Lettre de M. Martineau au sujet de la « valeur »

Lettre de M. Martineau au sujet de la « valeur ». (Revue économique de Bordeaux, n°42, mai 1895).


Lettre de M. Martineau au sujet de la « valeur ».

M. Martineau, publiciste, dont les lecteurs de la Revue ont pu apprécier déjà les nombreuses et intéressantes communications, adresse la lettre suivante à M. le président de la Société d’économie politique :

Mon cher président,

Je viens de lire dans la Revue économique le compte rendu de la dernière réunion de notre Société d’économie politique ; j’ai vu que l’un de nos collègues, M. Benzacar, a fait une analyse de ma brochure sur « le fondement du collectivisme ». Je n’ai pas l’avantage de connaître ce collègue : je viens vous prier, mon cher président, de vouloir bien lui transmettre mes remerciements pour la bienveillance avec laquelle il a apprécié mon travail.

Notre collègue n’approuve pas la théorie de la valeur que j’y ai développée d’après notre maître Bastiat ; malgré le soin avec lequel j’ai examiné les motifs qu’il a mis en avant, je n’ai pas trouvé que son argumentation ait été assez précise, assez concluante pour me faire revenir sur mon opinion. En effet, qu’importe que ce qu’il appelle « la richesse matérielle » doive garder une place prépondérante en matière économique : il n’en reste pas moins que la valeur est extrinsèque aux choses matérielles, puisque nous la rencontrons en dehors de toute intervention de la matière, dans de purs services, dans la consultation de l’avocat, du médecin, etc. Cet argument, à mon sens, est irréfutable, il est décisif.

Qu’importe également qu’il faille tenir compte de l’intervention des agents naturels : c’est, en effet, l’œuvre du progrès d’augmenter de plus en plus cette intervention, mais elle est gratuite essentiellement puisqu’à chaque progrès, la valeur décroît.

Mais je n’ai pas besoin d’insister auprès de vous, qui êtes un fidèle disciple de Bastiat.

C’est auprès du public, de la masse qu’il faut insister, parce que là est la conciliation de toutes les écoles, de tous les hommes de bonne foi, comme disait le maître ; là est la solution du problème social, la preuve de l’harmonie des intérêts sous le régime de la liberté.

La preuve que cette argumentation est puissante, concluante, c’est que les chefs du socialisme à qui j’ai adressé la brochure, les Jaurès et autres, n’ont rien répondu ; ils ont organisé, comme leurs frères ennemis, les protectionnistes, la conspiration du silence.

Je n’en tire pas vanité pour mon humble personne, je reporte tout l’honneur à mon maître, à Bastiat ; je ne suis qu’un vulgarisateur, je ne réclame pas d’autre titre, mais je suis sûr que notre doctrine est vraie, et c’est ce qui fait notre force.

Agréez, etc.

MARTINEAU.

M. le Président appuie en ces termes les considérations sur la « valeur » développées dans cette lettre :

Monsieur et cher collègue,

Comme vous l’avez vu dans notre Revue, M. Benzacar a fait une analyse très étudiée de votre brochure sur le collectivisme ; nous lui devons, en effet, des remerciements pour le soin qu’il apporte à l’examen des travaux qui lui sont confiés. Mais, au sujet des réserves qu’il a faites concernant la théorie de la valeur — théorie que vous avez soutenue d’après Bastiat —, je tiens moi-même à ajouter quelques considérations qui viendront à l’appui de votre manière de voir. Cette théorie a une importance extrême, car la définition de Bastiat, si elle est confirmée par les faits, détruit la base de tous les systèmes socialistes et collectivistes, auxquels ont malheureusement donné naissance quelques lignes erronées de l’illustre Adam Smith au sujet de la valeur attribuée au travail de la nature.

Depuis quarante-cinq ans on a beaucoup attaqué la définition de Bastiat, surtout l’école allemande, ainsi que quelques économistes français, anglais et autres ; mais jusqu’ici, il faut le dire, rien de saillant n’a prévalu contre l’œuvre de notre grand compatriote.

On pourra écrire encore de longs volumes pour essayer de prouver que la définition de la valeur de Bastiat n’a rien de scientifique ; je ne me prononce pas au point de vue de la science, dont je ne suis qu’un adepte volontaire, mais au point de vue de ce qui se pratique dans les diverses sociétés humaines, la définition de Bastiat semble seule répondre à la réalité des faits. 

Cette définition dit que « la valeur » est : le rapport de deux services échangés.

Bastiat a observé en effet, avec beaucoup de sagacité, que la valeur de toute chose réside : non dans le temps qu’il a fallu pour la produire, mais dans la somme de services que cette chose peut rendre à celui qui en fait l’acquisition.

Or, qui est-ce qui détermine la somme de ces services ? N’est-ce pas l’appréciation libre de deux hommes en présence l’un de l’autre ?

Faisons une supposition, ou plutôt citons un exemple pour rendre la démonstration plus claire :

L’un des échangistes possède 100 tonnes de charbon d’une valeur totale, sur le marché de Bordeaux, de 2 000 fr.

Il désire se procurer deux tonneaux de vin de Pauillac, d’une année bien réussie, et il s’adresse à un négociant de Bordeaux.

Certes, le marché ne s’est pas conclu du premier coup : le détenteur du charbon a essayé d’en obtenir plus de 2 000 fr.

De son côté, le négociant a demandé 2 200 fr. de son vin ;

Mais, finalement, le marché a été conclu.

Il a été admis, de part et d’autre, que les services que pouvaient rendre 100 tonnes de charbon étaient équivalents à ceux que rendraient deux tonneaux vin de Pauillac de 1893.

Est-ce que ce fait, qui se renouvelle sans cesse et sous des milliers de formes différentes, ne rentre pas exactement dans le cadre de la définition de Bastiat ?

Le rapport des deux services échangés dans l’exemple ci-dessus n’est-il pas la somme de 2 000 fr. qui représente la valeur exacte, au moment de la conclusion de l’affaire, de chacun des deux services échangés ?

Je sens que je raisonne trop en négociant ; il me semble toutefois que la science ne peut aller au-delà de la réalité, pas plus que le portrait ne doit aller au-delà de la ressemblance de la personne.

M. M. [Marc Maurel]

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