Mesures propres à favoriser les progrès de la colonisation en Algérie

En juillet 1856, la Société d’économie politique examine deux thèmes distincts. Tout d’abord, suite à l’émeute et aux incendies de Valladolid, Marie-Garcias Quijano, réfugié espagnol, membre de la Société d’économie politique depuis 1850, prend la parole pour évoquer la situation politique locale. Ensuite, Joseph Garnier, Alphonse Courtois et quelques autres examinent si le législateur a raison de chercher à encadrer la fondation et la vie des sociétés par actions, en fixant des modalités ou des responsabilités. Pour la plupart, les associations ne peuvent prospérer que dans la liberté.


Le socialisme en Espagne ; Y a-t-il utilité et nécessité à réglementer les sociétés par actions ; Mesures propres à favoriser les progrès de la colonisation en Algérie.

Réunion de la Société d’économie politique du 5 juillet 1856.

(Annales de la Société d’économie politique)

Séance du 5 juillet 1856.

LE SOCIALISME EN ESPAGNE.

La réunion à laquelle avaient été invités M. le vicomte de l’Uruguay, sénateur, ancien ministre du Brésil, et M. Ch. Reybaud[1], ancien rédacteur en chef des journaux le Constitutionnel etla Patrie, et auteur d’un livre remarquable sur le Brésil, a été présidée par M. C. Vée, inspecteur de l’Assistance publique.

Lorsque la conversation devient générale, M. Joseph Garnier, rappelant les derniers événements d’Espagne et les paroles du général O’Donnellà la tribune, qui rend le socialisme responsable de l’émeute et des incendies à Valladolid et sur les autres points où des désordres ont eu lieu, demande à M. Quijano s’il n’aurait pas reçu de son pays quelques explications plus claires à ce sujet.

M. QUIJANO dit qu’il ne sait rien de plus sur les événements et leur nature que ce qu’il a lu dans les journaux français ; mais il entre, à propos de la situation intellectuelle, morale et économique de l’Espagne, dans des considérations pleines d’intérêt.

En Espagne, comme ailleurs, et peut-être plus encore que dans d’autres pays, les populations espèrent trouver de grandes améliorations après une révolution, et comme ces améliorations ou n’arrivent pas ou ne se font sentir qu’à la longue, elles rendent la révolution responsable de leur mécompte. Il y a d’ailleurs toujours un parti qui leur dit que la révolution n’a pas tenu ses promesses et qu’il faut changer les hommes qui sont aux affaires et qui n’ont pas su accomplir les améliorations.

En fait, les divers partis qui ont eu la haute main en Espagne dans ces dernières années n’ont rien su faire pour améliorer la situation économique et sociale de l’Espagne. Le parti rétrograde voulait s’appuyer sur le privilège et le maintien des abus. Le parti dit modéré s’est absorbé dans des luttes et des intrigues qui ont amené les événements de 1854. Ni l’un ni l’autre n’avaient à leur tête assez de gens honnêtes et disposés à agir pour le bien public. Le parti progressiste, arrivé depuis deux ans, a eu et a des chefs vraiment recommandables par leur caractère et leur probité. M. Quijano dit qu’il est heureux de citer des noms dont l’Espagne peut être fière, tels que ceux d’Arguelles, de Mendizabal, de Calatrava, qui ont donné des preuves de dévouement à la patrie et de désintéressement, et se sont retirés pauvres, quand tant d’autres à leur place n’auraient songé qu’à la fortune. Arguelles, par exemple, qui a été le tuteur de la reine mineure, aurait pu profiter légitimement de sa situation pour s’enrichir, et il est mort pauvre, comme les deux autres. Plusieurs noms honorables pourraient être cités parmi les chefs actuels du même parti ; mais ce parti est purement politique et n’a pas de principes économiques. Il s’occupe de l’organisation des gardes nationales, de la liberté de la presse, des autres questions politiques, et il ne va pas et ne voit pas au-delà. Parlez-lui de réformes économiques, il ne comprend plus, et pourtant c’est par là qu’il faudrait commencer.

En effet, le peuple espagnol, après avoir assisté à tous ces débats politiques, ne cesse d’être vraiment misérable, pressuré, gêné dans tous ses actes, mécontent et accessible aux mauvaises suggestions.

Depuis que le gouvernement de la révolution de juillet 1854 fonctionne, les choses politiques sont modifiées à divers égards ; les choses économiques sont restées les mêmes pour la masse, et les ennemis de la révolution trouvent de l’écho, quand ils cherchent, pour produire une diversion favorable à leurs idées et à leurs plans, à répandre, provoquer l’hostilité entre les classes, entre le capital et le travail ; à susciter la haine des pauvres contre les riches, sentiment qui, en s’exaltant, amène les folies comme celles qui ont eu lieu à Valladolid.

Cet état et ce danger dureront tant que les réformes économiques ne seront pas entreprises sur une large échelle, pour produire des effets sensibles et amener la cessation progressive d’une pauvreté douloureuse[2].

Y A-T-IL UTILITÉ ET NÉCESSITÉ À RÉGLEMENTER LES SOCIÉTÉS PAR ACTIONS ?

Après avoir entendu M. Quijano, M. le président donne lecture des diverses questions inscrites à l’ordre du jour, et la conversation se fixe sur la question de la réglementation des associations.

M. Joseph GARNIER, auteur de la proposition, et invité à donner son avis, rappelle les efforts inutilement tentés en 1836 par la Chambre des députés pour formuler un projet de loi sur les sociétés en commandite, et la peine qu’éprouve en ce moment le législateur anglais pour formuler une loi réglementaire des associations pour les entreprises industrielles et commerciales ; il ne croit pas que le projet récemment voté par le Corps législatif de France, sur la proposition du conseil d’État, produise les effets qu’on en attend : la consolidation du principe d’association et la suppression des abus qui se produisent dans la pratique. Le projet, selon lui, n’empêchera pas les abus ; il en produira d’autres, et empêchera notamment le développement de l’association qui a besoin de liberté, et pour lequel il faut, non pas l’édiction de nouvelles lois, mais l’abrogation des lois existantes, et notamment les articles restrictifs du Code de commerce, formulés en 1807, alors que l’on ignorait l’extension que prendraient les entreprises par association, et qui ont la prétention désormais ridicule de fixer à trois types les diverses combinaisons entre associés : entrepreneurs, capitalistes et travailleurs.

Fixer le chiffre des actions, le montant des versements, la responsabilité continue des premiers souscripteurs, etc., c’est mettre des entraves à l’association, qui doit s’éclairer par toutes les applications selon l’initiative des fondateurs d’entreprises.Pourquoi un maximum de cent francs ou de cinq cents francs, selon les cas ? Qui peut dire que des coupures autres ne sont pas plus convenables pour la circulation. C’est ici comme pour les billets de banque et les pièces métalliques : il faut faire et laisser faire tous les tâtonnements. Il y a quelques années, on considérait les billets de 200 francs comme dangereux pour l’existence de la Banque. Depuis, on a fait, sans inconvénient et avec avantages, l’expérience des billets de 100 francs. Nous aurons, à n’en pas douter, des billets moindres. Pourquoi n’y aurait-il pas aussi des actions moindres ? Pourquoi les plus petits capitaux ne pourraient-ils pas s’inscrire ? Et quelle nécessité y a-t-il à ce que l’administration se mêle de faire ce genre de constatation et s’immisce dans les affaires des particuliers ?

La loi fixe le nombre des membres du conseil de surveillance à cinq. Pourquoi pas trois, pourquoi pas sept, pourquoi pas un seul ? Tant valent les hommes, tant vaut la surveillance. Qui donc peut mieux savoir ce qui convient que les associés ?De plus, la loi rend les membres du conseil responsables en divers cas ? Que va-t-il arriver ? c’est que les actionnaires les plus importants, les surveillants les plus naturels ne voudront pas encourir cette responsabilité, et céderont la place à ces hommes de paille que la loi a voulu proscrire et qui se feront payer en conséquence.

La loi prévoit les cas de simulation de souscriptions et autres méfaits ; mais les nombreuses dispositions du Code pénal sont là pour punir le vol et la fraude, et sous ce rapport encore, la loi nouvelle ne paraît pas le fruit d’une heureuse inspiration.

M. Joseph Garnier croit pouvoir avancer que sous peu le législateur sera obligé de reprendre la loi en sous-œuvre, parce qu’elle aura produit des effets tout contraires à ceux qu’on en attend.

M. Alph. Courtois croit au contraire que plusieurs dispositions de la nouvelle loi viendront en aide au principe d’association. Ces mesures sont générales et protectrices, et ne mettront pas obstacle à la fondation de nouvelles sociétés. Telle est particulièrement celle qui crée et détermine la responsabilité des membres du Conseil de surveillance touchant les inexactitudes des inventaires et la distribution de dividendes irréguliers. Les actionnaires seront ainsi garantis contre les exagérations intéressées du gérant. Mais il sera juste que les membres du Conseil de surveillance reçoivent, pour ce surcroît de responsabilité, une certaine part dans les bénéfices.

M. H. PEUT partage l’avis de M. Joseph Garnier sur les diverses prescriptions réglementaires de la loi, qui sera un lit de Procuste pour les associations auxquelles il faut, au contraire, toute liberté pour suivre l’impulsion provenant de l’initiative des fondateurs. Les actionnaires sont protégés par les statuts spéciaux de l’entreprise, et, pour les tromperies, par les prescriptions du Code pénal.

La responsabilité des surveillants autorisant leur intervention dans la gestion de l’affaire, dans les actes d’administration, l’action du gérant sera contrecarrée et la direction de l’entreprise compromise. L’expérience démontre qu’une affaire est difficile à conduire avec deux ou trois gérants ; que sera-ce quand vous en aurez neuf, dix et douze de par la loi ? L’entente sera difficile quand il s’agira de bonnes affaires, et impossible quand il s’agira de mauvaises.

La loi se propose de moraliser les entreprises. Mais qui ne sait que les fripons trouvent toujours le moyen d’éluder les entraves législatives qui ne fonctionnent en dernière analyse, que pour neutraliser l’action des honnêtes gens ? Le résultat de cette réglementation pourrait bien être l’expatriation d’une certaine masse de capitaux nationaux, la répulsion des capitaux étrangers, et l’appauvrissement du pays par ces deux causes.

Un autre résultat se produira encore. Les capitaux, repoussés des entreprises industrielles, se porteront sur les opérations de Bourse, et le jeu, qu’on cherche à resserrer, aura trouvé un autre élément.

M. Gust. du PUYNODE parle dans le même sens que MM. Garnier et Peut.

Il trouve la loi réglementaire et socialiste contraire à ces grands principes de 1789, que beaucoup de gens invoquent sans les comprendre, et qui offrent en première ligne la liberté du travail et la propriété. C’est violer la liberté du travail que de prescrire aux gens les conditions de leur association ; ce n’est pas respecter la propriété que d’exclure de telle ou telle entreprise les petits capitaux.

M. Alph. COURTOIS regrette avec M. du Puynode que la loi ait fixé un maximum de 500 francs pour le montant des actions ; mais il ne peut s’empêcher de trouver des garanties pour les actionnaires dans la responsabilité des membres du conseil de surveillance, qui pourront contrôler les points indiqués par la loi, sans empiéter, comme le craint M. Peut, sur les fonctions du gérant. En effet, cette surveillance est limitée à la réalité de l’apport, à l’exactitude des bilans et à la distribution des dividendes rationnels. Il regrette pourtant que l’on donne au conseil de surveillance le droit, exorbitant selon lui, de provoquer la dissolution de la société.

S’il s’agissait d’une loi générale sur les sociétés commerciales, M. Courtois partagerait l’avisémis par MM. Joseph Garnier, H. Peut et du Puynode ; mais la législation existante étant donnée, il reconnaît que la loi récemment votée, qui n’est qu’un règlement relatif à une espèce d’association, contient un certain nombre de dispositions avantageuses.

M. H. PEUT fait remarquer que précisément ces diverses constatations sont très difficiles, et qu’en faisant passer le contrôle de l’assemblée générale des actionnaires au conseil de surveillance, on complique la difficulté et on force les membres de ce conseil à entrer dans les détails de l’administration et à se mettre en lutte avec le gérant ; on rend impossible toute association par l’exploitation d’un brevet et d’une découverte. Telle idée, tel procédé, vaut aujourd’hui 4 ou 5 millions et pourra être réduit à zéro par une autre découverte. Quel conseil voudra prendre la responsabilité d’une pareille variation ? Loin de servir le principe d’association, on le paralyse et on met obstacle à l’action des plus nobles facultés de l’esprit humain.

M. Jules PAUTET apprécie la loi à un point de vue différent. Il s’agissait, dit-il, de rassurer l’esprit des populations, alarmé par la mise en avant, dans quelques affaires, de conseils de surveillance imaginaires. Il fallait que le gouvernement intervînt pour rassurer les capitaux, pour vivifier les associations et leur donner cet élan qu’elles ont atteint en Angleterre et en France. La liberté est un élément indispensable de prospérité pour les associations ; mais il ne faut pas qu’elle soit excessive, pour que nos entreprises conservent ce cachet de moralité qui fait notre gloire et notre force.

M. DU PUYNODE nie la nécessité de cette intervention. L’esprit d’association ne menaçait nullement de disparaître avant le vote de la loi, et les capitaux ne l’attendaient pas pour affluer vers les entreprises.

Il montre ensuite que le législateur sort de ses attributions en remplaçant l’action de l’intérêt individuel, et la concurrence, qui est la source de toute habileté et de toute moralité, par celui de la tutelle administrative, qui conduit à la réglementation abusive et au système des corporations. C’est l’intéressé qui est le meilleur juge de ce qui lui convient, et non pas l’administrateur, l’homme du gouvernement, agissant dans l’intérêt d’autrui. La liberté d’association est ou n’est pas ; mais quand elle est, elle n’a rien d’excessif.

M. MAGNE fait remarquer que les questions d’économie politique sont rarement simples, et qu’il y a toujours des antécédents dont il faut tenir compte. Si la loi votée par le Corps législatif traitait d’un sujet qui n’eût pas déjà été réglé par une loi, il n’aurait pas d’observations à faire sur ce qu’ont dit MM. Garnier, Peut et du Puynode ; mais le Code établit les sociétés par actions ; il institue un gérant et un conseil de surveillance. Ce conseil, composé souvent d’hommes qui ont leur position faite, comme on nous l’a dit, ne s’occupent de leurs fonctions que pour jouir des avantages qu’elles procurent ; ils négligent les intérêts des actionnaires, qu’ils doivent protéger. M. Magne croit que la nouvelle loi a agi sagement en les obligeant à remplir des fonctions qu’ils ont acceptées volontairement et en les rendant responsables de leur négligence ou de leur complaisance envers les gérants, quand elle est préjudiciableà des tiers.

M. Alph. COURTOIS pense que le législateur doit s’occuper de la société en commandite, puisqu’il s’occupe de la société anonyme, à laquelle il donne ainsi une consécration qui manque à l’autre ; mais il est fâcheux que le législateur se donne la mission de réfréner la spéculation, contre laquelle il sera toujours impuissant. C’est à l’individu à apprécier les chances qu’il court et les pertes auxquelles il s’expose ; on ne peut arrêter son initiative sans s’exposer à entraver le mobile de toutes les entreprises. Ce qu’il y aurait de mieux à faire, ce serait de laisser la justice connaître des opérations dites de jeu, comme des autres, car la responsabilité qui en résulterait serait un frein juste et naturel. Sans nuire à aucune autre opération commerciale, on diminuerait l’importance de celles dites de jeu, et on ne donnerait pas prise à la mauvaise foi.

M. VÉE croit aussi que le législateur aurait quelque chose à faire pour prévenir ces sortes d’escroqueries qui ont été pratiquées dans ces derniers temps sous forme d’association ayant un but de bienfaisance, en constituant non pas une réglementation des sociétés industrielles, mais une action collective contre des méfaits que les individus n’ont pas un motif suffisant à poursuivre. Il fallait quelque chose, mais la loi paraît avoir fait des prescriptions à côté du but à atteindre.

M. H. PEUT demande aussi une répression sévère contre les escroqueries ; mais cette répression peut être obtenue par l’application des lois existantes, sans nuire à la liberté d’association, qui est un si grand élément de prospérité sociale, comme le démontrent les progrès des États-Unis, récemment consignés dans un rapport statistique de M. Kennedy à l’ancien président, M. Fillmore. Au reste, les cas d’escroquerie, ceux dont a parlé M. Vée, et ceux qu’on pourrait citer dans l’ordre industriel, sont fort rares par rapport au grand nombre des entreprises. Il y a plusieurs de ces entreprises où le capital peut être compromis par inhabileté, fausse direction, ou toute autre cause ; il y en a peu où l’affaire pèche par escroquerie, et, dans ce cas, quelques exemples qu’on pourrait citer prouvent que la législation n’est pas impuissante contre les méfaits.

MESURES PROPRES À FAVORISER LES PROGRÈS DE LA COLONISATION EN ALGÉRIE.

La réunion, avant de se séparer, entend de la bouche de M. Peut un remarquable exposé de la situation économique de la colonie d’Afrique et un historique plein d’intérêt des mesures prises depuis la conquête, des systèmes essayés et des résultats obtenus. Mais, sur la proposition de M. Peut lui-même, elle renvoie à une de ses séances ultérieures[3]la discussion de cette proposition : Quelles seraient les mesures propres à favoriser les progrès de la colonisation en Algérie ?

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[1] Frère de Louis Reybaud. (J. G.)

[2] Voir plus haut, p. 199, une discussion sur les mesures économiques conseillées à l’Espagne. (J. G.)

[3] Voir, infra, séance du 5 mars 1857. (A.C.)

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