Le droit de propriété et les propriétaires fonciers 

Dans cet article de 1892, Ernest Martineau, le « Bastiatiste convaincu et documenté » (dixit Jules Fleury à la Société d’économie politique, en juillet 1901) signale l’absurdité de la démarche des grands propriétaires fonciers, qui, en poussant à l’augmentation des tarifs protecteurs, sapent le principe même de la propriété et fournissent des armes au camp socialiste, dont par ailleurs ils sont épouvantés. Les grands propriétaires fonciers, dit-il, sont dupes des promesses des partisans du protectionnisme, et la fortune qu’ils croient se fabriquer sur le dos des consommateurs n’est en vérité qu’un mirage, un pis-aller, en comparaison de la prospérité véritable qu’amènerait pour tous le libre-échange intégral.


 

« Le droit de propriété et les propriétaires fonciers », La Nouvelle Revue,  t. 79, 1892, p. 835-839

LE DROIT DE PROPRIÉTÉ ET LES PROPRIÉTAIRES FONCIERS

 

Un des phénomènes les plus étranges de cette fin de siècle, est, sans contredit, l’ardeur folle avec laquelle, dans l’Europe continentale tout au moins, les propriétaires fonciers s’évertuent à ruiner, de leurs propres mains, les fondements mêmes du droit de propriété.

Je veux parler du droit de propriété tel qu’il dérive du droit public moderne, des principes que nous appelons en France les principes de 1789.

D’après ces principes, la propriété a sa source, non plus dans la conquête, comme l’admettaient la société antique et la société féodale, mais dans l’effort propre de l’homme dans le travail.

En prenant pour point de départ la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’enchaînement des idées se construit ainsi : l’homme est un être libre, maître de lui-même, de ses facultés et de leurs produits.

La propriété ainsi entendue n’est pas autre chose que le droit, pour tout homme, de disposer librement de la valeur créée par son travail : elle est cela, ou elle n’est rien.

Ôtez au propriétaire la libre disposition de sa chose, à l’instant le droit de propriété s’efface, il est anéanti.

Vainement les légistes, s’armant des définitions de nos Codes, voudraient-ils objecter qu’on ne peut disposer de ses biens que dans les limites permises par la loi : la réponse est que cette définition, écrite dans l’article 544 du Code civil, est une traduction de la définition du droit romain, du droit des possesseurs d’esclaves de la société antique, définition en contradiction flagrante avec les principes de notre droit public moderne.

Le droit de propriété n’existe pas d’après le caprice, le bon plaisir, la permission du législateur, comme on le croyait dans la cité antique; la propriété est un droit qui dérive de la nature même de l’homme ; la loi ne le crée ni ne l’organise, elle le constate, le reconnaît et a pour devoir de le protéger en lui donnant la garantie de la force publique.

Les limites de la propriété, comme celles de la liberté dont elle est un dérivé, sont, pour tout homme, dans le droit égal et semblable des autres hommes ; le droit de propriété de l’un s’arrête et se limite là où commence le droit des autres.

Ce droit ainsi entendu, le socialisme moderne sous toutes ses formes, notamment sous sa forme la plus usuellement acceptée, le collectivisme, le contredit et le combat formellement.

Partant de cette idée qui domine tout le système : à savoir que, dans la bataille pour la vie, les intérêts des hommes sont en état d’antagonisme, antagonisme nécessaire, résultant de la nature même des choses ; que, par suite, la liberté, la libre concurrence est un principe d’oppression et de ruine, le bien de l’un étant le mal de l’autre, et dans ce conflit des intérêts les plus forts, les mieux armés pour la lutte, c’est-à-dire les possesseurs du capital écrasant les plus faibles, les non-capitalistes — partant de là, les socialistes, les collectivistes proclament le droit supérieur d’intervention de l’État pour faire cesser l’anarchie, et, à la place de l’antagonisme, rétablir l’ordre et l’harmonie.

À la liberté, à la libre disposition du produit du travail, principe destructeur, le socialisme oppose le principe d’autorité, le droit éminent de l’État organisant la société à son gré et, suivant le mot de J.-J. Rousseau, pliant docilement les hommes au joug de la félicité publique.

Tel étant le principe du socialisme, du droit éminent de l’État, destructeur de tout droit de propriété, on peut s’étonner que, sous l’empire de je ne sais quel vertige, la grande majorité des propriétaires fonciers ait embrassé avec tant d’ardeur la cause du socialisme d’État sous une de ses formes les moins incontestables, sous la forme de la tutelle sociale appelée du nom de protection.

Le leaderincontesté des protectionnistes, M. Méline, l’a déclaré formellement dans la séance de la Chambre des députés du 9 juin 1890.

« Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres, c’est inévitable ; par exemple, les droits sur l’avoine, sur le seigle, sont payés par ceux qui consomment de l’avoine, du seigle, et qui n’en produisent pas. »

Cette formule exprime très exactement le vrai caractère du système soi-disant protecteur : le but consiste à augmenter les profits de certains producteurs ; le moyen est de renchérir artificiellement les prix en repoussant, par la barrière des tarifs de douane, les produits similaires étrangers, la rareté, la disette ainsi produite devant provoquer l’augmentation des prix.

Que ce système soit une manifestation du socialisme d’État, c’est ce qui ne saurait être sérieusement contesté : nous voyons en effet ici le législateur, usant et abusant de je ne sais quel droit providentiel, s’arroger le droit de pondérer, d’équilibrer à sa guise les profits des divers producteurs et violer manifestement la liberté d’achat des citoyens, le droit de tout individu, en tant que consommateur, de payer les produits à sa convenance et à un prix librement débattu.

Surenchérir les prix, les hausser artificiellement par l’opération des tarifs, c’est, de toute évidence, une spoliation, une violation manifeste du droit de propriété dans la personne de tous les acheteurs des produits protégés. Les socialistes l’ont si bien compris que l’un d’eux, comparant les droits protecteurs aux revendications du socialisme, déclarait, dans un article du journal la Justice du 5 mars 1890, que si l’objectif des protectionnistes et des socialistes était différent, les procédés mis en œuvre étaient exactement les mêmes, en sorte que « le mouvement protectionniste ne pouvait qu’être favorable à l’éclosion et au développement du mouvement prolétarien ».

Comment se fait-il, dès lors, que les propriétaires fonciers se soient engagés avec tant d’empressement dans cette campagne protectionniste si favorable au mouvement prolétarien qui leur cause, à juste titre, une frayeur si grande ?

L’explication, hélas ! est bien simple, et la subtile casuistique du cœur humain va nous donner le mot de l’énigme.

Les propriétaires fonciers sont pleins de respect pour le droit de propriété et ne souffrent pas qu’on y touche, par voie législative ou autre, quand il s’agit de leurs propriétés ; ils sont moins enclins à le respecter et en admettent volontiers la violation à leur profit, quand il s’agit de la propriété… des autres.

C’est bien humain apparemment, et tout en prenant leur attitude au sérieux, gardons-nous de la prendre au tragique.

Pour ramener ces égoïstes à la bonne voie, au droit chemin dont ils n’auraient jamais dû sortir, il suffira de leur montrer les conséquences de cette spoliation, de ce système monstrueux de vol organisé par l’intermédiaire des lois.

La notion du droit et de la justice faussée dans les esprits, la liberté violée, la propriété spoliée, le socialisme d’en haut aidant à développer le socialisme d’en bas, les guerres de tarifs entre les peuples soulevant des colères, semant des germes d’irritation d’où peuvent naître demain des conflits internationaux, voilà plus qu’il n’en faut sans doute pour ramener à nous ces égarés.

Combien d’ailleurs se vérifie ici cette profonde parole de Pascal que « l’égoïsme est un merveilleux instrument pour nous crever agréablement les yeux »!

Pourquoi les propriétaires fonciers ont-ils déserté ainsi leur propre cause ; comment ont-ils pu passer dans le camp des socialistes d’État pour combattre avec eux ce détestable combat contre le droit de propriété ?

Sous l’impulsion de l’intérêt, parce qu’ils ont cru la prospérité de la propriété foncière liée d’une manière intime à la cause de la protection douanière.

Nous en avons entendu plus d’un exprimer devant nous leurs frayeurs, frayeurs réelles, à la pensée de la libre importation des blés et des bestiaux de l’étranger; à les entendre, tout était perdu, c’en était fait de l’agriculture nationale si le libre-échange était demeuré la loi de nos relations avec les autres peuples.

Cependant, ces mêmes terreurs, ces frayeurs non feintes, elles avaient, il y a un demi-siècle, frappé également les grands propriétaires fonciers de l’Angleterre pendant toute la durée de l’agitation en faveur du libre-échange ; les landlords anglais criaient bien haut que l’agriculture nationale allait être sacrifiée à l’étranger, que le sol de l’Angleterre cesserait d’être livré à la culture.

Le libre-échange a été établi en 1846 ; depuis un demi-siècle l’agriculture anglaise a été livrée, sans défense, à la concurrence étrangère ; qu’est-il advenu de ces prédictions sinistres ?

Il est advenu que, sous le stimulant de la concurrence, les fermiers anglais ont doublé leur production de céréales à l’hectare; le rendement qui était de 14 hectolitres à l’époque de la réforme est actuellement de 28 hectolitres au moins, alors que, en France, la moyenne de nos dernières années est de 16 hectolitres à peine ; l’élevage du bétail est aussi très florissant en Angleterre et les grands propriétaires, ces protectionnistes si âpres d’autrefois, après l’expérience d’un demi-siècle de liberté, se sont convertis résolument au free trade.

Voilà les enseignements de l’histoire contemporaine, et cette leçon de choses est bien faite, apparemment, pour frapper les yeux de nos propriétaires fonciers.

Cette leçon devrait d’autant plus leur ouvrir les yeux que les meneurs du protectionnisme en France, travestissant odieusement les faits, proclament à l’envi que, par le libre-échange, l’Angleterre a sacrifié son agriculture à son industrie.

Notons ici une considération de la plus haute importance qui domine ce grave débat et que nos propriétaires ont toujours méconnue, c’est que le système protecteur en France a été inventé et établi, aux dépens de l’agriculture, en faveur de l’industrie manufacturière.

C’est pour développer l’industrie française, à l’imitation de l’Angleterre, que Colbert, le petit-fils d’un marchand de Reims, a le premier construit une barrière de tarifs protecteurs, et son historien, Pierre Clément, exposant les effets de cette mesure, n’hésite pas à reconnaître que l’agriculture nationale en a souffert cruellement.

Les promoteurs du mouvement protectionniste actuel, malgré leurs protestations de dévouement à l’agriculture, ont repris la tradition du colbertisme, et il suffit de se rappeler que M. Méline est le continuateur de M. Pouyer-Quertier, le filateur de Normandie, et de M. Feray, le grand industriel d’Essonnes, pour savoir de quel côté sont ses préférences.

N’a-t-on pas entendu M. Jules Ferry, le président de la commission des douanes protectionniste du Sénat, déclarer à la tribune du Luxembourg, lors de la discussion générale, en novembre dernier, que si les nations de l’Europe continentale s’étaient faites protectionnistes, c’était pour ne pas laisser à l’Angleterre le monopole de la production industrielle. D’après lui, ç’avait été une faute grave de la part de Michel Chevalier de pousser à la conclusion des traités de commerce de 1860 qui devaient faire de la France une nation purement agricole, échangeant les produits de son agriculture contre les produits de l’industrie anglaise.

D’après M. J. Ferry, l’alter ego de M. Méline, une nation a intérêt à développer son industrie d’une manière parallèle à son agriculture ; d’autre part, M. Méline, dans le discours qu’il a prononcé en février dernier au banquet de l’Association de l’Industrie, trahissant les secrètes préférences de son cœur, déclarait que cette fête avait pour lui un caractère plus intime que le banquet à lui offert quelques jours auparavant par la Société des agriculteurs de France. Qu’on le remarque bien en effet : par la nature de son sol, par sa constitution géologique, par l’abondance de ses eaux, par son climat, la France est avant tout essentiellement une nation agricole, alors qu’au contraire l’Angleterre est, au premier chef, une nation industrielle.

C’est donc par une imitation maladroite, contre nature, irréfléchie de l’Angleterre au détriment de l’agriculture nationale, qui en souffrira cruellement, que les meneurs du protectionnisme, par l’artifice des tarifs, vont soutirer les capitaux qui iraient naturellement à l’agriculture, pour les faire refluer vers des industries factices, de serre chaude.

M. Méline déclarait récemment à Lille, dans cette grande ville industrielle, que, grâce aux nouveaux tarifs, des usines, des fabriques nouvelles surgissaient dans le département du Nord ; or, il est évident que les industries ainsi artificiellement établies n’ont pu se créer qu’aux dépens du développement naturel de l’agriculture nationale.

Il est si vrai que les intérêts de l’industrie et ceux de l’agriculture sont opposés dans le système protecteur, que, malgré la solidarité entre ces deux branches de la production nationale, l’Association de l’industrie est absolument distincte de la Société des agriculteurs de France et que c’est dans deux banquets différents que chacune de ces associations a célébréle triomphe momentané du protectionnisme dans la personne de M. Méline.

Il n’en saurait être autrement, on le comprend, dans un système qui, de l’aveu de M. Méline, consiste à prendre l’argent des autres et qui ne protège les industriels qu’aux dépens des agriculteurs et réciproquement.

Un grand propriétaire de Normandie, M. Estancelin, a si bien compris que l’agriculture avait été sacrifiée à l’industrie par les nouveaux tarifs que, tout protectionniste qu’il soit, il a refusé de souscrire au banquet offert par les grands propriétaires à M. Méline, et, dans une lettre rendue publique, il a donné pour motif qu’on avait fait jouer à l’agriculture un rôle de dupe en lui donnant des tarifs de 15 à 16%, alors qu’on avait accordé à l’industrie une protection de 30 à 40%, et qu’il ne se sentait nullement d’humeur à féliciter le leader du protectionnisme d’avoir dirigé une pareille campagne.

Certes, une telle protestation mérite qu’on s’y arrête, de la part de nos propriétaires fonciers ; nous ajoutons, quant à nous qui défendons la liberté économique, que non seulement l’agriculture a eu des tarifs inférieurs à ceux de l’industrie, mais qu’en outre de cette duperie manifeste, l’agriculture souffrira bien cruellement des maux sans nombre que le système protecteur entraîne forcément après lui.

Que nos propriétaires fonciers cessent donc de s’associer à un mouvement de socialisme d’État dans lequel ils luttent ouvertement contre le droit de propriété ; qu’ils ne nous vantent plus, comme faisait M. Turrel, député de l’Aude, grand viticulteur, lors de la discussion générale du tarif des douanes, le bon sens, la clairvoyance et la logique de Proudhon, de l’apôtre du communisme !

M. Turrel avait sans doute voulu prendre modèle sur M. Domergue, le lieutenant de M. Méline dans la campagne protectionniste, et sur Thomas Grimm du Petit Journal, non moins dévoué à la cause protectionniste, ces deux publicistes ayant, sous le patronage bienveillant de M. Méline, chanté, à maintes reprises, soit dans le livre de laRévolution économique, soit dans divers articles du Petit Journal, les louanges du publiciste qui réclamait l’anarchie comme le meilleur des gouvernements et qui manifestait son amour pour le droit de propriété par cette phrase fameuse :

« La propriété, c’est le vol. »

Revenant de cette aberration passagère, les propriétaires fonciers, combattant avec nous le bon combat contre le socialisme sous toutes ses formes, brûleront ce qu’ils ont adoré et adoreront ce qu’ils ont brûlé : fils de 1789, de cette Révolution glorieuse qui a proclamé, après Turgot, le principe de la liberté du travail, ils diront que ce principe étant vrai et juste, la loi doit le protéger.

Ernest MARTINEAU.

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