Interview avec Copeau, par Grégoire Canlorbe

  Régulièrement, l’Institut Coppet va à la rencontre de personnalités se réclamant du libéralisme, afin d’explorer tous les courants de cette pensée et d’en rendre compte au mieux. Cette série d’interviews ne vise pas à promouvoir une vision du libéralisme plutôt qu’une autre mais à offrir une plongée en apnée dans la richesse et la diversité des différentes visions à l’œuvre. Les propos tenus dans cet entretien n’engagent pas la responsabilité de l’Institut. Nous n’entendons pas plus les promouvoir que les pourfendre. Condorcet disait : « Il faut tout enseigner, tout savoir, tout comprendre. »

Copeau-6  Copeau, né en 1976, est le fondateur de l’association liberaux.org, dont il a assumé la présidence de 2002 à 2006. À ce titre, il a fondé la plupart des sites qui constituent encore actuellement la galaxie liberaux.org : le forum éponyme, catallaxia, librairal, wikibéral, et enfin le pure player contrepoints.

  Diplômé de l’ENA et haut fonctionnaire, Copeau dénonce de l’intérieur un système qu’il ne connaît que trop bien. Depuis plus de 15 ans, il fréquente au quotidien les élus, locaux comme nationaux, et observe leurs stratégies, leurs caprices et leurs manies. Il livre les résultats de ces années d’enquête dans Les Rentiers de la Gloire, un pamphlet mené sur le ton de l’invective, de l’ironie et de l’humour, tout récemment publié aux Belles Lettres.

  Son pseudonyme est un clin d’œil au héros libre et intransigeant du Bonheur insoutenable d’Ira Levin.

  Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel. Il réside actuellement à Paris.

  Grégoire Canlorbe : “De tendance libérale classique”, je vous cite, vous défendez “toutefois en économie des thèses autrichiennes.”

  Pourriez-vous revenir sur ce que vous appelez “libéralisme classique” et les raisons qui font que votre préférence va à cette “tendance” du libéralisme (plutôt qu’aux courants modernes généralement étiquetés comme “néolibéraux” ou “libertariens”) ?

  Pourquoi souscrire aux thèses autrichiennes plutôt que néoclassiques, monétaristes ou keynésiennes ?

  Copeau : Je suis un indécrottable libéral classique, au sens anglo-saxon comme européen du terme. Ceci signifie que mon libéralisme est d’abord un libéralisme politique, nourri aux mamelles de Montesquieu et Tocqueville, avant d’être un libéralisme économique. Je sais bien que ceci me distingue sans doute de la plupart des libéraux contemporains, qui sont « passés au libéralisme » par l’économie, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’économie théorique (l’économie politique, comme on disait jadis), ou qu’il s’agisse de l’économie concrète (type l’Opinion, pour faire simple). Je n’ai bien évidemment rien contre ceux qui accèdent au libéralisme par l’économique, mais permettez-moi d’être un libéral classique intransigeant qui considère que l’économie de marché et le capitalisme ne sont pas l’essence de la pensée libérale, bien au contraire. Il existe des régimes capitalistes autoritaires qui en sont la parfaite illustration.

  Par libéral classique, j’entends, fondamentalement, que ma conception du monde se fonde sur la modération, les checks and balances, le pouvoir limité, l’état de droit, avec tout ce qu’il impose, en particulier le fait de rendre inopérable les pensée extrêmes. Quelles que soient les pensées extrêmes d’ailleurs, et la pensée libérale en comprend aussi.

  À mes yeux, cette conception du monde, modérée, tempérée, et plus encore prudente – la prudence est la première vertu du libéral, selon moi ! J’avais beaucoup aimé Gare au gorille de Nicolas Tavaglione sur ce point – peut tout à fait se marier avec la vision autrichienne de l’économie, fondée sur la subjectivité de la valeur, l’utilité marginale décroissante, la critique ferme et définitive de l’action publique. Le libéralisme classique des Lumières, la révolution marginaliste autrichienne, celle de Menger et de Mises, sont en réalité deux manières complémentaires d’appréhender les interactions sociales. Plutôt que de considérer qu’elles doivent être dictées par des décisions collectives, issues du débat démocratique qui est gros de ses contradictions, le libéralisme considère que ce sont les interactions individuelles (l’échange, le contrat, la règle préalable, la responsabilité individuelle) qui doivent régir la vie en société. La vision du monde constructiviste, de type top-down, s’oppose frontalement à cette vision du monde-ci, de type bottom-up.

  Le libéralisme classique, la pensée autrichienne, sont riches de multiples auteurs et leur finesse d’analyse est sans commune mesure avec des pensées que je qualifierais, pour rester poli, de plus rudimentaires. Et il y a, au sein même de la pensée libérale, des pensées rudimentaires. Le rigorisme, l’apriorisme, les raisonnements du type « Robinson sur son île », tout comme l’abstraction du contrat social jadis, sont des manières de raisonner dans une éprouvette. C’est intéressant. C’est même un exercice intellectuel stimulant. Mais ça n’a pas grand-chose à voir avec la vraie vie. Ces pensées simplificatrices sinon simplistes feraient mieux de rester des loisirs pour intellectuels engourdis, et gagneraient à ne pas s’ériger en pseudosciences qui cherchent à embrasser le monde de leurs bras raccourcis. Malheureusement, le libéralisme, courant devenu plus ou moins alternatif et underground au fil des décennies, sous les coups du boutoir de la pensée magique keynésienne, comprend dans sa version « moderne » de nombreuses subdivisions simplistes.

resize  Enfin, mon libéralisme est aussi et surtout social, ou plus exactement sociétal, au sens strict libertaire. Il n’a pas grand-chose à voir avec les libertaires des années 70 à nos jours, mais tout à voir avec ces grands penseurs de la liberté que sont Han Ryner, Max Stirner, Georges Palante ou encore Voltairine de Cleyre. Mon bréviaire pourrait être résumé par cette phrase de Han Ryner : « Le sage remarque que, pour exercer une action sociale, il faut agir sur les foules, et qu’on n’agit point sur les foules par la raison, mais par les passions. Il ne se croit pas le droit de soulever les passions des hommes. L’action sociale lui apparaît comme une tyrannie, et il s’abstient d’y prendre part. » On n’a pas mieux dit depuis.

  Grégoire Canlorbe : Une aile de votre site personnel est dédiée à votre intérêt de fin gourmet pour les actrices pornographiques. Sasha Grey, figure de proue de l’alt-porn, Tatiana Kush, charmante icône d’un mètre cinquante cinq, dotée d’un tatouage tribal sur la fesse gauche, Shy Love, délicieuse adepte de la sodomie, ou encore Charlotte Stokely, “blonde à damner un zombi eunuque”, sont mises en vedette. À cette occasion, vous ne faîtes pas mystère de votre appétit pour les scènes interraciales : “c’est très bien”, écrivez-vous.

  N’avez-vous jamais songé à abandonner votre carrière de haut fonctionnaire pour devenir entrepreneur dans l’industrie pornographique (à la manière de Hugh Hefner, Larry Flint ou Marc Dorcel) ?

  Copeau : Enfin quelqu’un qui lit mes billets ! Je suis touché, j’avais l’impression d’écrire dans le vide. Ce qui, soit dit en passant, n’est sans doute pas rare parmi les bloggeurs. Je ne crois pas avoir un intérêt spécifique pour le porno, du moins pas plus qu’un autre – Laurent Wauquiez par exemple – mais je dois reconnaitre au X d’avoir su bousculer les mœurs rigides des années 60. L’âge d’or du cinéma pornographique, celui des années 1973-79, est ma référence, tout comme d’ailleurs du cinéma en général (avec une préférence avouée pour le cinéma transalpin qui, sur les ruines fumantes de cinecittà, a su faire preuve d’une formidable originalité et d’une impertinence à peine imaginable de nos jours). Vous citez des actrices contemporaines, c’est je dirais la conséquence naturelle du format blog, qui par essence colle à l’actualité du moment, quel que soit le thème choisi. Sauf bien évidemment à imaginer rédiger un blog tourné autour du vintage, et, bien qu’il y ait sans doute des tonnes de choses à écrire sur le porno vintage, je ne me sens pas suffisamment armé pour me lancer dans ce travail.

  Et puis il y a encore plus subversif que le porno des années 70. C’est le cinéma « de genre », underground, aux frontières entre divers styles sulfureux, ce cinéma qui a encore de nos jours de robustes adeptes. Le cinéma de Jess Franco (qui a tout de même été l’assistant d’Orson Welles, on a connu pire), de Tinto Brass (ah, Caligula ! ah, Salon Kitty !), de Joe d’Amato (ah, Emmanuelle !) ou encore du français Jean Rollin (dont l’actrice fétiche était Brigitte Lahaie).

  Autre chose, qu’il est nécessaire d’avoir à l’esprit, et c’est un point sur lequel je reviens dès que j’en ai l’occasion. Vous partez du principe que Copeau est le pseudonyme de votre interlocuteur. Que ce Copeau écrit sous son pseudo ce qu’il ne peut ou ne veut pas écrire sous sa véritable identité.

  Et si la vérité était ailleurs ? Et si Copeau n’était pas un pseudo, mais un personnage à part entière, doté de sa propre autonomie ? Qui vous dit, par exemple, que mon blog n’a qu’un seul contributeur ?

  Attention, j’assume parfaitement tout ce qui y est écrit. Mais la réalité ne se résume pas dans un simple pseudonyme. Depuis ma lecture du Da Vinci Code, j’adore brouiller les pistes.

  Tout ce qui va à l’encontre de ce que je vis comme des barrières sociales, morales, traditionnelles, bref, tout ce qui va à l’encontre de l’exercice de la liberté individuelle pleine et entière, avec la responsabilité qui lui est indissociable, me heurte et m’indispose. Alors lorsqu’il est possible de mettre à bas ces barrières, de quelque manière que ce soit, je dis banco !

  On touche là un autre aspect important de ma personnalité, ma sensibilité à la cause féministe, y compris dans sa version assumée sinon agressive, type Femen si vous voulez. Et je trouve que dans le porno, contemporain cette fois-ci, il y a un certain nombre de femmes qui désormais assument leur sexualité, leurs désirs, leur liberté, sans être le moins du monde des objets sexuels, et l’objet de la convoitise, des hommes. Vous citez des actrices importantes, mais je mentionnerais surtout Ovidie, ou des icônes de l’alt-porn, Sasha Grey en particulier. Quant à devenir entrepreneur dans ce milieu, la concurrence actuelle est si rude que les perspectives de parts de marché sont faibles. Sans parler de l’accès gratuit à quasiment tout via internet. Non, honnêtement, si je devais me reconvertir (en vérité, c’est déjà fait), ce serait dans la domotique et les services aux personnes dépendantes (âgées ou non), les perspectives sont bien plus solides !

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  Grégoire Canlorbe : Sans copeaux dans la bouche (et donc sans langue de bois), vous résumez votre conception de la vie en ces termes évocateurs et lapidaires : “Dig your own hole”. Pourriez-vous revenir de manière explicite et méticuleuse sur cette apostrophe cocasse et la philosophie latente qu’elle exprime ? Cette histoire de trou a-t-elle quelque chose à voir avec vos opinions libérales ?

  Copeau : Euh… C’est surtout le titre d’une chanson des Chemical Brothers. À part ça, je ne vais pas tout intellectualiser non plus…Et puis creuser son propre trou, ce n’est pas scier la branche sur laquelle on est assis, c’est construire sa vie, selon ses principes, en assumant ses choix. C’est comme cela que je l’entends.

  Ceci m’amène à vous préciser le sens de ma citation fétiche, qui vient de Juvénal, « Dat veniam corvis, vexat censura columbas » (la censure pardonne aux corbeaux et poursuit les colombes). On encore Goethe, qui écrivait : « Écraser l’innocent qui résiste, c’est un moyen que les tyrans emploient pour se faire place en mainte circonstance. » C’est ma manière à moi de marquer mon anarcho-individualisme, si vous voulez.

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  Grégoire Canlorbe : Votre récent essai sur les élus commence par affirmer, en substance, que “l’intérêt général”, objet traditionnel de la politique et justification ancestrale de la vie en société, consiste ni plus ni moins en une croyance chimérique, une fantasmagorie éhontée, une élucubration navrante. Une telle récusation, au moins prise au pied de la lettre, semble prendre le contrepied de la formule renommée de Bastiat selon laquelle “les intérêts (légitimes) sont spontanément harmoniques”.

  Affirmer, à la manière de Smith, Bastiat, Mises et plus généralement, des libéraux classiques, qu’il existe une “harmonie des intérêts” opérée via la division du travail, revient très précisément à reconnaître l’existence d’un “intérêt général” ou d’un “bien commun”, qui s’incarne en la division du travail. En substance, à mesure que son étendue s’accroît, la division du travail démultiplie les gains de productivité des efforts humains au point de permettre une opulence générale qui se répand jusqu’aux couches les plus basses de la société ; à cet égard, une convergence universelle s’instaure parmi les intérêts humains, dans la mesure où il existe un avantage bien plus grand à coopérer plutôt qu’à vivre en autarcie ou à rentrer en guerre les uns avec les autres. Autrement dit, un intérêt commun devient prépondérant : la préservation et l’intensification de la division sociale du travail ; et transcende les collisions de toutes sortes parmi les individus.

  En écrivant sans ambages que l’intérêt général est une fiction tout juste bonne à aider les enfants à s’endormir le soir, visez-vous cette assertion paradigmatique du libéralisme classique ou simplement la prétention des hommes politiques à réaliser par des moyens coercitifs et “artificiels” (selon l’expression de Bastiat) l’harmonie des intérêts ?

  Copeau : Attention à ne pas mélanger les concepts. Je parle d’intérêt général, vous parlez d’intérêt commun, d’harmonie des intérêts, pour citer Bastiat. Ce sont des choses bien distinctes. Je ne doute pas de l’harmonie naturelle des intérêts. Je doute fortement du bien-fondé de la définition politique d’un intérêt général qui n’est autre que celui que les élus désignent comme tel. Tout comme la notion de justice sociale, étudiée par Hayek, n’est autre que la conception politique de la justice.

  La notion d’intérêt général n’a rien à voir avec la main invisible de Smith, ou l’harmonie des intérêts qui naît de l’échange libre et la satisfaction mutuelle et réciproque des besoins, chez Bastiat et Mises. L’intérêt général, qu’on appelait jadis intérêt public, est une notion construite de toutes pièces pour fonder, légitimer et justifier l’imperium de l’Etat et du pouvoir politique sur la société civile. À la différence d’une vision qui consiste à ne voir que des intérêts individuels qui parfois s’affrontent, souvent se marient avec intelligence, les partisans de l’intérêt général estiment que l’ensemble des hommes ne se caractérise pas par une unité, et que les actions humaines sont aléatoires, chaotiques et ne s’inscrivent pas dans la durée. Cette conception de l’intérêt général induit un « volontarisme », c’est-à-dire une intervention structurante de l’État, qui permettrait de fonder durablement une société. Dans ce cadre, l’homme doit suspendre ses intérêts particuliers pour chercher à discerner l’intérêt général, dans le but de construire une société politique unie.

  Cette conception découle en ligne directe de la tradition juridique et étatique française, et recoupe sous de nombreux aspects la position originelle de Jean-Jacques Rousseau. Lorsqu’il a théorisé la démocratie dans l’ouvrage Du Contrat Social, il considère que l’homme, en quittant l’état de nature, s’aliène totalement avec l’ensemble de ses droits à la communauté qu’il rejoint. La volonté individuelle se fonde alors, par le contrat social, dans la « volonté générale », seule habilitée à légiférer et à exercer la souveraineté. Par ce truchement, Rousseau accorde à l’État la mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers.

  Jacques Chevallier, qui est un juriste et constitutionnaliste contemporain, a consacré jadis un bel ouvrage à l’ « idéologie », comme il la nomme lui-même, de l’intérêt général. Il explique comment le droit public français, avec en fer de lance le droit administratif, qui n’existe qu’en France sous cette forme (excepté les quelques pays qui ont copié ce modèle), n’existe que par le fondement de l’intérêt général. La notion de « service public », apparue à l’orée du XXe siècle, à l’occasion d’une querelle doctrinale restée célèbre entre l’école de droit de Toulouse et celle de Bordeaux, entre Maurice Hauriou et Léon Duguit, au profit de ce dernier.

  Vous pouvez lire ici un article édifiant sur la construction de cette « idéologie » de l’intérêt général au service du droit administratif.

  Vous parliez donc économie, là où je parlais droit et politique. À présent, je viens vers vous. Regardons les conséquences économiques de cette notion d’intérêt général.

  Cette conception de l’intérêt général est très répandue – pour ne pas dire exclusive – chez les étatistes, car elle inclut en son sein une légitimation, au sens du droit positif, de l’interventionnisme. L’interventionnisme est intrinsèquement lié à la raison d’être de la politique et de l’État. Il s’agit pour cette organisation d’accorder des faveurs à telle ou telle corporation au détriment des droits des individus (notamment, au travers de la taxation, de la règlementation, ou de la subvention).

  Dès lors que l’intérêt général est partout, toutes les activités humaines sont susceptibles d’être dirigée par l’intervention publique, toutes relèvent peu ou prou de l’intérêt général. Depuis la production de la sécurité (monopole policier, judiciaire et militaire) jusqu’à l’industrie du divertissement (ex: les litanies sur l’ « exception culturelle ») en passant par le secteur de l’alimentation (fixation du prix du pain) ou le marché immobilier (contrôle des loyers), etc. La liste pourrait s’allonger indéfiniment.

  L’interventionnisme est le plus souvent d’ordre domestique, mais il peut aussi se traduire par des actions dirigées vers des zones extérieures à la juridiction habituelle de l’État; pensons aux politiques bellicistes. Chaque fois, la liberté des administrés s’en voit réduite, tandis que ces politiques bénéficient à quelques privilégiés, amis du pouvoir.

  L’interventionnisme social-démocrate s’exerce avec le plus de vigueur dans le domaine de l’économie, par la subvention, le protectionnisme, les réglementations en faveur de certains acteurs économiques, etc. Comme le disait Jean-Baptiste Say, dans son Traité d’économie politique: « S’il y a quelque bénéfice à retirer d’une entreprise, alors elle n’a pas besoin d’encouragement; s’il n’y a point de bénéfice à en retirer, alors elle ne mérite pas d’être encouragée. »

  N’importe quelle intervention trouve toujours une justification, les politiciens s’ingéniant à cacher les conséquences négatives de leurs actions pour ne se prévaloir que des conséquences positives (parabole de la vitre brisée) ; à ce titre, outre l’idéologie de l’intérêt général, l’autre justification courante, c’est la prétendue défaillance du marché.

  Un point supplémentaire : à mon sens, ce qui manque aux penseurs que vous citez (Smith et Bastiat en particulier), c’est une pensée sociétale. Leur raisonnement n’est qu’économique, alors qu’il devrait être aussi juridique, historique, politique. Ils estiment que la division du travail, l’échange, l’harmonie des intérêts résume l’ensemble des interactions entre les individus. C’est un peu court. Il convient, au surplus, d’avoir une organisation politique qui garantisse ce maintien de l’harmonie des intérêts individuels. C’est le rôle de l’état de droit, des règles de responsabilité, des droits « de » plutôt que les droits « à ». Walter Lippmann, dans la Cité libre, résume ainsi, rétrospectivement, la tâche historique du libéralisme classique : au plan positif, comprendre l’ampleur des gains de productivité permis par la division du travail ; et, au plan normatif, déterminer « la meilleure façon d’adapter la loi et la politique à un mode de production dans lequel le travail humain est spécialisé, et qui rend en conséquence les individus et les sociétés de plus en plus dépendants les uns des autres dans le monde entier. »

  Grégoire Canlorbe : Vous tenez à démystifier l’idée que certains hommes seraient nés pour servir et d’autres pour commander ; les “grands hommes”, les leaders naturels, les mâles alpha, sont une fable, non une réalité biologique ou sociologique. Un point de vue plus nuancé (et plus plausible) me paraît être celui que la nature a fait des protecteurs et des serviteurs, des leaders et des travailleurs, des aristocrates et des inférieurs, mais qu’il est possible (et même fréquent) que le pouvoir tombe entre les mains de pseudo-alpha. L’autorité politique ne coïncide pas toujours avec la grandeur d’âme et l’art de gouverner des (véritables) aristocrates.

thomas-jefferson-1743-1826-in-paris1  Permettez-moi de donner la parole à Thomas Jefferson, âme de l’Amérique libérale, élève des économistes français, ami et exégète de Destutt de Tracy, qui s’exprime en ces termes dans sa lettre du 28 octobre 1813 à John Adams. “Je reconnais avec vous qu’il y a parmi les hommes une aristocratie naturelle. Les talents et les vertus en sont le principe unique. Autrefois la force physique était un titre pour être admis parmi les aristoi. Mais depuis que l’invention de la poudre a armé le plus faible, aussi bien que le plus robuste, des mêmes moyens d’envoyer la mort, la force corporelle n’est plus qu’un moyen auxiliaire de se distinguer, comme la beauté, la bonne humeur, la politesse, et d’autres mérites secondaires. Il existe aussi une aristocratie artificielle, fondée sur la richesse et la naissance, indépendamment des talents et de la vertu ; car, unie aux uns et aux autres, elle rentrerait dans la première. Je considère l’aristocratie naturelle comme le don le plus précieux que nous fasse la nature pour l’instruction de la société, pour la direction et le maniement de ses affaires. Et, en vérité, c’eût été une inconséquence dans la création que d’avoir formé l’homme pour l’état de société, et de n’avoir pas départi à cette société assez de vertu et de sagesse pour l’administration de ses intérêts. Ne doit-on pas même dire que la meilleure forme de gouvernement est celle qui pourvoit avec le plus d’efficacité à ce que les fonctions publiques soient exclusivement confiées à ces aristoi naturels ? L’aristocratie artificielle est un élément pernicieux, dont les institutions devraient prévenir et combattre l’ascendant.”

  Que rétorqueriez-vous à ces quelques lignes de Thomas Jefferson, qui n’ont pas pris une ride ?

  Copeau : Je ne reconnais pas d’autre distinction que les talents et les vertus. Ce ne sont ni les privilèges (et l’aristocratie que vous mentionnez est morte de ses privilèges), ni l’appétit du pouvoir, qui doivent être un motif de sélection des leaders. De plus, je ne dis pas qu’il n’existe pas de leaders naturels, je dis que, parmi ceux-ci, les politiciens sont mus par leur ego et leur intérêt, et non par la recherche d’un quelconque bien commun. Les élus ne sont sans doute pas les seuls, c’est certain, à être mus par leur égo et leur intérêt. Mais, à ma connaissance, personne d’autres qu’eux n’a la prétention de régir la vie de tous les individus. Personne d’autres ne se prend pour nos maîtres et nos nounous, selon l’époque et les circonstances du moment. La vérité est aux antipodes de ces fariboles sur les grands hommes, tout juste destinées à endormir les enfants le soir, et qui me font furieusement penser à la manière dont on présentait l’histoire de France sous la IIIe République, façon Malet et Isaac. Mon ami Mathieu Laine explique très bien cela dans la Grande nurserie, et mon non moins ami Martin Masse emploie, lui, le terme drôle et subtil de « gouvernemaman ».

  L’autorité politique n’a rien à voir avec la morale et la grandeur d’âme. La vertu, au sens de Machiavel, n’a rien à voir avec la vertu au sens contemporain.

  Le fait d’être un « grand homme », c’est, selon moi, avoir une grandeur d’âme, et rien de plus. Celle-ci s’exprime par ses valeurs, son éthique, et non par un quelconque leadership. Je ne dis pas que dès lors qu’on a du leadership, on perd sa grandeur d’âme ! Avoir une éthique dans le leadership, ça existe, c’est avoir une vista, du charisme, savoir convaincre et séduire, et, surtout, refuser toute forme de coercition. Et ce n’est certainement pas s’appuyer, comme l’aristocratie, sur de quelconques privilèges. Qui plus est héréditaires.

  Votre citation de Jefferson m’embête. J’aime et j’admire cet homme. Pour autant, je crois ici qu’il se fourvoie. Il désigne, me semble-t-il, par « aristocratie naturelle » le fait d’avoir des vertus, des talents, des valeurs civiques et morales. Ce sont d’incontestables qualités, dont beaucoup d’ailleurs, hommes politiques ou pas, manquent. Très bien. Mais l’emploi du terme « aristocratie » pour désigner des vertus individuelles me parait totalement inapproprié, ou plus exactement, daté. Aristocrate n’est pas et ne sera jamais synonyme de vertueux. L’aristocratie est une forme de distinction sociale. Elle n’a rien d’individuel, elle est relationnelle. C’est une caste dans laquelle on peut entrer soit par son talent, soit, la plupart du temps, par les faveurs et le bon vouloir du Prince, a qui on a rendu tel ou tel service. C’est une différenciation qui s’appuie sur des privilèges. Et sans privilège, il n’y a pas d’aristocratie qui puisse perdurer. Par conséquent, le terme même d’aristocratie naturelle n’a pas de sens, excepté s’il signifie vertueux.

  Grégoire Canlorbe : Un leitmotiv de votre essai est que les hommes d’État sont en premier lieu préoccupés par leur intérêt privé, essentiellement à courte vue, et ont en réalité peu de considération pour l’intérêt géopolitique ou la santé économique de leur pays. Une fois de plus, ceci me paraît une vue exagérée, dans la mesure où il n’est pas incompatible de servir simultanément sa nation et ses intérêts personnels, sans jamais sacrifier la première sur l’autel des seconds.

  François Guizot n’écrivait-il pas à propos d’un illustre diplomate et grand libéral, au chapitre XIII de ses Mémoires : “Quelque adonné qu’il fût à son ambition et à sa fortune, M. de Talleyrand n’a jamais été indifférent aux intérêts de la France, de sa sûreté et de sa grandeur. Il y avait en lui du patriotisme à côté de l’égoïsme, et il cherchait volontiers, dans le succès de la politique nationale, son propre succès.”

  Ce souci du bien commun nous est confirmé par le principal intéressé, qui s’exprime en ces termes dans la Préface de ses Mémoires. “Je servis donc Bonaparte empereur, comme je l’avais servi consul : je le servis avec dévouement, tant que je pus croire qu’il était lui-même dévoué uniquement à la France. Mais dès que je le vis commencer les entreprises révolutionnaires qui l’ont perdu, je quittai le ministère, ce qu’il ne m’a jamais pardonné.”

  Quel regard portez-vous sur ces déclarations de François Guizot et de l’évêque d’Autun ? Le “diable boiteux” encourt-il lui aussi ce courroux dédaigneux et sarcastique qui déchaîne votre plume ?

  Copeau : Vous parlez bien de celui qui « évaluait lui-même à soixante millions ce qu’il pouvait avoir reçu en tout des puissances grandes ou petites dans sa carrière diplomatique », selon le mot de Sainte-Beuve ? C’est ma foi une référence risquée, je salue votre témérité comme il se doit. Je passe sur la citation de ses Mémoires, on se doute bien que lorsqu’on est « noble comme Machiavel, prêtre comme Gondi, défroqué comme Fouché, spirituel comme Voltaire et boiteux comme le diable », selon le mot de Victor Hugo, on manie avec une précision chirurgicale la rhétorique. À votre remarque, je répondrai deux choses.

  La première, c’est qu’il ne faut pas se méprendre sur François Guizot. J’aime beaucoup l’homme d’actions, l’historien, le pourfendeur de la monarchie absolue, moins le politique. En particulier, dans son souci de défendre l’intérêt national, comme il l’a fait en tant que ministre, il a parfois transigé avec ses principes. C’est l’homme des idées conservatrices sous la Monarchie de Juillet, plus que des idées libérales. Il n’a pas hésité à mener une politique répressive notamment suite à l’attentat de Fieschi contre le roi (1835). De plus, il mène une violente opposition au cabinet Molé qui finit par tomber en 1837-39. Cette attitude est très critiquable, les positions des deux hommes étaient très proches, et c’est surtout l’ambition qui a parlé. Plus encore : s’il est un grand libéral sur le plan intellectuel, il est aussi un interventionniste en économie : la loi sur les chemins de fer (11 juin 1842) organise un financement mixte entre l’État, les collectivités locales et les compagnies industrielles, le protectionnisme douanier est renforcé.

  Sur le plan politique, il s’emploie à disposer à la Chambre du plus grand nombre possible de députés soutenant le gouvernement, notamment des fonctionnaires que l’on pouvait révoquer s’ils votaient contre le pouvoir. Il refuse obstinément toute réforme électorale, tout abaissement du cens. Orateur exceptionnel, trop convaincu de la magie de son verbe, il se persuade de plus en plus qu’il a raison partout et toujours. En 1848, le principal cri de ralliement a été : « À bas Guizot ! », et ce n’est pas totalement injustifié. Je vous invite à lire, si ce n’est déjà fait, la biographie que Laurent Theis lui a consacrée chez Fayard.

  De plus, Guizot, dans son souci de ne pas participer totalement au flot d’injures à l’encontre de Talleyrand, a, sinon cherché à le réhabiliter, du moins à pondérer un peu le jugement quasi unanimement négatif que l’on a sur l’évêque d’Autun. Il ne faudrait pas prendre cette tentative de lui trouver des circonstances atténuantes pour un soutien aveugle et une forme d’admiration de Guizot pour Talleyrand. Se faire l’avocat du diable ne signifie pas épouser et justifier tout ce que fait le diable.

  La seconde, c’est que je ne partage pas votre appréciation de Talleyrand, que vous qualifiez de « grand libéral ». Ce n’est pas parce qu’il est à l’origine de la Charte de 1814, qu’il a construite comme une synthèse des forces en présence, qu’il est libéral ! Ce n’est pas parce qu’en exil, du fait de ses manigances plus que de ses opinions (avait-il des opinions, d’ailleurs ?) à partir de 1793, il fréquente pendant quelques années les milieux libéraux, qu’il est libéral ! Il est d’ailleurs expulsé du territoire britannique en mars 1794, étant jugé un homme « profond et dangereux ». Refusé par les États européens, il s’embarque pour les Etats-Unis. À Philadelphie, il est en relations d’affaires avec le financier Théophile Cazenove et Alexander Hamilton. Alexandre Baring écrit à son père à son sujet : « J’ai une haute opinion de ses capacités, mais je doute de son honnêteté ».

  Germaine de Staël, qui a tant œuvré pour son retour en France, n’écrit-elle pas dans ses Considérations : « Talleyrand avait besoin qu’on l’aidât pour arriver au pouvoir mais il se passait ensuite très bien des autres pour s’y maintenir. » Talleyrand se sert de ses interlocuteurs, et ce n’est pas parce qu’on est un éminent libéral qu’on en est moins naïf sur la nature humaine. Il s’est aussi copieusement servi de Benjamin Constant. Talleyrand n’est pas plus libéral que socialiste, pas plus monarchiste que partisan de l’Empire. C’est une anguille qui, quand elle ne conspire pas, trafique, pour paraphraser Chateaubriand. Autant de qualités, du reste, pour être un grand diplomate, et il n’est pas douteux qu’il en fut un, peut-être même le plus grand !

  Notez au passage que je n’ai rien contre les libéraux qui sentent le souffre, bien au contraire. De Mandeville à Block, j’ai même pour eux une grande sympathie doublée d’une sorte de connivence. Mais je ne pense pas qu’on puisse décemment inclure Talleyrand parmi eux.

  Je ne cherche pas à faire dans le poujadisme, chemin vers lequel vous souhaitez manifestement me conduire. Je suis fortement influencé, au contraire, par la philosophie d’un autre personnage sulfureux, Machiavel. Un auteur honni, dont on pourrait se délecter à l’infini des aphorismes, nombreux et percutants. Ce Florentin ascète et pisse-froid, intrigant comme Mazarin ou Richelieu, ses illustres descendants, laisse dans l’esprit commun autant de sympathie que son quasi contemporain, le méchant roi de France Louis XI, fort justement nommé « universelle araigne ».

  Cette image d’Epinal n’est pas totalement inexacte. Mais, un peu comme Bernard Mandeville, Machiavel a l’immense mérite de nous montrer que la politique n’est jamais fondée sur de bons sentiments. Machiavel, c’est avant l’heure l’anti-Rousseau. Alors que celui-ci glorifie la scène politique et ceux qui l’incarnent, alors qu’il n’hésite pas à confier à ces derniers jusqu’à l’exercice de la liberté individuelle de chacun, muée par le contrat social en liberté politique, Machiavel, lui, montre que la politique est fondée sur le mal, que le Prince ne suit que son intérêt bien compris, qu’il peut user de fourberie, ourdir des complots, s’entourer d’aigrefins et cent fois renier sa parole. Qu’il le doit, même, s’il veut se maintenir sur son trône. Machiavel fait tomber le Prince, le politique et les hommes de l’État de leur piédestal. Ceux qui réussissent en politique sont loin d’être les meilleurs ; ce sont les plus fourbes, les plus malhonnêtes, les plus vicieux.

  Mais ce n’est pas tout. Machiavel a aussi, selon le mot de Pierre Manent, fait « tomber le mur théologico-politique ». Cela signifie que la Cité, c’est-à-dire la sphère politique, a depuis l’Antiquité été perçue comme le seul lieu dans lequel l’homme peut accomplir ses vertus, civiques et morales. Que c’est dans la Cité que l’homme peut manifester son excellence.

  Saint Thomas d’Aquin, en « redécouvrant » Aristote quinze siècles plus tard, fait de la pensée antique le bras armé de Dieu. Thomas prolonge Aristote. Si la Cité incarne le bien commun, dit-il, alors le bien qu’apporte l’Église est d’une nature supérieure, vient se surajouter et s’imposer à la Cité. Le bien « civil » de la Cité est en quelque sorte subordonné au bien ontologique de l’Église. À la Cité « civile », l’Église apporte la Cité de Dieu.

  D’autres auteurs, par exemple Dante ou Marsile de Padoue, redécouvrent également, et à la même époque, Aristote, mais dans un sens qui cherche, lui, à contenir le pouvoir régulier. Ils objectent à l’Église l’existence d’une nature, qui dispose de droits opposables au bien civil et religieux. Certes. Mais l’objection est bien timide, et ne tient pas un instant face à la toute-puissance de l’Église, qui a, grâce au thomisme triomphant, et aussi au plenitudo potestatis des Papes, recouvert d’un voile épais l’ensemble du champ du religieux et du politique. Elle dispose des glaives spirituel et temporel. Innocent III en est le héraut.

  Machiavel est le premier à s’opposer frontalement à cette doctrine. Il ambitionne d’opposer à la monarchie pontificale des droits profanes, qu’il puise dans la nature.

  Pour y parvenir, Machiavel se fait l’anti-Aristote, comme Nietzsche se voudra plus tard l’antéchrist. Loin de considérer la Cité selon sa finalité, la recherche du bien commun, Machiavel la regarde telle qu’elle est, sans ambages, ni fioritures. Il braque la lumière crue des lampes de flics des vieux polars sur les révolutions, les changements de régime, les mensonges, les complots, les manipulations, les intrigues. Il fait perdre au lecteur toute innocence. Il ne cherche pas à faire tomber la distinction entre le bien et le mal, à imaginer un au-delà au bien et au mal, là encore comme le tentera Nietzsche trois siècles plus tard. Il n’efface pas du tout la distinction entre le bien et le mal. Il la préserve au contraire. Car son propos se veut bien plus scandaleux : le bien, pour le Prince, n’a rien à voir avec le bien collectif ou l’intérêt général. Non, le bien, pour le Prince, est le fruit du mal. Et exclusivement le fruit du mal.

  Par conséquent, dit Machiavel, il est parfaitement absurde de chercher à améliorer ou à perfectionner le « bien » de la Cité. C’est tout à fait impossible. Qu’il s’agisse de faire appel à un bien supérieur que la religion se chargerait d’apporter, ou qu’il s’agisse de faire appel à un quelconque contrat social, comme ce sera le cas quelques années après la mort de Machiavel, avec Hobbes, puis Rousseau.

  Rechercher le bien dans la Cité, et a fortiori au-delà, voilà de sympathiques chimères. En réalité, dit-il, le bien public, compris comme le bien du Prince, n’advient que sous le haut pouvoir de la violence et de la peur.

Guizot - Talleyrand

   François Guizot (1787 – 1874) – Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754 – 1838)

  Grégoire Canlorbe : Bertrand de Jouvenel figure assurément parmi vos auteurs de prédilection, auquel vous avez consacré de nombreux articles, passionnés, denses et minutieux. Vous soulignez son exigence conceptuelle, rare et revigorante, et sa hauteur de vue sur les thèmes qui lui sont fétiches, la liberté, la justice, la prospective, l’écologie politique et bien-sûr, le pouvoir.

  Comment résumeriez-vous les spécificités essentielles de l’œuvre de Jouvenel, tant au plan des thèses défendues que de l’argumentaire qui les accompagne, vis-à-vis des grands libéraux du XXème siècle : Mises, Oppenheimer, Hayek, Röpke, Lippmann ?

  Copeau : Jouvenel est un auteur clé, parmi les plus importants du XXe siècle. Je ne suis pas certain que l’on puisse si facilement que cela le comparer aux grands libéraux que vous citez. Le personnage est complexe, ne se laisse pas facilement réduire à une seule et unique dimension, et ses idées ont largement évolué au gré de son parcours et de ses rencontres. Son parcours est développé avec beaucoup de qualité et d’empathie par Olivier Dard, dans sa biographie, sortie en 2008. Mais je crois que pour bien cerner le personnage, il n’est de meilleure lecture que celle de son ami et en quelque sorte disciple Éric Roussel, dans son recueil Itinéraire 1928-1976. Porté par «le souci d’aller au-delà de l’événement, de saisir les tendances profondes de son temps », Jouvenel démasqua les problèmes de fond, qui devaient mettre cinquante ans à être admis comme tels. C’est un « penseur » tout à fait inclassable, autant journaliste, écrivain, que philosophe et intellectuel. Comme Aron, et comme un autre auteur fétiche que vous avez très bien fait de mentionner, Walter Lippmann.

  C’est un visionnaire, sur nombre de thématiques, qui dépassent le seul champ de la philosophie politique, comme si ce n’était pas déjà gigantesque. Jouvenel est presque par incidence l’auteur d’un des plus grands essais de philosophie politique, mais il est loin d’avoir consacré toute sa vie au développement de son œuvre, il était sans doute bien trop un dandy pour cela. Je crois bien qu’à mon modeste niveau, je lui ressemble un peu…

  Grégoire Canlorbe : Une seconde figure qui vous tient à cœur est celle d’Anselme Bellegarrigue, héraut de l’anarchisme individualiste du XIXème siècle, qui ne contient pas encore cette dimension syndicaliste et collectiviste qu’on lui connaît de nos jours. Certaines de ses déclarations font écho à la philosophie de Molinari ou d’Ayn Rand, sans qu’on ne puisse pour autant le tenir pour un précurseur.

  Dans quelle mesure vous sentez-vous en harmonie, en tant que libéral classique, avec les conceptions anarcho-individualistes de Bellegarrigue ?

  Copeau : Avec Han Ryner et Georges Palante, Anselme Bellegarrigue peut être considéré comme l’un des pères fondateurs, sinon le premier, le plus antécédent, des fondateurs de l’anarchisme. Qui, à l’époque, comme vous le précisez, ne contenait pas la dimension gauchiste, syndicaliste, qu’on lui connaît depuis la fin du XIXe siècle. L’anarchie, c’est l’état d’un peuple qui, voulant se gouverner par lui-même, manque de gouvernement précisément parce qu’il n’en veut plus.

  Un gouvernement est fondé. C’est une construction sociale, éminemment artificielle, et en rien le fruit d’une évolution naturelle des sociétés. Or, dit Bellegarrigue, à l’instant même où le gouvernement est fondé, il a ses créatures, et, par suite, ses partisans ; et au même moment où il a ses partisans, il a aussi ses adversaires. La guerre civile s’explique donc, selon lui, par un gouvernement « qui veut venir » qui se trouve face à un gouvernement « qui ne veut pas s’en aller ». Partisans et adversaires du gouvernement forment les germes d’une guerre civile qui, tôt ou tard, éclatera au sein de la société. Tout l’objet du combat de Bellegarrigue consistera donc à convaincre les citoyens de renoncer d’une part à être des partisans, et de l’autre des adversaires du gouvernement. Et par conséquent à les rendre indifférents au gouvernement. C’est ainsi que la paix pourra être établie.

  Il ajoute que si l’État est une fiction, l’intérêt général, quant à lui, n’existe pas. La seule vérité naturelle, démontrée à la fois matériellement par le fruit de l’histoire et moralement par l’usage de la raison, c’est le moi.

  Bellegarrigue se situe à la conjonction entre mon anarcho-individualisme (sinon individualisme tout court à la Stirner), et mon autre penseur fétiche (je suis étonné que vous ne le mentionniez pas davantage, saperlipopette !), Franz Oppenheimer. La généalogie du concept d’État telle qu’établie par Bellegarrigue, n’est pas sans rappeler Oppenheimer, et plus tard Rothbard, bien évidemment.

17619870  Grégoire Canlorbe : Vous suggérez dans un billet de 2008 que La Fayette, certes probe et idéaliste, était assurément “un grand bêta”, auquel manquait une authentique “intelligence de la situation.”

  D’aucuns pourraient vous rétorquer que les plus brillants donneurs de leçons de notre siècle, aussi diplômés soient-ils, n’arrivent pas à la cheville d’un homme du XVIIIème siècle, aussi idiot soit-il ; et que La Fayette, quels que puissent être ses défauts, ne saurait être jugé par les scribouillards ineptes de la fonction publique, qui vivent sur leurs rentes et qui n’ont jamais affronté la mort pour des idéaux aussi contestables soient-ils.

  Washington, qu’on ne saurait soupçonner de complaisance, ne décrivait-il pas son compagnon de route en ces termes élogieux et avisés : “Il possède des talents militaires hors du commun, avec un jugement rapide et sûr. Il est entreprenant et persévérant, sans imprudence, avec en outre un tempérament conciliant et parfaitement sobre, toutes qualités rarement réunies dans la même personne.”

  Qu’auriez-vous à dire en défense de votre appréciation mitigée des mérites et des accomplissements de La Fayette ?

  Copeau : Ah si on ne peut plus troller sur un blog sans se faire mettre une fessée… Pour aggraver mon cas, je dirais tout d’abord que Washington était en l’espèce non seulement complaisant, mais en plus intéressé, ce qui relativise beaucoup le poids de son propos. Du reste, je suis assez insensible aux arguments d’autorité. Avec ce type de raisonnement (qui porte non sur ce que dit ou écrit la personne, mais sur ce qu’elle est), aucun historien ne pourrait jamais porter le moindre jugement de valeur sur un personnage illustre. Staline avait du courage, une vista, une force de caractère, n’était pas un planqué. On ne pourrait donc pas questionner son histoire et éclairer ses zones d’ombre. C’est évidemment absurde et l’argument d’autorité est – tout comme le tribunal – l’ennemi de la réflexion, en histoire en particulier. Gonzague Saint Bris, auteur d’une belle biographie de Lafayette, emploie un ton nettement plus moqueur que moi sur cet illustre personnage, soit dit en passant. Et pourtant il l’aime et il l’admire, tout comme moi !

  Puisque ce dernier tacle chatouille mes mollets, je répondrai que je ne suis pas tant diplômé que cela, inculte dans nombre de domaines, superficiel dans tous les autres, assurément dilettante et adepte du farniente. Par conséquent sinon un planqué, du moins un type parfaitement incolore et à des années-lumière du brillant éclatant des auteurs et personnages dont on a parlé. Tout comme la quasi-totalité de ceux qui liront cet entretien. Je suis peut-être un troll, un provocateur, mais certainement pas un donneur de leçons !

  Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?

  Copeau : Deux choses. La première, faisons tomber les œillères qui restreignent notre champ cognitif et celui d’autrui ! Comme le disait Karl Popper, il faut savoir confronter ses idées aux autres. J’ajouterais qu’il faut faire preuve d’empathie, au sens strict du terme : faire siennes les représentations d’autrui. Comprendre le raisonnement des autres, les pensées alternatives aux siennes, est le premier pas vers la tolérance. Cela revient donc à pratiquer systématiquement le doute méthodologique, y compris vis-à-vis des plus grands penseurs libéraux. Je fais mienne cette citation de Constant, qui disait : « l’intolérance, en plaçant la force du côté de la foi, a placé le courage du côté du doute. »

  En second lieu, je dirais qu’il nous faut être courageux, quelle que soient les circonstances. Pour être libre, il n’y a qu’à vouloir. La liberté, que l’on nous a sottement appris à attendre comme un présent des hommes, la liberté est en nous, la liberté c’est nous. Ce n’est ni par la révolution, ni par l’élection, qu’il faut procéder pour l’atteindre. Tout cela n’est que du « dévergondage », pour employer l’expression de Bellegarrigue. Or, la liberté est honnête et on ne l’obtient que par la réserve, la sérénité, le doute, l’empathie et la décence.

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