La politique coloniale de M. Jules Ferry

YVES GUYOT

LA POLITIQUE COLONIALE DE M. JULES FERRY

(1885)


I. La République des paysans et la politique coloniale

 

Dans son discours de Périgueux, M. Jules Ferry avait prononcé cette parole : — « La République sera la République des paysans ou elle ne sera pas. » 

M. Jules Ferry s’est, en même temps, montré le plus acharné protagoniste de la politique coloniale. 

Les deux termes sont-ils conciliables ? Les faits nous répondront. 

 

II. Notre politique coloniale

D’abord, il y a « politique coloniale » et « politique coloniale », comme fagots et fagots. 

La « politique coloniale » que nous avons à examiner ici, est celle poursuivie par la France sous Louis Philippe, sous Napoléon III, sous M. de Broglie et sous M. Jules Ferry : on invente un prétexte, celui des Kroumis par exemple ; puis on organise une expédition. Les incidents se multiplient ; il y a des morts ; alors on agrandit l’expédition ; un jour, c’est pour venger Garnier, un autre jour pour venger Rivière, une autre fois pour venger le « guet-apens » de Bac-Lé ; le général de Courcy a vengé aussi quelque chose à Hué ; M. Thomson s’est vengé de sa propre imprudence et impudence au Cambodge. 

Quelquefois les gouvernements se montrent très susceptibles, d’autres fois très patients, et sont variables comme les coquettes. Tonkinois, Chinois, Howas, Kroumirs, n’ont point trouvé grâce devant eux ; mais comme le faisait remarquer Clémenceau, M. Jules Ferry n’a pas pensé un seul moment à venger le colonel Flatters, massacré par les Touaregs. 

Quand la vengeance est décidée, alors ont lieu « les bombardements intelligents » ; on tire sur des ennemis désarmés ou armés ridiculement, comme sur des lapins. Cela s’appeler « relever le prestige de la France ». Une escarmouche prend l’importance d’une bataille. Les protectorats sont imposés à coups de fusil. On appelle cela travailler à « l’expansion de la race française », « ouvrir des débouchés à notre industrie », « remplir la mission civilisatrice qui incombe aux races supérieures à l’égard des races inférieures ». 

 

III. Notre domaine colonial

En groupant nos établissements de l’Inde, l’Algérie, la Tunisie, le Sénégal, la Guyane, la Cochinchine, le Cambodge, etc., les pays contestés, les protectorats rébarbatifs, en donnant les plus larges limites à notre domaine colonial, on arrive à 800 000 kilomètres, 900 000 si vous voulez, moins du double de la France qui a 528 000 kilomètres. 

Mais ce n’est pas le tout d’avoir de la terre : que vaut-elle ? Un hectare près Paris a une autre valeur que des dizaines d’hectares des Landes, de Bretagne ou de la Grau.

 

IV. Le climat torride.

La plus grande partie de notre domaine colonial n’a qu’un malheur qui ressemble à celui de la jument de Roland, qui avait toutes les qualités et un seul défaut : celui d’être morte. 

Toutes nos colonies, sauf Saint-Pierre et Miquelon, la Nouvelle-Calédonie et l’Algérie, sont situées sous le climat torride qui a une température moyenne de 25 degrés centigrades au-dessus de zéro et qui ne compte que deux saisons : la saison sèche et la saison pluvieuse. 

Sous ce climat, tous les Européens sont atteints de fièvre, d’anémie, de dysenterie, de maladies du foie et des reins.

Ils ne peuvent y vivre que quelques années d’une existence précaire ; ils ne peuvent ni y travailler, ni s’y reproduire. 

Les déclarations du Congrès des médecins des colonies, à Amsterdam (1883), sont formelles : « Dans les pays de la zone torride, la colonisation en plaine entraîne la mort certaine », dit le docteur Overbeck, d’Utrecht. 

« Il n’existe pas à notre connaissance de moyens, de procédés ou d’agents dont l’usage soit de nature à déterminer, d’une manière absolue, l’acclimatement de la race blanche dans les pays chauds », écrit le docteur Rey, chef du service de santé au Tonkin. 

Le docteur da Silva Amado, de Lisbonne, appartenant à la nation portugaise qui, avec l’espagnole, résiste mieux que tous les autres peuples européens au climat torride, est d’accord avec l’Anglais sir John Fayer pour dire :

« Dans les pays chauds le travail ne peut s’accomplir que par la machine, des indigènes ou des gens de races habitant des pays analogues. » 

Dans ce congrès, composé d’hommes compétents qui, par position officielle, auraient dû avoir une tendance à pousser à la politique coloniale, la possibilité de l’adaptation de l’Européen aux conditions climatériques des zones tropicales n’a pas trouvé un seul, — je dis pas un seul, — défenseur ! 

Les gens qui présentent le Tonkin et Madagascar comme des territoires où « les déshérités de la mère-patrie » trouveront la solution de la question sociale, ou montrent une ignorance honteuse, ou se livrent à une effroyable ironie : car ces déshérités n’y trouveraient pas autre chose que cette solution définitive qui s’appelle la mort. 

On dit qu’il n’y a pas d’Européens dans nos colonies : c’est vrai. Ceux qui y vont y périssent ou se hâtent de revenir. Ils n’engagent pas leurs amis d’aller les rejoindre. Jacques Bonhomme a raison d’avoir de la méfiance et de ne pas profiter des passages gratuits mis à sa disposition.

 

V. La mortalité dans nos colonies

Nos colonies ne sont que des colonies de fonctionnaires et de soldats que dévore la maladie. 

Pondichéry ne compte que 1 660 européens. Comme dans tous les établissements de l’Inde, les décès excèdent les naissances.

La Cochinchine compte une population de 1 825 Français, de 139 étrangers, de 1 483 000 indigènes et de 64 027 Asiatiques étrangers. 

La phrase suivante est officielle : 

« Le nombre des mariages à Saïgon, en 1880, s’est élevé à 7 pour les Européens. Il y a eu 46 naissances et 102 décès. »

D’après le docteur Maget, l’Européen ne peut pas résister plus de deux ans au climat du Tonkin. 

À la Réunion, la population était en 1872 de 193 000 habitants, la plupart métis ; en 1882, elle n’est plus que de 170 518. Différence en moins : 23 000. La moyenne annuelle de l’excédent des décès sur les naissances de 1878 à 1882 est de 1774. 

Sainte-Marie de Madagascar : une centaine de blancs ; « le cimetière des Français » d’après Carpeau de Saussey. — Nossi-Bé, une centaine d’Européens : en 40 ans, les fonctions de chef de service de santé ont été remplies par 39 médecins ! 

Le Sénégal. En 1872, il avait une population de 210 883 habitants ; en 1882, de 189 564 ; perte : 20 000. Excédent annuel des décès sur les naissances : 525. Ces chiffres ne s’appliquent même pas aux Européens ; ceux-ci ne sont pas au nombre de 3 000. 

La mortalité y est pour l’ensemble des fonctionnaires et colons de 7,7% ; pour les médecins de 18,5%. 

Le docteur Bérenger-Féraud, qui a fait une étude complète du Sénégal, déclare que l’acclimatement au Sénégal est une chimère. « Que ceux qui voudraient soutenir, dit-il, qu’on parvient à s’acclimater au Sénégal, regardent seulement ceux qui se prétendent acclimatés, et je suis persuadé qu’ils ne continueront plus à discuter. » 

Le Sénégal est relativement sain, si on le compare à la côte de Guinée et au Gabon. 

La Martinique compte 166 000 habitants ; la population de couleur seule augmente de nombre, dit le docteur Nielly. Il suffirait d’une épidémie de fièvre jaune pour mettre en question l’existence même de notre race. L’individu acclimaté, ce n’est pas le blanc, c’est le nègre. 

La Guadeloupe est encore plus terrible. Le chiffre de la population y a augmenté de 136 000 en 1873 à 159 715 en 1882, mais par l’immigration et non par la natalité ; car pour l’ensemble de la population, sans distinction de couleur, il y a un excédent de décès sur les naissances. La moyenne annuelle pour les cinq années 1878 à 1882 a été de 758. 

La Guyane ! Sinnamary ! Cayenne ! noms qui méritent leur réputation sinistre. 

Le docteur Crevaux parlant de cette région, disait que « la vie animale y était écrasée par la vie végétale ». 

Le docteur Orgéas, médecin de la marine, dans une monographie qui a obtenu le prix de médecine navale, a fait une étude spéciale de la Guyane. 

Dans les cinq premières années de la déportation, de 1852 à 1857, la mortalité annuelle des déportés a été de 16,62%, dans certains pénitenciers de 44%. 

On essaya des mariages administratifs entre convicts et femmes expédiées ad hoc, par les sœurs Saint-Joseph. 

Sur les 379 enfants nés depuis le mois d’avril 1861 jusqu’au 17 janvier 1882, 238 sont morts. C’est une proportion de 62,79%.

Le docteur Orgéas conclut, d’après toutes ces observations : « Un enfant né en France a plus de chance d’arriver à l’âge de 30 ans qu’un enfant né au Maroni n’a de chance d’arriver à l’âge de 2 ans ».

Les îles de la Société comptent 974 français et les Marquises 71 !

— Mais les Anglais ? — Eh bien ! les Anglais sont comme les Français. Ils ne peuvent pas plus s’acclimater dans l’Inde ou en Afrique que les autres Européens.

Dans l’Inde anglaise, le chiffre des Européens, par rapport aux indigènes, est donc comme 1 est à 1790.

Les Anglais ont essayé de faire des mariages entre leurs soldats et des femmes anglaises. Le résultat a été aussi nul que ceux qui ont été tentés par nous au Maroni. « On n’a jamais pu, dit le major général Bagnold, élever assez d’enfants mâles pour recruter le corps des tambours et des fifres. »

Les Hollandais ne se reproduisent pas davantage à Java et à Madura.

Donc, l’Européen ne peut pas s’adapter au climat torride. Tous les efforts pour y propager une race Européenne n’aboutiront qu’à des déceptions.

 

VI. Nos colonies du climat chaud

En 1848, on a dit de l’Algérie ce que nous entendons répéter en ce moment pour Madagascar. 

Le Moniteur reproduisait un article dithyrambique du Courrier français, s’écriant : 

Le chiffre de l’effectif des troupes de terre donne : 1875, 60 000 hommes ; 1877, 55 357 ; 1878, 55 149 ; 1879, 55 937 ; 1880, 52 762 ; 1881, 81 250. Il n’y a eu que le jour du recensement où il a été inférieur à 50 000. Prenons ce dernier chiffre comme moyenne. 

Supposez une gravure représentant un laboureur gardé par deux soldats, un à chaque bout de son sillon. Vous riez et vous vous écriez : — C’est une caricature. Pas du tout : C’est le tableau exact de l’Algérie. 25 000 colons multiplié par 2 soldats, égale 50 000 !

En nous tenant dans les limites les plus modestes, nous arrivons à plus de 100 000 morts du fait même de la conquête et de l’occupation. 

Si on voulait représenter dans une allégorie, le prix de revient en hommes des 25 000 colons installés en Algérie et y vivant avec leurs propres ressources, chacun d’eux serait assis sur quatre cadavres et gardé par deux soldats. 

La population européenne étrangère y égale la population française : 189 900 contre 195 400 ! 

Sur ce chiffre, les Espagnols comptent pour 112 000, les Italiens 31 000, les Anglo-Maltais pour 15 400. 

Ce n’est pas une exagération quand on a caractérisé cette situation par cette expression : l’Algérie aux étrangers ! 

Tout l’effort s’est porté vers le refoulement des indigènes ; ils ont résisté ; leur population, au lieu de diminuer, s’accroît : 2 842 500 en 1881 contre 2 172 000 en 1872 et 2 416 000 en 1876. 

Les théoriciens et les praticiens de la politique coloniale présentaient l’Algérie comme une colonie de peuplement pour les Français ; elle est devenue une colonie de peuplement pour les Kabyles et les Arabes, les Espagnols, les Italiens et les Anglo-Maltais. 

En Tunisie, sur 10 Européens, on compte 8 Italiens et 2 Français. 

En Nouvelle-Calédonie, la population civile est de 2 500 personnes ; les officiers, employés et leurs familles comptent 1 040 têtes ; les libérés sont 2 300 ; les transportés, 7 000. 

Au point de vue de l’expansion de la race française, notre domaine colonial n’a donc produit que des résultats négatifs. 

Au lieu de faire, comme les Anglo-Saxons, de l’émigration parallèle l’équateur, nous avons essayé de faire de l’émigration perpendiculaire. C’est une des raisons pour lesquelles les Anglo-Saxons ont fondé les États-Unis, les grands États de l’Australie du Sud et pourquoi nous n’avons rien fondé. Dans l’Amérique du Nord, nous avions concentré toutes nos espérances sur la Louisiane qui appartient au climat chaud : et ce sont les États du Nord qui ont fait la grandeur de la patrie de Washington.

 

VII. Émigration volontaire

Tandis que nous faisons tant d’efforts pour créer des courants d’émigration factice, des courants d’émigration volontaire s’établissent tout seuls : il y a près de 80 000 Français dans la République Argentine où ils trouvent le climat de la Gironde. Les 1 300 000 Français qui se sont perpétués au Canada sont une puissante amorce. 

Mais, avec notre logique habituelle, tandis que nous fondons les colonies pour pousser à l’émigration nos concitoyens qui ne veulent pas émigrer, notre service militaire interdit aux émigrés volontaires de quitter la France avant l’âge de 40 ans !

Un petit article de loi sur ce sujet serrait plus efficace que toutes nos expéditions. 

 

VIII. Débouchés à nos produits

Quels débouchés la « politique coloniale » a-t-elle ouverts et est-elle susceptible d’ouvrir à notre commerce ? 

D’après le Tableau du commerce en 1883, le dernier paru, les chiffres officiels donnent pour l’ensemble du commerce spécial 8 256 millions, dont 4 804 millions d’importation et 3 451 d’exportation. 

Voici, suivant l’ordre d’importance, les principaux pays de destination : 

Angleterre 903 000 000

Belgique 471 000 000

États-Unis 350 000 000

Allemagne 326 000 000

Suisse 229 000 000

Italie   176 000 000

Espagne 171 000 000

République Argentine 105 000

Brésil 66 000 000

Turquie 46 000 000

Voici, suivant l’ordre d’importance, le chiffre, un peu majoré, de nos exportations dans nos diverses colonies : 

Algérie 154 500 000

Martinique 13 700 000

Guadeloupe  12 400 000

Sénégal   8 600 000

Réunion 7 800 000

Cochinchine 7 200 000

Guyane française 5 600 000

Saint-Pierre et Miquelon 4 100 000

Nouvelle-Calédonie, Taïti et Nouka-Hiva 6 000 000

Côtes occidentales d’Afrique 2 500 000

Possessions françaises dans l’Inde 1 500 000

Mayotte, Nossi-Bé, Madagascar 300 000

Total 223 600 000

Sur un total d’exportation de 3 500 millions. En chiffre ronds : 223 millions !

Quand nous vendons pour 1 franc à nos colonies, nous vendons pour 15 francs aux autres pays du globe ; quand nous vendons pour 1 franc à nos colonies, nous vendons pour près de 5 francs en Angleterre ; quand nous vendons pour 1 franc à nos colonies, nous vendons pour plus de 2 francs à la petite Belgique ; quand nous vendons pour 1 franc à nos colonies, nous vendons pour un chiffre supérieur à la Suisse. 

Ensuite pour avoir le compte exact du bénéfice que rapportent à la mère-patrie les colonies, il faut voir ce qu’elles ont coûté et ce qu’elles coûtent tous les jours. 

Nous ne parlons pas des guerres auxquelles elles ont servi de prétexte dans le passé ; le décompte en serait effroyable. 

Nous ne parlons même pas des guerres qui ont servi à leur établissement ; le total des importations de France en Algérie ne représenterait pas l’intérêt des milliards qui y ont été engloutis, sans compter la valeur des vies humaines qui y ont été consommées. 

Nous entretenons, en Algérie, 50 000 hommes, soit 50 millions par an ! 

Pour quelle part comptent dans la consommation de ces 154 millions, ces 50 000 hommes, et tous les fonctionnaires, agents, concessionnaires, qui n’ont qu’une vie factice aux dépens des contribuables de la mère-patrie ? Il y a des rails, des machines importés de France en Algérie ; mais n’est-ce pas grâce aux garanties d’intérêts de la France ? Le mouvement de la navigation n’est-il pas entretenu à l’aide d’une subvention ? Quand on veut avoir le chiffre des bénéfices que les colonies peuvent rapporter à la métropole, il faut examiner un à un tous ces artifices de comptabilité. 

On vient de donner le tableau du commerce de la Tunisie : importations de France 13 694 000 ; mais nous y avons 15 000 hommes qui nous coûtent plus de 15 millions. 

Pour les autres colonies, c’est encore pis.

Le Sénégal importe pour 7 millions de marchandises ; au budget ordinaire, il coûte 3 610 000 francs, sans compter le service pénitentiaire, la solde et les frais de passage de la garnison et des fonctionnaires, la subvention aux Messageries maritimes. Ses importations sont destinées à l’armée et aux fonctionnaires. Il faut ajouter 4 600 000 francs d’avances à la Compagnie du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis ; 3 110 000 francs pour le Haut-Sénégal. Le budget est plus élevé que le commerce ! Nous sommes encore fort heureux d’avoir échappé au chemin de fer de 120 millions que proposait l’amiral Jauréguiberry, ministre de la marine, en 1880.

La Cochinchine est la plus prospère de nos colonies. Elle subvient à toutes les dépenses de la justice, des troupes indigènes qui, dans les autres possessions, sont supportées par la Métropole ; elle verse au budget une subvention de 2 millions. 

Mais elle est inscrite au ministère de la marine pour une somme de 4 789 000 francs, non compris la solde et les frais de passage de la garnison et d’un certain nombre de fonctionnaires, la subvention des Messageries maritimes. Elle a importé, en 1882, pour 5 millions de francs de marchandises françaises. Comparez maintenant le bénéfice au prix de revient, et je ne parle pas de toutes les expéditions qu’elle a coûtées, et de la guerre du Tonkin et de la Chine, qu’elle nous a value !

Le budget ordinaire des colonies, Algérie non comprise, est de 26 millions, 34 millions avec le service pénitentiaire ; les troupes d’infanterie et d’artillerie de marine, entretenue en vue des colonies, comptent 26 000 hommes ; total : 60 millions. Les importations totales de la France dans les colonies, Algérie déduite, sont de 68 millions ! 

Nos colonies sont un débouché non pas pour notre industrie et notre commerce, mais pour l’argent des contribuables. 

Nous y jetons les millions du contribuable ; puis le commerce va en chercher une partie et la rapporte : et après avoir ainsi pris aux uns pour donner aux autres, nos gouvernants s’écrient qu’ils ont fait aller le commerce. C’est ce que M. Jules Ferry appelle naïvement « sa théorie des débouchés ». 

Ici, nous n’avons pas calculé le prix de revient des colonies. M. Le Myre de Villiers, ancien gouverneur de Cochinchine, déclare que l’empire Indo-Chinois, Cochinchine, Annam et Tonkin, dont on parle tant, nous coûtera 5 milliards. Or, les Français établis au Tonkin déclarent que le commerce restera entre les mains des Chinois ; que les importations se feront toujours de Singapour et de Hong-Kong ; que la population indigène est pauvre, et que le commerce, autre que celui provoqué par le corps expéditionnaire, est nul pour les Français. [1]

De deux choses l’une : quand vous allez fonder une colonie quelque part, vous vous trouvez : — ou en face d’un peuple d’une civilisation développée ; alors, il faut le conquérir, l’assujettir ; choses coûteuses. 

Ou on se trouve en face de peuples comme les Canaques, les Howas, les nègres du Sénégal et du Congo ; ils n’ont pas besoin de nos produits, et, en auraient-ils besoin, ils n’ont pas un pouvoir d’achat suffisant pour se les procurer. 

M. Jules Ferry parle des débouchés que peut nous ouvrir Madagascar. Jusqu’à présent, nous n’y avons vendu bon an mal an que pour 300 000 francs. 

M. Jules Ferry déclarait, dans son discours du 9 août aux Lyonnais, que le traité de Tien-Tsin allait leur ouvrir un débouché de 400 millions de consommateurs. Les orateurs de l’Empire en disaient autant la veille de l’expédition de 1860. 

Les armes de guerre ? Nous avons seulement depuis hier la liberté d’en fabriquer. 

 

IX. Au profit de nos concurrents

Nos colonies créent surtout des débouchés à nos concurrents.

Nous sommes ici obligés de prendre les chiffres de 1882, les derniers publiés pour toutes nos colonies, sauf les îles du Pacifique et de la Cochinchine :

Importations de France 51 300 000

— des colonies françaises 8 500 000

— de l’étranger 65 500 000

Exportation pour la France 121 300 000

— pour les colonies 8 600 000

— pour l’étranger 42 300 000

Le sous-secrétariat du ministère des colonies vient de publier le tableau du commerce de la Cochinchine en 1883. 

Le chiffre de nos importations en Cochinchine était de 5 millions de francs en 1882 ; il s’est élevé à 8 300 000 fr. en 1883. Il est probable que les dépenses faites par la France pour l’expédition du Tonkin n’ont pas été étrangères à cette augmentation. Les exportations de la colonie en France ont été de 1 600 000 fr. 

Les importations de l’étranger en Cochinchine ont été de 65 800 000 fr. 

En 1882, au bout de 22 ans, la Chine nous achetait pour 2 900 000 fr. En revanche, elle nous vendait pour 88 millions de marchandises. La guerre, qui devait donner un débouché à nos produits, avait eu pour unique résultat de donner un débouché aux produits chinois. 

L’industrie lyonnaise, moins que toute autre, trouvera des débouchés en Chine : la Chine vend de la soie pour 160 millions et n’en achète pas pour un sou. 

La Chine achète pour 190 millions d’opium, pour 160 millions de cotonnades, et des armes de guerre.

L’opium ? Nous n’en avons pas. 

Les cotonnades ? Nous les fabriquons à plus haut prix que les Anglais, les Suisses et les Allemands. 

Les exportations de la Cochinchine à l’étranger ont été de 78 000 000 de francs. 

De chiffres, il résulte qu’elle achète pour 8 francs à l’étranger quand elle achète pour 1 franc à la France ; qu’elle vend pour 50 francs à l’étranger quand elle vend pour 1 franc à la France.

Voici la situation du commerce de l’Algérie par rapport à la France et à l’étranger :

Sur un commerce d’importation de 255 800 000

La France compte en 1882 pour 165 500 000

L’étranger 90 400 000

Sur un commerce d’exportation de 177 200 000

La France compte pour 97 600 000

L’étranger 42 300 000 

L’étranger n’a pas eu les frais de conquête et n’a pas les frais de colonisation et de garde de l’Algérie : son bénéfice est clair ; le nôtre ne l’est pas. 

Alors, pour combattre ce résultat, on revient en arrière de la loi de 1861, du sénatus-consulte de 1866, au vieux système du pacte colonial : on obligera les colonies à ne fournir que des produits de la mère-patrie : et on les appauvrira sans nous enrichir. 

 

X. La Suisse et la Norvège

— « Sans colonies, il n’y a pas de débouchés. » Voilà l’affirmation. Voici les faits. 

La Suisse est un petit peuple, dont la population est de 2 800 000 habitants, juste celle du département de la Seine. Il n’a ni richesses minérales, ni débouchés maritimes. Une partie de son sol est rempli de montagnes inhabitables, à travers lesquelles il est obligé de se frayer des passages pénibles. 

Ses tableaux de douanes ne donnent que les quantités ; mais M. René Lavollée, dans une étude qu’il a communiquée l’année dernière à l’Académie des sciences morales et politiques, estime à 960 millions, la valeur annuelle de ses exportations, tandis que la France n’a qu’une exportation de 3 500 millions.

Pour que le taux des exportations françaises et suisses, relativement à la population, fût égal, la France devrait exporter 11 milliards et demi au lieu de 3 milliards et demi. 

Dira-t-on que ce sont ses colonies qui ont ouvert ces débouchés à la Suisse ? Elle n’en a pas une. 

Seulement, au lieu de payer 100 fr. d’impôts, chacun de ses habitants paie 17 fr. ; au lieu de se donner le luxe de guerres européennes, d’expéditions en Asie, en Afrique, en Océanie, de coups d’État, d’insurrections, de révolutions, d’une administration centralisée et payée fort cher pour empêcher quiconque de faire quoi que ce soit sans autorisation de l’autorité, la Suisse est en république depuis un certain nombre de siècles, est une fédération de petits États autonomes, est en possession de la liberté de la presse, de réunion, d’association, de la liberté économique ; toutes choses dont la plupart nous ont manqué jusqu’à ces derniers temps, dont certaines nous manquent encore. 

La marine ? Oui. Nous reconnaissons que la Suisse ne brille pas par là. Elle n’est guère connue que par l’amiral suisse de la Vie Parisienne. Seulement elle s’en passe. 

Mais il y a un autre petit peuple qui n’a pas de colonies et qui, cependant, a une marine : c’est la Norvège, qui compte moins de 2 millions d’habitants, moins que Paris. Sa marine à voiles a un tonnage nominal de 1 459 000 tonneaux, tandis que celle de la France en dépit de ses primes, n’a un tonnage que de 642 000 tonnes. Sa marine à vapeur compte pour 95 000 000 tonneaux ; celle de la France, avec toutes les subventions données sous divers prétextes aux Compagnies de navigation à vapeur, a seulement 278 000 tonneaux. Le pouvoir de transport de la marine norvégienne est de 1 730 000 tonnes ; celui de la marine française est de 2 032. Le pouvoir de transport de la Norvège est de 95 tonnes pour 100 habitants, celui de la France est de 5. Relativement à l’ensemble des marines de tous les pays du globe, le pouvoir de transport de la Norvège est de 4%, celui de la France seulement de 4,7%. 

Dira-t-on que ce sont les colonies de la Norvège qui ont fait sa marine ? Elle n’en a pas. Elle a une puissante marine, parce qu’elle navigue à bon marché. Tout est là. 

Un peuple ne peut avoir de marine qu’à la condition de faire des transports moins chers, plus sûrs, plus réguliers et plus rapides que ses concurrents. Tant que, pour Saïgon, le fret sera de 80 francs la tonne de Marseille, de 120 francs de Rouen, tandis qu’il ne sera que de 47 francs de Manchester, nous aurons beau faire des colonies, ce ne sera pas au profit de notre marine ou de notre industrie. 

Un peuple ne peut avoir de débouchés qu’à une condition : c’est de fabriquer, à meilleur marché que ses concurrents, les objets qui sont demandés par les consommateurs. 

En un mot, la puissance d’expansion des produits d’un pays, se mesure à l’intensité et au bon marché de sa production intérieure. 

D’où cette conclusion : C’est que la politique coloniale, étant très onéreuse et chargeant la production d’un pays de lourds frais et de graves risques, aboutit à un résultat diamétralement opposé au but qu’elle prétend poursuivre : au lieu d’ouvrir les débouchés, elle les ferme. 

Les partisans les plus fanatiques de la politique coloniale, devant l’évidence des faits, sont obligés de dire : C’est un luxe ! 

Quand la majorité des Français manque encore du nécessaire, le gouvernement a-t-il le droit de se payer ce luxe ? Qu’en pense Jacques Bonhomme ? Entre ce luxe et la République des paysans, il y a une lourde contradiction. 

 

XI. La mission civilisatrice

On se rabat sur de nouveaux prétextes : Mission civilisatrice ! À coups de canon ? Depuis cinquante-cinq ans que nous sommes en Algérie, il n’y a que 2 000 enfants arabes qui fréquentent nos écoles. 

Le général Millot a dit, devant la commission d’enquête, un mot bien significatif : « Depuis 1874, le Tonkin est ruiné ». C’est la date de notre ingérence dans les affaires de ce pays. 

 

XII. Au point de vue politique

La France est une puissance continentale : l’expérience de 1870 doit le lui rappeler. 

Avant de songer à conquérir d’autres peuples, elle doit assurer sa sécurité en Europe. 

Elle est une démocratie, reposant sur le suffrage universel : ses principes de droit public sont contenus dans la Déclaration des droits de l’homme. De quoi droit protesterait-elle contre la conquête de l’Alsace et de la Lorraine, si, à l’égard des plus faibles, à notre tour, nous répétions la fameuse formule : La force prime le droit ? 

Si nous n’admettons pas les classes dirigeantes à l’intérieur, comment donc nous poserions-nous en peuple dirigeant à l’extérieur ? 

La contradiction est telle, entre les principes qui doivent diriger notre politique intérieure et la politique coloniale, que les partisans de cette dernière, au lieu de l’affirmer nettement, essaient de la colorer de prétextes multiples et contradictoires.

Aucun n’ose dire franchement : Nous voulons faire des conquêtes pour exploiter des peuples à notre profit ! 

Ils sentent que ce cynisme révolterait les moins délicats. 

Ils mentent alors au début des opérations ; ils mentent dans leur conduite, ils mentent sans cesse et toujours. La politique coloniale, c’est la politique de Tartufe !

 

XIII. Au point de vue militaire

Sous Louis-Philippe, on présentait l’Algérie comme un champ de manœuvres pour nos troupes. La société d’admiration mutuelle qui s’y était formée a produit de grands généraux, qui n’avaient jamais commandé à 5 000 hommes. 

L’expédition de Chine et du Mexique a continué cette tradition. Et tous les généraux formés à ces expéditions d’aventures, qui n’avaient jamais eu que de petits corps dispersés sous leurs ordres, se sont évanouis devant l’armée allemande qui avait préparé ses triomphes par cinquante ans de paix, de travail, d’étude et de concentration. 

Wellington disait en 1840 : « Rassurez-vous, messieurs, tant que la France sera occupée à ronger l’Algérie, tant que la France aura 100 000 hommes en Afrique, vous n’aurez rien à redouter ; l’Europe n’aura rien à redouter de la France ! » 

C’est pour le même motif que M. de Bismarck nous envoie si volontiers en Tunisie, au Tonkin et à Madagascar. 

Le général Lewal a prouvé son ignorance, en même temps que sa légèreté, en déclarant que l’armée ne devait pas « s’hypnotiser devant la trouée des Vosges ». 

Les expéditions coloniales rendent l’armée impropre à la défense et propre à la conquête de leur pays. C’est avec l’armée des Gaules que César passa le Rubicon, avec l’armée d’Égypte que fut perpétré le 18 brumaire, et avec l’armée d’Afrique que fut commis le coup d’État de 1851. Les lettres de l’amiral Courbet, l’ordre du jour du général Boulanger, l’exploit du général de Courcy à Hué, prouvent que cette politique coloniale est une école de démoralisation et d’indiscipline pour l’armée. Les réactionnaires ne cherchent-ils pas ouvertement un Pavia parmi les généraux du Tonkin ? 

 

XIV. Le débouché pacifique

Une expérience décisive, contemporaine, dont les résultats sont contenus en deux lignes, démontre que d’un seul trait de plume un économiste, cet être tant honni, peut enrichir la France de plus de milliards que ne lui a coûtés et ne lui coûtera sa politique coloniale. 

Le commerce spécial s’est chiffré de la manière suivante, pendant les cinq années qui précédèrent le traité de commerce anglo-français de 1860 et les cinq années qui le suivirent : 

IMPORTATION EXPORTATION TOTAL
Millions de francs 
1855-1859. TOTAL 8 661 9 470 18 131
MOYENNE ANNUELLE 1 732 1 894 3 626
1861-1865. TOTAL 12 237 12 824 25 061
MOYENNE ANNUELLE 2 447 2 564 5 012

Une réduction de tarifs a donc suffi pour augmenter nos exportations de 3 354 millions en cinq ans, le chiffre total de notre commerce de 7 milliards 930 millions. 

La moyenne annuelle de l’augmentation de nos exportations a été de 670 millions par an ; le total de nos exportations dans nos colonies, Algérie comprise, se monte à 223 millions ! 

Quelques biffures sur quelques chiffres, opérées en quelques heures, ont eu un résultat plus efficace au point de vue de ces fameux débouchés, tant réclamés, que celui obtenu, depuis trois siècles, par nos canons, nos vaisseaux, nos bombardements, nos exterminations, nos victoires, nos aventures belliqueuses, nos guerres commerciales sur mer et sur terre, dans les cinq parties du monde.

C’est la politique du « rayonnement pacifique » dont se raillait M. Jules Ferry dans son discours du 27 juillet 1885. 

Entre sa politique d’aventures et de crises, de dangers à l’intérieur et à l’extérieur, et cette politique de bon marché, de sécurité, d’économie, le pays doit choisir. 

« Les expéditions lointaines sont finies », a dit M. Jules Ferry. Non, malheureusement ! Rien n’est terminé, ni au Tonkin, ni en Annam, ni au Cambodge, ni à Madagascar, et, sur la côte occidentale d’Afrique se dressent de nouveaux dangers qui peuvent avoir leur répercussion en Europe. 

Les électeurs doivent exiger de leurs candidats l’engagement suivant : Pas de nouvelles conquêtes ; abandon des points qui pourraient provoquer de nouveaux dangers ou nous entraîner à de nouvelles dépenses ; conservation seulement de stations maritimes et commerciale pouvant servir de points d’approvisionnement et de ravitaillement ; pas d’ingérence dans les affaires des indigènes. [2]

 

 

 

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[1] Notices coloniales, publiées pour l’exposition d’Anvers (publ. officielle), 1885. Du reste, tous les chiffres que nous publions, sont extraits de documents officiels.

[2] Voir, pour le développement, les Lettres sur la Politique coloniale, publiées par M. Yves Guyot à la librairie Reinwald. Un vol. de 432 pages avec une carte et deux graphiques. Prix 4 fr.

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