La constitution violée par ses protecteurs

Ernest Martineau, La constitution violée par ses protecteurs, Journal des Économistes, octobre 1891.


LA CONSTITUTION VIOLÉE PAR SES PROTECTEURS.

 

M. Méline, répondant à un de ses collègues, M. Deloncle, le très distingué député libre-échangiste qui réclamait, au nom des prérogatives constitutionnelles du Président de la République, l’abolition du tarif minimum, disait, au cours de la dernière législature : « Nous connaissons la Constitution aussi bien que vous et nous sommes en règle avec elle ». Nous en demandons pardon à l’honorable président de la Commission des douanes, mais s’il connaît la constitution, il doit savoir qu’il la viole manifestement et cela deux fois plutôt qu’une. C’est ce qu’il sera bien facile d’établir.

Et d’abord s’il est un principe constitutionnel évident, c’est celui qui dit qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État.

On ne doit d’impôt qu’à l’État : c’est un principe qui n’est pas seulement admis dans les démocraties, à vrai dire il domine la législation de tous les peuples civilisés.

Tous les publicistes, tous les jurisconsultes qui ont écrit sur le droit constitutionnel sont unanimes à déclarer que cette branche du droit fournit au droit administratif ses têtes de chapitres ; c’était l’expression même de l’illustre Rossi : or, dans les chapitres de notre droit administratif où il est traité de l’impôt, on pose au seuil même de cette matière le principe que c’est l’État et l’État seul qui est créancier de l’impôt.

L’État est pris ici par opposition aux particuliers, aux individus, car les collectivités telles que le département et la commune sont également créancières de l’impôt ; cette formule l’État désigne donc, au sens large du mot, les collectivités.

Les citoyens sont débiteurs de l’impôt en tant que contribuables ; or, le mot même contribuables indique que c’est une quote-part que chacun paie et cette quote-part implique qu’il s’agit de subvenir au paiement des dépenses communes. Donc, nul citoyen n’a qualité pour exiger de ses concitoyens l’acquittement d’un impôt, d’une taxe quelconque ; seul l’État est créancier de l’impôt, et ce principe est essentiellement d’ordre constitutionnel, il est virtuellement écrit dans la constitution.

Cela posé, il est aisé de comprendre comment M. Méline, s’il connaît la constitution, la viole en connaissance de cause en votant des lois de soi-disant protection douanière.

Qu’est-ce, en effet, que la protection, au dire de M. Méline lui-même ?

Dans un livre intitulé La Révolution économique, livre publié sous le patronage de M. Méline et avec une préface écrite de sa main, il est dit formellement que « l’impôt de douane protecteur a été établi dans l’intérêt et AU PROFIT DU PRODUCTEUR NATIONAL ». D’autre part dans un discours prononcé à la Chambre le 9 juin 1890, au cours de la discussion du droit de 3 francs sur les maïs, M. Méline disait : « Si vous protégez l’un, vous atteignez formellement les autres : par exemple les droits sur l’avoine, sur le blé, sont payés par ceux qui consomment de l’avoine, du blé et qui n’en produisent pas. »

C’est-à-dire que les tarifs protecteurs font l’office d’une barrière destinée à repousser les produits étrangers pour diminuer sur le marché la quantité des produits protégés, en vue d’en renchérir le prix ; la protection est ainsi une politique d’affaires basée sur le principe fameux : « Les affaires, c’est l’argent des autres ».

On voit par là l’opposition manifeste des deux principes. D’après la Constitution, on ne doit d’impôt qu’à l’État ; d’après M. Méline et la majorité protectionniste du Parlement, l’impôt de douane est dû aux producteurs protégés.

Est-ce clair, et la violation de la Constitution est-elle assez formelle ?

Voyons, M. Méline, vous qui connaissez si bien la Constitution, oserez-vous soutenir que vous êtes en règle avec elle ?

Vous vous vantiez naguère d’avoir réfuté cent fois les arguments des libre-échangistes ; eh bien, voilà un argument auquel vous n’avez jamais répondu et j’ajoute que vous n’y répondrez jamais.

Et ce n’est pas tout, il y a un autre principe de notre droit constitutionnel que vous violez non moins manifestement, c’est le principe fondamental de notre démocratie d’après lequel tous les citoyens sont égaux devant la loi.

Au nom de ce principe, votre loi de protection doit protéger tout le monde ou ne protéger personne.

Vous l’avez bien compris, aussi vous avez essayé audacieusement de soutenir, dans le discours que vous avez prononcé récemment au Comice agricole de Remiremont, que vous vous étiez inspiré du grand principe de l’égalité de tous les travailleurs français devant la loi douanière.

Mais quoi ! si ce langage n’est pas de l’hypocrisie, vous ne compreniez donc pas que vous alliez être écrasé sous le ridicule ?

L’égalité de tous les travailleurs français devant la loi de protection douanière, devant une législation qui, de votre propre aveu, quand elle protège les uns atteint forcément les autres ?

Quelle pitoyable mystification ! Voyez-vous d’ici les travailleurs français se pillant réciproquement à dose égale ?

C’est le cas ou jamais de dire que vous êtes d’une simplicité antique ; vous êtes en arrière et en retard des jurisconsultes classiques de Rome qui, pour régler les rapports de personnes respectivement débitrices l’une de l’autre, ont imaginé et établi la compensation.

Vous qui nous parlez tant de droits compensateurs, comment se fait-il que vous n’ayez pas songé à cette compensation qui règle d’une manière si aisée la question ?

Au nom de l’égalité dans la protection, puisque tous les travailleurs français se doivent respectivement dépouiller à doses égales, méliùs est non solvere, comme disaient les jurisconsultes romains, quiàm solutum repetere.

Mais vous n’êtes pas dupe de votre système, et vous savez bien ce que vous entendez par l’égalité de tous les travailleurs français dans la protection.

Un des vôtres, M. Acloque, président de l’Association de l’industrie française, dans une séance du 6 janvier 1890 où les représentants de l’industrie étaient réunis avec des représentants des agriculteurs de France, au Grand Hôtel, disait textuellement ceci : « Nous représentons ici TOUT CE QUI TRAVAILLE en France ».

C’est-à-dire que nul ne travaille en France hors vous et vos protégés, vos favoris. Voilà comment vous comprenez l’égalité entre tous les travailleurs français !

Les travailleurs français : mais il y a une classe, celle que quelquefois on désigne exclusivement sous ce nom de travailleurs, je veux dire la classe ouvrière, celle qui collabore à la production agricole et industrielle, qui ne participe en rien à la protection, car vous savez mieux que personne qu’il n’y a aucun article du tarif qui protège les ouvriers français contre la concurrence des ouvriers étrangers.

Ce que vous protégez par vos tarifs, et ce que seulement vous pouvez protéger, ce sont les produits dont les similaires sont susceptibles de franchir la frontière, puisque c’est de cette manière seulement que vos tarifs douaniers peuvent exercer leur effet protecteur.

Pour tous autres travailleurs, pour l’industrie commerciale tout entière, pour les citoyens voués aux professions libérales, pour les artisans comme pour les ouvriers, vos tarifs n’ont aucune action protectrice.

C’est-à-dire que votre protection douanière, à moins d’être la mystification ridicule que nous savons, est essentiellement un privilège.

Donc, de ce chef, vous violez une nouvelle fois la constitution.

Vous et votre majorité parlementaire, vous violez la constitution, et ce qu’il y a de monstrueux, c’est que vous violez un dépôt qui vous a été confié.

Quels singuliers protecteurs vous êtes !

C’est à vous, c’est aux pouvoirs publics que la garde de la Constitution a été confiée, et c’est vous-mêmes, qui avez pour devoir de la protéger, c’est vous-mêmes qui la violez.

Votre cas est celui des anarchistes révolutionnaires et vous mettez ce pays dans une situation révolutionnaire.

Que diriez-vous, en effet, si un citoyen dépouillé, par l’effet de vos taxes odieuses, du fruit de son travail, se faisait justice à lui-même en allant reprendre de force, entre les mains d’un de vos protégés, le surplus de prix à lui extorqué ?

C’est par exemple un acheteur de blé qui l’a payé au prix de 25 fr., alors que sur les marchés des pays libres il aurait déboursé seulement 20 francs.

S’adressant au vendeur, votre protégé, il lui reprendra de force les cinq francs de taxe qu’il a payés, en soutenant qu’il ne doit d’impôt qu’à l’État et qu’il a payé une dîme injustement prélevée sur lui.

Traduit en justice, voilà que ce citoyen, cette victime de vos injustices légales, répond qu’il s’est fait justice lui-même parce qu’il est dépouillé des garanties que l’État confère dans un pays civilisé, et que dépouillé de son bien, au lieu de trouver protection dans les lois, c’est son oppresseur, son spoliateur qui est protégé par la loi.

Je le demande, qu’auriez-vous à répliquer ? Donc à n’en pas douter, vous êtes coupables d’une double violation de la Constitution.

En cette occurrence, la conduite des citoyens soucieux de leurs droits est toute tracée ; ils doivent s’adresser au chef de l’État, au président intègre et respecté qui est investi du droit d’adresser un message aux Chambres, à M. le président Carnot, et, après avoir exposé la gravité de la situation et mis en lumière la violation des lois constitutionnelles commise par le Parlement, lui demander d’intervenir par voie de message en vue de rappeler la majorité protectionniste à ses devoirs, c’est-à-dire au respect de la Constitution.

E. MARTINEAU.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.