L’étatisme en fait d’alcool (Troisième partie)

Dans la troisième et dernière partie de son étude sur l’étatisme en fait d’alcool (1896), Eugène Rostand revient sur le double objectif, inconciliable, visé par les partisans du monopole : combattre l’alcoolisme et transformer l’alcool en produit fiscal. Il en vient ensuite à ses propositions, à la fois par la loi (contraintes sur le nombre de débitants, contrôle sur la toxicité maximale), et par l’initiative des individus et des associations. 


 

L’ÉTATISME EN FAIT D’ALCOOL

par Eugène Rostand

[La Réforme sociale, 1896 ; en brochure, 1896 ; L’action sociale par l’initiative privée, vol. II, 1898.]

 

VII

LE DILEMME

Que les Français si avisés qui ressentent le besoin de doter en ce moment notre pays d’un monopole étatiste de plus y montrent les uns le secret financier éblouissant de verser 720 millions à nos budgets, les autres la vertu hygiénique merveilleuse de débarrasser la nation de l’alcoolisme, — passe encore. Mais que les mêmes gens attribuent à leur chimère les deux effets à la fois, c’est beaucoup, et la piperie est trop forte pour le sens commun.

Telle est pourtant leur prétention. M. Alglave, que les ministres et les commissions officielles écoutent gravement comme s’il leur apportait de l’inconnu, du neuf, quelque découverte géniale d’une alchimie économique, en terminant son esquisse du fonctionnement du système, s’écriait : « Tout y est organisé pour que l’industrie se soumette volontairement au monopole : mais lors même qu’elle ne le ferait point, le résultat fiscal n’en serait pas moins obtenu, et le résultat hygiénique aussi»[1]. — Affirmation extraordinaire, que d’autres qui se vantent de mépriser la foi aveugle acceptent comme parole d’évangile, mais où éclate pour nos faibles yeux une des absurdités insoutenables de l’affaire.

Notre doute n’aurait pas de raison de s’élever en Russie, car là le monopole a une visée unique, exclusive, la réforme d’hygiène. Alexandre III était patriotiquement inquiet de la désorganisation matérielle et morale dont l’alcoolisme grandissant menaçait son peuple, surtout le peuple rural, base solide de la patrie : il voulait préserver la santé générale, défendre les pauvres paysans des marchands d’eau-de-vie. Après avoir par la loi du 14 mai 1885 tenté de régler le commerce des spiritueux, il considéra comme un moyen plus prompt la suppression des cabarets et la vente directe de l’alcool, tant en gros qu’en détail, par les agents du gouvernement. Le rapport de M. de Witte, ministre des finances, sur le budget de 1895 établit formellement ce but de l’essai du monopole qu’on poursuit dans quelques provinces. Que le monopole russe réduise la consommation, c’est tout ce qu’on lui demande : et s’il la réduit, ce sera parce qu’on a fait le monopole intégral, que M. Alglave confesse irréalisable chez nous.

Mais en France la question ne se pose, sur aucun point, en ces termes. On ne propose pas un monopole en vue de supprimer les cabarets, puisque loin de les supprimer, on leur promet de beaux bénéfices, et le monopole qu’on propose serait inefficace parce qu’il ne supprimerait pas les cabarets. On ne tend pas à un seul but, l’hygiénique, et non plus à un seul autre, le financier : on tend aux deux. Ou du moins on le dit, car au fond ce n’est pas à l’hygiène qu’on pense, c’est à la recette ; mais enfin nous raisonnons avec les conceptions telles qu’on les présente. Et c’est pourquoi nous sommes fondé à répondre que le monopole ne peut être simultanément un outil de productivité fiscale et une arme contre les actes réalisateurs de cette productivité.

Un écrivain d’infiniment d’esprit et aussi de bon sens, ce qui ne gâte pas l’esprit, M. E. Faguet, raillait naguère l’embarras où le monopole jetterait l’État. Devrait-il se réjouir comme hygiénisant et moralisant de voir baisser la consommation, ou s’en attrister comme besoigneux ?

« Comme âme du pays, l’État sera profondément désolé que les citoyens, ses enfants, s’alcoolisent avec entrain ; comme marchand de gouttes, il aura tout intérêt à ce que l’alcoolisme fasse des progrès qualifiés de « sensibles » par les statistiques. Terrible déchirement de l’âme de l’État ! Tempête sous le crâne social !

L’État, maître Jacques, répondra à ceux qui l’interrogeront :

— Est-ce à l’État marchand de gouttes que vous parlez ? Il est heureux ; l’alcool marche bien. Est-ce à l’État patriote que vous adressez la parole ? Il est navré, l’alcoolisme coule à plein bord. »

Et dans le Temps qui est voué à l’alglavisme, un autre publiciste, anonyme celui-là, mais que nous avons plus d’une fois soupçonné de se nommer M. Sarcey, répliquait qu’il n’y avait pas contradiction :

« L’État a toujours le droit de dire à un certain nombre de ceux qui le composent : vous avez la passion de l’alcool, c’est ignoble, oui, mon ami, vous êtes ignoble. Je ne cesserai de vous le dire par la voix de mes maîtres d’école, de mes prêtres, de mes conférenciers, de mes écrivains, de tous ceux que je paye ou protège pour répandre parmi la nation des idées d’hygiène et de morale. Mais vous êtes réfractaire ; vous persistez, malgré mes remontrances, à boire de l’alcool. Je m’arrangerai d’abord pour que cet alcool soit le plus inoffensif qu’il se pourra, et, pour cela, je le rectifierai moi-même avant de vous le livrer ; et puis… Eh bien, vous êtes la proie d’un vice ; payez pour votre vice.

Vous avez une passion, et que je tiens pour déplorable. Je ne me sens pas la force de l’extirper de vos cœurs ; j’y ferai mon possible ; mais je suis convaincu que mes efforts seront à peu près inutiles : ne trouvez donc pas mauvais que moi, État, qui représente tout le monde, je vous mette à rançon pour l’alcool que vous buvez par plaisir. Je prends votre argent, tout en vous disant que vous êtes un idiot. »

Soit, quoique l’argumentation soit discutable, et en tout cas peu élevée ; mais vous reconnaissez que les efforts de l’État seront à peu près inutiles pour la guérison du mal. Le résultat hygiénique est donc une utopie.

Non moins agacé de l’objection, M. Ch. Dupuy la tourne autrement :

« L’embarras n’existerait que si les principes de l’hygiène devaient avoir vite raison de l’alcoolisme. Mais cette victoire, si tant est que l’humanité la remporte jamais sur l’ennemi et sur elle-même, n’est pas prochaine. Et si elle venait à se réaliser, elle donnerait au monde une physionomie si nouvelle que toutes les questions se poseraient pour les hommes de ces temps rajeunis autrement qu’elles ne se posent pour nous. Nous ne pouvons pas même entrevoir comment. Notre tâche est de les résoudre maintenant telles qu’elles apparaissent, sans compliquer les données présentes de lointaines hypothèses[2]. »

On ne se tire pas plus commodément d’une difficulté. Mais au fond, le même aveu y est.

Au surplus, si plaisante et évidemment gênante que soit la contradiction, nous n’y tenons pas. La vérité est plutôt dans ce dilemme :

Ou bien l’État tendra, réussira à réduire avec force la consommation du poison, à enrayer le mal dont la marche ascensionnelle épouvante les Français qui réfléchissent, — et alors le rêve des 720 millions se traduira par un immense mécompte fiscal, aggravé par tous les éléments de risque que nous avons démontré destinés à altérer les données financières du système, et redoutable parce que l’abolition simultanée d’une masse considérable d’impôts à rendement sûr aura creusé un trou plus profond dans le budget ;

Ou bien l’État, grâce à l’alcool, récupérera ces impôts abandonnés et se procurera de larges ressources nouvelles, vouées d’ailleurs à s’engouffrer dans de nouvelles dépenses bientôt « incompressibles », — et alors c’est que la consommation du poison n’aura pas fléchi, ou plutôt que l’avide fisc aura selon son habitude tiré de la source mortelle des flots d’or toujours plus abondants, et que la prétendue réforme appelée à sauver la race aura été une déception.

Vouloir nous persuader qu’on atteindra à la fois deux résultats antinomiques[3], c’est prendre les Français de 1897 pour moins clairvoyants encore qu’ils ne le sont, hélas ! « Le monopole, s’écrie M. Ch. Dupuy, serait l’instrument de conciliation des intérêts hygiéniques et des besoins fiscaux. » Jolie formule, élégamment balancée, — mais qui a le malheur, si on la presse, de ne reposer sur aucune preuve et de ne signifier rien.

Il faut opter. Le dilemme est de ceux qui ne s’éludent pas. Et par cela même qu’il se vante d’être une panacée tout ensemble hygiénique et financière, le système décèle aux esprits sérieux qu’il n’est ni l’une ni l’autre, ce que nous croyons d’ailleurs avoir précédemment démontré.

VIII

LÀ OÙ L’ALCOOLISME A ÉTÉ RÉDUIT, L’A-T-IL ÉTÉ
PAR LE MONOPOLE D’ÉTAT ?

— « Oui ou non, veut-on débarrasser notre pays du mal grandissant de l’alcoolisme, préserver l’individu et la race, la France présente et la France de demain ? Si oui, il n’en est qu’un moyen : le monopole d’État. Il faut donc qu’il se fasse en dépit de toutes les objections, même graves ». — Voilà en quels termes posent la question[4] ceux qui, sous l’influence de mobiles très dissemblables, et principalement de l’esprit de système, de tendances étatistes, ou de calculs politiques, préconisent avec passion le projet dont nous avons analysé patiemment les divers aspects. Mais c’est que justement la question ne se pose pas du tout en ces termes.

Non seulement le monopole d’État n’est pas l’unique moyen de débarrasser un pays de l’alcoolisme, mais il n’est pas le bon. Et la plus topique démonstration qu’on en puisse fournir, les faits la fournissent.

Il y a des nations qui ont entrepris avec courage, poursuivi avec ténacité la lutte contre les ravages de l’alcool, et qui l’ont fait avec un succès tantôt partiel, tantôt complet. Est-ce à l’étatisme qu’elle le doivent ?

Les faits répondent nettement que non, et que partout dans le monde civilisé où l’on a réussi à enrayer d’abord, puis à refouler le fléau, c’est l’action locale et la législation d’option locale qui ont été les grandes victorieuses.

L’action locale se traduisant sous les modes les plus variés, mais surtout par les libres efforts de l’association, la limitation numérique des débits de spiritueux, la remise de la vente à des groupements de bien social ;

L’option locale, c’est-à-dire le droit accordé aux habitants de la commune, jugeant sur place, de décider dans quelle mesure ils entendent tolérer chez eux la vente du poison.

Suivons, gravissons par degrés la série des exemples acquis, selon que les résultats ont été plus ou moins étendus.

L’Angleterre a sinon diminué, du moins maintenu à peu près la même depuis onze ans, et c’est beaucoup déjà par rapport à nous qui avons suivi la marche inverse, sa consommation d’alcool. La quantité moyenne consommée par habitant, après un léger relèvement de 1890 à 1891, est revenu en 1893 et 1894 à ce qu’elle était vers 1885. Or la législation constitue simplement une réglementation restrictive de la liberté de ce dangereux commerce (acts de 1828, de 1860, de 1869, de 1870, de 1872, de 1874) ; en fait de monopole, le seul auquel on ait pensé est celui que constitue l’autorité locale des juges de paix par les licences réservées à des personnes de bonnes mœurs ; et en fait de défenses nouvelles, on tend, comme l’ont indiqué les propositions législatives ajournées de 1895, à permettre la limitation des débits par le vote local.

Aux Pays-Bas, on a réduit la consommation de 9 lit. 30 par tête en 1875 à 8,5 en 1896. Mais c’est grâce à la loi du 23 juin 1881, qui a soumis la vente des quantités moindres de 2 litres à des licences délivrées par l’autorité municipale, qui a fixé le nombre des licences proportionnellement à la population de la commune, soit à 1 débit par 500 habitants dans les communes de plus de 50 000 âmes, à 1 par 400 dans celles de 20 000 à 50 000, à 1 par 300 dans celles de 10 000 à 20 000, à 1 par 250 dans celles qui ont moins de 10 000 âmes, et qui a prohibé partout l’augmentation du nombre existant. À ce tarif, Marseille aurait 900 débits, et elle en a 4 205.

Aux États-Unis, on n’a rien fait d’utile que par les réglementations locales, et parmi les cinq formes qu’elles ont revêtues, l’option locale est encore la méthode la plus heureuse. À Boston, le nombre des débits a été limité en 1889 à 1 pour 580 habitants dans la ville (avec haute licence, zones préservées autour des écoles, vente interdite de 11 heures du soir à 6 heures du matin et le dimanche), ce qui en quelques mois réduisit le nombre de débits de 1658 à 1780 en accroissant le revenu communal. À New-York, le nombre des débits décroît depuis qu’on a décidé de ne plus autoriser l’ouverture d’un débit nouveau qu’en échange de la fermeture d’un existant : au 31 décembre 1887, on y comptait 8 219 débits ; au 15 juillet 1889, il n’y en avait plus que 7 310, près d’un millier avait disparu en dix-huit mois.

Montons, nous rapprochant du but. En Suède, la loi de 1855, restée la base de la législation sur la matière, est sortie d’un mouvement d’opinion qui durait depuis 1835 ; le salut est venu surtout d’une modeste commission locale qui en 1864 à Gothemburg appliqua une clause de la loi de 1855 permettant aux communes de concéder la vente à des sociétés spéciales et y ajouta l’abandon des bénéfices. 77 sociétés du système de Gothemburg ont accompli l’œuvre, 77 sur 90 villes. Elles vendent des boissons aussi épurées que possible, à des prix relativement élevés, dans un nombre restreint de magasins bien tenus et surveillés ; elles réalisent des bénéfices, qui, après prélèvement d’un dividende de 5% par les actionnaires, sont versés à la commune. Les statuts doivent être approuvés par le conseil municipal et sanctionnés par l’État ; le choix des tenanciers est soumis à l’approbation municipale.

Montons encore, jusqu’au peuple qui a mené le plus viril combat et conquis le progrès le plus frappant, quoiqu’il eût par ses conditions de climat et de race le plus de difficultés à surmonter, la Norvège. C’est une histoire dont les étapes sont admirables. La loi du 6 septembre 1845 autorisait les municipalités à ne délivrer licence qu’à des gens recommandables. C’était insuffisant : des particuliers ont intérêt à vendre. On passa à des sociétés philanthropiques, les samlag, qu’institua la loi du 3 mai 1871. Les samlag, sociétés par actions, doivent faire approuver leurs statuts par le gouvernement, s’engagent à combattre l’abus des boissons, servent au capital versé un intérêt maximum de 5%, et consacrent l’excédent à des buts d’utilité populaire, n’ayant ainsi aucun intérêt à la vente. Ils ne font aucun crédit, on ne peut consommer dans leurs magasins qu’une quantité très restreinte. Au 1erjanvier 1896, ils avaient déjà distribué 19 500 000 couronnes sur leurs revenus à des hospices, à des bibliothèques populaires, à des asiles d’enfants, à des écoles, etc. Une loi du 24 juillet 1894, entrée en vigueur le 1er janvier 1896, a affermi ce régime. Ce n’est plus le conseil municipal qui établit ou non le samlag dans la commune, ce sont les électeurs âgés de plus de 25 ans, en y comprenant les femmes gardiennes du foyer, et la population peut même voter la suppression de tout débit. Les revenus des samlag sont désormais employés 20% à concourir au développement de la tempérance ou à soutenir les institutions d’utilité publique de la ville ou du district, sans qu’on en puisse rien distraire pour celles que la commune a charge d’entretenir ; le reste est versé partie aux établissements d’assurances ouvrières contre l’invalidité ou la vieillesse, partie aux communes où ne fonctionne aucun samlag. Il y a 51 de ces sociétés en Norvège, presque dans toutes les villes, et onze villes ont même voté la suppression de tout débit, et il faut y ajouter 868 associations de propagande comptant 110 606 membres. Les résultats ? Ils ont été splendides : en 1833, la consommation était de 16 lit. par habitant; en 1854 elle était descendue à 3 lit ; au 1er janvier 1895, elle est tombée à 1 lit. 7 !

Dans tout cela, où voit-on le monopole étatiste ?

Faisons maintenant une sorte de contre-épreuve. Il y a un monopole fédéral en Suisse : on n’aperçoit pas d’abaissement sensible dans la consommation : en 1890 6 lit. 27 par tête, en 1891 6 lit. 32, en 1892 6 lit. 39, en 1893 6 lit. 37, en 1894 5 lit. 81, c’est mince. Mais voici mieux, et c’est d’hier. Dans la séance du 11 décembre 1896, au Conseil national, à Genève, on examinait la gestion et les comptes de la Régie des alcools pour 1895 : les rapporteurs, MM. Abegg et Thelin, constatent que si la consommation d’alcool potable diminue un peu, celle d’alcool dénaturé augmente constamment ; ce qui nous paraît bien tenir et aux exigences croissantes de l’industrie, comme le déclarent les rapporteurs, et au fait qu’on réussit à rendre potable l’alcool dénaturé. La diminution de 1895 est attribuée à l’abondance du raisin et des autres fruits, on a bu plus de vin et de cidre ; mais tout fait espérer que les années meilleures vont commencer… meilleures pour la finance de l’alcool, bien entendu. Du reste la diminution de consommation de l’alcool monopolisé ne correspond pas à une diminution réelle de la consommation totale, avouent les rapporteurs…

Nous voilà en droit de répéter, mais cette fois démonstration faite :

La question ne se pose nullement comme nos étatisants la posent, — ou plutôt, il faudrait dire qu’elle se pose en termes exactement inverses. Pour vaincre l’alcoolisme, non seulement il n’est point nécessaire de recourir à un système étatiste, — mais de même que la raison, l’expérience interrogée répond que tous les pays qui ont réussi, plus ou moins intégralement, dans cette patriotique entreprise, sont ceux qui n’ont pas recouru à l’étatisme.

IX

LA VRAIE SOLUTION LÉGISLATIVE

Soit, dira-t-on. Mais si l’on renonce au monopole d’État, n’y a-t-il rien à faire par l’action de la loi contre un mal aussi redoutable, et qui s’aggrave chaque année ? Réfuter ne suffit pas, il faut proposer mieux : que proposez-vous ?

Oui, à qui critique une solution on est en droit de demander une solution préférable, et nous n’entendons pas nous dérober au devoir d’indiquer précise, concrète, celle que nous croyons telle. Tâchons même qu’elle réponde aux deux buts dont le Parlement a souci, le but financier, le but hygiénique, mais en renversant l’ordre des préoccupations parlementaires et en faisant dans les nôtres prédominer le second objectif.

Il va de soi qu’il faudra renforcer la législation pénale. Cette loi du 23 janvier 1873 est d’une dérisoire imbécillité. Qu’on la révise. Mais ce n’est pas le vif de la question.

Sur la législation fiscale, on peut avoir des doutes quant à la vertu restrictive. D’excellents esprits croient peu à l’efficacité des impôts, estimant que les progrès incessants de la science industrielle et les raffinements de la fabrication clandestine tourneront l’obstacle. Il y a du vrai. Pourtant on en revient quand on réfléchit que les autres peuples ne craignent pas de surcharger l’alcool. Puis, on peut dégrever les boissons hygiéniques, et cet excellent anti-alcoolique, le café. En somme, une loi fiscale n’est qu’un des multiples remèdes à employer concurremment. Mais nous l’envisageons à un autre point de vue. La principale explication du réveil de l’idée du monopole étatiste est l’appétit insatiable d’argent de l’État moderne, la séduction des prétendus 720 millions. Pour satisfaire à ces besoins financiers bien plus que dans l’espoir d’abaisser la consommation, — avec tranquillité d’âme d’ailleurs, car la consommation en sera plutôt gênée, — adhérons aux propositions qui tendent à relever l’impôt. La Chambre l’an dernier voulut le porter de 156 fr. 25 par hectolitre à 275, le Sénatà 205 ; M. de Montebello réclame 250, M. Bozérian 200. À tout le moins faudrait-il aller jusqu’aux 245 fr. des États-Unis et aux 252 fr. de la Hollande. Ou plutôt nous ne voyons pas pourquoi, en tenant compte du droit d’entrée dans les villes et des octrois, on ne se rapprocherait pas des 455 fr. de la Russie et des 477 fr. de l’Angleterre. Il est à craindre que la consommation n’en soit guère réduite : depuis quarante ans a-t-elle baissé pendant que le droit triplait presque[5] ? Qu’on double la taxe l’alcool, qui rapporte à l’État environ 259 millions, en rendra probablement 500, et ce sera infiniment moins chanceux que les 700 de M. Alglave. Du monopole suisse M. Numa Droz estime qu’il faudra revenir à l’imposition.

Nous voici au nœud angoissant du problème, le combat qu’exige le salut du pays. L’alcoolisme dépend de deux causes : une secondaire, la qualité nocive des alcools, et une principale, les quantités consommées.

Quant à la qualité, nous avons vu que les expériences faites en Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Allemagne, en Autriche, sur la proportion d’impuretés contenues dans les alcools industriels, ont permis de déterminer la dose maxima de ces impuretés qui doit être tolérée dans les produits livrés à la consommation ; les législations suisse et belge fixent ce maximum à deux grammes par litre. Que la loi établisse donc d’après ces données de la science un contrôle hygiénique chargé de constater si le maximum est dépassé. La rectification se fera aussi bien, ou plutôt mieux, par l’industrie libre que par l’État, détestable industriel : tout est de s’assurer qu’elle a été opérée. L’organisation d’un contrôle, quel qu’en soit le détail, n’a rien que de possible, et de conforme au rôle légitime de l’État : cela n’a aucun rapport avec un monopole de rectification doublé d’achats et de ventes. Interdire sous des peines sévères de mettre en vente aucun alcool non suffisamment rectifié est plus facile que d’empêcher demain d’immenses quantités d’alcool extraites de l’acétylène à bas prix d’échapper à la bouteille merveilleuse.En ce sens une proposition de loi de M. Fleury-Ravarin, déposée le 18 décembre 1894, tend à rendre obligatoire sous le contrôle de l’État l’épuration des alcools destinés à la consommation ; on annonce un projet analogue du ministre des finances ; qu’on vote l’un ou l’autre, le mieux étudié.

Mais c’est surtout dans les quantités absorbées qu’est le péril, comme on l’a établi il y a trois ou quatre mois à l’Académie de Médecine. Contre ce péril-là, le législateur, à notre avis, devrait s’orienter dans la direction de ces trois idées :

a) limiter le nombre des débits dans toute la France suivant une proportionnalité générale au nombre des habitants de la commune, et en outre en rendant obligatoire pour les municipalités la détermination de zones préservées, qui, écrite à titre facultatif dans l’art. 9 de la loi du 18 juillet 1880, reste lettre morte ;

b) encourager avec force, non par des phrases comme ont l’habitude de le faire nos gouvernements et nos parlements, mais par des actes, l’action locale et l’initiative privée, qui peuvent beaucoup pour atténuer les causes morales ou sociales génératrices de l’alcoolisme, pour combiner des moyens ingénieux de défense, pour tenir la main à l’application des lois, pour propager la passion de l’épargne, pour vulgariser dans l’enfance ouvrière la terreur de l’alcoolisme (le plus sûr moyen peut-être de sauver l’avenir). Loin qu’elle soit impuissante, l’initiative privée fait une œuvre immense là où les pouvoirs publics ne l’entravent pas : en Angleterre, elle a réduit la criminalité, en dix ans, de plus du quart (27 %) ; et ce n’est pas en matière d’alcoolisme, avec les prodigieux résultats de la Norvège sous les yeux, que les étatistes ont le droit de le prendre de haut avec l’initiative privée ;

c) dégager la liberté de l’action locale, la plus efficace en l’espèce, par une loi qui introduise l’option locale, pour le cas où une commune voudrait abaisser encore la proportion minima générale du nombre des débits ou prendre d’autres mesures défensives adaptées aux conditions locales, — dût cette loi faire en la question un essai de ce suffrage des femmes dont Mme Nansen se servit naguère pour voter la suppression de toute vente de spiritueux au détail pendant que son héroïque mari bravait 40° sous zéro sans emporter un seul litre d’alcool.

Et dans ce dernier ordre d’idées de l’option locale, nous n’hésiterions pas à émettre le vœu que la loi autorisât les communes à employer la méthode par laquelle la Norvège et la Suède ont vaincu le fléau, ce système de Gothenburg qui a abaissé la consommation norvégienne de 16 l. à 1,7, et que l’enquêteur du Département du travail de Washington, M. Gould, décrivait naguère encore avec admiration. En quoi est-il infrancisable, ce système ? Nous avons bien des sociétés à concessions ! Nos sociétés d’habitations à bon marché sont bien soumises par la loi du 30 novembre 1894, comme les samlag, à l’approbation de leurs statuts et à la limitation de leurs dividendes ! C’est un précédent. En fait de monopole, voilà le seul utile, le seul acceptable, — celui des associations libres de braves gens qui ont guéri si bien le peuple de Norvège que dans un temps peu éloigné il ne sera plus débité de poison du tout dans la plupart des villes, et non celui d’une pullulation de fonctionnaires nouveaux, — celui de l’action locale de bien public, non celui du fisc rapace et amoral !

Telle est, esquissée à traits rapides, la part que pourrait assumer le législateur dansla lutte contre le terrible mal, c’est-à-dire contre la mortalité infantile, la folie, le crime, les suicides, le paupérisme, la dégénérescence vengeant sur les fils l’aveuglement des pères et perdant la race. Cette œuvre-là pourrait dans le Parlement réunir, rapprocher tous les partis, ou au moins les patriotes de tous les partis. Elle nous semble — sans compter qu’au moins là où on l’a essayée elle a réussi — plus saine et plus pratique que la nouvelle industrie étatiste dont on nous menace — comme si l’État en France ne faisait pas déjà assez de métier, et assez mal !

_______________

[1] À la fin de l’article intitulé Organisation libérale du monopole, deux mots dont l’accouplement fait rêver (août 1896).

[2] Revue polit. et parlem, du 10 novembre 1896.

[3] Le monopole se sert partout des mêmes amorces. Ainsi, à la République Argentine, on le propose (septembre 1897) à la fois comme un moyen d’accroître les ressources et d’arrêter l’accroissement de consommation. La raison publique résiste. La presse (le Times of Argentina par exemple) représente que « le monopole ayant pour but de prélever d’importantes recettes afin de remédier aux embarras des finances nationales, l’État ne cherchera pas à restreindre la consommation de l’alcool, et même il est tout à fait probable qu’il l’encouragera afin d’augmenter les recettes. » Les évidences du bon sens, elles aussi, sont partout les mêmes. Singulier modèle en tout cas que l’Argentine pour notre pays !

(Note de la réédition de 1898.)

[4] M. Alglave, passim. — M. Ch. Dupuy, Revue politique et parlementaire, 10 novembre 1896.

[5] 60 fr. en 1855, 90 fr. en 1860, 150 fr. en 1871, 156 fr. 25 en 1873.

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