La bibliothèque nationale et le communisme

Dans un passage de ses Soirées de la rue Saint-Lazare (1849), prochainement rééditées dans le volume 6 de ses Œuvres complètes, Gustave de Molinari offre une critique très vive de la Bibliothèque nationale et des institutions culturelles publiques ou subventionnées. La gratuité des bibliothèques, écrit-il, c’est du communisme, et dans l’intérêt même de la diffusion des lumières, il est urgent de fermer les bibliothèques publiques.


La bibliothèque nationale et le communisme

par Gustave de Molinari

(Les Soirées de la rue Saint-Lazare. Entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété,
par Gustave de Molinari (Guillaumin, 1849), huitième soirée, pages 227 à 231.)

 

LE CONSERVATEUR. L’art ne s’abaisserait-il pas en se vulgarisant ?

L’ÉCONOMISTE. Je suis convaincu, au contraire, qu’il s’élèverait et s’élargirait. Chaque fois que la production se développe, elle se perfectionne. On se plaint aujourd’hui de ce que l’art dramatique languit et s’abaisse. Fiez-vous à la liberté pour le relever et le vivifier.

Ce qui est vrai pour les théâtres, ne l’est pas moins pour les bibliothèques, les musées, les expositions, les académies.

LE SOCIALISTE. Quoi ! vous voudriez que l’État cessât d’ouvrir librement ses bibliothèques au public ?

L’ÉCONOMISTE. Je suis d’avis qu’il faudrait fermer les bibliothèques publiques dans l’intérêt de la diffusion des lumières.

LE CONSERVATEUR. Ah ! le paradoxe est par trop violent. Je m’insurge à la fin.

L’ÉCONOMISTE. Insurgez-vous, mais écoutez. L’État possède un certain nombre de bibliothèques. Le gouvernement en ouvre quelques-unes gratuitement au public. Il ne les ouvre pas toutes, notez-le bien. Certaines bibliothèques ne sont que des prétextes à bibliothécaires. Les dépenses de gestion des bibliothèques publiques, en y comprenant l’entretien des bâtiments, s’élèvent annuellement à plus d’un million. Ce qui signifie que tous les contribuables sont imposés, taxés, pour que certains individus puissent aller étudier ou lire gratis à la Bibliothèque nationale, à la bibliothèque Mazarine et ailleurs. Si les bibliothèques publiques étaient exploitées par des particuliers, on économiserait d’abord tout le montant des frais de perception de l’impôt. Les consommateurs de livres débourseraient une somme inférieure à celle qui est aujourd’hui payée par la nation.

LE CONSERVATEUR. Oui, mais ils paieraient quelque chose, et, aujourd’hui, ils ne payent rien. Et n’est-ce pas une détestable économie que celle qui consiste à lésiner avec la science ?

L’ÉCONOMISTE. C’est une détestable économie, en effet. Mais recherchez bien, je vous prie, comment on emploie ce million dont les contribuables font annuellement cadeau aux consommateurs de livres. Examinez les établissements particuliers de France, et si vous en trouvez un seul dont l’administration soit aussi mauvaise que celle de la Bibliothèque nationale, par exemple, un seul où la richesse soit aussi mal utilisée et le public aussi mal servi, je vous donne gain de cause.

LE SOCIALISTE. Le service de la Bibliothèque nationale est déplorablement organisé, cela est certain. Il n’y a pas en France un seul établissement industriel qui ne fasse chaque année son inventaire ; la Bibliothèque n’a pu réussir encore à achever le sien. Commencé depuis un temps immémorial, son catalogue n’est point terminé. Mais on pourrait administrer mieux ce grand établissement national.

L’ÉCONOMISTE. Je ne le pense pas. Aussi longtemps qu’elle demeurera enclavée dans le vaste communisme de l’État, la Bibliothèque nationale ne saurait être bien administrée.

En réalité donc, la gestion communiste des bibliothèques publiques a pour résultat de soustraire au public la plus grande partie des trésors de la science. Mettez ce capital entre les mains de l’industrie particulière et vous verrez quel parti elle en saura tirer. Vous verrez combien les richesses scientifiques aujourd’hui si lentes et si difficiles deviendront rapides et faciles. On ne perdra plus de longues heures et souvent de longues journées à attendre vainement un livre ou un manuscrit ; on sera servi tout de suite. L’industrie privée ne fait pas attendre.

La science y perdrait-elle ?

LE CONSERVATEUR. Un moyen-terme n’est-il pas possible ? Les bibliothèques ne peuvent-elles subsister auprès des bibliothèques exploitées par l’industrie privée ?

L’ÉCONOMISTE. C’est le régime bâtard qui existe actuellement. D’un côté, vous avez des bibliothèques publiques, où des richesses innombrables demeurent à peu près improductives ; de l’autre, des cabinets de lecture chers et mal pourvus.

Si les bibliothèques gratuites n’existaient point, les cabinets de lecture prendraient des proportions considérables ; toutes les richesses de la science et des lettres viendraient s’y accumuler utilement ; chaque catégorie de connaissances aurait bientôt sa bibliothèque spéciale, où rien ne manquerait aux faiseurs de recherches ; où les richesses scientifiques et littéraires seraient mises à la disposition du public aussitôt qu’elles seraient produites. La concurrence libre obligerait, en même temps, ces établissements à abaisser leurs prix au taux le plus bas possible.

LE SOCIALISTE. N’importe ! Les étudiants pauvres et les savants besogneux seraient à plaindre sous ce régime.

L’ÉCONOMISTE. Les frais de bibliothèque ou de cabinet de lecture forment la moindre partie des dépenses d’une éducation. Quant aux savants pauvres, ils travaillent généralement pour des libraires qui leur tiennent compte de leurs frais de recherches. Une partie de ces frais retombent aujourd’hui à la charge des contribuables. Ne serait-il pas plus juste qu’ils fussent exclusivement à la charge des acheteurs de livres ? Ceux-ci, du reste, n’y perdraient rien, car les livres deviendraient plus substantiels, si les recherches devenaient plus faciles.

Je n’ai donc pas fait le moindre paradoxe, en disant qu’il faut fermer les bibliothèques publiques dans l’intérêt de la diffusion des lumières. La gratuité des bibliothèques c’est du communisme ; et, qu’il s’agisse de science ou d’industrie, le communisme c’est de la barbarie.

A propos de l'auteur

Ami, collaborateur et disciple de Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari fut le plus grand représentant de l'école libérale d'économie politique de la seconde moitié du XIXe siècle. Auteur d'une centaine d'ouvrages et brochures, il est surtout connu pour sa défense de la liberté des gouvernements.

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