Est-il de l’essence du suffrage universel de développer le socialisme ?

En 1874, la Société d’économie politique se penche sur la question suivante : est-il de l’essence du suffrage universel de développer le socialisme ? Malgré les désastres de la Commune de Paris, l’enthousiasme est assez partagé. Loin des sombres pressentiments de Tocqueville, les libéraux présents à cette réunion, comme Joseph Garnier, Louis Wolowski, Maurice Block ou Léonce de Lavergne, considèrent que le suffrage universel n’est pas une menace pour les libertés : avec l’éducation largement répandue et la propriété mise entre les mains du plus grand nombre, le socialisme sera empêché, plutôt que poussé par la démocratie.


Société d’économie politique, Réunion du 5 octobre 1874.

(Annales de la Société d’économie politique, volume 10, p. 544-566.)

 

LE SOCIALISME, LE SUFFRAGE UNIVERSEL ET L’INTERVENTION DE L’ÉTAT.

 

Sur la proposition de M. Joseph Garnier, la réunion adopte pour sujet de discussion cette question : « Est-il de l’essence du suffrage universel de développer le socialisme ? » Mais la discussion dévie dès le début dans la question de l’intervention de l’État.

M. Wolowski craint que la question posée ne présente point une précision suffisante. Il faudrait savoir d’abord ce qu’on entend par le socialisme, car, faute d’une définition nette, on risque de s’égarer. Ce qui se passe en Allemagne et en Italie devrait, à cet égard, servir d’avertissement. Les hommes voués à l’étude des sciences économiques paraissent s’y diviser aujourd’hui en deux camps : les économistes purs et les socialistes de la chaire. Cette dernière dénomination, lancée comme un blâme, a été acceptée et expliquée par nombre de professeurs distingués, qui s’étaient réunis à Eisenach pour discuter principalement les questions relatives à la situation des ouvriers et les projets mis en avant pour améliorer leur sort. On les voit accusés de vouloir trop élargir l’action de l’État, et de faire intervenir l’action publique là où le levier énergique de la liberté devait seul être mis en jeu.

Ce serait faire trop belle la part de ceux qui prennent le nom de socialistes, sans sortir de conceptions vagues ou empiriques, que de leur attribuer le monopole d’une préoccupation légitime pour le sort de ceux qui travaillent, c’est-à-dire du plus grand nombre. Les économistes les plus orthodoxes sont en droit de protester, car ils ne poursuivent qu’un but : celui de l’amélioration sociale au profit de tous. Mais au lieu de bâtir des constructions idéales, ils s’appuient sur la réalité de l’expérience accomplie à travers les siècles.

Ils n’excluent point l’influence légitime de l’État, mais ils en déterminent les limites et maintiennent, avant tout, l’énergique et féconde puissance de la liberté.

Souvent on a voulu les accuser de sacrifier au hasard, alors ils se sont simplement refusés à emprisonner l’activité humaine dans des formules étroites, et à la jeter dans un moule uniforme.

Quand on a prétendu qu’ils condamnaient d’une manière absolue toute action de l’État, on a commis une singulière méprise. Un des savants qui ont été surtout attaqués, Jean-Baptiste Say, dont, par un brillant privilège, nous avons vu le fils et le petit-fils continuer les services rendus par la plume et par la parole à la chose publique, nous fournit la preuve irrécusable d’une autre tendance. En parlant de la question si délicate et naguère si controversée du travail des enfants, ne s’est-il pas associé, avec une chaleureuse conviction, aux premiers essais de la législation anglaise, qui ont fait pénétrer la protection de la santé et de l’intelligence des enfants dans l’intérieur de la manufacture ? Un de nos maîtres vénérés, Rossi, n’a-t-il pas réclamé avec insistance l’instruction obligatoire ?

Peut-être l’animation de certaines controverses a-t-elle produit un malentendu regrettable. Les socialistes de la chaire de l’Allemagne et les hommes distingués de l’Italie, tels que Scialoja, Bonghi, Messedaglia, Lampertico, qu’on signale comme devant produire, au Congrès de Milan, un schisme, tandis que le Congrès des économistes de Florence maintiendrait la doctrine orthodoxe, ne diffèrent guère, au fond, de ceux qui veulent les condamner. Ils connaissent aussi bien les principes fondamentaux ; ils ne nient ni la liberté humaine, ni l’initiative individuelle, ni la propriété, qui est le reflet matériel de la liberté et la base nécessaire de l’ordre naturel des sociétés. De quoi s’agit-il ? Si c’est de la sympathie pour le sort des ouvriers, tout le monde la partage ; mais tandis que les uns laissent la porte ouverte à toutes les tentatives d’association, de coopération, de crédit, de production, etc., les autres penchent vers une application plus large de la providence sociale. Rien de mieux, s’il ne s’agit que de faciliter le succès, de guider et d’éclairer les premiers efforts, de répandre des enseignements fructueux ; mais ce dont il faut se garder, c’est une contrainte quelconque. L’État a une large mission à remplir, et il exerce une influence énorme par l’impôt, par l’instruction, par des lois équitables, par la sécurité qu’il garantit aux conquêtes du travail et aux fruits de la prévoyance, par le respect d’un droit égal qui couvre toutes les conditions. C’est à lui de veiller aux voies de communication, aux travaux publics, aux transmissions postales ; la prévoyance du gouvernement, pour employer une parole de John Stuart Mill, ne se restreint point avec le progrès de la civilisation ; il ne s’agit que d’en déterminer les limites, de manière qu’une autorité forte n’empiète point sur le domaine d’une liberté active.

Si l’on veut suivre les enseignements passionnés de quelques sectaires, on s’efforcera avec eux de préconiser un autre mode d’action de l’État, on s’insurgera contre ce qu’ils nomment la loi d’airain de l’offre et de la demande, et l’on enseignera que la condition des ouvriers ne peut s’améliorer sous l’empire de ce principe fondamental de l’économie politique.

Il y a longtemps que, dans son enseignement et dans ses écrits, M. Wolowski n’a cessé de combattre cette assertion. Il est aussi faux de dire qu’en présence d’un rapport existant, une autorité arbitraire peut à son gré forcer le résultat, mais il est tout aussi faux de prétendre qu’on doit subir passivement le fatalisme d’une proportion contingente. L’action prévoyante et tutélaire d’une autorité éclairée peut s’exercer sur les deux termes du rapport établi et, en les modifiant, elle en changera le résultat. On peut et l’on doit s’efforcer d’améliorer le travail offert et d’accroître le travail demandé, tout en respectant scrupuleusement la liberté des transactions et du travail. L’instruction, largement répandue, n’améliore-t-elle point le travail offert tout en le rendant plus fécond ? La justice, égale pour tous, ne lui donnera-t-elle point un élan fructueux, et la facilité des communications, unie à la liberté des échanges, n’augmente-t-elle point de plus en plus le travail demandé ? Sous cet aspect, l’influence d’un bon ou d’un mauvais gouvernement est incontestable. L’économie politique orthodoxe ne condamne point le pouvoir à l’inaction ; elle s’occupe au contraire de rechercher le mode le plus profitable sous lequel son intervention doit se manifester ; elle ouvre ainsi à tous ceux qui s’occupent du sort réservé aux hommes de travail un large terrain de conciliation.

Le suffrage universel commettrait un véritable suicide s’il marchait à l’encontre des grandes vérités consacrées par l’étude. Si l’on entend par socialisme le déchaînement des appétits et la destruction des éléments d’ordre social qui sont l’unique levier du progrès, un tel système ne peut avoir pour complices que la passion et l’ignorance. On n’a point à redouter le suffrage universel avec le développement des lumières. Ne négligeons donc rien pour répandre les sains enseignements de l’économie politique, car l’œuvre de l’erreur et de la violence ne saurait rencontrer d’autre digue, et si l’on ne propage pas les idées vraies, ce sont les idées fausses qui continueront de circuler.

Notre cher Frédéric Bastiat, dont la mémoire a été évoquée tout à l’heure, a porté un coup décisif à l’erreur en démontrant l’harmonie de tous les intérêts légitimes. Non, il n’est pas vrai que le capital soit l’ennemi du travail ; il en est l’énergique auxiliaire, il affranchit l’homme de la servitude, de l’impuissance et de l’ignorance, il profite surtout à ceux qui ne l’ont pas encore acquis, car il accroît sans cesse la demande du travail, en améliorant la condition de ceux qui ne possèdent que leurs bras et de ceux qui utilisent leur intelligence.

Non, il n’est pas vrai que la propriété soit le résultat de la spoliation : elle arrache au contraire à une communauté stérile les germes féconds des biens dont tous sont appelés à profiter, et qui, par une abondance croissante, augmentent sans cesse la part de chacun.

Non, il n’est pas vrai que la liberté du travail et des échanges sacrifie le faible au fort et dégénère en oppression. C’est le seul levier de l’affranchissement progressif des hommes ; elle n’exclut point les institutions auxiliaires destinées à la fortifier.

L’expérience des siècles montre combien la condition de tous s’est améliorée à mesure que le droit de propriété a été mieux respecté, à mesure que le capital a grandi, à mesure que la liberté s’est dégagée des liens du communisme et de la servitude.

Les gouvernements n’ont pas été étrangers à cette heureuse transformation, et l’on a vu la civilisation répandre ses bienfaits à mesure que les nations ont été appelées à discuter et à gérer leurs intérêts, à mesure que l’initiative individuelle a progressé.

Le suffrage universel forme la dernière étape de cette longue série d’efforts ; il a pour point de départ et pour condition suprême l’élévation intellectuelle et morale. Condorcet l’a justement dit : il n’est point de progrès véritable sans l’extension des lumières, et cette vérité s’applique avec le plus d’énergie au suffrage universel. Avec lui, chaque peuple est maître de ses destinées ; pour qu’elles soient prospères, il faut qu’il sache se dominer lui-même, se connaître et connaître les lois de la nature humaine et l’harmonie des intérêts.

Il faut surtout qu’il lie le présent à l’avenir, en poursuivant le bien qui dure, au lieu de se laisser séduire par la trompeuse facilité avec laquelle on penserait obtenir des avantages éphémères. Qu’il se rappelle sans cesse ces paroles de Franklin qui résument les sains enseignements de l’économie politique : « Quiconque vous dit que vous pouvez prospérer autrement que par le travail et par l’économie, ne l’écoutez pas, c’est un empoisonneur ! »

La mission de l’État consiste surtout à écarter les obstacles, à éclairer les esprits, à maintenir à chacun son droit, suum cuique, à faciliter les efforts de l’activité individuelle, à ne point peser d’une manière arbitraire sur les rapports sociaux, en contribuant sans cesse à en améliorer les termes. L’offre et la demande existeront toujours, mais un équilibre meilleur résultera d’une offre plus habile et d’une demande plus active.

M. Joseph Garnier trouve que les considérations auxquelles M. Wolowski vient de se livrer ont fait dévier la question, d’abord erronée, dans une autre qui y converge, mais qui n’est pas la même, c’est-à-dire celle des limites à assigner à l’intervention de l’État.

Cette question des attributions de l’État a fait l’objet de fréquentes discussions pendant les premières années de la Société ; mais chaque fois le débat sortait de la généralité pour se fixer sur des exemples particuliers cités par les orateurs. Sans vouloir la discuter de nouveau, car il pense qu’on ne la traitera avec fruit que par écrit, M. Joseph Garnier est d’avis qu’en effet les économistes et les socialistes se divisent sur les limites de l’intervention de l’État : ceux-là, demandant une intervention maximum jusqu’à l’État providence, et tombant dans le communisme ; ceux-ci concluant à l’intervention minimum que Voyer d’Argenson traduisait par cet aphorisme : « Ne pas trop gouverner », rappelé et approuvé par Saint-Just dans la discussion de la constitution de 1793. C’est encore sur ce point que les économistes proprement dits se séparent des soi-disant économistes organisateurs, autoritaires, dits aujourd’hui économistes de la chaire, et qui s’intitulaient, il y a vingt-cinq ans, l’école française, avec un programme sentimental et réglementaire qui confinait au socialisme pour les uns, au protectionnisme pour les autres.

En somme, ces prétendus novateurs qui se sont assemblés à Eisenach, qui vont se réunir à Milan, ne sont pas encore assez montés en chaire pour s’apprendre l’économie politique à eux-mêmes ou l’ont peut-être oubliée.

Quant à la théorie du gouvernement ulcère rappelée par M. Wolowski, M. Joseph Garnier raconte que, de concert avec Horace Say, fils de J.-B. Say, il l’a vainement cherchée dans les écrits de ce dernier, et il croit que c’est là un de ces mots historiques qui n’ont jamais été dits, du moins par ceux à qui on les attribue, ou que si J.-B. Say l’a jamais prononcé, c’est pour caractériser des gouvernements internationalistes et dilapidateurs, auquel cas il aurait eu raison.

M. de Labry rappelle que, dans deux camps opposés, on a employé les qualifications d’économiste et de socialiste, l’une aussi bien que l’autre à titre d’injure pour l’adversaire et d’éloge pour soi-même, que cependant dans le langage ordinaire chacune d’elles a pris une acception sur laquelle le public est d’accord : ceux qui sont en dehors des querelles d’école appellent tous J.-B. Say économiste et Fourier socialiste. 

Quelle est donc, dans ces acceptions usitées, la différence entre l’économie politique et le socialisme ? En employant deux mots de mathématiques, on peut dire que la première est la statique sociale, et le second la dynamique sociale, c’est-à-dire que la première étudie les conditions de l’équilibre de la société, que la seconde s’occupe des mouvements de cette société et cherche à les provoquer.

M. de Labry cite quelques exemples : l’économie politique examine comment l’État intervient pour garder l’ordre dans la nation ; elle indique les moyens d’éviter que cette intervention ne devienne perturbatrice ; elle analyse les rapports actuels entre le capital et le travail ; l’organisation puissante et variée qu’on appelle salariat, les procédés par lesquels on peut en empêcher les crises ; elle observe la circulation du billet de banque, les ressorts de cet ingénieux mécanisme, les fautes dont il faut s’abstenir pour ne pas l’altérer. Voilà autant d’équilibres que l’économie politique s’efforce de pénétrer et de sauvegarder ! Dans des directions parallèles à celles-là, le socialisme prétend modifier profondément les fonctions de l’État pour faire de lui le répartiteur général des tâches et le distributeur universel des produits ; il veut faire disparaître les formes actuelles du capital et de la rémunération du travail, supprimer les capitalistes d’aujourd’hui, transformer tous les salariés en autant de capitalistes nouveaux ; dans un accès de socialisme, Proudhon va remplacer la Banque de France par la Banque du peuple, émettre un papier qui annihilera monnaie et capital, et par là, dit-il, changer le sens de la rotation terrestre. Autant de mouvements que le socialisme se targue de calculer d’avance, de diriger et même de créer par son génie.

Or l’équilibre c’est le présent, il est unique, il est là, sous nos yeux, sous nos mains ; pour le voir, au moins superficiellement, il suffit de regarder, d’avoir l’esprit droit, et de s’appliquer. Le mouvement, au contraire, c’est l’avenir ; il peut se faire dans des sens et avec des vitesses d’une infinie diversité ; pour l’annoncer, il faut prédire, rôle difficile, sinon impossible ! Ainsi, en général, l’économie politique a raison et le socialisme a tort.

L’économie politique a pour rôle de maintenir ; elle est donc conservatrice et prudente. Le socialisme a pour essence de transformer, presque toujours à l’aveugle ; il est aventureux, perturbateur, souvent destructeur.

Se borner à connaître les données du problème social, c’est-à-dire les faits actuels, c’est déjà savoir ; vouloir proclamer la solution du problème, sans avoir étudié ces mêmes données, c’est manquer à la première règle de la science. Donc, si l’on appelle pur celui qui se cantonne dans sa spécialité, l’économiste pur est au moins un homme instruit, tandis que le socialiste pur est un ignorant de la plus dangereuse espèce.

M. Foucher de Careil demande à revenir à la question initiale : savoir si le suffrage universel est favorable au développement du socialisme ; il croit qu’on peut la traiter sans sortir du terrain économique pur et sans égard pour la politique. M. Wolowski a donné de curieux et savants détails sur les socialistes « de la chaire » de l’Allemagne contemporaine, et il a dit avec raison qu’entre eux et leurs collègues de la stricte observance, le débat portait sur le plus ou moins d’intervention gouvernementale qu’il convenait d’admettre ; toutefois l’orateur ne pense pas que ce soit là un simple malentendu entre gens qui s’entendent au fond, et il en voit la preuve dans les origines du débat qui se poursuit aujourd’hui dans les congrès économiques de l’Allemagne et même de l’Italie. Pour bien comprendre l’importance de ce conflit de doctrines, il faut revenir à un épisode très curieux, mais peu connu en France, de l’histoire de l’économie politique à Berlin, épisode où M. de Bismarck se trouve mêlé ; ce qui ne doit pas nous surprendre, car à quoi M. de Bismarck n’est-il point mêlé aujourd’hui en Europe ? Il s’agissait alors de savoir qui avait raison dans les conseils qu’il donnait aux ouvriers, de H. Schulze-Delitzsch ou de F. Lassalle : H. Schulze-Delitzsch, l’ennemi déclaré de toute intervention de l’État, le champion de l’initiative privée et le fondateur des Banques du peuple d’une part, et F. Lassalle, le socialiste, le partisan avoué de l’intervention la plus forte de l’État et le fondateur de la secte des Lassaliens, qui mourut des suites d’un duel en Suisse, d’autre part.

Le débat entre ces deux hommes était celui-ci : Lassalle s’était fait fort de prouver que, sans une intervention directe et puissante de l’État, l’économie politique, science d’emprunt et science plus apparente que réelle, était dans une impuissance radicale d’améliorer le sort des ouvriers qui avaient besoin de pain et non de conseils. Et (c’est ici qu’on voit la main de M. de Bismarck) il offrait à ses auditeurs un premier prêt de 1 million de thalers pour commencer cette réforme pratique du salariat, but commun de leurs efforts.

On comprend quelle séduisante perspective ouvrait aux yeux des classes populaires cet appel aux caisses de l’État et au régime des subventions. Disons cependant à l’honneur des ouvriers (car, à quelques nationalités qu’ils appartiennent, il faut leur tenir compte d’un acte de sagesse), qu’ils ne furent pas aussi vite séduits et captés qu’on aurait pu le supposer. On le doit surtout à M. Schulze-Delitzsch, qui fit crouler sous ses sarcasmes et sous le poids d’une logique serrée tout l’édifice du machiavélisme concerté entre le chef avéré des socialistes allemands et le futur chef du gouvernement de l’Allemagne.

M. Schulze-Delitzsch se chargea de démontrer à cet auditoire peu cultivé, mais susceptible d’écouter la raison, que les prémisses du raisonnement de Lassalle étaient fausses, ce qui mettait à néant ses conclusions. « Il est faux, disait-il, qu’il y ait un écart constant, irréductible, entre le prix des objets de consommation (de première nécessité), livré aux lois de l’offre et de la demande, et le salaire des ouvriers. Si l’on prend, au contraire, des périodes de vingt-cinq ans (et il faisait ce travail pour l’Allemagne depuis le commencement du siècle), on s’aperçoit que la progression des salaires est constante et que, sur plus d’un point, elle dépasse celle des objets de consommation ; qu’en tout cas, elle s’harmonise avec elle. Que deviennent alors les frayeurs si habilement exploitées par Lassalle de voir les ouvriers réduits à leurs propres forces aboutir fatalement à la misère et à la ruine ? N’étaient-ce point ces déplorables excitations qui pouvaient et devaient les conduire à écouter de détestables sophismes dont nous avons pu de nos jours constater les effets désastreux pour l’ordre et la civilisation qu’ils menacent également. Disons, au contraire, que la prétendue loi de Lassalle, comme la prétendue loi de Karl Marx, le chef de l’Internationale, est démontrée chimérique et fausse, et qu’elle a contre elle le témoignage des faits qu’elle invoque, comme celui des ouvriers raisonnables qu’elle tente de séduire. » Tel fut le mémorable débat dont on se souvient encore en Allemagne et dont M. Max Wirth s’est fait l’intéressant et l’éloquent narrateur.

Il est bien clair que, si des deux champions c’est Lassalle qui a raison, l’économie politique sera répudiée a priori par tous les ouvriers qui veulent améliorer leur sort et qui, ne pouvant pas y arriver par leurs propres efforts, se jetteront dans les bras de ce césarisme démagogique qui leur permettait naguère en France, comme en Allemagne, de les faire asseoir aux tables toujours servies de l’Olympe ou du budget, ce qui pour eux est à peu près même chose. Mais, comme fort heureusement c’est M. Schulze-Delitzsch, c’est-à-dire la doctrine de non-intervention qui est la vraie, il s’ensuit que ces détestables provocations aux appétits grossiers et aux convoitises matérielles ne sont à craindre qu’autant que les ouvriers et les petits, c’est-à-dire le grand nombre, hélas ! se laissent duper par des charlatans déguisés en économistes. En un mot, le remède est toujours auprès du mal, et c’est à nous, qui n’avons jamais fléchi sur les vrais principes, de l’appliquer par l’enseignement le plus large de ces doctrines salutaires dont Bastiat s’est fait l’apôtre, et par la diffusion de la véritable économie politique jusque dans les classes populaires et parmi ces nouvelles couches sociales dont on nous menace. Pourquoi seraient-elles menaçantes ? L’ignorance et l’erreur seules sont une menace ; l’instruction et les saines doctrines partout répandues sont au contraire une espérance.

Enfin, et l’orateur termine ainsi : pour nous résumer et conclure, l’économie politique a tout à craindre, comme la société du reste, du suffrage universel faussé, alambiqué et sophistiqué soit par les démagogues, soit par un prétendu ordre moral ; elle n’a rien à craindre, elle a même beaucoup à espérer du suffrage universel instruit et éclairé, arrivant à la conscience de lui-même et repoussant avec indignation les sophistes et les charlatans, d’où qu’ils viennent et quelle que soit la peau dont ils se couvrent. Le pire ennemi de l’économie politique est le césarisme démagogique dont on ne saurait trop flétrir les procédés et les errements désormais connus et appréciés par leurs fruits. Ex fructibus eorum cognoscetis eos. Telle nous paraît être la solution de la question posée ce soir : si le suffrage universel est favorable au socialisme !

M. Nottelle a entendu développer par M. Foucher de Careil, avec plus de clarté et de vigueur qu’il ne l’eût fait lui-même, une partie des observations qu’il avait à présenter, notamment sur le rôle odieux des meneurs socialistes qui, sous prétexte d’améliorer les conditions du travail, cherchent à provoquer des bouleversements sociaux dont les conséquences les plus douloureuses retomberaient sur les travailleurs. Il ne lui reste qu’à appeler l’attention de l’assemblée sur un côté très grave et trop négligé du socialisme : les racines qu’il a dans notre législation.

Si le but avoué du socialisme : améliorer le sort du plus grand nombre, était sincère, tout homme de cœur se proclamerait franchement socialiste ; mais le moyen d’application préconisé donne au socialisme une signification qui en est la condamnation irrévocable. Ce moyen est l’intervention de l’État dans les rapports économiques, intervention qui doit être repoussée d’une façon absolue.

Malgré sa déférence pour l’autorité de M. Wolowski, dont il a écouté avec un très vif intérêt les renseignements sur l’évolution quasi-scientifique des doctrines socialistes, M. Nottelle ne peut admettre avec notre savant confrère que l’ingérence de l’État, en matière économique, doive s’exercer, même dans une certaine mesure.

La loi sur le travail des enfants, qui, selon M. Wolowski, prouve la nécessité de l’intervention mesurée, ne conclut nullement dans l’espèce, car elle n’a pas le caractère économique qui lui est attribué. L’État intervient dans ce cas comme défenseur de l’ordre, de la morale, de la justice, ce qui est parfaitement dans ses attributions, exactement comme il le fait quand il punit le détournement d’une mineure que son inexpérience et parfois la connivence de ses parents ont livrée à la séduction.

L’ingérence de l’État doit être rigoureusement exclue du domaine économique, non seulement parce qu’elle y apporte toujours le trouble et la stérilité, mais surtout, et c’est ici le point capital de l’observation, parce qu’elle accrédite la théorie de l’État providence, origine et justification du socialisme.

Si les masses ouvrières ne comprennent pas encore nettement que socialisme et protectionnisme sont les applications différentes d’un principe identique, elles ne voient que trop l’ingérence de l’État traquer l’initiative privée sur le terrain économique qui doit être sa possession exclusive, et s’y manifester par la création de toutes sortes de privilèges. Eh bien, ces privilèges, les ouvriers socialistes en réclament simplement la bonne part pour le travail manuel.

Voilà ce qui constitue la force redoutable du socialisme, ce qui l’élève à la hauteur d’un véritable danger social. La loi met de son côté une implacable logique. On est réduit à l’expédient de le comprimer par la force et à l’impuissance de le combattre par la raison et la justice, tant que le protectionnisme reste inscrit dans la législation. C’est donc là, dans la source, c’est-à-dire dans la doctrine protectionniste, qu’il faut attaquer le socialisme si l’on veut s’en délivrer, et en général pour éclairer le suffrage universel et l’empêcher de s’embourber dans l’ornière socialiste, il faut faire justice de la fausse et dangereuse doctrine de l’État providence. 

M. Villiaumé croyait que le socialisme n’existait plus, et qu’il était, par conséquent, superflu de le définir. L’économie politique est une science ; elle consiste, comme les autres sciences, dans un ensemble de principes fondés sur l’observation et l’expérience. Le socialisme, qui attaque ces principes, est donc le contraire d’une science, et n’a point de raison d’être ; dans son expression pure, ce n’est autre chose que le communisme, et ceux qui se disent socialistes ne sont que des communistes honteux. Or, communisme et despotisme, c’est tout un. L’économie politique, c’est la théorie de la liberté. Entre elle et le socialisme, il ne peut y avoir rien de commun.

M. Villiaumé réfute par des données historiques précises la prétendue loi de Lassalle. Sous Louis XIV, vers 1690, un bon ouvrier gagnait 10 sous par jour ; aujourd’hui, il gagne de 5 à 7 francs. Ainsi le salaire, depuis deux siècles, a plus que décuplé ; le prix des objets de consommation a tout au plus quadruplé ; d’où il suit que le sort de l’ouvrier est cinq ou six fois meilleur qu’à la fin du dix-septième siècle. Les gouvernements qui se sont succédé depuis 1789, c’est-à-dire depuis l’abolition des privilèges et des abus de l’Ancien régime, n’ont pas, quelque reproche qu’on puisse leur adresser d’ailleurs, arrêté le progrès économique dont la Révolution a été le point de départ. Les salaires n’ont pas cessé de s’accroître, les prix des subsistances restant à peu près les mêmes. Le socialisme ne renversera pas les principes de la science ; il a pu servir de drapeau à des intrigants politiques ou à des chefs de parti ; mais il n’est vraiment dangereux que lorsqu’il revêt la forme du despotisme et s’incarne dans des hommes tels que les deux Bonaparte.

Le seul rôle de l’État est de protéger la liberté des citoyens ; quelquefois seulement il peut venir en aide à certains essais dont les résultats seront utiles au public, mais il doit surtout empêcher ou réprimer les prévarications. En résumé, le socialisme n’existe pas, puisqu’il est la négation de la science. Tous les économistes sont d’accord entre eux sur les principes fondamentaux. Mettez en présence deux socialistes pris au hasard, chacun d’eux aura son système exclusif de celui de l’autre. Cela seul suffit pour les juger.

C’est à tort, dit M. Villiaumé en finissant, qu’on range Proudhon parmi les socialistes. Ce spirituel écrivain s’intitule socialiste, il est vrai ; mais il a combattu énergiquement les socialistes en se moquant d’eux.

M. Wolowski a rapidement résumé la discussion, en constatant l’accord des esprits pour déterminer les devoirs qu’impose à tous le suffrage universel. Il faut avant tout l’éclairer sur les véritables intérêts sociaux, dissiper des préjugés grossiers, montrer quelles sont les lois immuables qui résultent de la nature des choses et de l’homme.

Les économistes ne se sont point bornés à créer une science purement descriptive, ni uniquement attachés à ce qui était ; ils ont toujours recherché ce qui doit être ; leur honneur consiste à la transformation qu’ils ont amenée dans le monde, en détruisant les anciens abus, les privilèges égoïstes, les entraves de toute nature, les règlements énervants qui gênaient le développement de l’activité humaine et le mouvement des échanges. Ils n’ont fait appel qu’aux sentiments élevés de la justice, du droit équitable, de la récompense légitime du travail ; mais, en mettant un terme à l’oppression et à la contrainte, ils n’ont point entendu faire table rase ; en renversant l’Ancien régime, ils n’ont nullement prétendu supprimer l’influence de l’État et l’action fort légitime qu’il exerce pour garantir et pour développer la liberté. Ils n’ont point entendu séparer l’utile du juste, car une vue superficielle peut seule donner à penser que l’un marche sans l’autre ; l’économie politique ouvre libre carrière à tous les essais, elle se fie à l’initiative individuelle, et comme l’a si bien dit Ch. Dunoyer, elle n’impose rien, elle propose, et loin de conseiller l’immobilité, elle favorise le développement de tout ce qui peut aider l’expansion des forces naturelles. D’autres systèmes promettent vainement ce que le respect des lois économiques peut seul procurer, et ces lois se résument en deux grands principes : justice et liberté.

Quant à l’action de l’État, elle est indispensable pour maintenir la justice et pour garantir la liberté ; elle se manifeste sans cesse d’une manière féconde, quand au lieu d’user de contrainte, elle aide l’activité individuelle ; quand au lieu d’agir pour tous et de penser pour tous, l’État favorise l’exercice de l’action privée et le développement de la pensée.

On ne saurait prétendre que son rôle se réduit de nos jours, mais il se transforme. On ne doit ni l’invoquer, là où il ne saurait sans péril écarter l’activité individuelle, ni proscrire à tout propos l’action tutélaire qu’il exerce. Quant à vouloir qu’il enlève aux uns ce qu’il attribuerait aux autres, sous prétexte d’un équilibre chimérique, ce serait tout perdre ; car où sont les trésors qu’on voudrait ainsi distribuer, sinon l’effort successif des générations ! La source des millions serait bientôt tarie si le travail libre, responsable de ses œuvres et maître des produits obtenus, cessait de l’alimenter.

Que chacun puisse acquérir la récompense légitime du labeur et de l’intelligence, mais que chacun soit aussi exposé à perdre ce qu’il ne sait pas conserver, voici le dogme de l’ordre social actuel.

Ne bataillons pas sur les mots, allons au fond des choses, afin d’écarter l’équivoque. Maintenons à l’initiative individuelle et à la liberté des transactions tout leur essor, en même temps conservons à l’État ce qui est de son domaine. Il ne s’agit point, de part ni d’autre, d’une affirmation tranchante et absolue, il s’agit d’une question de limites. Le faux socialisme sera vaincu par le suffrage universel, appuyé sur le progrès des lumières. L’intérêt de tous est dans le libre accès de la propriété et dans l’extension du capital ; ils n’ont besoin que du maintien d’un lien permanent entre le droit que chacun exerce et le labeur dont ce droit émane et qui est nécessaire pour le conserver. Il suffit pour cela de garantir l’exercice de l’activité générale et de maintenir une ferme protection aux résultats acquis. Ne rien enlever à personne, mais faciliter les moyens d’acquérir en prêtant appui à la propriété et à la prévoyance, telle est la mission de l’État, telle sera l’œuvre éclairée du suffrage universel. Au lieu d’irriter des souffrances qui n’ont pas encore disparu, il faut montrer de quelle manière ceux qui travaillent ont déjà amélioré leur condition et ce qu’ils peuvent pour la relever de plus en plus, alors qu’un libre accès est ouvert à l’acquisition de la propriété sous toutes les formes et qu’il n’y a plus de propriété immobilisée. Un large héritage de lumières et de forces devient le point de départ d’une situation moins triste pour ceux qu’on appelle les déshérités, quand on oublie que l’avoir qui se transmet a été la suite d’une conquête sur la nature morte et non d’une spoliation.

Telles sont les vérités consolantes qui découlent des enseignements économiques. Tous ceux qui s’occupent sérieusement de la condition des ouvriers ne sauraient les méconnaître sans aller contre le but qu’ils prétendent atteindre. La science sociale ne peut se développer utilement que sur les bases de justice et de liberté, qui ont été posées par l’économie politique. Quelques divergences apparentes sur des points de détail ne doivent pas faire oublier l’accord sur les principes.

M. Maurice Block n’admet pas qu’il y ait, entre les économistes, des divergences d’opinion sur les principes fondamentaux ; c’est sur les applications (et sur les définitions) ou plutôt sur la terminologie qu’on diffère. Les principes fondamentaux sont le résultat de l’observation, tous ceux qui ne s’aveuglent pas volontairement les voient de la même manière. Les applications, au contraire, sont sujettes à l’appréciation ; on peut en ajouter ou en ôter, selon qu’on attribue plus ou moins d’importance à l’un ou l’autre des éléments de la question. Ce qui trompe le spectateur non économiste, c’est qu’il y a peu de principes et beaucoup d’applications ; il nous voit discuter les applications et croit que nous discutons tout. Les socialistes les plus prononcés essayent seuls de nier telle vérité économique qui les gêne, mais même en la niant explicitement, ils sont obligés de la supposer vraie implicitement ; elle agit sur leur raisonnement comme un « postulat » ; M. Maurice Block a eu l’occasion de le constater en étudiant le livre de M. Karl Marx, et cette remarque se confirme pour lui chaque fois qu’il voit un travail d’un des membres du congrès d’Eisenach.

En ce qui concerne l’enseignement dans les écoles primaires, il ne comprend guère les applications ; on doit se borner à bien établir les principes dans l’esprit des élèves, on doit les habituer à avoir conscience de la nature des faits économiques afin de pouvoir les observer avec fruit. La tâche n’est pas aussi difficile qu’elle en a l’air, et les effets d’un pareil enseignement se manifesteraient par la généralisation du bien-être dans les masses. Ce n’est, en tout cas, qu’en enseignant l’économie politique qu’on empêche les esprits de prêter l’oreille au socialisme.

À propos de cette question, M. Arthur Mangin a été chargé de faire hommage à la Société d’une brochure intitulée : le suffrage universel et la propriété. L’auteur, qui garde l’anonyme, a longtemps résidé en Chine, et il en est revenu très pénétré de l’excellence des institutions de ce pays, qui toutes reposent sur la famille. C’est aussi de la famille fortement constituée et attachée au sol qu’il voudrait faire l’élément essentiel de nos institutions politiques et économiques. C’est là, selon lui, le meilleur moyen de moraliser le suffrage universel et de prévenir les révolutions. S’appuyant sur des considérations historiques, il invoque un passage des Essais sur l’Histoire de France de M. Guizot, pour affirmer que l’État doit être formé, non seulement des hommes, mais du territoire ; ce qui revient à dire que le droit politique doit être inhérent à la propriété foncière. L’auteur de la brochure ne propose cependant pas de n’accorder le droit de suffrage qu’aux possesseurs du sol ; il ne demande pas que les propriétaires seuls soient électeurs, mais il voudrait que tous les électeurs devinssent un jour propriétaires, et il énonce les mesures qui lui semblent le plus propres à atteindre ce résultat. Au premier rang se place, dans sa pensée, la mesure radicale, qui consisterait à déclarer inaliénable toute propriété au-dessous de 2 hectares. L’auteur croit qu’on arrêterait ainsi l’émigration des populations rurales vers les villes, aussi bien que le développement excessif de la grande industrie, qu’on préparerait l’avènement d’un âge heureux où toute famille aurait son foyer, son « asile héréditaire ». Il n’y aurait plus alors en France que des conservateurs, et la fameuse clôture de l’ère des révolutions serait enfin réalisée. L’auteur, on le voit, s’est emparé de la vieille maxime féodale : « Point de terre sans seigneur, point de seigneur sans terre », et l’appliquant à la démocratie, il dit : « Point de citoyens sans terre… »

Le président fait remarquer que la thèse qui vient d’être exposée n’a pas le mérite de la nouveauté ; l’idée de l’inaliénabilité de la terre est une idée allemande. Il ne croit pas d’ailleurs qu’elle soit soutenable. Lui-même, dit-il, ne possède pas un pouce de terre ; ce qui ne l’empêche pas d’avoir une famille et d’être citoyen. Le mieux est, selon lui, et tous les économistes, sans doute, seront de son avis, de s’en tenir à la liberté, qui est le seul principe vraiment juste et fécond. Que la terre se divise ou s’agglomère, selon les avantages qu’on y trouvera. Quant aux droits de mutation, M. Wolowski reconnaît qu’ils sont excessifs et même injustes ; mais le moment actuel n’est guère propice pour la réforme des impôts.

LETTRE DE M. LÉONCE DE LAVERGNE.

Mon cher confrère,

Je vois que, dans le compte rendu de la dernière séance de la Société d’économie politique, on a négligé de mentionner l’observation que j’ai faite sur la composition du suffrage universel. Je ne relèverais pas cette omission si elle ne me paraissait pas avoir son importance pour la question en discussion. À l’opinion souvent exprimée que le suffrage universel donne la majorité aux ouvriers, j’ai répondu que la majorité appartenait aux propriétaires, grands et petits. On est, en effet, d’accord pour évaluer le nombre des propriétaires fonciers entre 5 et 6 millions, et il faut y ajouter tous ceux, si nombreux aujourd’hui, qui, n’ayant pas de propriété immobilière, possèdent des biens meubles tels que rentes sur l’État, actions, obligations, etc. Les ouvriers proprement dits, soit industriels, soit agricoles, c’est-à-dire ceux qui vivent uniquement de salaires, forment à peine le quart de la population totale.

Forcé de partir avant la fin de la séance, je n’ai pu qu’indiquer ce fait, sans en tirer les conséquences. J’aurais voulu faire remarquer combien ce grand nombre de propriétaires, qui va s’accroissant tous les jours, donnait de garanties contre le socialisme. La forme dominante du socialisme est la négation de la propriété. Or, qui ne sait que les plus petits propriétaires et les plus petits capitalistes ne sont pas ceux qui tiennent le moins à ce qu’ils possèdent ?

Certes, je n’ai pas désiré l’avènement du suffrage universel ; je l’ai vu, au contraire, arriver avec inquiétude ; mais, depuis vingt-cinq ans qu’il fonctionne, j’ai appris à le moins redouter. J’ai été surtout frappé de cette coïncidence que, du moment où il a été institué, le socialisme a commencé à décliner. C’est sous l’empire du suffrage restreint que les utopies socialistes se sont développées et ont pris de grandes proportions. On se rappelle le débordement de systèmes qui a précédé la révolution de 1848. Ces systèmes ont aujourd’hui en partie disparu. On ne parle plus du saint-simonisme, du fouriérisme et de leurs dérivés. La Commune leur a succédé sans leur ressembler. La Commune a été une sédition de malfaiteurs, favorisée par un concours de circonstances inouïes ; elle a procédé par le meurtre et l’incendie, mais sans avoir la prétention d’inaugurer un nouveau principe social. Même dans ces élections que nous voyons se multiplier depuis trois ans, nous entendons beaucoup parler de dissentiments sur les formes politiques, fort peu de questions sociales.

Je ne puis m’empêcher d’attribuer au suffrage universel une action quelconque sur ce changement. On comprend qu’en effet les faiseurs de systèmes subversifs se fassent une arme du suffrage restreint pour séduire les ignorants. Si l’on ne met pas nos théories en pratique, peuvent-ils dire, c’est que le pouvoir est entre les mains d’une minorité intéressée à les étouffer. Ce langage perd beaucoup de sa force apparente avec le suffrage universel. Depuis que tout le monde vote, pourquoi les bases de la société n’ont-elles pas changé ? Les classes les plus nombreuses sont devenues les plus puissantes ; pourquoi n’ont-elles rien fait ? C’est qu’apparemment il n’y a rien à faire. Le socialisme est mis au pied du mur ; dès qu’on le serre de près, il s’évanouit.

Il est vrai que, dans la discussion de l’autre jour, on a envisagé le socialisme à un point de vue spécial. On y a vu surtout la tendance à accroître les attributions de l’État en matière économique comme en toute autre. Ici, je le reconnais, le suffrage universel présente un grand danger ; l’expérience nous apprend qu’il est prompt à douter de lui-même, et que, dans l’embarras où le jette le choc des opinions contradictoires, il se montre facilement disposé à chercher un maître qui lui épargne la peine de se conduire. Mais ceci n’est pas une question sociale, c’est une question politique ; elle sort du cadre habituel de nos discussions. 

Agréez, etc. 

L. DE LAVERGNE. 

Versailles, 25 octobre 1874. 

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