L’arithmétique de M. Méline

Ernest Martineau, L’arithmétique de M. Méline, Journal des Économistes, décembre 1904.


L’ARITHMÉTIQUE DE M. MÉLINE

 

L’arithmétique de M. Méline est une arithmétique spéciale, laquelle est engendrée de son économie politique, non moins spéciale, qui s’appelle l’économie politique nationale.

À la réflexion, on comprend qu’un protecteur, un conducteur de peuples, ait son arithmétique à lui, comme il a son économie politique.

Cette tutelle perpétuelle des hommes renouvelée, avec progrès, du droit romain qui avait organisé la tutelle perpétuelle des femmes, cette protection, en un mot, de M. Méline, ne se peut expliquer que parce que le protecteur est d’essence supérieure, qu’il est un envoyé de la Providence, le sauveur du monde de l’agriculture et de l’industrie comme on l’appelle, et ce sauveur ne peut évidemment pas se servir de l’arithmétique, non plus que de l’économie politique dont fait usage le commun des mortels.

Naguère encore, au temps où il était le rapporteur général de la commission des douanes de la chambre des députés, alors que son protectorat n’était pas encore institué, M. Méline professait le dédain des théories et des principes.

« Il n’y a pas de science économique, disait-il, il n’y a pas de principes engagés dans la question douanière ; la politique des intérêts est une politique au jour le jour, en sorte qu’un peuple a intérêt, suivant les circonstances, à être tantôt libre-échangiste, tantôt protectionniste, comme l’a si bien compris M. de Bismarck. »

Et à l’exemple du chancelier de fer, comme aussi de Bonaparte, M. Méline appelait les économistes des sectaires, des idéologues.

Aujourd’hui, mû par des motifs d’ordre conservateur, alors que son protectorat est organisé, le pontifex maximus du protectionnisme croit qu’il est opportun d’avoir des principes ; à cet effet, il vient de fabriquer une science à son usage, la science de l’économie nationale ; science à vrai dire bizarre, d’aspect étriqué, qui s’arrête aux frontières, vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

Or, ce nationalisme économique a conduit l’homme d’État des Vosges à adopter une arithmétique non moins spéciale, non moins nationale.

Quelle arithmétique ? C’est ce qui sera expliqué par l’entretien que je vais conter. Je causais récemment avec un professeur de mathématiques du lycée de R …

— Quelle solution, dis-je, donneriez-vous au problème suivant :

Étant donné à additionner ces quantités :

(+ 3 – 3) + (+ 7 – 7) + (+ 15 – 15)

quel résultat trouvez-vous comme somme ou total ?

Le professeur regarda un instant le papier sur lequel étaient écrites ces données et, haussant les épaules, me demanda si je voulais me moquer de lui.

— Pas du tout, c’est très sérieusement que je vous demande votre solution.

Là-dessus, il voulut bien condescendre à ce qu’il appelait une fantaisie bizarre de ma part et répondit :

— Eh bien ! cela fait zéro au total, et vous ajouteriez au problème cent mille autres quantités de même sorte, que ce serait toujours le même résultat, des zéros additionnés ensemble donnant toujours au total zéro.

— Cependant, dis-je, je connais quelqu’un qui, ayant à résoudre le même problème, a trouvé pour résultat : (+ 3 – 3) + (+ 7 – 7) + (+ 15 – 15) = sept cent trente millions.

— Allons donc, répondit-il, ce ne peut être qu’un fou, à moins que ce ne soit un ignorant qui ne sait pas l’ a b c de l’arithmétique.

— L’homme qui a trouvé cette solution, dis-je, n’est pas un personnage vulgaire, c’est notre protecteur, c’est celui qui dirige nos destinées au point de vue économique, c’est le sénateur des Vosges, M. Méline.

— En vérité, vous m’étonnez, est-il bien possible que nous soyons protégés par un mathématicien de cette force ?

— Veuillez considérer que si vous protégez Pierre, vous atteignez forcément Paul ; par exemple, le droit de 3 francs sur l’avoine est payé par Paul, le cultivateur, qui achète de l’avoine pour ses chevaux : il suit bien de là que la protection déplace des richesses, mais qu’elle n’en produit pas, puisque, s’il y a 3 francs de plus dans la bourse de Pierre, c’est qu’il y a 3 francs de moins dans la bourse de Paul.

— C’est l’évidence même. Il y a un déplacement dans les fortunes, mais au total l’accroissement de la richesse nationale est zéro.

— Et ainsi, du reste, pour tous les autres produits protégés : l’addition de tous ces zéros, comme vous le disiez, ne peut donner au total que zéro.

— Pour trouver un total de sept cent trente millions, il faut que M. Méline ait une arithmétique à lui.

— C’est ce qui a lieu, en effet, son arithmétique lui vient de son économie politique.

— Et je montrai au professeur un article de la République française du 6 décembre 1903, signé : J. Méline, où il est dit que grâce à la protection, nous avons fait des pas de géant et réalisé un bénéfice, un accroissement de richesse nationale de 730 millions sur notre bilan économique d’il y a dix ans.

— Voilà qui est bizarre, conclut le professeur. M. Méline escamote la soustraction, il ne montre que l’addition, comme si cet argent de la protection tombait de la lune.

C’est ainsi, en effet, que ce prestidigitateur fait des dupes.

Comme dit M. Frédéric Passy, il trompe les paysans, il leur montre l’œuf qu’il leur donne, mais il cache le bœuf qu’il leur prend. Sans cet escamotage, ce régime de pillage organisé ne durerait pas une heure.

Ce renard des Vosges se moque des dupes qu’il exploite au profit de la minorité de ses protégés, de ses favoris ; mais qu’il sache bien que nous démasquerons ses manœuvres, et que le moment est plus proche qu’il ne croit où le peuple français saura apprécier, pour ce qu’elle vaut, son arithmétique nationale.

 ERNEST MARTINEAU.

T. IV. -DECEMBRE 1904.

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