Le père de la prohibition

En 1894, les célébrations données en Angleterre et aux États-Unis pour le général Neal Dow, initiateur de la première loi de prohibition de l’alcool (dans l’État du Maine), soulèvent un enthousiasme qu’Yves Guyot est loin de partager. Pour lui, la prohibition est une atteinte à la liberté individuelle, à la liberté du travail et à la propriété ; elle fait de la morale d’autorité, et remplace la vertu par l’obéissance. C’est une loi paternaliste et tyrannique.

 

Le père de la prohibition

Par Yves Guyot

(Le Siècle, 22 mars 1894.)

Le général Neal Dow, demeurant à Portland, Maine (États-Unis), vient d’avoir quatre-vingt-dix ans. Plus de deux cents meetings, en Angleterre, ont fêté son anniversaire. Aux États-Unis, l’enthousiasme n’a pas été moindre, et il reçoit une avalanche de télégrammes et de lettres célébrant sa gloire.

Quelle victoire a-t-il remportée ? Quel haut fait s’attache à sa mémoire ? Pourquoi cet enthousiasme ?

Parce qu’il est le « père de la Prohibition ». The father of Prohibition.

Ce mot ne vous dit rien : voici ce qu’il signifie.

La gloire du général Neal Dow date du samedi 31 mai 1851.

En ce jour historique, il fit voter par dix-huit voix contre dix dans le Sénat et quatre-vingt-huit voix contre quarante dans la Chambre, la prohibition des boissons alcooliques dans l’État du Maine. Ce fut la première loi de ce genre.

Elle fut appliquée avec brutalité. Il y avait beaucoup de distilleries et de brasseries dans l’État du Maine ; du jour au lendemain, elles furent fermées sans indemnité. Les boissons en cours de route furent saisies aux stations de chemins de fer, aux débarcadères de bateaux, partout où elles furent trouvées et, à Portland, jetées dans les égouts.

Non seulement l’alcool, les liqueurs fortes, mais les boissons fermentées comme le vin, le cidre, la bière, sont défendues. La loi est féroce d’arbitraire. Elles peuvent être saisies partout où elles sont trouvées. Elles sont assimilées aux objets volés, leurs détenteurs aux recéleurs. Elles doivent être confisquées et détruites. Leur propriétaire ne peut avoir aucun recours en indemnité. Toute discrétion est laissée aux tribunaux pour l’application de la loi : les jugements doivent être rapides, et, en appel, il n’y a pas d’espoir d’atténuation. C‘est une loi inquisitoriale et arbitraire.

Elle a toutefois une fissure : elle a été obligée d’admettre l’introduction dans l’État du Maine de liqueurs alcooliques pour la médecine ou la mécanique.

L’hypocrisie aidant, les pharmaciens se transforment en débitants. M. Neal Dow reconnaît lui-même, dans une lettre du 1ermars, que dans les villes, il y a encore un certain commerce de boissons ; mais cependant il affirme qu’à Portland la quantité vendue actuellement n’est pas la centième de ce qui était vendu avant 1851. « Dans plus des trois quarts de notre territoire, dit-il, ce commerce est pratiquement inconnu. Une génération entière n’a jamais vu un débit. Il y a beaucoup d’hommes et de femmes qui n’ont jamais vu un ivrogne. »

Naturellement, il célèbre les résultats obtenus par cette loi : « l’État du Maine, dit-il, était le plus pauvre de l’Union ; il est maintenant un des plus riches. » S’il admet que la contrebande puisse encore y écouler pour un million de dollars de boissons alcooliques, il considère que le système de la prohibition épargne 20 millions de dollars, soit 100 millions de francs, qui auraient été dépensés en boissons.

Voilà ce que voient le général Neal Dow et les apôtres de la tempérance obligatoire.

Quelque répulsion que nous ayions pour l’ivrognerie, si pénétré que nous puissions être des dangers de l’alcoolisme, nous ne nous associerons point à la fête de ce héros du liquide.

Nous ne croyons pas que l’ascétisme ait aidé au progrès ni au développement de l’humanité : et si nous considérons, comme des phénomènes monstrueux, les solitaires de la Thébaïde et ceux qui les imitent, nous voulons encore moins de l’ascétisme légal que de l’ascétisme religieux.

Si nous trouvons très mauvais qu’on brûlât en Espagne et qu’on pendît en France un malheureux coupable d’avoir mangé un poulet en carême, nous ne trouvons pas meilleur que le général Neal Dow s’avise d’interdire un verre de vin à ses compatriotes.

Cette interdiction de la production et du commerce des boissons alcooliques est une triple atteinte à la liberté individuelle, à la liberté du travail et à la propriété ; et ces principes, je les mets au-dessus de la tempérance, quelque bons effets pratiques qu’elle puisse avoir.

Cette législation est une manifestation de ce système de paternalisme qui a pour résultat d’atrophier intellectuellement et moralement les peuples à qui il s’applique.

Quand le général Dow et ses amis font défense à leurs concitoyens de boire du vin, du whisky, du brandy, de la bière, du cidre, ils les traitent en enfants ; et de quel droit ? du droit de leur sagesse ! et où sont leurs titres, à cette sagesse supérieure ?Dans le système du droit divin, les gouvernants les tiennent d’une puissance supérieure et infaillible. Dans le système moderne du pouvoir considéré comme une simple fonction, nul ne peut l’invoquer.

Si cette contrainte fait des gens sobres, elle fait aussi des hypocrites. Si elle diminue le nombre des ivrognes, elle augmente le nombre des gens contraints et intolérants.

Il y a une morale de surface parfaitement lisse, frottée, vernie, brillante et sèche : c’est celle que l’on voit : et c’est celle que produisent, à coup sûr, des mesures comme la prohibition du commerce des boissons alcooliques : mais il y a une morale plus profonde, plus humaine, plus sympathique, plus communicative, meilleure. C’est celle qui se développe sans autre contrainte que notre propre volonté et n’a d’autre limite que notre propre effort. La vertu obligatoire cesse d’être la vertu : ce n’est que de l’obéissance.

YVES GUYOT.

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