statue de New York. C’est un éloge du déracinement et du matérialisme présenté sous la figure avantageuse de la liberté.

  Dans Les Frères Karamazov, Dostoïevski fait une critique impressionnante du monde moderne occidental. « Le monde a proclamé la liberté, ces derniers temps surtout, » déclare le staretz Zosima, « et nous, que voyons-nous dans ce qu’ils appellent la liberté ? Rien que de l’esclavage et du suicide ! Car le monde dit : tu as des besoins et donc satisfais les car tu as les mêmes droits que les hommes les plus riches et les plus notables. N’aie pas peur de les satisfaire, et même fais les croître. Voici la doctrine actuelle du monde. C’est en cela qu’ils voient la liberté. Et quel est le résultat de ce droit à multiplier les besoins ? Chez les plus riches, l’isolement et le suicide spirituel, et chez les pauvres, la jalousie et le meurtre, car les droits sont certes donnés mais les moyens de satisfaire ces besoins, eux, on ne les indique pas encore. […] En comprenant la liberté comme une multiplication et une satisfaction rapide de leurs besoins, ils déforment leur nature, car ils font naître en eux une multitude de désirs absurdes et stupides, d’habitudes et de lubies des plus ineptes. Ils ne vivent que pour s’envier les uns les autres, pour satisfaire leur chair et leur vanité. »

  Autrement dit, voici la leçon que nous donne Dostoïevski par la bouche du staretz Zosima : La liberté proclamée en Occident débouche sur l’esclavage matérialiste car c’est un appel à libérer le dragon des instincts chaotique qui est en nous. Cet excès mènera l’Occident au suicide : refus de l’héroïsme, donc du combat, incapacité à avoir des enfants par égoïsme.

  L’égalité prônée conduira à des rivières de sang. Elle a comme moteur la jalousie et le meurtre et profite de la libération du reptile qui est en nous. La fraternité suppose qu’il y ait des frères, or ce n’est pas le cas dans une société où tout le monde est prisonnier de son ego. Le refus de servir devient la norme.

  Dostoïevski montre ce qui est attesté par les phrénologues comme Mac Lean et ce que Platon avait justement anticipé avec sa théorie des trois parties de l’âme. Nous avons trois cerveaux : le cerveau reptilien, ou paléocortex (commun à nous et aux reptiles) qui guide l’agressivité, la faim ou l’instinct sexuel. C’est le cerveau instinctif que Platon compare à un dragon. Nous avons un cerveau affectif (limbique) commun avec les mammifères qui règle notre comportement affectif. Nous avons un cerveau néocortex siège de l’intelligence abstraite. Lorsqu’on satisfait les besoins primaires, on accroit le poids relatif du cerveau reptilien.

  C’est le cas de la société moderne qui a vu depuis 1968 la criminalité quadrupler. Dostoïevski annonce aussi la révolution russe en disant que les pauvres sont frustrés par cette idéologie des droits, que leur énergie est bridée par l’alcoolisme mais que bientôt : « au lieu de vin, ils boiront du sang ». C’est ce qui s’est passé avec le Bolchevisme.

  À travers Platon, Dostoïevski et les Pères de l’Église, on peut éclairer comme suit la problématique devant laquelle se trouve aujourd’hui l’Occident : celui-ci va-t-il s’effondrer dans la culture de mort et la barbarie, où l’intellect sert à justifier les instincts désordonnés, ou bien, redécouvrant sa tradition de l’humanisme grec et du christianisme, va-t-il retrouver l’importance du cœur, allié à l’intellect, pour s’élever moralement et faire triompher la vie ?

  Selon Platon, on peut mener trois types de vie, une vie tournée vers les plaisirs et l’argent si l’épithumia l’emporte. On peut aussi être « l’ami de l’honneur et de la victoire » si le thymos l’emporte. Enfin, on peut être « l’ami du savoir et de la sagesse » si le noos l’emporte. Une bonne éducation fera du thymos l’allié du noos et permettra de mener une vie dirigée par le sens moral. À la tête de la Cité, Platon souhaite voir des gardiens qui sont un mixte de philosophes et de guerriers.

  En effet, en politique, la sagesse ne suffit pas : il faut aussi le courage du combattant pour faire triompher le bien. La mauvaise cité est celle qui est dirigée par les amis du plaisir et de l’argent sans aucun frein moral. L’Occident actuel, où les valeurs de l’Église et de l’armée sont marginalisées, aurait sans doute fait horreur à Platon.

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Grégoire Canlorbe : Votre connaissance intime de la Russie de Poutine vous permet de porter un regard original que peu de commentateurs, au moins en France, semblent partager. Tandis que l’Occident, dîtes-vous, s’enlise dans un mode de vie déshumanisé où l’Ego remplace Dieu, l’argent supplante le sens de l’honneur, les masses absorbent la personnalité humaniste, et “l’arraisonnement utilitaire” sape la famille et les racines qui donnent sens à la vie, vous n’hésitez pas à soutenir que la Russie renoue de son côté avec l’humanisme de notre civilisation Occidentale.

  Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? En particulier, de quelle manière Vladimir Poutine incarne-t-il la sagesse et la force de tempérament du dirigeant platonicien ?

Yvan Blot : Notre ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine, que je cite dans mon dernier livre la Russie de Poutine, dit de Poutine qu’il lit beaucoup et qu’il a une densité intellectuelle bien plus forte que celle des chefs d’État occidentaux.

  Selon Michel Etchalninoff dans son livre Dans la tête de Poutine, le président Poutine a envoyé aux hauts fonctionnaires, préfets ou directeurs pour Noël il y a un an trois livres de philosophie : Philosophie de l’Inégalité de Nicolas Berdiaev, La Justification du Bien de Vladimir Soloviev et Nos Missions d’Ivan Ilyine. Le premier livre prend parti pour la liberté créatrice contre l’égalité niveleuse du socialisme. Le deuxième affirme l’exigence de justice face à l’utilitarisme individualiste occidental et le troisième appelle à faire revivre les traditions dont le patriotisme et le christianisme russes face au cosmopolitisme matérialiste.

  À travers ces trois livres, on pourrait définir le slogan poutinien : liberté, justice et patriotisme. Poutine est pour une démocratie réelle et non formelle comme en Occident. Son souci est de travailler pour le peuple et pas pour des féodalités contrairement à ce que font les politiciens occidentaux. L’Occident est en oligarchie et moins démocratique que la Russie. Je cite dans mon livre un discours prononcé au club de Valdai dont je suis membre où Poutine dit que l’Occident ne se reproduit plus, signe d’une grave maladie morale.

  Poutine a reçu une formation d’officier avec la morale d’abnégation et d’héroïsme liée à cette profession. Il est intellectuellement et moralement un modèle et reconnu comme tel d’abord par les Russes : Plus de 80% se prononcent aujourd’hui en sa faveur. Il a récupéré la Crimée avec un référendum démocratique, le niveau de vie a été multiplié par quatre depuis qu’il est là (je donne les chiffres de la banque mondiale dans mon livre), il a rendu à l’armée sa puissance, il a revalorisé financièrement et moralement les familles, il est en pointe dans la lutte contre le terrorisme, tout cela est à mettre à son crédit.

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Grégoire Canlorbe : Parmi les rares allusions pertinentes à l’anthropologie évolutionniste de Spencer au XXème siècle, on note la critique formulée par Julien Freund en 1965 dans L’Essence du politique.

  “Il est faux de croire, écrit-il au chapitre VII, que l’ennemi appartient à l’âge barbare de l’humanité et que le développement de la civilisation se caractérisera par la substitution de la paix à la guerre. La philosophie de Spencer qui croit que la prédominance de la société industrielle sur la société militaire fera décroître progressivement le nombre et les risques de guerre n’est qu’une vue de l’esprit, parce qu’elle ne tient pas compte du phénomène de la puissance et qu’elle lie l’hostilité à un type de société, alors qu’elle est inhérente à toute société. C’est la forme de la guerre qui change avec les sociétés, elle ne disparaît pas elle-même. L’esprit belliqueux n’est pas lié à une caste militaire, et les masses et la démocratie ne sont pas pacifistes par nature.”

  Selon vous, comment Spencer aurait-il répondu à Freund ?

Yvan Blot : Spencer était un pacifiste invétéré et haïssait l’aristocratie militaire. C’est Freund qui a raison sur ce point. Mais outre ce biais antimilitariste de sa pensée, la croyance de Spencer en l’hérédité des caractères acquis, opinion majoritaire à son époque, a eu des conséquences sur sa pensée économique et politique dans son analyse des perspectives à long terme de l’évolution sociale.

  Spencer était optimiste car il pensait que les acquisitions culturelles au cours de la vie, réalisées grâce à la concurrence économique et à la survie du plus apte, se transmettraient aux générations suivantes. Dans cette perspective, l’homme devait devenir de plus en plus moral, de plus en plus adapté à la vie en société, et l’État pourrait alors dépérir.

  L’évolution régressive que Spencer constata à la fin de sa vie, à la fin du XIXe siècle, à savoir la montée de l’esprit guerrier et l’accroissement du rôle de l’État dans la société, était pour lui une péripétie qui s’expliquait par le fait que l’évolution n’était jamais linéaire mais obéissait à des rythmes oscillatoires. Il est notable toutefois que Spencer s’était alors départi de son grand optimisme exprimé dans ses livres de jeunesse comme La Statique sociale.

  La tendance vers la pacification croissante ne faisait pour lui pas de doute, mais il pensait que le processus serait beaucoup plus long qu’il ne le croyait autrefois. Aujourd’hui, il est admis qu’un tel processus, s’il se réalise, serait d’origine purement culturelle, et non pas enraciné dans la biologie héréditaire de l’homme.

  Spencer est intéressant pour sa théorie de l’évolution selon laquelle l’égalitarisme est primitif et hostile à la civilisation. Pour le reste, je ne suis guère spencérien même si j’ai fait ma thèse de doctorat ès sciences économiques sur lui. Comme lui, j’aime la liberté mais à l’encontre de lui, je pense qu’il y a d’autres valeurs fort importantes comme le sens de l’honneur et de la justice.

  Je suis pour la synthèse entre les deux philosophes de Poutine, Berdiaev et Soloviev : vive la liberté mais aussi vive la justice sinon la société est invivable.

Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?

Yvan Blot : La Russie peut nous protéger contre l’impérialisme américain qui est l’impérialisme d’une société sans aristocratie et décadente au niveau de ses élites. Il faut un contrepoids à la puissance d’outre atlantique et il faut que l’Europe s’émancipe de sa tutelle. Pour cela, il faut un axe de coopération Paris/Berlin/Moscou ; De Gaulle en rêvait mais ce n’était pas possible à cause du communisme soviétique.

  Maintenant, la Russie de toujours est revenue et cela devient possible. Mais beaucoup d’hommes politiques occidentaux ont vendu leur âme à la superpuissance outre atlantique.

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