Mémoire qui fait voir la solidarité qui se trouve malgré l’opinion commune entre les riches et les pauvres, etc.

Mémoire qui fait voir la solidarité qui se trouve malgré l’opinion commune entre les riches et les pauvres, et que ce sera une grande opulence à ces premiers, ainsi qu’au Roi, de décharger les misérables, ainsi que leurs denrées, de la plupart des impôts

[Vers 1705.]

L’intérêt général de tous les hommes, ainsi que de tout un royaume, quoiqu’aujourd’hui en France le moins compris de tous, est leur commun maintien, et il est impossible que tous les particuliers ne soient pas très heureux lorsque le public jouit d’une félicité entière. C’est sur ce principe qu’autrefois, chez les Romains, lorsqu’on revêtait un citoyen d’une magistrature, on le mettait en possession simplement avec ces quatre mots : Veillez que le public ne souffre aucune perte. Ainsi c’est s’abuser grossièrement, non seulement de voir avec tranquillité la destruction de son semblable, mais même de former de sa ruine un marchepied pour prétendre aller à la fortune : ce qui se fait tous les jours en France, de deux manières : ou à l’anéantissant actuellement, ce qui ne manque pas d’exemples ; ou à ne lui aidant pas à supporter un fardeau dont on lui donne plus que sa part, ce qui, l’accablant nécessairement, fait payer au quadruple, dans la suite, la folle enchère de cette injustice à tous ceux qui se servent de l’avantage de leur poste pour la prétendre pratiquer impunément, comme l’on voit à chaque instant dans presque toutes les contrées du royaume.

Le premier intérêt des riches et possesseurs des fonds est que le pays soit cultivé, et par conséquent habité, non seulement pour le ménagement des terres et du commerce, mais aussi pour la consommation de ce qui excroît, sans quoi la propriété serait inutile, et la culture en perte. On sait cela généralement ; mais, comme chaque particulier ne croit être chargé que de son intérêt personnel, non seulement il n’y fait nulle attention dans la pratique, mais même il observe une conduite tout opposée dans les occasions, et travaille tous les jours à détruire la consommation et à dépeupler le royaume, ce qui en est une suite nécessaire ; et cela dans l’idée frauduleuse que le petit nombre de privilégiés est indifférent et nullement sensible par rapport à tout un corps d’État, bien qu’au contraire l’expérience fasse voir tous les jours que, comme il n’y a rien de plus contagieux que le désordre, cette conduite dépravée devenant presque générale à l’égard d’une infinité de gens, l’altération qu’en reçoit le corps de l’État, qui forme le fonds et les richesses à tout le monde, rejette une quotité de perte par cette iniquité, qui excède trois ou quatre fois ce que ces personnes privilégiées prétendaient gagner par leur injustice.

On sait bien que, quand les ennemis sont prêts d’entrer dans le royaume et de brûler et saccager les frontières, les pays les plus éloignés, qui ne se sentiront peut-être jamais de ce désordre, doivent néanmoins contribuer également, comme les plus exposés, à repousser le commun adversaire, dans la pensée juste que, si on n’arrêtait le mal dès son entrée, il aurait bientôt parcouru tout le royaume. C’est la même chose et le même intérêt à l’égard des impôts dus au prince : c’est un malheur que les revenus ordinaires, qui sont leur domaine, ne puissent pas suffire comme autrefois à leur dépense, soit par la dissipation de ces fonds ou par la survenue de nouvelles affaires ; mais, comme c’est un mal nécessaire, il n’en faut pas former un plus grand, ainsi qu’il arrive tous les jours, en prenant de là occasion, par les injustes répartitions, de ruiner les pauvres, ou plutôt la consommation de tout le royaume. On va faire voir par un détail, tout au contraire, que plus les puissants paieront de tributs et en déchargeront les faibles, plus ils seront riches, y pouvant gagner le moment quatre pour un, et le Roi de même.

Le seul intérêt d’un possesseur de fonds, qui donne le principe à toutes les richesses, le surplus de l’opulence n’étant qu’accidentel et entièrement dépendant de ce premier être, avec lequel il hausse et baisse dans la dernière exactitude ; cet unique intérêt, dis-je, est que ces fonds soient cultivés : ce qui ne peut être que le pays ne soit peuplé, tant pour le cultiver, que pour consommer les denrées qui y excroissent. Cette première utilité de culture n’exige qu’un nombre d’hommes limité, bien que souvent la misère retaille encore dessus, et que, manque de travail et d’apprêts, les fonds ne rapportent pas la moitié de la récolte possible ; mais pour l’autre article, qui est la consommation, c’est un profit sans bornes, qui se peut multiplier jusqu’à l’infini, suivant le nombre d’hommes. Il n’y a point de riche en fonds, quel qu’il soit, qui ne fût ruiné si le pays devenait déshabité, ou s’il ne restait sur les terres que justement ce qu’il faudrait de sujets pour les cultiver. Plus de deux cents professions que la vanité a inventées pour entretenir le luxe de ces possesseurs de domaines, seraient entièrement anéanties, et eux-mêmes contraints de labourer la terre ou de mourir de faim, parce que, comme quantité de terroirs seraient à l’abandon, personne ne voudrait plus travailler que pour son compte, ni être en quelque manière esclave de l’autre, par la propriété qu’il pourrait se procurer d’autant de fonds qu’il serait en état d’en cultiver.
Ce grand intérêt, néanmoins, de multiplicité d’habitants dans un royaume, est si fort ignoré en France, surtout depuis quarante ans, qu’il n’y a pas d’année que l’iniquité des riches n’en fasse périr un très grand nombre, et s’il n’y en a pas davantage de détruit, ce n’est pas manque de bonne volonté, puisque la plupart de ce qui s’en sauve, c’est par une espèce de miracle, la nourriture et l’entretien du menu peuple semblant plus propres à les laisser languir et leur faire souhaiter la mort, comme il arrive assez souvent, qu’à leur procurer la vie. Ce n’est pas tout : lorsque leur existence actuelle n’est pas accompagnée de consommation, ainsi que l’on vient de dire, les riches n’en sont pas plus avancés, non plus qu’un maître d’herbage qui, ayant mis des bêtes à l’engrais dans son pré, leur lierait la bouche et les empêcherait de pâturer. C’est si bien cette multiplicité d’hommes, et cette culture de terre par conséquent, qui forme toute la richesse, que, sans parler de ce que le sens commun dicte, et de quelques contrées dans l’Europe qui jouissent d’une très grande opulence dans un terroir fort borné et très peu fécond, parce qu’il est extrêmement peuplé, ce que l’Écriture sainte dit de la Palestine prouve cette vérité plus que quoi que ce soit que l’on puisse avancer : ses rois, entre autres Salomon, possédaient des richesses immenses, témoin la construction du Temple et l’appareil auguste et magnifique dont il le revêtit ; ils mettaient des armées sur pied plus nombreuses que tous les monarques de l’Univers, et les entretenaient de même, le tout sur soixante lieues de pays, à le prendre de tous les sens, lesquels contenaient plus de quinze millions de créatures, par dénombrement certain ; et aujourd’hui cette même contrée ne pourrait rendre un souverain qu’un très misérable prince, parce qu’il ne contient que soixante mille âmes, qui ont même bien de la peine à subsister, au rapport de tous ceux qui ont séjourné dans le pays. Le terroir même ne paraît pas très excellent, et cette richesse que l’Écriture lui donne, n’était assurément l’effet que du nombre et du travail, tant de ces premiers que de ces seconds habitants.
Il est donc question, pour enrichir un pays, et surtout la France, dans la conjoncture présente, de voir si l’on ne pouvait pas empêcher ce dépérissement du peuple et lui faire mener une vie moins misérable, ou plutôt lui procurer de l’aisance qui retourne au triple et au quadruple sur les riches, tout comme leur dépérissement, quoique ce soit ce qu’il entend le moins. Puisqu’un homme consomme à proportion de ses facultés, et qu’il n’y a que la consommation seule qui forme l’opulence des riches et du Roi même, il est de l’intérêt des puissants de cultiver cette opulence : ce qui leur est aisé, puisqu’il ne s’agit que de ne le pas accabler et de le traiter dans la répartition des impôts comme s’il était riche, et de ne pas prendre occasion de ce qu’il est indéfendu pour l’anéantir.
Enrichir ou ruiner un pauvre, c’est-à-dire un manouvrier, sont les choses du monde les plus aisées ; l’un et l’autre ne tiennent qu’à un filet, et l’argent chez les riches, qui ne peut valoir au plus que le denier dix-huit et vingt, et, par corruption dans la conjoncture présente, le denier dix, rapporte chez les pauvres, assez souvent, cent pour un tous les ans. Ce qui se passe à Paris à l’égard des revenderesses en est un bel exemple. Un écu emprunté à 5 sols la semaine d’intérêt, c’est-à-dire quatre pour un par an, monte la boutique d’une créature et la fait subsister, elle et toute sa famille, qui va au moins à 15 sols par jour, tant pour le louage de maison, nourriture, que entretien. Ainsi voilà 100 écus de rente au profit des possesseurs des fonds, lesquels, manque de ces écus, seraient anéantis.
Ceci n’est point une chimère, c’est une pure vérité, et on ne trouvera que chez eux des exemples d’une infinité de personnes qui ont cent fois et mille fois plus de bien qu’ils n’avaient hérité de leur père : en sorte que, remontant à la source de leur opulence, on trouverait que souvent le tout a commencé par moins d’un écu. Or de dire que cela dépend des qualités de l’esprit, et que tous ceux à qui cette fortune a été possible y sont parvenus, c’est renoncer au sens commun, puisque la plupart même de ceux qui tâchent d’y arriver sont accablés dans le principe de leurs progrès, d’autres à moitié chemin, et d’autres enfin sont ruinés tout à fait par l’injustice de la taille, lorsqu’ils paraissaient d’être en état de vivre commodément le reste de leurs jours, c’est-à-dire en pouvoir de faire beaucoup de consommation. C’est la même chose dans les campagnes : un œuf de 3 deniers donne un poulet ; ce poulet, une poule grasse, qui se vend 30 et 40 sols ; ces 30 à 40 sols, deux cochons à lait ; ces deux cochons à lait engraissés, ce qui se fait aisément par les menus frais, forment 60 livres ; ces 60 livres, un cheval, avec lequel on monte un demi-labourage, ou l’on fait un commerce de menue mercerie, ce qui peut produire de très grandes richesses. Et quoique ce détail, pris à la lettre, ait quelque chose de ridicule, il est toutefois absolument vrai, et l’on voit tous les jours de riches laboureurs et marchands qui ont commencé par porter longtemps sur leurs épaules toutes leurs facultés et magasins.
Or d’avancer que ces dispositions soient indifférentes aux possesseurs des fonds, c’est se fermer les yeux pour ne pas voir clair, puisque si les riches sont misérables dans le temps présent, ce n’est point que leurs fonds ne rapportent et ne soient chargés de biens, mais c’est qu’il n’y a personne pour les consommer, lesquels demeurant par là en perte à leurs receveurs et fermiers, ils ne leur peuvent rien donner par an ; ils paient au centuple leur iniquité. Non seulement on donne six fois plus de taille aux misérables, pour exempter les riches, qu’ils ne peuvent porter, mais même, lorsqu’ils se forcent par leur travail et commerce de gagner le dessus, l’envie de leurs consorts qui n’ont pas la même adresse venant à s’y mêler, leur attachement à profiter leur devient un crime, et on leur donne de la hausse jusqu’à ce qu’ils se soient rendus et mis du nombre des misérables par la cessation de tout trafic et consommation, ainsi qu’il arrive tous les jours.
On voit par ce détail la solidité d’intérêt que les riches ont avec les pauvres, ou plutôt que ces premiers, en détruisant les misérables, se ruinent absolument eux-mêmes, et cela de gaité de cœur, par un aveuglement incroyable, puisque ce qu’ils prétendent gagner par leur injustice, et ce qu’ils ne gagnent absolument point, ne va pas à la centième partie du mal et de la perte qu’ils se procurent, dont il ne faut point d’autre preuve que la diminution des fonds arrivée depuis quarante ans, qui va à la moitié, l’un portant l’autre, et qui n’a point d’autre principe que l’injuste répartition de la taille, ainsi que les droits d’aides, que l’on n’a rendus exorbitants que parce que les vignes étaient en la plupart en possession des malheureux et des gens indéfendus : à quoi les puissants ont d’autant plus donné les mains que, dans les commencements, on les exemptait de ces droits ; et puis, quand les partisans l’ont eu une fois établie sur les pauvres, ils les ont rendus généraux, à la réserve d’un petit nombre qui subsistent encore, et chez qui il a été érigé en espèce de revenu, par un nombre de liqueurs, excédant dix fois leur consommation, que l’on leur donne exempt à leur profit, ce qu’ils transportent à des cabaretiers et en tirent le produit ; le tout de la part des traitants, pour maintenir leur crédit par la ruine générale, et surtout du Roi, qui est le premier propriétaire de tous les fonds. Cet article, qui va de même pied de l’injuste répartition de la taille, a eu la même cause, c’est-à-dire le prétendu profit que les riches ont cru faire de la destruction des sujets indéfendus, tant de leurs personnes par la taille que de leurs denrées par les impôts excessifs. Ce qui les a abusés est que, chaque particulier croyant que son privilège singulier pouvait être imperceptible et indifférent dans la masse de l’État, il n’a pas pris garde que, comme il n’y a rien de plus contagieux que la corruption, que cette dérogeance à l’équité s’est si fort multipliée, que tout a été ruiné, et les riches bien plus que les pauvres : ce qui aurait pu être conjuré par très peu de chose, puisque cet écu enlevé à un misérable, si on le lui avait laissé, aurait formé 100 écus de rente, voire davantage, par sa consommation, au corps de l’État, c’est-à-dire au profit des riches, que les fermiers ne paient point, non manque de denrées, qui sont partout dans l’avilissement, mais faute d’acheteurs, ou plutôt de consommants, à qui cela est absolument défendu ; et cet écu même, trois ou quatre fois payé par le riche, serait imperceptible dans l’État. Le merveilleux est que l’on a cru beaucoup dédommager les pauvres en forçant les blés d’être à vil prix, c’est-à-dire à moins qu’ils ne coûtent. Cette erreur, qui est encore plus terrible que les précédentes, a été assez détruite par la feuille que l’on a vue, c’est-à-dire que l’abondance rend les peuples misérables et produit infailliblement la famine dans les années stériles, par l’abandon précédent des terres de difficile approfitement et le détour des grains à des usages étrangers : ce qui est inséparable de leur vil prix.
Tous ces malheurs, qui n’ont jamais eu d’exemples, en nul État de la terre, depuis la création du monde, peuvent être conjurés à moins de trois heures, puisqu’il est question, non d’agir, mais de cesser une violence que l’on fait à la nature, qui ne respire que la liberté : ce qui redonnera sur-le-champ 500 millions de rente au royaume, et par conséquent plus de 80 millions de hausse au Roi. Ce n’est point une vision, mais c’est une extravagance achevée de l’oser nier, la contradiction qu’on y apporte étant une suite de la surprise ou de la vexation des auteurs, qui ne sauraient en convenir sans demeurer d’accord qu’ils ont tout perdu : ce qui leur serait personnellement plus préjudiciable et plus sensible que le renversement de tout l’État ; mais le baromètre certain que tout cet énoncé est véritable, est que la part que l’on pourrait faire au public de ces mémoires n’attirerait que de l’applaudissement, et qu’il n’y a point d’homme si perdu d’honneur et de conscience qui osât mettre son nom à aucune réfutation de tout cet énoncé. La rareté de l’argent, sur le compte de laquelle on met la misère présente par la raison marquée à côté, c’est-à-dire qu’on accuserait plutôt le Ciel que soi-même d’une faute commise, a été assez réfutée par les deux feuilles précédentes ; on n’y ajoutera rien, sinon que de faire remarquer que s’il arrivait qu’un royaume fût assuré d’être inondé et saccagé par des ennemis étrangers, tout le monde certainement ferait magasin d’argent, donnerait meubles et immeubles pour de très petites sommes, et ne voudrait pas se dessaisir des espèces pour les domaines du plus grand prix, que l’on ne pourrait pas soustraire à la violence comme on fait l’argent. Les traitants font à peu près aujourd’hui ce même effet en France ; l’exemple d’une infinité d’immeubles mis à rien ne le vérifie que trop. Voilà le sujet de sa rareté, c’est-à-dire la guerre qu’on lui fait. Que l’on lui donne la paix, et il paraîtra comme auparavant, lui et ses représentants, c’est-à-dire le papier et le parchemin, par le moyen desquels il fait vingt fois plus d’affaires que par lui-même, et qui périssent aussitôt que l’on l’oblige de se cacher.

Tous les princes de la terre, et même en France depuis quarante ans, se donnent de grands mouvements et traversent les mers pour débiter leurs denrées et superflus, et on ne songe pas, en ce royaume, qu’il n’y a qu’à ouvrir les mains, et on vendra dix fois davantage de celles qui se perdent tous les jours, qu’aucun étranger n’en peut jamais prendre.

On ne fait aucun doute que, si on pouvait rétablir en un moment la France en l’état qu’elle était en 1660, c’est-à-dire au double de ce que toutes choses sont à présent, tant immeubles que revenus, quoique constamment il y ait moins d’argent par rapport aux réformes de 1642 et 1694, quelque quantité que l’on suppose être payée aux pays étrangers, que les peuples ne fussent en état de donner 80 millions de hausse de tributs au Roi, puisque ce ne serait pas la dixième partie de ce qu’on leur aurait rétabli ; et on ne veut pas faire l’essai de cette possibilité de rétablissement d’une partie de cette opulence, parce qu’on ne veut pas supposer que la destruction de ce qui s’est fait avec tant d’applaudissements, quoique très ruineux, soit une richesse immense pour le Roi et pour ses peuples : ce qui, étant presque partout une violence à la nature, n’a besoin que d’un moment pour cesser.

A propos de l'auteur

Personnage haut en couleur, mais à l'esprit brillant, Pierre de Boisguilbert mérite le titre de fondateur de l'école française d'économie politique. Par sa critique des travers de l'interventionnisme et sa défense du laissez faire, il a fourni à ses successeurs un précieux héritage.

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