Paul Leroy-Beaulieu mari et père, d’après sa correspondance inédite

Les lettres échangées entre Paul Leroy-Beaulieu et sa femme Cordélia, née Chevalier, sont une source très intéressante pour mieux comprendre le personnage, son parcours et son action. Dans cette première partie, nous examinons particulièrement Paul Leroy-Beaulieu le mari et le père.


Paul Leroy-Beaulieu mari et père, d’après sa correspondance inédite

par Benoît Malbranque

L’homme, derrière le penseur ou l’homme d’action, se fait discret aux yeux de l’historien. À un siècle ou deux d’intervalle, nulle occasion pour nous de lui serrer la main ou d’échanger avec lui des banalités. Homme public et homme privé se font pourtant corps l’un et l’autre, dans une union intime, étonnante parfois.

Assurément, il serait présomptueux et peut-être mesquin de chercher dans la personnalité d’un grand auteur les fondements et les explications de sa pensée et de son action. Mais la connaissance de l’homme privé, du moins, éclaire celle de l’homme public, soit qu’elle confirme, soit qu’elle précise.

Or nous tenons, avec les lettres échangées entre Paul Leroy-Beaulieu et sa femme Cordélia, née Chevalier, une source très intéressante pour mieux comprendre le personnage, son parcours et son action. [1] Fille de Michel Chevalier, Cordélia avait été dotée, par son milieu et par son éducation, d’une compréhension assez fine des enjeux politiques et idéologiques de la grande bataille dans laquelle son mari était entré. Elle avait la capacité, qu’elle revendiquait, à être dispensatrice d’avis, et attendait de son mari qu’il les entende et qu’il les suive.

Leurs échanges épistolaires sont relativement conséquents pour un couple marié, dont la lettre est rarement le moyen premier d’expression. Cela est dû au fait qu’à chaque déplacement et chaque absence, Cordélia exigeait (assez fermement) de son mari une correspondance suivie, quotidienne.

Ce fait ressort de plusieurs de leurs lettres. En 1874, Paul Leroy-Beaulieu écrivait à son épouse : « Mon joly baby chéri[2]. Il ne faut pas que tu te chagrines et que tu m’accuses quand par hasard une lettre de moi ne t’arrive pas ou t’arrive en retard. J’ai bien rarement manqué à t’écrire, et quand cela m’est arrivé, c’est qu’il m’était difficile de faire autrement. […] Sois bien sûre que je t’aime comme jadis[3] et ne me dis pas de méchantes choses. » [4] Quatre ans plus tard, une lettre de Cordélia vient nous confirmer cette tendance et l’illustrer de manière assez vive. « Le facteur vient d’arriver, lui écrit-elle, il ne m’apporte rien de toi, je suis furieuse, aussi je ne te renvoie pas L’Économiste[5] et je voudrais que tu en eusses besoin. […] Les enfants vont bien, ils sont assez méchants, du moins les deux aînés ; ce qui n’est pas étonnant, ayant un père aussi indifférent que toi. […] Je n’ai plus rien à te dire, je suis découragée d’avoir un si vilain monstre et je voudrais mourir si je n’avais pas d’enfants. […] Adieu, je t’embrasse tout de même. » [6] La lettre de Paul Leroy-Beaulieu de ce jour-là avait été retardée par la poste ; elle arriva le lendemain, ce qui donna l’occasion à Cordélia de s’excuser.

Il faut dire que Cordélia avait tendance à s’inquiéter très vite pour son mari et remplissait ses lettres de conseils de prudence. Paul Leroy-Beaulieu y répondait parfois avec un ton factuel (« Il ne m’est pas arrivé d’accident de chemin de fer » [7]) ou moqueur (« Je ne suis tombé dans aucun précipice, et je suis arrivé ici à bon port, à minuit vingt »[8]).

Ces inquiétudes ne nous paraissent pas tout à fait infondées, néanmoins, car il est fait mention à bien des reprises, au cours de ces lettres, d’une certaine fragilité de santé de la part de Paul Leroy-Beaulieu, qui s’illustrait notamment par de très récurrents maux de tête. Nous passerons sur leur mention fréquente, pour citer une boutade de Cordélia, auxquels ils donnèrent le prétexte : « Je ne t’aime que trop malgré tout et si tu n’avais pas mal à la tête je serais profondément contente de t’avoir, mais un mari ramolli quelle horreur ! On serait capable de m’accuser d’y avoir contribué et le ciel sait que je suis innocente d’un aussi noir forfait. » [9]

***

Du mariage de Paul Leroy-Beaulieu avec Cordélia Chevalier, célébré le 3 mai 1870, naquirent trois enfants : deux filles (Emma, née en 1873 ; et Laurence, née en 1878 et morte en novembre 1889 à l’âge de 11 ans), et un fils, Pierre, né le 25 septembre 1871.

Paul Leroy-Beaulieu fonda sur ce fils de grands espoirs.

Très attentif à son éducation, il craignait que l’emploi d’une méthode douce, imposée par la belle-famille, ne fasse dégénérer le jeune garçon. Devant les premières manifestations de ses craintes, il écrivit à sa femme : « Je regrette beaucoup que Pierre ne soit pas sage. Il est naturellement bon, mais il a été complétement gâté par sa grand’mère et une autre personne que je ne désigne pas. Il faut corriger les enfants, sans quoi ils deviennent intolérables. C’est un devoir qu’il faut savoir remplir. Quand Pierre était petit, on m’a toujours empêché de le redresser comme il convenait, de là vient qu’il est peu obéissant et médiocrement respectueux.  [10]

Prends donc sur toi, ma gentille femme, de le punir quand il le mérite. Cela lui fera du bien et me le rendra que plus affectueux. Je serai forcé de le mettre en pension plus tôt si on ne sait que le gâter à la maison.

Que tout cela ne t’afflige plus, ma bonne et bien aimée Cordélia. Je pense toujours à toi avec amour. » [11]

Nous ignorons si Paul Leroy-Beaulieu obtint gain de cause auprès de sa femme, pour lever l’interdit de la belle famille à l’endroit d’une méthode plus sévère d’éducation. Quoiqu’il en soit, l’attention et la surveillance manifestées par le père à l’endroit de son fils ne se démentirent pas.

Plus tard, il suivra très scrupuleusement les succès de l’instruction de Pierre, toujours attentif à ce qui pourrait lui servir. Une fois, craignant que le style écrit de son fils ne soit que moyen, il conçut des plans pour l’améliorer, et écrivait à sa femme : « Je pense qu’il faudrait qu’il lût de bons auteurs français, Fénelon, La Bruyère, pour se former le style, ce qui est très important dans la vie. » [12] À cette époque Pierre avait quatorze ans : les craintes de son père peuvent nous paraître un peu anticipée, même si les études étaient plus solides alors qu’aujourd’hui.

D’une manière générale, Paul Leroy-Beaulieu était un père exigeant. En août 1887, Pierre, malade, fut contraint de manquer la distribution des prix annuels : il devait en recevoir cinq. Dans une lettre à sa femme, Paul Leroy-Beaulieu marque à peine sa satisfaction et conclut plutôt sur ces mots : « Cette année a été pour lui satisfaisante, mais elle est un avertissement qu’il ne doit pas s’endormir car elle au-dessous de l’an dernier, et il ne faut jamais décliner. » [13]

Il n’avait, semble-t-il, cette exigence que pour son fils. Dans un temps où il n’existait pas de lycée pour les filles, Emma et Laurence furent éduquées à la maison par des gouvernantes. Il n’apparaît pas toutefois qu’il ait eu pour elles moins d’égard ou moins d’affection. Et quand il fut question de commissionner un peintre pour représenter chacun des trois enfants, Paul Leroy-Beaulieu ne conçut aucune hiérarchie. Le même peintre à la mode, Bonnat, fut chargé du portait de Pierre et de Laurence ; Emma quant à elle eut à poser devant Dagnan-Bouveret, autre célébrité.

En grandissant, Pierre Leroy-Beaulieu eut le plaisir de faire la fierté de son père. Élève de l’École Polytechnique, il devint professeur, économiste, et député. Lors de la Première Guerre mondiale, il perdit la vie de façon héroïque, au cours de la bataille de Crouy, au nord de Soissons.

 

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[1] Toute cette correspondance, conservée au château de Montplaisir, est étudiée par Gisèle Aumercier dans sa thèse sur Paul Leroy-Beaulieu.

[2] Dans ses lettres à Cordélia, Paul Leroy-Beaulieu l’appelle « mon baby », avec diverses variantes : « mon gentil baby » (30 avril 1871), « mon joly baby chéri » (24 octobre 1874). Parfois c’est « mon adorée petite femme » (19 juillet 1876).

Il y avait beaucoup d’amour et de tendresse dans ce couple, qui était pourtant aussi un mariage d’intérêt (Michel Chevalier avait été attentif à marier sa fille à un économiste libéral de renom, qui puisse lui succéder au Collège de France ou dans ses postes électifs — ce qui fut le cas).

[3] Les preuves d’amour sont nombreuses dans ces lettres. Nous citerons ici un passage assez émouvant, et digne d’intérêt, d’une lettre de Paul Leroy-Beaulieu à sa femme, datée de 1881 : « Je pense souvent qu’il va y avoir onze ans que nous sommes mariés, et que tu as toujours été bonne, gentille pour moi. J’y pense avec attendrissement et je me reproche de me laisser distraire par d’autres préoccupations et de ne pas assez goûter mon bonheur intérieur. Je serai de retour mardi à Paris pour fêter avec toi notre onzième anniversaire. » (Lettre à Cordélia, 26 avril 1881.)

[4] Lettre à Cordélia, 24 octobre 1874.

[5] Un exemplaire du journal L’Économiste français, dirigé par Paul Leroy-Beaulieu.

[6] Lettre de Cordélia, 18 août 1878.

[7] Lettre à Cordélia, 19 février 1873.

[8] Lettre à Cordélia, 7 juillet 1879.

[9] Lettre de Cordélia, 12 avril 1878.

[10] Paul Leroy-Beaulieu avait une fois giflé son fils pour une action honteuse que celui-ci avait commise. La grand’mère maternelle s’en était mêlée et avait ordonné que plus jamais on ne lève la main sur son petit-fils.

[11] Lettre à Cordélia, 1880.

[12] Lettre à Cordélia, 26 juillet 1885.

[13] Lettre à Cordélia, 1er août 1887.

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