L’Autorité de la concurrence serait sur le point de recommander la suppression du statut de la fonction publique

greveL’Autorité de la concurrence serait sur le point de recommander la suppression du statut de la fonction publique

Dans un article récent, le Professeur Combe a assez clairement laissé entendre que l’Autorité de la concurrence serait sur le point de rendre un avis recommandant la suppression du statut de la fonction publique. Décryptage.

Par Colin Halard.

Dans un article récemment publié dans La tribune, M. Emmanuel Combe, professeur d’économie et vice-président de l’Autorité de la concurrence, a entrepris de défendre les mérites de la concurrence. Dans mes trois billets précédents, j’ai critiqué en détail plusieurs aspects de l’article.

Dans mon billet d’aujourd’hui, je voudrais au contraire mettre en lumière un élément qui, bien que passé inaperçu jusque-là, réjouira sans doute tous les lecteurs libéraux : dans son article, le Professeur Combe annonce, implicitement mais (quasi) nécessairement, que l’Autorité de la concurrence serait sur le point de publier un avis recommandant la suppression du statut de la fonction publique. 

Cet avis serait l’aboutissement logique de la théorie économique gouvernant le droit de la concurrence.

Quand des bureaucrates accusent les opérateurs privés de faire preuve de mollesse

En effet, presque tous les ouvrages consacrés à cette discipline mentionnent, au titre des coûts sociaux imputés aux monopoles, l’inefficacité-x qui serait générée par ceux-ci[1].

L’inefficacité-x ?, me direz-vous, qu’est-ce encore que cet animal ?

Il s’agit d’une notion forgée en 1966 par Harvey Leibenstein pour désigner les pertes d’efficacité induites par le laxisme ou le laisser-aller des entreprises soumises à une pression concurrentielle insuffisante[2].

Laissons parler l’auteur :

Pour un certain nombre de raisons, les individus et les organisations ne travaillent pas aussi dur ni aussi efficacement qu’ils le pourraient. Dans les situations où la pression concurrentielle est légère, beaucoup de gens préféreront aux désagréments résultant d’un plus grand effort, de la recherche et de la surveillance des activités d’autrui le bien-être qui résulte d’une moindre pression et de meilleures relations interpersonnelles. Mais dans les situations où les pressions concurrentielles sont fortes, et où donc les coûts liés à de tels compromis sont également hauts, ces personnes préféreront le désagrément d’un plus grand effort à l’utilité résultant d’une moindre pression, etc[3].

Cette théorie a été critiquée pour diverses raisons, et en particulier parce qu’elle se fond difficilement dans la théorie microéconomique néoclassique[4]. Mais je n’ai pas l’intention de débattre de ses mérites ici. Je voudrais simplement en retenir une intention, du reste exprimée par la majorité de la doctrine : il conviendrait de comptabiliser, parmi les coûts sociaux des monopoles, l’amélioration des conditions de travail.

La quasi intégralité des manuels de droit de la concurrence citent ainsi avec approbation le mot de Sir John Hicks selon lequel « le meilleur de tous les profits du monopole, c’est la tranquillité »[5].

Voilà d’ailleurs une seconde raison qui devrait (ou qui aurait dû) inciter les autorités de concurrence à dénoncer le droit du travail : il s’agit d’un facteur non seulement de chômage, mais encore d’inefficacité-x[6].

Supprimer le statut de la fonction publique

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il serait parfaitement cohérent, de la part des autorités de contrôle, de prôner une suppression (en fait comme en droit) du statut de la fonction publique[7], afin de maximiser l’ « efficacité » de la sphère étatique. Cela semble particulièrement nécessaire au regard du poids que l’Etat représente aujourd’hui dans l’économie (Combien est-ce en 2014 ? 56%, 57% du PIB ?).

Il faut mentionner à ce propos que le statut de la fonction publique[8], cadeau empoisonné fait à la France par Maurice Thorez pour se faire pardonner sa désertion et sa fuite en URSS, « protège des principes essentiels pour toutes les catégories de fonctionnaires : droit de grève, égalité de traitement, droit syndical, garanties en cas de poursuites disciplinaires […] »[9], ainsi que le principe populairement connu sous l’appellation d’ « emploi à vie »[10].

Ce statut constitue ainsi un facteur d’inefficacité-x par excellence[11]. Les autorités de concurrence seraient donc parfaitement légitimes à en demander l’abrogation[12].

Or, il se trouve que, dans sa tribune, le Professeur Combe tient les propos suivants :

[L]a concurrence suscite en chacun de nous une attitude ambivalente : en tant que consommateurs, nous la plébiscitons toujours ; en tant que salariés ou entrepreneurs, nous la redoutons parfois. La concurrence, se dit-on, c’est bon pour les autres, mais rarement pour soi-même.

Il convient à ce stade de rappeler la double qualité de M. Combe. Il est à la fois professeur des universités et vice-président de l’Autorité de la concurrence. En tant que professeur, il dispose du statut de fonctionnaire, et est ainsi très largement immunisé contre la concurrence.

Il est donc presque impensable que le Professeur Combe ait pu ne pas remarquer que sa maxime pouvait s’appliquer à lui-même. Il faut à cet égard mentionner le contexte, celui de l’ouverture à la concurrence de certaines professions : « À l’heure où le gouvernement s’apprête à ouvrir l’épineux dossier des professions réglementées », écrit-il, « il n’est pas inutile de revenir sur la notion centrale qui va sous-tendre l’ensemble des débats : la concurrence ».

Par ailleurs, selon l’article L. 462-4 du Code de commerce, l’Autorité de la concurrence, dont le Prof. Combe est un vice-président, peut prendre l’initiative de « donner un avis sur toute question concernant la concurrence ». Il est précisé que l’Autorité « peut également recommander au ministre chargé de l’économie ou au ministre chargé du secteur concerné de mettre en œuvre les mesures nécessaires à l’amélioration du fonctionnement concurrentiel des marchés ».

Je suis donc en mesure d’annoncer, en exclusivité pour l’Institut Coppet, que l’Autorité de la concurrence serait sur le point de rendre un avis recommandant la suppression du statut de la fonction publique ! Joie. Joie. Pleurs de joie[13].

Ou bien non. Ou bien il a réellement échappé au Professeur Combe que les reproches qu’il adresse à ses concitoyens pouvaient (et devaient) s’appliquer en priorité à sa propre personne et à celle de ses collègues.

Après tout, comment un fonctionnaire pourrait-il concevoir qu’on le prive de ses privilèges, qu’on le livre pieds et poings liés à la concurrence ? Est-ce qu’un loup s’inquiète d’être tondu ?

Mais si telle était l’explication – ce que j’ose à peine penser – que de choses cela révélerait (ou confirmerait) ! Il faudrait alors croire que Bastiat avait vu juste quand il s’exclamait : « Quelle distance incommensurable entre le jardinier et ses arbres, entre l’inventeur et sa machine, entre le chimiste et ses réactifs, entre l’agriculteur et ses semences!… Le socialiste [ou le fonctionnaire] croit de bonne foi que la même distance le sépare de l’humanité »[14].

Il faudrait de même conclure que les membres de ce nouveau haut-clergé imaginent, entre eux-mêmes et la classe laborieuse, des barrières morales aussi infranchissables que celles qui, dans la cité platonicienne, séparent la caste des gardiens-guerriers[15] de celle des producteurs, c’est-à-dire, des « travailleurs, marchands et autres » qui « font partie de cette tourbe dont l’unique fonction est de pourvoir aux besoins matériels des gouvernants »[16].

S’il s’avérait que le Prof. Combe ne s’était pas « aperç[u] de l’application que je pouvais faire de cette maxime à lui[-même] » (comme dirait Proust), ce serait d’autant plus remarquable qu’il est l’une des personnes les plus « pro-entreprise »[17] que je connaisse dans ce milieu (j’espère ne pas lui créer de problèmes avec sa hiérarchie et ses collègues en écrivant cela).

Il est ainsi le seul, à ma connaissance, à prôner de conférer un certain poids au bien-être des entrepreneurs[18]. De plus, bien qu’il soit très loin d’être « autrichien », il fait de nombreuses références, dans au moins un de ses ouvrages[19], aux penseurs de cette école, manifestant ainsi une réelle ouverture d’esprit. Il serait donc notable que, malgré cette circonstance, le statut protecteur dont il bénéficie ait tant altéré sa vision du monde.

Je remarque par ailleurs que, postérieurement à la publication dans La tribune de l’article discuté, le Prof. Combe a diffusé sur son site internet une version légèrement modifiée de son papier. Or, dans cette seconde version, l’expression « chacun de nous » est supprimée et les mots « se dit-on » sont remplacés par « se disent-ils ». Il est possible que l’auteur ait voulu signifier par là qu’il ne se sentait pas concerné par ses propres propos[20].

Infliger des amendes aux fonctionnaires inefficaces

Allons plus loin.

Le droit de la concurrence est exorbitant du droit commun, puisqu’il sanctionne des comportements qui, à strictement parler, ne causent de « dommage » à personne.

En effet, pour qu’il y ait dommage, il faut que la victime soit appauvrie par son interaction avec l’auteur de la faute. A l’inverse, si la victime retire un bénéfice de l’opération, aucun dommage n’est caractérisé. Or, dans le cas d’une transaction commerciale entre un monopoliste et un consommateur, la victime, qui est censée avoir « subi » un transfert de surplus, demeure bénéficiaire net de l’opération ; autrement, elle n’aurait pas consenti à cette transaction.

Il est en effet un théorème que bien peu d’économistes oseraient dénoncer ouvertement. J’emprunterai la voix de Turgot pour l’énoncer : « L’échange, étant libre de part et d’autre, ne peut avoir pour motif que la préférence que donne chacun des contractants à la chose qu’il reçoit sur celle qu’il donne. Cette préférence suppose que chacun attribue à la chose qu’il acquiert une plus grande valeur qu’à la chose qu’il cède relativement à son utilité personnelle, à la satisfaction de ses besoins ou de ses désirs »[21].

Ainsi, l’amoindrissement pécuniaire de la supposée victime – la réduction de son « surplus » – résulte seulement de la perte d’un gain supplémentaire qu’elle espérait (ou que les économistes espéraient en son nom qu’elle obtienne) et sur lequel, en l’absence de convention en ce sens[22], elle n’avait aucun droit. Sa perte ne résulte ni d’une violation d’un engagement contractuel, ni d’une fraude, ni d’une atteinte physique à son intégrité corporelle ou à ses droits de propriété. C’est ce que le droit anglais appelle une « pure economic loss ».

Il en résulte que, ce que l’économiste reproche au monopoliste, en réalité, ce n’est pas d’avoir infligé un « dommage » au consommateur (la transaction conclue entre le monopoliste et son client est efficace au sens de Pareto), mais de ne pas lui avoir rendu suffisamment de services ; ou, plus exactement, de ne pas lui avoir rendu les services que, en exploitant à fond sa capacité de production et en sacrifiant ses intérêts à ceux du consommateur, le monopoliste aurait été en mesure de lui rendre.

L’on pourrait également dire (on le dit d’ailleurs souvent) que la « faute » imputée au monopoliste est d’avoir été inefficace (au sens de Kaldor-Hicks), d’avoir gaspillé[23], ou encore d’avoir failli à maximiser la richesse de la société (en allouant ses actifs d’une manière incorrecte, en faisant preuve d’inefficacité-x, etc.). En temps de guerre et dans les pays totalitaires, ce type de comportement est désigné sous l’expression de « sabotage économique »[24].

Il est déjà extraordinaire que, en temps de paix et dans un Etat qui se prétend de droit, de tels comportements soient sanctionnés civilement, et, a fortiori, pénalement.

Mais, pourrait-on demander, puisque le lien entre responsabilité et faute (i.e., l’atteinte à l’intégrité corporelle ou aux biens, ou le manquement contractuel et la fraude), ou, si l’on veut, cela revient au même, entre responsabilité et dommage, est ainsi distendu, et même rompu, si, en un mot, l’on sanctionne le « sabotage économique », pourquoi s’en tenir aux entreprises ? Pourquoi ne pas étendre ce principe aux fonctionnaires ?

L’efficacité l’exigerait. En effet, pour atteindre l’optimum, il convient que les fonctionnaires – comme les entrepreneurs, dans un régime de droit de la concurrence – internalisent le risque de porter atteinte à l’efficacité[25]. Le niveau optimal d’interventionnisme (ou d’inertie) est atteint quand, en contrepartie de leurs traitements, les bureaucrates supportent tous les coûts de leurs décisions (ou de leur indécision). Exempter les fonctionnaires de cette responsabilité conduirait à un niveau d’interventionnisme (ou d’inertie) excessif[26].

Donnons quelques illustrations des conséquences de cette généralisation à la sphère publique du raisonnement économique actuellement applicable aux entrepreneurs par le biais du droit de la concurrence.

Premièrement, si les agents de l’Etat devaient être ainsi tenus responsables de leurs inefficacités, les membres d’une autorité de concurrence qui auraient commis un « faux positif » (i.e., qui auraient rendu une décision condamnant une pratique « efficace ») devraient être sanctionnés à raison du dommage qu’ils étaient sur le point d’infliger à l’économie.

Deuxièmement, les étudiants qui estimeraient que le coût total d’un cours (et non la fraction du coût qu’ils supportent personnellement) est supérieur à sa valeur réelle (à leur « disposition à payer ») pourraient obtenir la condamnation de leurs professeurs[27] – efficacité allocative oblige.

Troisièmement, les concepteurs du Concorde (pour citer un exemple mémorable d’une catastrophe commerciale imputable à l’Etat) auraient également des soucis à se faire.

Ah, mais l’on se récrie maintenant ? On s’indigne, on crie au fascisme, au totalitarisme ? Mais oui ! mais tout à fait ! c’est exactement ça ! Loin de moi l’idée de le nier. Mais c’est précisément le traitement qui est actuellement réservé aux entrepreneurs, même si des sanctions ne sont réellement infligées que de manière sélective (et imprévisible). Or, jusque-là, seuls les ilotes étant concernés, personne n’y trouvait rien à redire.

Que le principe de « maximisation de la richesse », sous-jacent au droit de la concurrence, soit d’inspiration totalitaire, cela a été admis de manière parfaitement claire et décomplexée par Richard Posner, qui est pourtant l’un des plus fervents partisans de ce principe :

De même que l’utilitarisme, auquel il ressemble étroitement, ou que le nationalisme, le darwinisme social, le racialisme, ou les théories organiques de l’Etat, [le principe de maximisation de la richesse] traite les individus comme s’ils étaient les cellules d’un même organisme ; le bien-être des cellules n’importe que dans la mesure où il promeut le bien-être de l’organisme. Le principe de maximisation de la richesse implique que, si la prospérité de la société pourrait être accrue par l’asservissement de ses citoyens les moins productifs, le sacrifice de leur liberté serait justifié[28].

Posner précise que « cette implication est contraire aux intuitions morales inébranlables des Américains » et que « la conformité aux intuitions est le test ultime d’une théorie morale (et même d’ailleurs de toute théorie) » – et néanmoins, ce célèbre magistrat américain (que l’on pressent chaque automne pour l’obtention du « Prix Nobel » d’économie) n’en continue pas moins de faire de l’axiome de « maximisation de la richesse » le fondement de sa théorie de la justice, et, en particulier, de sa théorie du droit de la concurrence.

Peut-être que la perspective de voir ce principe dévastateur appliqué aux agents de l’Etat (une simple expérience mentale, en ce qui me concerne), ce que la cohérence et l’efficacité exigeraient, conduira certains à prendre enfin conscience du statut outrageant dans lequel le droit de la concurrence maintient les entrepreneurs privés.

[1]     Voir, par exemple, Emmanuel Combe, Précis d’économie, Presses universitaires de France, 2012, p. 216 (« Le coût social du monopole. Quatre arguments principaux ont été mobilisés à l’encontre du monopole ; […] en 1966, Leibenstein montre que le monopole génère une inefficience productive, dénommée « inefficience X » : en l’absence de pression concurrentielle, les coûts moyens et marginaux de production augmentent ». Il faut cependant noter que le Professeur Combe ne semble pas accorder une grande importance à ce facteur ; il ne fait que le mentionner.

[2]     Harvey Leibenstein, « Allocative Efficiency vs. ‘X-Efficiency’ », The American Economic Review, Juin 1966, pp. 392-415.

[3]     Harvey Leibenstein, « Allocative Efficiency vs. ‘X-Efficiency’ », précité, p. 413. (Ma traduction.).

[4]     Voir, sur cette question, George Stigler, « The Xistence of X-Efficiency », The American Economic Review, Vol. 66, n°1, mars 1976, pp. 213-216. V. aussi Thomas DiLorenzo, « Corporate Management, Property Rights and the X-Istence of X-Inefficiency », Southern Economic Journal, Vol. 48, n°1, juillet 1981, pp. 116-123.

[5]     Voir, notamment, Emmanuel Combe, Economie et politique de la concurrence, Dalloz, 2005, p. 36.

[6]     Notons cependant que, dans son article, le Professeur Combe s’inquiète au contraire d’une réduction de l’inefficacité-x. Il indique que « la concurrence peut avoir un impact indésirable sur les rémunérations et les conditions de travail ». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il se prononce en faveur d’une « protection des salariés, à la fois forte et efficace, sur le marché du travail ». Ce faisant, il s’inscrit quelque peu à contre-courant de la théorie couramment admise, laquelle, on l’a dit, présente l’inefficacité-x comme un coût social généré par les monopoles.

[7]     Même si l’on peut concevoir des exceptions, en particulier pour la magistrature, l’armée et la police.

[8]     Je me réfère par simplicité « au » statut de la fonction publique, mais ce que j’écris vaut naturellement pour les 700 statuts particuliers applicables aux différents corps de l’administration.

[9]     Vie-publique.fr, « le statut général de la fonction publique », 19 août 2013 (lien).

[10]    Si j’ai bien compris, il s’agit d’un principe de fait et non de droit. (« La garantie d’emploi dans la fonction publique relève cependant plus d’un usage, très solidement établi il est vrai, que d’une quelconque impossibilité juridique absolue. Contrairement à la légende, l’Etat peut tout à fait congédier ses agents individuellement et même collectivement. Simplement il ne le fait quasiment jamais ou bien exceptionnellement. Sur un contingent de plusieurs millions d’individus il n’a ainsi procédé en 2009 qu’à 55 révocations par mesure disciplinaire ainsi qu’à 19 licenciements pour insuffisance professionnelle. Une proportion, on l’admettra, infinitésimale » – Philippe Plassart, « ‘Intouchables’ : du statut au contrat, l’impossible réforme du statut des fonctionnaires », Lenouveléconomiste.fr, lien).

[11]    Certes, la concurrence ne disparaît pas dans un régime de statut. Même s’il n’y pas de recul possible, et que l’avancement dépend en partie de l’ancienneté, les agents de l’Etat sont portés à rivaliser très vivement pour l’obtention des meilleures places. La concurrence persiste, mais elle est appelée à prendre des formes nouvelles, plus ou moins reluisantes, et souvent même malignes. Ce que Mises disait des régimes totalitaires vaut également pour la fonction publique : dans ce cadre, « la concurrence sociale se manifeste dans les efforts que les gens font pour s’attirer la faveur des détenteurs du pouvoir » (Ludwig von Mises, L’action humaine, Institut Coppet, 2011, p. 205). Mises écrivait encore que « La compétition sociale est donc présente dans tout mode imaginable d’organisation sociale. Si nous voulons penser un état de choses où il n’y ait pas de concurrence sociale, nous devons dresser l’image d’un système socialiste dans lequel le chef, s’efforçant d’assigner à tout un chacun sa place et sa tâche, ne serait aidé par aucune ambition de la part de ses sujets. Les individus y sont entièrement indifférents et ne postulent aucun poste particulier. Ils se comportent comme les chevaux d’un haras, qui ne cherchent pas à se placer sous un jour favorable, pendant que l’éleveur choisit l’étalon dont il veut faire couvrir sa jument favorite. Mais de telles gens ne seraient plus des hommes qui agissent » (L’action humaine, précité, pp. 204-205).

[12]    Cette proposition risquerait évidemment de rencontrer une certaine opposition du côté de l’exécutif, puisque Marylise Lebranchu, actuellement ministre de je-ne-sais-quoi, n’a pas craint d’affirmer que le statut de la fonction publique « est porteur de valeurs républicaines et s’avère aujourd’hui le meilleur moyen de répondre au quotidien à l’exigence d’exemplarité de la puissance publique » et qu’il « garantit l’adaptation de nos administrations aux besoins sans cesse renouvelés de l’action publique » (Marylise Lebranchu, « 30 ans du statut général de la fonction publique », éditorial, lien).

[13]    Du point de vue libéral, la question du statut juridique des agents de l’Etat est cependant secondaire. Ce qui importe, c’est la réduction des pouvoirs de commandement, c’est-à-dire des prérogatives de puissance publique exercées sur les individus, et donc la réduction du pouvoir de l’Etat dans son ensemble. En ce sens, l’inefficacité de l’Etat et l’inertie de ses agents (au sens de l’incapacité à atteindre les buts fixés) peuvent être vues comme des aubaines, des sauvegardes indispensables. J’ai ainsi indiqué à plusieurs reprises dans mes billets précédents qu’il serait catastrophique que les autorités de contrôle fassent preuve de plus d’énergie et de zèle dans leur application de la loi. Toutefois, pour différentes raisons qui ne sont pas du ressort du présent billet, je pense que la suppression du statut de la fonction publique marquerait tout de même un progrès considérable.

[14]    Frédéric Bastiat, « La loi », Institut Coppet, 2011, lien, p. 22.

[15]    Comme le note Popper, « L’Etat idéal de Platon comporte théoriquement trois classes : les gardiens, les auxiliaires armés ou guerriers et les travailleurs. Mais, en réalité, il n’y en a que deux : la caste militaire, celle des dirigeants armés et instruits, d’une part, et la masse inéduquée et sans armes, le troupeau humain, d’autre part. En effet, les gardiens ne sont pas une caste séparée, mais des guerriers sages et âgés, sortis des rangs des auxiliaires » (Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, tome 1, L’ascendant de Platon, Editions du Seuil, 2009, p. 49).

[16]    Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, précité, p. 49. Popper précise que « [L]’Etat parfait de Platon […] comporte les plus rigides barrières de classes : c’est en fait un Etat fondé sur la notion de caste. On n’y évite pas la lutte des classes et les abolissant, mais en conférant à la classe dirigeante une supériorité indiscutable » (id.).

[17]    Bien entendu, le libéralisme est pro-marché, et non pro-entreprise. Néanmoins, ces deux attitudes ne sont pas dépourvues de rapport.

[18]    Voir mon deuxième billet.

[19]    Emmanuel Combe, Economie et politique de la concurrence, précité, passim.

[20]    « En effet, nombreux sont nos concitoyens à acheter des produits à bas prix, tout en dénonçant simultanément les méfaits de la concurrence. En tant que consommateurs, ils la plébiscitent toujours ; en tant que salariés ou entrepreneurs, ils la redoutent souvent. La concurrence, se disent-ils, c’est bon pour les autres, rarement pour soi-même ! » (Emmanuel Combe, « La concurrence profite à tous les clients », in Martine Behar-Touchais, Nicolas Charbit et Rafael Amaro (éd.), A quoi sert la concurrence ?, Institut du droit de la concurrence, octobre 2014, p. 51, www.aquoisertlaconcurrence.org (Lien vers le site du Professeur Combe).

[21]    Turgot, Mémoire sur les prêts d’argent, 1769, lien, pp. 245-246. Turgot en conclut que « dans tout échange, dans toute convention qui a pour base deux conditions réciproques, l’injustice ne peut être fondée que sur la violence, la fraude, la mauvaise foi, l’abus de confiance, et jamais sur une prétendue illégalité métaphysique entre la chose reçue et la chose donnée » (p. 250).

[22]    Il en irait différemment si les consommateurs étaient liés au monopoliste par un contrat de fourniture de long terme autorisant ce dernier à faire varier le prix. Dans cette hypothèse, l’on pourrait sans doute sanctionner le monopoliste, dans le cadre d’une action en responsabilité contractuelle ou au moyen d’une exception partielle d’inexécution, s’il fixait un prix nettement supérieur à son coût marginal comptable estimé. L’on se retrouverait dans une hypothèse proche de celle gouvernée en France par la jurisprudence Alcatel. Par plusieurs arrêts rendus le 1er décembre 1995, la Cour de cassation a en effet jugé que les contrats de long terme attribuant à une partie la capacité de déterminer le prix étaient valides sous réserve de la réparation des abus commis dans la fixation du prix.

[23]    Comme l’écrivait pourtant Adam Smith, « C’est […] faire preuve de la plus extrême impertinence et présomption, de la part des rois et des ministres, que de prétendre surveiller l’économie des personnes privées et restreindre leurs dépenses, soit par des lois somptuaires, soit en interdisant l’importation de marchandises de luxes. Ils sont eux-mêmes, toujours et sans exception, les plus grands dilapidateurs de la société. Qu’ils s’occupent de leurs propres dépenses, et ils pourront s’en remettre à chaque personne privée pour surveiller la sienne. Si leur propre extravagance ne ruine pas l’Etat, celle de leurs sujets ne le fera jamais » (Adam Smith, An Inquiry Into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Liberty Fund, Volume I, Book II, Chapter III, p. 298). (Ma traduction.)

[24]    En juin 2014, une proposition de loi instaurant un délit de « sabotage économique », destinée à sanctionner (par une peine pouvant aller jusqu’à la prison à perpétuité) les « manipulations de prix », a été déposée au Sénat de la république des Philippines (V. Ernie Reyes, « JV wants rice smuggling, price fixing classified as economic sabotage », InterAksyon.com, 9 juillet 2014, lien).

[25]    L’efficacité étant comprise ici comme la capacité à atteindre les objectifs recherchés, non par l’Etat, mais par les consommateurs.

[26]    Ce paragraphe est calqué presque mot pour mot sur un raisonnement développé par un haut fonctionnaire de la Commission européenne, à cette différence près que, dans la version originale, ce raisonnement était destiné à justifier l’application aux entreprises privées de normes juridiques obscures (V. Wouter Wils, « The Modernization of the Enforcement of Articles 81 and 82 EC: A Legal and Economic Analysis of the Commission’s Proposal for a New Council Regulation Replacing Regulation No. 17 », Fordham International Law Journal, Volume 24, Issue 5, 2000, Article 6, p. 1671, lien).

[27]    Cette hypothèse se rencontre extrêmement souvent, étant donné que, dans bien des cas, mêmes les étudiants qui ne supportent qu’une infime partie des frais de scolarité s’abstiennent d’assister aux cours.

[28]    Richard Posner, The Problems of Jurisprudence, Harvard University Press, 1990, p. 376-377, cité par Gary Lawson in « Efficiency and Individualism », Duke Law Journal, Vol. 42, n°. 1, Octobre 1992, p. 56. (Ma traduction.)

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