Joseph Caillaux, « Une mort. Anarchistes et socialistes »

Joseph Caillaux, « Une mort. Anarchistes et socialistes », La Petite Gironde, 6 novembre 1905.


UNE MORT 

Anarchistes et Socialistes.

Le courrier m’apporte une triste nouvelle : la mort de M. Martineau, président du tribunal civil de La Rochelle, que connaissaient tous ceux qui s’occupent d’économie politique. Je n’ai eu, pour ma part, que de rares occasions de le rencontrer ; je crois ne l’avoir vu qu’une seule fois à une réunion de la Société d’économie politique, où il trouva le moyen de rajeunir une des thèses classiques de l’économie politique en l’exposant avec infiniment de chaleur et de talent. En revanche, nous avons longuement correspondu, et j’ai gardé certaines de ses lettres où sont exposées avec une clarté incisive les questions qui lui tenaient à cœur. Les mêmes qualités de clarté, de concision dans l’exposé se retrouvent dans les livres et dans les brochures qu’il publia. Les jeunes hommes qui veulent étudier l’économie politique gagneront à lire et à relire les ouvrages de Martineau, qui, comme son maître Bastiat, sut écrire et se passionner pour la défense des idées qui lui étaient chères. 

Il est à peine besoin de dire, maintenant que j’ai prononcé le nom de Bastiat, que l’ami que nous venons de perdre était un économiste de la vieille roche, tout imbu des doctrines d’Adam Smith, de J.-B. Say, de Bastiat, les soutenant avec une intransigeance qu’il m’arrivait, je le confesse, de trouver excessive. Pour mieux dire, il m’apparaît que le défaut des esprits de cette famille, c’est de s’en lier exclusivement aux principes et de négliger les contingences de la pratique. Hommes de science, convaincus, avec raison le plus souvent, qu’ils savent la vérité, ils en réclament l’application immédiate sans apercevoir que l’humanité est parfois forcée de cheminer en dehors de la grande route. Notamment, ils ne veulent pas voir combien sont liées les questions politiques et économiques, et à quel point le nationalisme politique qui a sévi après la guerre de 1870, et qui a isole les peuples de l’Europe, a rejailli sur leurs relations économiques. Leur généreuse erreur consiste à n’envisager que l’individu détaché de son milieu, détaché de sa nation, et à ne songer qu’au bonheur de cet être abstrait. Ils auront raison dans quelque cinquante ou cent ans ; ils ne peuvent triompher tout de suite, pas plus que Turgot ne put remporter la victoire quand, en 1775, il voulut mettre en œuvre des idées dont la plupart nous apparaissent aujourd’hui comme de simples truismes, mais qui ne s’adaptaient pas encore à l’état social et politique de la France. 

Les individualistes passionnés dont je parle préparent les voies à un état social qui est encore enveloppé dans les brumes de l’avenir, que l’on peut cependant pressentir, et où la place principale, peut-être unique, sera réservée à des groupements libres entre individus substitués à l’État. Ils se rapprochent des libertaires — je n’ose dire des anarchistes — tels que Kropotkine, avec lesquels ils ont plus d’un point de contact. Comme eux, les théoriciens de l’anarchie ont la haine de la centralisation, la terreur du despotisme économique, l’amour de la liberté de l’individu. Au fond, les uns et les autres ont la même trame intellectuelle ; seulement ceux-ci, enclins par leurs origines, par leur éducation, par leur mentalité, vers la conservation sociale, attendent le progrès de l’évolution des idées qu’ils s’efforcent de déterminer et de hâter, tandis que ceux-là, plus pressés de parvenir au but, effrayés par la masse des privilèges, convaincus que ceux qui les détiennent s’acharnent à les défendre, font appel aux forces de révolution pour subjuguer les résistances. Différence de méthode qui creuse un abîme entre individualistes et libertaires, mais qui n’exclut pas un accord sur certaines grandes idées directrices ! La haine du despotisme de l’État, l’animadversion à l’égard du socialisme d’État, du collectivisme, qui n’est, après tout, comme le remarque justement Kropotkine, que le capitalisme d’État, ce sont là théories communes aux uns et aux autres. Pour parler plus largement, il n’y a en économie politique comme en politique que deux partis : ceux qui ont le culte de l’individu, qui veulent grandir la personne humaine, la libérer, la dégager des liens qui l’enserrent, et ceux qui entendent subordonner l’individu, l’enrégimenter, faire son bonheur par la contrainte. 

***

 Je viens de prononcer le nom de Kropotkine, et je m’en voudrais de ne pas dire que l’admiration que j’avais déjà pour l’auteur d’Autour d’une Vie s’est accrue à la lecture de la lettre que vient de publier le journal le Temps. On sait l’incident : le prince Kropotkine est venu récemment en France, et, devant des compagnons antimilitaristes convaincus proclamant la grève des réservistes, il a prêché la nécessité de défendre le sol de la patrie les armes à la main, si nous venions à être menacés par l’étranger. Notre confrère du Temps conta les faits. Kropotkine répondit par une longue lettre, qui est à lire en entier, où il confirme, en le rectifiant sur des points de détail, le récit de M. Pierre Mille. Il écrit notamment :

« Un nouvel écrasement de la France serait un malheur pour la civilisation… Quiconque a vécu la réaction sociale et intellectuelle de ces trente dernières années comprendra pourquoi je pense que, chaque fois qu’un État militaire en envahira un autre trop faible pour se défendre lui-même, les antimilitaristes de toutes les nations doivent se porter à sa défense ; mais surtout ils doivent le faire pour la France, lorsqu’elle sera envahie par une coalition de bourgeoisies qui haïssent surtout dans le peuple français son rôle d’avant-garde de la révolution sociale. » 

Il est difficile de parler plus franc et plus juste. 

Je lis, d’autre part, dans un des derniers numéros de Justice, l’organe de la social-démocratie anglaise, sous la plume de H.-M. Hyndman, un ami de Kropotkine, les lignes suivantes : 

« Les écrits de quelques-uns de nos camarades et amis de France appartenant au parti socialiste m’ont paru une invitation directe au kaiser, l’engageant à faire ce qu’il pouvait de pire au détriment de la République française… Je n’ai pas pu le comprendre, et je ne puis le comprendre encore. » 

Plutôt dur pour quelques-uns de nos chefs du collectivisme, n’est-il pas vrai ? 

Joseph CAILLAUX.

A propos de l'auteur

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